Vérité et vraisemblance, suite.
 

2- La vraisemblance: de la philosophie critique de la vérité à la critique philosophique de l'idée de vérité.
 

Descartes, nous venons de le voir, cherchait à fonder la vérité de la science physique et à légitimer son autonomie vis-à-vis de la religion. Mais cette intention, louable dans la conjoncture idéologique de l'époque, n'est pas forcément indispensable au développement du savoir scientifique: la vérité scientifique n'a pas nécessairement besoin de fondement, qu'il soit religieux ou philosophique, car elle ne prétend pas à l'absolu; il lui suffit de confronter ses hypothèses à l'expérience objective, universellement reproductible dont les données quantitatives peuvent être appréhendées avec des instruments fiables et dans des conditions bien maîtrisées, pour accepter ou récuser tel ou tel de ses énoncés. Dans ses conditions la validité de ceux-ci est opératoire: elle est relative aux résultats mesurés et aux présupposés théoriques utilisés plus ou moins puissants dans leur capacité à anticiper les résultats de l'expérience et à en rendre compte d'une manière cohérente. Soyons clair, cette relativité n'est pas subjective, elle s'objective sous l'effet d'une double mise à l'épreuve: celle de la cohérence mathématico-logique et opératoire, toujours partielle, de ses propositions qui définissent la nature et les conditions des expériences à mettre en oeuvre et celle de l'expérimentation dont les conditions et les résultats doivent pouvoir être mesurés et reproduits par quiconque. Une théorie scientifique n'est donc valide que dans le champ déterminé de l'expérience objective qu'elle s'emploie à constituer. La valeur des énoncés scientifiques n'a nul besoin de garantie première, elle ne se prouve jamais en amont mais elle s'éprouve toujours en aval, en marchant, dans la fécondité de ses résultats; cette démarche peut même contraindre les sciences à modifier leurs présupposés rationnels les plus généraux: la notion de cause et la relation de cause à effet , le principe du déterminisme et de la réversibilité des lois, l'idée d'espace et de temps etc...
Dans ces conditions, l'exigence d'un fondement métaphysique, risque de devenir un obstacle au développement des sciences, en prétendant leur imposer, à-priori, des contraintes normatives stérilisantes. C'est pourquoi Newton à raison d'affirmer qu'en physique on ne doit pas faire d'hypothèses, c'est à dire de propositions qui échappe à l'expérimentation directe ou indirecte.
Si la science doit se méfier de toute légitimation métaphysique qui lui fait courir le danger de dogmatiser ses énoncés, il reste à montrer que la démarche cartésienne dans "les méditations métaphysiques" est rationnellement réfutable et qu'il n'y pas d'autres possibilités de fonder la possibilité de la vérité absolue que celle qui fait usage de la preuve ontologique de l'existence de dieu , pour anéantir toute prétention de la  philosophie à légiférer le domaine du savoir. Il faudra alors en tirer les conséquences quant à la nature et au rôle de la philosophie dans son rapport à la vérité.
 La critique de l'argument ontologique, implicite chez Pascal, a été développée avec le plus de rigueur par Kant; il a, à mon sens, montré, de plus, que toute preuve logique et apriorique d'existence pouvait se ramener à la preuve ontologique et que l'invalidation de celle-ci entraînait nécessairement la faillite de toute métaphysique dogmatique dans le domaine du savoir.

2-1 La critique kantienne de la métaphysique et ses conséquences sur la philosophie.

Kant part d'un double constat:
- La métaphysique "dogmatique" à échouée à se constituer en science universelle et offre le spectacle désolant de systèmes contradictoires entre eux, dont chacun après s'être construits sur les ruines des systèmes précédents se voit à son tour inéluctablement promis à la réfutation.
- La science, et plus particulièrement la physique mathématique et l'astronomie, dont les objets relèvent de l'expérience et de l'observation objectives possibles, s'affirme comme un savoir rationnel universellement admis et pratiquement efficace et cela sans avoir besoin d'un quelconque fondement métaphysique.
Un constat de fait n'est pas un argument de droit ni contre la métaphysique ni pour la science et le philosophe se doit de chercher les raisons de ce contraste en se demandant si elles sont conjoncturelles ou si elles tiennent à la structure des démarches respectives de chacune d'entre elles.
Pour cela, il est nécessaire de se poser deux types de questions:
- Quelles sont les conditions universelles de possibilité de la science et de sa réussite? Quelles relations établit-elle entre le sujet de la connaissance et les objets connus et à connaître.
- En quoi la métaphysique déroge-t-elle à ces mêmes conditions de possibilités et à ces relations entre l'objet et le sujet de la connaissance, s'interdisant, du même coup, de se constituer en science universelle?
Kant, en accord avec Newton et Hume, voit dans le rapport de la pensée avec l'expérience la condition essentielle du succès de la science; encore faut-il caractériser ce rapport. Il n'est pas de soumission, contrairement à ce que pensait Hume, car alors les lois universelles ne seraient plus que des conjectures dépourvues de tout caractère de nécessité et leur constance serait incompréhensible et, de plus, cela serait en contradiction avec le fait que la pensée anticipe toujours sur l'expérience ne serait-ce que pour poser des questions à la nature, et ordonner la diversité des données de l'expérience afin de pouvoir les objectiver et les interpréter. Mais l'expérience n'est pas, non plus, un simple guide de l'analyse et de l'enchaînement des déductions rationnelles, nécessaire lorsqu'on est en présence de phénomènes compliqués, démarche purement rationnelles  qui produirait de son propre fond des connaissances absolument vraies et dont la vérité pourrait être entièrement assurée à- priori. Hume a raison, à cet égard, de montrer que la relation de cause à effet, essentielle quand on à affaire à des phénomènes expérimentés, ne peut être assimilée à une relation de principe à conséquence: la seconde implique la possibilité d'un raisonnement déductif à priori (avant toute expérience) pour définir la conséquence, alors que la première exige l'habitude expérimentale et observationnelle: on ne peut savoir à l'avance comment se comportera une boule de billard après avoir été choquée par une autre, on ne peut déduire l'effet de la cause si ce n'est en utilisant une loi établie après avoir fait des expériences répétées; Une même cause peut logiquement entraîner des effets bien différents selon les hypothèses utilisées et un même effet peut être entraîné par un grand nombre de causes logiquement possibles, ainsi que l'avait déjà bien compris Pascal.
Pour Kant, les sciences mettent donc en jeu des jugements expérimentaux (jugements synthétiques à posteriori: ex., "les corps sont pesants"), des jugements à priori, nécessaires pour ordonner, interroger et interpréter l'expérience (jugements synthétiques à priori: ex., le principe d'inertie et celui de l'action et de la réaction, ainsi que toutes les propositions mathématiques), des raisonnement analytiques à priori, ( ex.:pour passer d'une équation à ses solutions ou à sa dérivée) et des jugements analytiques à priori ( ex.: "les corps sont étendus"); les jugements synthétiques lient des concepts qui ne sont pas logiquement déductibles les uns des autres, alors que les jugements analytiques expriment des relations de déduction logique entre des concepts ou des propositions. D'autre part, l'expérience elle-même n'est pas passive: tout phénomène ou objet de l'expérience à pour condition de possibilité à priori les formes pures de la sensibilité que sont l'espace et le temps; en effet, ces formes ne peuvent provenir de l'expérience elle-même puisqu'elles en sont les conditions préalables: sans elles nous ne "verrions" qu'un chaos sensoriel mouvant, informe et impensable.
Ainsi, tant en ce qui concerne l'expérience elle-même que son interprétation conceptuelle, la pensée doit être active et s'appliquer à l'expérience pour produire des connaissances: une proposition de connaissance qui échapperait directement ou par déduction à toute expérience possible, qui n'en serait pas tirée ou qui ne lui serait pas applicable, serait sans signification car sans objet possible; s'il y a des connaissances à priori, c'est en un sens second: au sens où il s'agit des connaissances concernant les conditions à priori de l'expérience et de la connaissance expérimentale; c'est le cas des mathématiques qui, selon Kant sont entièrement aprioriques, mais qui, comme le montre la physique sont applicables à l'expérience; la géométrie concernant la forme à priori de l'expérience qu'est l' espace et l'arithmétique celle du temps.
Il est alors possible de répondre au deuxième type de questions qui concernent les raisons de l'échec de la métaphysique dogmatique comme savoir rationnel universalisable. Ces raisons se réduisent à deux:
- Elle est un discours sans objets réels, car ce dont elle parle échappe à toute expérience possible. De ce fait, tout et son contraire peut rationnellement être dit à propos d'une prétendue réalité sans contenu, sinon sans forme. Ainsi  aucun objet transcendant ne peut être connu, notre pouvoir de connaître est limité aux phénomènes de l'expérience  et aux conditions de possibilité transcendantales de la connaissance: les concepts et les jugements synthétiques à priori, et leurs modalités  d'application au champs de la perception afin de produire des jugements déterminant les objets de l'expérience sensible.
- Elle prétend, à tord, être capable de démontrer, par le seul pouvoir de la raison,  l'existence réelle, hors de la pensée, de ce  dont elle parle, faisant alors d' un objet de pensée, un objet réellement existant; or l'existence n'est pas un prédicat de la chose: il n'y a rien de plus dans 100 f. possibles que dans 100 f. réels, mais je peux utiliser ou observer  les 100 f. réels alors que les 100 f. possibles ne me confère aucune richesse "expérimentable"; avec la simple idée des 100 f. je peux mourir de faim, avec les 100 f. réels je peux m'acheter à manger. L'existence réelle des choses ne se démontre pas par la pensée, elle s'éprouve dans l'expérience. Un jugement d'existence réelle  est toujours un jugement synthétique à posteriori, il ne peut jamais être un jugement analytique ou synthétique à priori. Les logiciens modernes ont entièrement confirmé cette analyse puisqu'ils font de l'existence un opérateur et non une fonction: je pose l'existence de l'objet (opération) et cet objet a telle propriété (fonction); confondre les deux c'est commettre une erreur logique rendue possible par les ambiguïtés de la langue usuelle; c'est pourquoi le logicien Carnap pouvait dire que la métaphysique est une maladie du langage.
 Mais une telle analyse vaut-elle pour l'idée de dieu? Sa perfection ne lui permet-elle pas d'échapper à la distinction  entre l'idée possible et l'existence réelle? C'est ce que pensait, en effet, Descartes, qui savait bien que, pour les idées des choses imparfaites, cette distinction s'impose, puisque, justement, il "utilise" l'existence de Dieu pour prouver l'existence réelle hors de l'esprit de ces choses imparfaites. Examinons l'argumentation par laquelle il prétend démontrer l'existence de Dieu; elle utilise deux voie: l'une inductive,  l'autre déductive:
- La première affirme que seul un Dieu parfait, réellement existant hors de moi, peut être cause de l'idée, que j'ai en moi, de la perfection, en vertu du principe de raison qu'une cause est au moins égale à son effet. Ce raisonnement est confondant de roublardise sophistique; accordons lui le principe bien qu'il serait facile ici de le contester, car il ne s'applique qu'à des systèmes fermés et l'individu humain ne vit pas et ne pense pas en vase clos; mais ce qui vaut son pesant de café, c'est que Descartes ne se pose même pas la question de savoir si son idée de la perfection est parfaitement claire et surtout distincte, ou si elle n'est pas tout simplement le résultat d'une opération mentale qui consiste à nier idéalement les limites dont l'homme fait l'expérience dans sa pensée et sa vie; ce qui ferait de l'idée de Dieu une simple hypostase négative de l'idée que l'homme se fait de lui-même. (Question: la théologie peut-elle être autre chose que négative?) Il est vrai que Descartes à pris soin de s'enfermer  dans une solitude fictive qui lui interdit de se comparer aux autres: il peut alors avoir l'illusion que le sentiment de son imperfection ne peut venir que de l'idée de perfection que Dieu est censé lui avoir donnée. Mais est-il mentalement seul lorsqu'il pense? Ne lui a-t-on jamais appris à parler et donc à réfléchir de telle ou telle manière? Si Descartes, pas plus que quiconque, ne peut penser sans faire usage des idées apprises des autres, quitte à les soumettre à l'examen critique par le recours à la logique apprise et à l'expérience acquise, sa démarche tout entière devient fictive: on ne peut douter de tout, car pour douter, il faut s'appuyer sur la logique ou l'expérience et la valeur du langage acquis. (cf. Wittgenstein: De la certitude)
- La seconde voie est déductive: Si, par définition, Dieu est parfait, et si la perfection existe, alors Dieu existe. Or, selon Descartes, il serait logiquement contradictoire que la perfection n'existe pas, car elle serait alors imparfaite; l'existence apparait donc comme un prédicat nécessaire de la perfection: le jugement d'existence en ce qui concerne la perfection (c'est à dire Dieu) est analytique à priori, contrairement à tous les autres jugements d'existence. Or Kant a beau jeu de montrer que dire que la perfection n'existe pas ce n'est pas dire que la perfection est imparfaite, ce qui, en effet, n'a pas de sens, mais c'est tout simplement affirmer qu'il n'y a pas de perfection, car en niant le prédicat (l'existence) on nie en même temps le sujet (la perfection) et du coup, l'apparente contradiction disparait comme par enchantement.
Ainsi la fameuse preuve ontologique de l'absolu, et on ne peut fonder son existence de celui-ci que sur elle, n'est qu'un vulgaire sophisme; n'en déplaise à Hegel qui, avec le mépris pour la logique formelle qu'on lui connait, aura le culot de la réhabiliter, sans répondre à la critique de Kant, sinon en se gaussant de son soucis de rigueur. La métaphysique de l'absolu n'est qu'une croyance "rationalisée" qui donne et se donne l'illusion d'être un savoir afin de répondre à un besoin de la raison qui ne peut être satisfait dans le champs de la connaissance. La vérité ne peut être que relative et la connaissance finie. Mais du même coup la notion de vérité change de sens car sinon la porte serait ouverte au scepticisme, pour qui la vérité est absolue ou n'est pas. Quelles conséquences  la critique kantienne entraîne-t-elle sur l'idée de vérité pour éviter ce danger?
 
2-2 La critique kantienne de la vérité et sa nécessaire redéfinition.

Le danger qu'encourt l'idée de vérité c'est de  ne plus pouvoir proposer de critères suffisants pour distinguer la science de l'opinion. Pour le sceptique toutes les opinions se valent car ni l'expérience ni la logique ne suffisent à établir l'accord entre la pensée et la réalité extérieure à la pensée; Le sujet ne peut sortir de sa subjectivité: le savoir n'est jamais qu'une croyance discutable d'autant plus illusoire qu'elle se prétend un savoir. Mieux vaut, dans ces conditions, suspendre notre jugement; au moins serons-nous préservés de cette illusion qui est la source de toutes les autres. Mais cette attitude est non seulement stérile car elle encourage la paresse intellectuelle, mais de plus impossible à mettre en pratique, tant dans la pensée que dans la vie, car, à chaque instant, nous devons nous décider entre le vrai et le faux. Les sceptiques ne le nient pas, et propose de nous prononcer selon notre expérience antérieure qui à d'autant plus de chance de s'imposer à notre esprit qu'elle est répétée et régulière: considérons comme probable que, ce qui s'est déjà produit un très grand nombre de fois, se reproduira dans l'avenir sans qu'on puisse dire pourquoi, mais seulement comment; mais nous devons être conscients qu'à chaque instant, nos prévisions peuvent être déjouées par une nouvelle expérience. Ainsi est-il possible d'abandonner l'exigence de vérité certaine sans être totalement incapables de nous décider: il suffit d'admettre le critère de vraisemblance qu'est l'habitude expérimentale; on dira qu'une idée est d'autant plus crédible qu'elle est le résultat d'une accoutumance de l'esprit à un grand nombre de cas semblables et on s'interdira par là de croire aux idées concernant des événements  extraordinaires qui contredisent totalement l'expérience , tels que les miracles par exemple. Le scepticisme théorique conséquent est toujours un empirisme pratique.
Mais cette "réduction" de l'idée de vérité au profit de celle de vraisemblance est, selon Kant, à la fois paradoxale et contraire à la démarche  des sciences expérimentales et au caractère de nécessité universelle des lois qu'elles énoncent, alors que l'empirisme prétend en rendre compte.
- Elle est paradoxale dans la mesure où elle sous-entend ce qu'elle nie: parler de vraisemblance c'est donner à entendre qu'une idée peut avoir l'apparence de la vérité; encore faut-il que l'idée de vérité ait un sens, au moins idéalement; La vraisemblance, même sans pouvoir l'atteindre, ne peut se passer de l'idéal régulateur de la vérité. Dire qu'une idée est vraisemblable, c'est, en effet, affirmer que, sans en avoir des preuves absolument certaines, nous avons des  indices convergeants qui suffisent pour considérer que cette idée est conforme à la réalité connaissable.
- Cette réduction empiriste de la connaissance à n'être qu'une expression de l'habitude expérimentale est contraire à la démarche de la science. Celle-ci anticipe sur l'expérience selon des concepts et des principes à priori, qu'ils soient mathématiques ou physiques; c'est pourquoi elle peut, selon Kant, produire des lois qui s'enchaînent nécessairement les unes avec les autres. De plus sans à priori, l'expérience ne serait qu'un chaos inconnaissable de sensations insignifiantes.
Dans ces conditions, la connaissance est le résultat de la rencontre entre un sujet de la connaissance, disposant de ses conditions  à priori de la connaissance et des objets dont nous avons la perception sensible. Or comme comme la matière de ceux-ci est organisée par les formes pures de la sensibilité du sujet, il faut considérer que l'esprit humain ne peut connaître que les objets tels qu'ils sont pour nous et non tels qu'ils sont "en eux-mêmes". Pour Kant, donc, la connaissance scientifique est purement phénoménale, elle ne permet de saisir que ce que ce qui est observable, mais elle est universelle et nécessaire.
Ainsi Kant réhabilite-t-il, contre l'empirisme, l'exigence d'une vérité nécessaire, valable pour toujours et pour tous les hommes; mais c'est au prix d'un abandon de l'idée de vérité absolue, comme identité de l'idée et de l'objet extérieur à la conscience: la connaissance est nécessairement relative à ses conditions universelles subjectives de possibilité. Le monde extérieur à la pensée lui échappe, la pouvoir de la raison, dans la connaissance, est définitivement limité au monde perçu ou perceptible; c'est à cette condition que l'homme peut éviter les apories de la métaphysique dogmatique, au profit d'une métaphysique critique des conditions de possibilité de la connaissance scientifique, puisque il ne peut y en avoir d'autre. La vérité de la science est et peut être garantie, mais en l'absence de tout fondement transcendant objectivement connaissable,cette garantie ne peut que se limiter à l'accord entre deux facultés inhérentes au sujet de la connaissance: l'entendement qui, grâce à ses concepts, peut ordonner nécessairement ses perceptions et la sensibilité qui "préorganise" les sensations dans l'espace et dans le temps.

Mais cette redéfinition de l'idée de vérité n'a-t-elle pas pour conséquence d'enfermer l'homme, définitivement, dans l'impuissance objective de sa subjectivité rationnelle universelle? De plus, selon cette conception, il suffirait que le sujet fasse un usage convenable des concepts et des jugements synthétiques de son entendement pour ne jamais pouvoir être démenti par l'expérience, or n'est-ce pas ce qu'infirme l'histoire des sciences elle-même?
La critique de Kant, en maintenant l'exigence d'une vérité immuable de la science se serait-elle pas arrêtée en chemin? Peut- on la pousser plus loin sans retomber dans les difficultés de l'empirisme sceptique?

2-3 La critique de la critique kantienne: de la vérité à la validité.

Les "à priori" kantiens sont ambigus; on peut les interpréter de deux manières:
- soit comme des concepts et des jugements universels indépassables, toujours déjà là dans l'esprit humain, même si l'on ne peut en prendre conscience qu'en les appliquant à l'expérience ou à ses conditions pures de possibilité que sont l'espace et le temps;
-  soit comme des constructions synthétiques rationnelles, plus ou moins formalisées, dont l'épreuve expérimentale  a pour fonction de déterminer à posteriori la validité opératoire.
Entre les deux interprétations, l'histoire a tranché: les à priori ont une histoire; les théories scientifiques se suivent et ne se ressemblent pas, car elles remettent périodiquement en cause leurs concepts et le leurs présupposés fondamentaux, pour produire des champs d'expériences phénoménales et des explications des phénomènes nouveaux; même les conditions à priori de l'expérience que sont l'espace et le temps sont "révisables". Les conditions de ces changements de paradigmes mélant méthodes, présupposés théoriques, voire philosophiques, et cas exemplaires pertinents servant de modèles de résolutions de problèmes assimilables par analogie, sont très complexes et très peu rationnelles sinon rationalisables; elles mettent en jeu des "idéologies", des rivalités d'écoles, des procédures d'accréditation diverses, des réseaux d'influence plus ou moins performants à l'intérieur et à l'extérieur de l'institution scientifique. Le désir de changement est lié à une situation de crise qui fragilise le paradigme antérieur dominant: énigmes non résolues, incohérences inesthétiques, résultats mesurés non conformes aux résultats calculés sans adjonctions d'hypothèses ad'hoc qui compliquent sans bénéfices supplémentaires les calculs etc...; en dehors de ces phases révolutionnaires les sciences se contentent d'appliquer les méthodes et les présupposés qui ont fait leur preuve sans se poser la question de leur pertinence: elles fonctionnent dogmatiquement et se transmettent comme des vérités indiscutables aux futurs chercheurs-applicateurs sur la seule foi des problèmes résolus. C'est pourquoi, en phase "normale", une science génère l'idée que ses lois sont des vérités nécessaires et définitives, ce qu'infirme les moments de ruptures paradigmatiques. Est-ce à dire que la validité des sciences est contingente? En un sens, oui: plusieurs théories contradictoires sont en droit possibles pour rendre compte des mêmes ensembles de faits et chaque théorie redécoupe les faits et les distingue comme faits pertinents ou non à sa convenance. Mais, en un autre sens, non: le choix entre les théories possibles n'est pas arbitraire; une théorie doit être la plus large possible dans son contenu expérimentable et dans sa capacité à produire des connaissances ou des questions nouvelles; de plus son contenu de fausseté (ensemble des résultats théoriquement calculés infirmés par les résultats expérimentalement mesurés) doit être réduit au minimum. Il convient donc, sur la base de ces deux critères, auquels nous devons ajouter ceux de l'élégance formelle et  de l'économie de moyens, de comparer les théories concurrentes entre elles pour faire ce choix. Mais ces critères et les jugements qui en découlent sont toujours discutables, c'est pourquoi la "vérité" scientifique ne peut jamais être l'accord entre la pensée et la réalité telle qu'elle est- en cela la position de Kant est juste- mais elle est la correspondance, an sens de dialogue poursuivi selon des règles, entre la réalité telle qu'on peut en faire l'expérience et l'interpréter rationnellement et la réalité telle qu'elle est, sans qu'on puisse jamais savoir ce qu'elle est; si, en effet, l'expérience peut démentir nos prévisions théoriques et sensibles, il faut bien supposer qu'elle exprime par là, ne serait-ce que négativement, la réalité en soi et non pas seulement la réalité telle qu'on peut la percevoir. Pour la science la vérité n'est donc que vraisemblance: "tout se passe comme si"; mais vraisemblance opératoire et féconde, susceptible de faire progresser la compréhension du réel et de réduire les difficultés rencontrées dans notre dialogue avec lui. Si une théorie doit être expérimentalement réfutable et mieux  résister à l'épreuve de l'expérience qu'une autre, pour être reconnue comme vraisemblable par la communauté scientifique, cela doit-il nous contraindre à abandonner l'idée classique de vérité ?
En tant que but réalisé ou réalisable l'idée de vérité est un danger pour le développement de la connaissance, car elle la soumet à l'illusion dogmatique qui est le pire ennemi de la recherche et de la production du savoir; mais en tant que qu'idéal régulateur inaccessible, elle oblige à remettre en question les acquis de la connaissance. Là comme ailleurs l'illusion ne réside pas dans l'exigence elle-même, mais dans le postulat de l' existence objective possible ou réelle de l'idéal, alors que la fonction de celui-ci est de nous interdire de croire que nous possédons la vérité définitive, afin de nous obliger à la rechercher toujours.
Dans ces conditions, la philosophie ne peut plus prétendre fonder la vérité, ni la produire, son seul rôle possible est d'expliciter et de déconstruire les présupposés métaphysiques qui font obstacle au progrès du savoir scientifique et, dans le domaines des savoirs sur l'homme, de démystifier la prétention de construire une science qui soit autre chose qu'un savoir éthique, tant il est vrai que l'interprétation des comportements humains met nécessairement  en jeu la recherche  de leur sens et des valeurs normatives discutables qui le fonde , que l'homme n'est pas un objet d'expérimentation dés lors qu'il est un être conscient et par là capable d'autonomie (voir le texte sur la liberté) et que la validité ou la justesse des savoirs sur l'homme sont fonction des finalités éthiques qu'ils servent.
La valeur de la philosophie, dans le champs de la vérité, est donc négative: elle réside uniquement dans l' efficacité critique de son travail rigoureux de problématisation conceptuel; encore convient-il, pour cela, de faire retour à Socrate, en le débarrasant de la présence par trop encombrante de Platon qui, pour la pervertir, voulait faire de la philosophie une science positive.

                                                        Sylvain Reboul, le 31/05/92.


La vérité en histoire : hypothèse et preuve, quelles relations?

Le débat méthodologique à propos de la vérité historique est intéressant en cela qu’il tourne autour de la question: hypothèse, preuve et vérité.

Mais il relève chez la plupart des intervenants d’une certaine vacuité dans la mesure où on ne conçoit la preuve que sur un mode positif. Une hypothèse ne vient ni avant ni après les indices mais se construit sur fond de débat sur la valeurs des hypothèses déjà émises et critiquées pour les soumettre à l’épreuve négative des indices et des sources (dont il convient de contrôler l’indépendance et l’authenticité par recoupement) contraires. Soit elles résistent mieux, soit elle résistent mieux bien à l’épreuve des faits et documents.

La construction de la vérité est toujours dialectique et est plus relative aux contre-preuves qu’aux preuves. Elle est donc elle-même historique, non pas parce qu’elle exprime une idéologie du moment, mais parce qu’elle exige en permanence de se confronter à ce qui peut l’infirmer: on ne peut rien définitivement prouver ; on ne peut que prouver qu’une théorie , ce qui veut dire un ensemble d’hypothèses connexes, est cohérente et résiste mieux que tout autre à la réfutation par les éléments factuels et documentaires dont nous disposons ici et maintenant.

Il faut donc nous défaire dans nos débat de deux visions symétriquement fausses de la démarche rigoureuse: celle qui prétend valider une hypothèse préalable par la preuve et celle qui prétend partir de faits bruts pour élaborer comme par magie un théorie vraie.

Ces deux visions renvoient à l’idée d’une vérité-certitude intemporelle de nature métaphysique, voire religieuse, c’est pour cette fausse raison que le débat entre elles est stérile...
Le 07/02/07



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