Critique des opinions d'autrui et tolérance
 

Toute critique des opinions d’autrui est-elle nécessairement intolérante ?

Introduction:
Avoir une opinion, c’est croire, c’est à dire, non seulement adhérer à une idée, mais se fier à elle pour agir en vue de se réaliser soi-même et de se justifier dans ses rapports aux autres et à soi. Les motifs de cette adhésion peuvent être plus ou moins rationnels (connaissance et technique) ou raisonnables (action éthique et politique), mais ils ne sont jamais tels que nous pouvons les considérer comme objectivement vrais, sinon nous aurions affaire à un savoir scientifique, ni universellement justes et bons, sinon nous aurions affaire à des principes philosophiques du droit indiscutables, ce qu’aucun ne peut être, car tous reposent à leur tour sur des croyance éthiques contestables (voir la pluralité des conceptions du droit et des positions morales); c’est dire que les opinions de chaque individu et donc d’autrui en tant que personne expriment son être même, c’est à dire, le sentiment qu’il a de son identité et de sa valeur. Mais si toutes les opinions sont des croyances subjectives, et si toutes manifestent la pensée d’autrui en tant qu’il moralement notre égal et notre semblable mais néanmoins différent dans sa subjectivité singulière dont ses opinions sont l’expression, cela signifie-t-il que toutes se valent et doivent être tolérées au point que la critique même de des opinions d’autrui serait une atteinte au respect qu’on lui doit  et à la singularité de sa personne même? Si oui, on risque de ne plus distinguer entre les croyances dangereuses pour les personnes et les biens (ex: la croyance raciste) et les croyances bénéfiques (ex: la croyance à la liberté universelle) et de permettre aux premières de se développer aux dépens des secondes; si non, on risque de récuser au nom de la tolérance elle-même la libre discussion des idées qui sont les conditions de possibilité de la justice démocratique et de l’accord sur des valeurs communes indispensables au bien-vivre ensemble (fondée sur l'expression du libre choix des citoyens quant à la définition de la loi commune).
Si l'on admet que certaines opinions menacent l'ordre public et la paix civile, ainsi que le progrès des sciences (ex: certaines positions religieuses "intégristes"), ne conviendrait-il pas de les combattre par la critique rationnelle chez autrui? Le principe démocratique, vis-à-vis  des opinions d’autrui, de la tolérance est-il absolu (inconditionnel et sans limites), toute personne devant être respectée, la critique de ses opinions ne conduit-elle pas à remettre en cause sa valeur personnelle, ou relatif aux effets de cette opinions sur les relations humaines : n’est-il pas nécessaire de critiquer les opinions intolérantes et fanatiques (religieuses et politiques), au nom même du principe de tolérance ?

Dans ces conditions, les limites de la critique des opinions d’autrui, apparaît tout aussi nécessaire que la nécessité de cette critique dans l’intérêt de tous, y compris d’autrui, dont les opinions peuvent lui être dangereuses en le rendant nuisible aux autres et à lui-même.
Or, la réflexion philosophique a toujours prétendu substituer la critique rationnelle des opinions à la critique personnelle, dans l’intérêt des personnes dont les idées sont critiquables ; elle fait même de cette critique une condition du respect qu’on leur doit en tant qu’être doués de raison et de réflexion. C’est dire que cette question a pour enjeu  la nature et la légitimité morale du dialogue philosophique en vue de nous libérer et de faire en sorte qu’autrui se libère des opinions illusoires et dangereuses qu’il croit être le siennes alors qu’il ne les maîtrise pas et, qu’au contraire, il leur reste soumis pour son malheur et ceux des autres.

 
1) En quoi la critique des opinions d’autrui peut-elle être ressentie comme intolérante ?

1-1 Tolérance et respect de la différence d’autrui. Autrui est l’autre en tant qu’il est différent et qu’il est reconnu comme d’égale valeur en dignité morale que la mienne. Or  La tolérance est l’expression même du respect que l’on doit à la dignité d’autrui, en tant que chacun vaut autant que soi, par son le droit de penser et d’exprimer ce qu’il veut ou désire, donc de s’affirmer dans sa différence que l’on soit d’accord ou non avec ses opinions,. elle suppose que la pensée est d’abord expression de soi et qu’elle relève de la liberté individuelle.
1-2 Opinions et subjectivité. Les opinions sont toujours subjectives, car elles ne sont ne sont des vérités universelles ; elles sont donc nécessairement des points de vue personnels et elles sont d’autant plus l’expression de la personne singulière d’autrui que la personne est convaincue de leur valeur de vérité intime ou de leur importance normative en vue de son bonheur; ainsi les convictions, voire les croyances religieuse (la foi) sont des croyances auxquelles la personne s’identifie pour définir le sens de son existence (être au monde) et sa valeur d’être (être pour soi).
1-3 Critique et violence. Dans ces conditions toute critique des opinions d’autrui, et plus encore de ses convictions intimes, est ressentie, par la personne,  comme dévalorisante de sa personne même. Toute critique des opinions personnelles est donc nécessairement vécue comme une attaque personnelle, un marque de mépris (disqualification) d’autrui , une négation, un refus moralement violent de son droit à penser pour elle-même d’une manière différente.

Transition : Mais ce refus de la critique ne risque-telle pas d’interdire tout dialogue et celui-ci n’est-il pas nécessaire pour que la pensée de chacun progresse et se libère des opinions toutes faites qui soumettent sa capacité de pensée à des illusions dangereuses pour le bien-vivre personnel (bonheur) et le bien-vivre ensemble (la justice) et donc lui interdisent de penser librement (par soi-même)? La foi qui refuse à tout examen critique ne risque-t-elle pas, à son tour, d’être intolérante, voire fanatique ?

1) De l’exigence critique des opinions.

2-1 Opinion et illusion : Une opinion qui prétend valoir pour les autres -Vérité objective, normes et valeurs collectives- risque d’être une illusion dangereuse, si elle ne repose sur aucun fondement rationnel. Une conviction intime subjective est plus d’autant plus prégnante qu’elle prétend être ce qu’elle n’est pas :valoir aussi pour les autres.
2-2 Illusion et fanatisme. Quand une vérité ou une valeur normative prétendent s’imposer aux autres en dehors de tout fondement rationnel (expérimental et cohérence), alors qu’elle n’exprime qu’un sentiment ou désir personnel ; elle risque de faire violence aux autres pour les soumettre à défaut de les convaincre. Telles sont les convictions fanatiques, qu’elles soient religieuses ou politiques.
2-3 La critique comme condition de la tolérance. L’illusion est dangereuse (violence fanatique) en cela qu’elle se refuse à toute critique rationnelle de ses fondements, à toute remise en question des évidences toute faites qu’elle prétend imposer aux autres, voire contre eux : si je détiens la vérité indiscutable et sacrée , tout désaccord et toute critique du caractère indiscutable de l’illusion fanatique désigne nécessairement l’autre comme l’ennemi de la vérité valant pour tous, donc comme un danger qu’il faut détruire. Ainsi la critique rationnelle (fondées des présupposée expérimentaux éprouvés et des raisonnements logiques cohérents) des idées et des opinions est le seul moyen d’éviter le délire fanatique : le scepticisme vis-à-vis des ses propres opinions nous préserve de l’intolérance ; or ce scepticisme passe par le dialogue avec autrui et l’acceptation des critiques rationnellement argumentées qu’il peut nous faire : « Critique-moi, tu me fais du bien, disait Socrate »

Transition :
Mais ne convient-il pas de distinguer justement la critique des opinions et celle des personnes pour éviter l’intolérance ? Comment distinguer entre les deux, comment critiquer les opinions d’autrui tout en respectant sa personne et ses droits ?
 

2) Tolérance et esprit critique.

3-1 Tolérance juridique et tolérance philosophique. Deux sens possibles du mot tolérance doivent être distingués : la tolérance est d’abord un droit : celui pour chacun d’être libre d’exprimer ses opinions, sans être réprimé et/ou censuré; mais cette liberté n’est pas sans limites ; elle s’arrête où commence la liberté des autres : toute opinion fanatique et ou violente (racisme, sexisme, diffamation) ne doivent pas être tolérées au nom même de la tolérance. Ainsi la tolérance exige que l’on s’interroge sur les incidences de violence que les opinions peuvent produire : une opinion irrationnelle peut devenir violente si elle distingue et oppose les individus entre eux sans dialogue raisonnable possible; il en est souvent ainsi entre  les croyances religieuses ou politiques mutuellement exclusives. Ainsi est-il nécessaire d’en faire la critique au nom de la vérité (scientifique ; ex : les hommes sont biologiquement supérieurs aux femmes, les blancs aux noirs etc..?) et des valeurs universelles (droits de l’homme). Cette critique est soit scientifique (ordre de la co,nnaissance) soit philosophique (ordre de l’éthique) :; mais dans l’un et l’autre cas elle est indispensable à l’amélioration de la qualité (libérale) des relations entre les personnes.
3-2 Critique irrationnelle et critique rationnelle. Le critique subjective « externe » qui cherche à disqualifier les opinions d’autrui en dévalorisant sa personne même (insultes, révélations sur sa vie privée etc..), sans s’attacher à ses raisons est intolérante. Elle est irrationnelle en un double sens : elle écarte les motifs raisonnables que la personne peut invoquer pour justifier ses choix idéologiques, elle est déraisonnable en cela qu’elle ne cherche pas l’accord par des arguments rationnels, mais qu’elle vise à attiser le désaccord pour vaincre plutôt que pour convaincre. En cela cette critique est intolérante car anti-philosophique
3-3 Critique et respect d’autrui. Contrairement à ce que prétend le fanatique, la critique rationnelle est donc le contraire d’un manque de respect : elle met l’autre en position de s’interroger sur la valeur de ses opinions et donc, en faisant appel à sa raison, elle
l’incite à devenir plus raisonnable ; or ce qui fait la valeur d’un homme, c’est sa capacité à se remettre en cause dans ses opinions et ses désirs subjectifs. La liberté de penser n’est pas le liberté de s’enfermer dans l’illusion mais dans la capacité de la surmonter par le dialogue critique avec les autres et avec soi. Critiquer les opinions d’autrui par le questionnement rationnel, est donc le reconnaître comme digne de penser librement, c’est à dire rationnellement. Est, au contraire, signe de mépris le refus de discuter : Pense ce que tu veux, tu ne vaux pas la peine que l’on discute avec toi.

Conclusion : L’écoute attentive des opinions des autres et leur questionnement philosophique sont les conditions indissociables de la tolérance authentiquement respectueuse d’autrui, car la personne ne vaut comme telle qu’en tant qu’elle est autonome dans sa pensée et elle ne peut penser par elle-même qu’en tant qu’elle peut penser d’une manière raisonnée et raisonnable ; or cette capacité d’autonomie exige le dialogue critique avec les autres comme condition nécessaire du dialogue avec soi.

S.Reboul, le13/03/01



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