Dialogue sur l'inhumanité: Métaphysique et philosophie.

Entre Monsieur Gérard Blanc, juriste à la retraite, et  S.Reboul

Monsieur Gérard Blanc est un très pertinent connaisseur des grandes religions de l'humanité; il intervient régulièrement, sous le pseudo, succube, dans  dans les forums philosophiques



S.Reboul:
Que veut-on dire lorsque l'on parle de l'inhumanité de certains hommes? L'expression est ambiguë: veut-on souligner qu'ils se  comportent comme des animaux en leur déniant leur nature humaine comme si tout homme devait
spontanément aimer son prochain ou à défaut au moins le respecter, veut-on les considérer comme des monstres inhumains qu'ils conviendrait de mettre hors d'état de nuire sans procès (éventuellement par la mort ou la suppression
perpétuelle de liberté), ni respect de leur droit à avoir des droits? Veut-on, au contraire, rappeller à tous que les hommes ne sont  pas forcément humains, au sens moral et que la nature de l'homme peut conduire à des actes inhumains, qu'il convient de sanctionner en tant qu'ils sont humains  et que leurs auteurs sont censé être conscients de la nocivité de ces actes, et donc qu'ils en sont coupables?
Cette expression renvoie-t-elle à un constat: celui qui fait d'un acte commis par un homme une contradiction logique quasi-incompréhensible pour qui pense qu'un homme ne peut qu'être naturellement animé de sentiments favorables
aux autres (spontanément altruistes)? Ou bien veut-elle rappeller à chacun, afin de restaurer le sens de l'humanité en chacun, le sens de son dévoir d'humanité (altruisme), sur fond de possible perversion ou malfaisance spontanées des intentions humaines égoistes dans le  sens où elles compromettent radicalement l'humanité et l'exigence de réciprocité positive en chacun, y compris chez celui qui passe de l'intention à l'acte? Selon que l'on confond ou non la nature de
l'homme avec ce qu'elle doit être au sens éthique, et la valeur de la personne et celle de ses actes, la question de l'inhumanité de l'homme peut engager  des pratiques du droit et de la justice radicalement différentes. Droit à avoir des droits et des devoirs pour tout homme, y compris et surtout le criminel ou bien élimination d'un danger public et/ou vengeance pour compenser, par la jouissance qu'elle procure, le mal subi.

Deux positions possibles:
1) Un homme doit par principe toujours être considéré comme ayant des droits et être respecté comme tel: le droit d'avoir des droits est universel car toute violation de cette exigence ouvrirait la porte à l'arbitraire, c'est à dire à la
négation de l'humanité chez qui l'on veut exclure, détruire ou dominer. Le refus de l'humanité chez un homme, quelqu'il soit, serait la porte ouverte à la légitimation de la violence. Ce qui ne va pas sans poser le problème de la
violence sur les non-humains (animaux).

2) Mais certains hommes paraissent dépourvus de la capacité de respecter cette exigence et se conduisent d'une manière inhumaine (voir les crimes contre l'humanité); ils seraient justifiables d'une sanction exemplaire pour
inhumanité caractérisée, au nom de cette humanité qu'ils bafouent chez les autres et en eux-mêmes: ils sont monstrueux et doivent être éliminés; or cela veut dire que leurs actes ne peuvent peuvent être reconnus comme humains, ils manifestent et/ou constituent leur nature non humaine. Au  nom de la nature universelle sociale et solidaire de l'homme toute sanction doit être réductrice de leur droit y compris de vivre et/ou de se racheter.

Cependant cette confusion entre la valeur de la personne du criminel et celle de ses actes peut tout autant justifier l'innocence de celle-ci; dès lors qu'elle est reconnue comme non responsable; elle n'est pas coupable et son  exemple n'a rien de dissuasif, ni de propédeutique pour les autres. Cette position, de plus, justifie l'usage de la violence vengeresse ou exterminatrice au nom d'une idée restrictive de l'humanité; ce qui ne va pas sans contradiction: peut-on décider que certains hommes doivent être exclus de l'humanité, sous prétexte qu'ils se se sont conduits d'une manière moralement inhumaine,  sans compromettre radicalement l'universalité de celle-ci, au seul profit de la violence arbitraire? Tout violent pourrait alors se réclamer de la violence subie, jugée inhumaine,  pour légitimer la violence commise.
Ainsi seule la distinction de la valeur de la personne et celle des ses actes  fait que la personne est reconnue responsable (donc autonome) et donc coupable de ses actes; la sanction méritée ne fait que restaurer, en elle-même et pour tous les autres, le sens de leur humanité, compromis par les actes . Il convient de ne pas croire que l'inhumanité soit hors de la nature humaine, si tant est que cette notion ait un sens hors un contexte humain plus ou moins favorable au développement de la réciprocité éthique régulatrice du désir.

Reste le problème redoutable des individus qui n'ont pas ou perdent leurs capacités cognitives au point d'être déclarés entièrement irresponsables de leurs actes: pas de pensée autonome, ni parfois de paroles; pas de conscience de leur humanité.  Les êtres dépourvus de raison...(et donc de comportements et d'affectivité humaines) peuvent-ils être considérés comme des êtres ayant le droit d'avoir des droits? La tutelle juridique permet de transférer à d'autres
l'exercice de ce droit sans le supprimer. Et cet exercice exige de tout mettre en oeuvre pour réduire la souffrance et développer les capacités humaines de celui qui est victime innocente de cette inhumanité de fait (et non de droit)

La question de l'inhumanité de l'homme se présente sous la forme d'un paradoxe, mais nous savons que ce paradoxe n'est qu'apparent; si l'inhumanité ne renvoie pas à une nature figée substancielle, mais  à la violence des actes, alors la violence est humaine, en cela que tout homme est supposé comprendre (reconnaître) cette violence comme nuisible aux autres et à lui-même au moment même où il la commet et qu'il sent que la violence qu'il commet engendre une souffrance qui pourrait être sa propre souffrance s'il la subissait , au point, parfois d'en jouir par personne interposée. Cette inhumanité exprime donc son humanité sous une forme nuisible: il sait ce qu'il  fait.
Toutefois on peut et on doit s'interroger sur l'origine des actes inhumains: la violence commise peut être la conséquence d'une violence subie: la violence s'inscrit presque toujours dans le cycle vicieux de la méfiance réciproque, du mépris et de la non-reconnaissance subjective de soi par l'autre, par soi à travers l'autre. Mais cela ne signifie pas que l'action violente soit déshumanisée, cela signifie seulement que l'on ne peut reconnaître positivement
les autres que si l'on pense pouvoir l'être soi-même. La violence est systémique et sa gestion symbolique ne l'efface pas, mais en maintient le risque à distance du passage à l'acte jusqu'au moment où le jeux des relations impose une souffrance morale telle que la seule issue à court terme pour préserver l'image valorisante de soi, condition nécessaire du bonheur, parait être de l'objectiver sur et aux dépens d'autrui, jusqu'à en être soi-même victime en retour.
L'humanisme éthique suppose des conditions relationnelles favorables qui transcendent les capacités d'action des individus isolés; il est clair à cet égard que la peine de mort et d'emprisonnement dans les conditions actuelles ou l'on interdit, par exemple, les relations sexuelles avec les partenaires extérieurs (mais où on distribue des préservatifs, car on sait que les rapports entre prisonniers, parfois violents, engendre la  propagation  du sida) sont des peines inhumaines qui entretiennent le cycle de la violence, car elles traitent la personne comme si ses actes devaient l'exclure de ses droits fondamentaux à la vie et à l'amour réciproque. Comme quoi l'inhumanité n'est jamais le seul fait de l'autre criminalisé.


Monsieur Gérard Blanc:

Le drame de tout discours de philosophie positive est qu'il donne souvent l'impression , malgréb la qualité de son argumentaire , de se développer en état d'apesanteur sur du vide qu'elle que soit par ailleurs la rigueur de la pensée. Ce type de philosophie cherche par principe à imiter l'idéal du raisonnement scientifique à base déductif sans cependant pouvoir bénéficier comme lui en fin de course de la possibilité d'une vérification expérimentale .De même , pour assise , il fait appel ,comme lui , à des axiomes ou des présupposés sur des points fondamentaux dont il se dispense
d'étudier la provenance ainsi que la solidité et ceci sous le prétexte plus ou moins conscient que la légitimité de la question permet de se dispenser d'un approfondissement sérieux mais nécessairement pesant de ses bases de départ . Dans l'urgence à aborder les " véritables " problèmes on se dit qu'il faut courir à l'essentiel c'est-à-dire dégager l'aspect pratique du problème , en sérier les divers points de vue pour mettre rapidement en oeuvre un "agir" où
l'homme sérieux puisse se reconnaître . Mais ce qui est excusable pour la science dont l'essentiel revient à administrer des choses où un contresens généralisé et continu est de peu de gravité ( théorie historique de l'atome partie insécable par exemple ) devient plus délicat dans un domaine où l'essence et la liberté et peut-être la vie de l'homme sont en question .

Je remarque que dés le début de votre intervention " que veut-t-on dire lorsque l'on parle de l'inhumanité de certains hommes ?" vous marquez un premier embarras pour circonscrire votre question , car quelques soient les détours que vous utilisez , il ne vous échappe certainement pas que le préfixe "in" à valeur privative , valeur d'un manque et que c'est sans doute en définissant l'humain que l'on a le plus de chance en toute logique d'approcher la notion d'inhumanité et ceci bien avant de toute interrogation sur le fait de savoir si celle-ci serait un attribut accidentel ou
relatif à des actes d'une essence particulière . Mais l'humain étant un grand problème de philosophie spéculative , quasiment tabou pour cause de danger de fuite vers la transcendance, on recourt donc , car on ne peut guère s'en passer , à des définitions circonstancielles celles que
l'on juge les plus aptes à nous faciliter la tâche . Vous définissez ainsi l'humanité par "une exigence de réciprocité positive " et aussi par " un contexte favorable au développement de la réciprocité éthique du désir " abandonnant ainsi , curieusement , celle plus courte , mais qui a suffi ,depuis toujours, et chez tous les philosophes , à satisfaire absolument tous les développements de la pensée rationnelle " l'homme est un animal raisonnable "
 

Si vous mettez spontanément cette définition de côté , c'est bien sûr parce que vous savez qu'elle ne vous amènera pas très loin et ceci parce que vous sentez qu'il y a quelque part , dans votre question , quelque chose qui a trait à l'éthique , non pas à la morale, mais à l'ethos c'est-à-dire au sens de l'humain que la morale positive peine tout aussi bien à définir . Qui donc , en effet, pourrait affirmer qu'un criminel auteur de crimes abominables est de ce seul fait privé de raison ? Personne de sensé évidemment mais pour autant il reste inhumain ou mieux l'inhumanité le possède . Mais comme vous êtes l'héritier d'une très vieille civilisation chrétienne , vous vous acharnez à lui conserver au nom d'un l'humanisme chrétien résiduel, pour l'instant ,son statut d'être humain envers et contre tout , arrivant à ce paradoxe d'un humain inhumain , contradiction de laquelle vous tentez de vous évader par le biais de la qualification des actes et non plus de la personne , actes conceptuellement séparés , qui bien que commis par un humain ne contredirait
pas profondément sa nature . On voit dans quelle gymnastique conceptuelle désespérée vous êtes poussé ( punir l'homme ou punir l'acte à travers l'homme ) pour éviter l'application pure et simple de la loi du talion qui pourtant correspondrait d'une façon parfaite à votre définition de l'humanité bâtie sur une " exigence de réciprocité positive " reste inconscient de considération pour l'humanité en tout criminel et qu'il vous faudra bien un jour , au nom de la pure efficacité , accrocher au tableau des vieilles lunes . Pour s'en convaincre il n'est que de voir le rôle de la peine de mort et de l'attente de cette peine dans un pays où règne sans masque et sans partage les philosophies positivistes comme les Etats Unis .

Combien plus simple sera la position du philosophe transcendantal , combien plus simple ses choix ,lui qui nous fait de suite signe vers l'"humain " de cet " inhumain" justement à jamais " mystère indéfinissable" , " configurateur de mondes et de morales ", incomparable à tout autre et indisponible pour quoi que ce soit , toujours en devenir , toujours tendu vers le comblement de son déficit d'être et par quoi il est possible de voir chez ce frère actuellement perdu , peut être fou , peut être hyper raisonnable , sa part d'inhumanité et notre commune part d'humanité . 


S.Reboul:
Le problème de la métaphysique est qu'elle croit pouvoir expliquer les comportements humains par des pseudo-concepts dont le sens se perd dans les nuées de la transcendance inaccessibles à la raison ; elle substitue la foi à la raison en prétendant faire avancer la réflexion par le recours au mystère, à l'incompréhensible, comme la seule réponse définitive (mais indéfinie) possible aux questions difficiles que soulèvent les contradictions de l'existence humaine. Ce faisant, elle risque de faire le lit de l'attitude qui, en fin de compte, consiste à se fier sans conditions à ceux qui, parmi les maitres à penser, proclament détenir la clé des prétendus mystères de la vie. Elle nourrit tous les dogmatismes qui soumettent la pensée à une loi divine, incompréhensible et donc indiscutable (sacrée) et à ceux qui l'administrent au nom de leur prétendue mission divine (religion collective orthodoxe).

La philosophie n'est pas la science en celà qu'elle ne produit aucun savoir positif universellement démontré; elle ne peut qu'avancer des hypothèses permettant à chacun d'expérimenter des attitudes et des règles de pensée et de vie, sous le contrôle de son désir de bien-vivre et selon des critères rationnels expérimentables par tous, croyants ou non. Elle libére, ce faisant l'individu de tout asservissement idéologique qui limiterait ses capacités d'initiatives vitales. 



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