Amartya Sen, extraits de :"Ethique et économie"(1987)
La seconde difficulté qu'offre la théorie du bien-être
tient à l'interprétation particulière du bien-être que donne l'utilité. Juger
le bien-être d'une personne exclusivement à l'aune du bonheur ou de la satisfaction
des désirs comporte certaines limitations évidentes. Ces limites sont
particulièrement néfastes dans le contexte des comparaisons interpersonnelles
de bien-être, car le degré de bonheur reflète ce qu'on peut espérer et, par
comparaison, l'opinion qu'on a de l'état social présent. Une personne qui a
enduré le malheur pendant toute sa vie, qui a eu très peu d'opportunités et
assez peu d'espoir, sera peut-être plus disposée à accepter des privations que
d'autres personnes habituées à des conditions plus heureuses et aisées. Prendre
le bonheur comme unité de mesure, c'est donc risquer de déformer la gravité des
privations, d'une manière spécifique et assortie de préjugés. Le mendiant
désespéré, l'ouvrier agricole aux conditions de vie précaires, la femme soumise
à son mari, le chômeur endurci et l'homme de peine à bout de forces peuvent
tous trouver du plaisir dans de petits bonheurs, et arriver à endurer
d'intenses souffrances pour assurer leur survie, mais ce serait une grave
erreur morale d'attacher une valeur très faible à la perte de leur bien-être en
raison de cette stratégie de survie. Le même problème se pose dans l'autre
interprétation de l'utilité, celle de la satisfaction des désirs, car ceux qui
sont prives de tout n'ont pas le courage de désirer beaucoup et, sur l'échelle
de la satisfaction des désirs, leurs privations sont rabaissées et perdent
toute valeur.
Ce problème particulier que pose l'influence des
circonstances contingentes sur la mesure de l'utilité ne fait que traduire un
problème plus fondamental, à savoir que le bonheur ou la satisfaction des
désirs constitue un critère trop superficiel pour évaluer le bien-être d'une
personne. Le bien-être est en fin de compte une question d'évaluation, et si le
bonheur et la satisfaction des désirs comptent certes beaucoup dans le
bien-être d'une personne, ils ne peuvent pas — ni séparément ni même ensemble —
refléter correctement la valeur du bien-être
Etre
heureux » n'est même pas une activité susceptible d'évaluation, et « désirer »
est au mieux la conséquence d'une évaluation. Il faut donc admettre plus
directement la nécessité de l'évaluation dans l'estimation du bien-être
Par conséquent, puisque la thèse de l'utilité en tant
que seule source de valeur repose sur l'assimilation de l'utilité et du bien-être,
on peut la critiquer pour deux raisons :
1) parce que le bien-être n'est pas la seule valeur ;
2 )parce que l'utilité ne représente pas correctement le
bien-être.
Dans
la mesure où nous nous intéressons à ce qu'accomplissent les individus, il se
pourrait bien que, dans le jugement moral, l'accomplissement en matière
d'utilité soit un critère partiel, inapproprié et trompeur'
Une personne cohérente dans ses
choix peut posséder le degré d'égoïsme que l'on veut bien lui attribuer. Bien
entendu, il est vrai que dans le cas spécial du choix de pure consommation
entre des biens privés, le théoricien des préférences révélées tente de mettre
en relation la « préférence » ou 1' « utilité » de la personne et son propre
ensemble de biens matériels. Toutefois, cette restriction ne provient pas du
fait que la personne ne se soucie que de ses propres intérêts, mais du fait que
son propre ensemble de biens de consommation, ou celui de sa famille, est le
seul ensemble sur lequel elle exerce un contrôle direct dans ses actes de
choix. La question de l'égoïsme reste donc entièrement ouverte.
Je pense que cette question exige en outre une
formulation plus claire que celle qu'on en propose généralement, et c'est le
point que je vais maintenant aborder.
Lorsqu'on examine les comportements qui divergent de «
l'isolement indifférent, abstraitement pris pour hypothèse en économie &
(pour citer Edgeworth), il convient de distinguer deux concepts : 1 / la
compassion et 2 / l'engagement. Vous faites preuve de compassion lorsque le
souci d'autrui influe directement sur votre propre bien-être. Si l'existence de
la torture vous rend malade, c'est un cas de compassion ; si vous ne vous
estimez pas personnellement atteint, mais si vous pensez que c'est un acte
condamnable et si vous êtes prêt à faire quelque chose pour l'empêcher, c'est
un cas d'engagement. Je ne prétends pas que les mots choisis aient eux-mêmes
une grande valeur, mais il me semble que la distinction est importante. On peut
dire qu'un comportement fondé sur la compassion est, en un sens important,
égoïste, puisqu'on est soi-même heureux du plaisir d'autrui et peiné par la
douleur d'autrui, et que la poursuite de sa propre utilité peut ainsi être
favorisée par une action obéissant à la compassion. C est l'action fondée sur
l'engagement plutôt que sur la compassion qui serait dénuée d'égoïsme dans ce
sens. (Notons toutefois que l'existence de la compassion n'implique pas qu'une
action utile pour autrui doive être fondée
sur la compassion, au sens où l'action n'aurait pas lieu si Von ne
tirait pas de réconfort du bien-être d'autrui.
La compassion est, à
certains égards, un concept plus facile à analyser que l'engagement. Lorsque
le sens du bien-être que possède une personne dépend psychologiquement du
bien-être d'une autre personne, c'est un cas de compassion ; toutes autres
choses étant données, lorsque la personne prend conscience de l'amélioration du
bien-être d'autrui, son bien-être en est directement amélioré. (Bien entendu,
lorsque cette influence est négative, la relation devrait s'appeler « antipathie
», mais on peut économiser le vocabulaire ce conserver le terme « compassion »,
en notant simplement que la relation peut être positive ou négative.) Tandis
que la compassion met en relation des choses similaires — le bien-être de
différentes personnes — l'engagement établit un rapport entre le choix et les
degrés de bien-être escomptés. Une façon de définir l'engagement consiste à
dire qu'une personne choisit une action qui, pense-t-clle, lui apportera un
degré de bien-être personnel inférieur à celui que lui procurerait une autre
action qu'elle pourrait aussi mener. Remarquons que la comparaison s'établit
entre des degrés de bien-être escomptés, et cette définition de
l'engagement exclut donc des actes contraires à l'intérêt personnel qui
résulteraient simplement du fait que la personne n'a pas su en prévoir les
conséquences.
La question est plus
difficile lorsqu'il se trouve que le choix de la personne coïncide avec la
maximisation du bien-être personnel qu'elle escompte, mais que cette
maximisation n'est pas la raison de son choix. Si l'on veut s'autoriser
cette possibilité, on peut élargir la définition de l'engagement pour inclure
les cas où le choix effectué par la personne, tout en maximisant son bien-être
personnel escompté, testerait identique dans un cas hypothétique (au moins) où
l'acte choisi ne maximiserait pas son bien-être personnel. L'engagement, dans
ce sens plus large, peut être difficile à constater, non seulement dans les
choix que font les autres, mais aussi dans son propre choix, car il n'est pas
toujours facile de savoir ce qu'on aurait fait dans des circonstances différentes.
Ce sens plus large peut être particulièrement pertinent lorsque, s'agissant
d'une action dictée par un souci du devoir qui, s'il était violé, causerait du
remords, l'action est choisie, en réalité, par sens du devoir plutôt que pour
éviter simplement la mauvaise conscience causée par le remords qu'on aurait si
l'on agissait autrement.
Je n'ai pas encore
mentionné l'incertitude concernant le bien-être
escompté. L'introduction de ce
facteur n'influe pas sur le concept de compassion, mais
nécessite une
reformulation du concept d'engagement. Les modifications
dépendront delà
réaction de la personne à l'incertitude. Le cas le
plus simple est
probablement celui dans lequel l'idée que se fait la personne
des gains qu'elle
peut attendre d'une « loterie » peut être
décrite par 1' « utilité escomptée »
du bien-être personnel (c'est-à-dire l'addition des
différents degrés de
bien-être personnel obtenus grâce aux
différents résultats, pondérée par la
probabilité de chaque résultat). Dans ce cas, il suffit
de reformuler
l'ensemble du débat en remplaçant «
bien-être personnel » par « bien-être personnel escompté » ; l'engagement
suppose alors le choix d'une action qui produise un degré de
bien-être escompté
inférieur à celui qu'offrirait une autre action
possible. (Le sens large peut être modifié de la
même façon.)
Dans la terminologie de
la théorie économique moderne, la compassion est un cas d' « externalité ». Or
de nombreux modèles excluent les externalités, par exemple le modèle standard
qui établit que tout équilibre concurrentiel est un optimum au sens de Pareto
et se situe « dans le noyau » de l'économie. Si ces modèles admettaient
l'existence de la compassion, certains résultats classiques en seraient
modifiés, mais pas tous1. Toutefois, cela n'exigerait pas une
révision en profondeur de la structure de base de ces modèles. En revanche,
l'engagement suppose bien, dans un sens très réel, un choix contraire avix
préférences, ce qui anéantit l'hypothèse fondamentale selon laquelle une option
choisie doit être meilleure (ou du moins aussi bonne) que les autres pour la
personne qui la choisit : ce fait exigerait assurément que les modèles soient
formulés tout différemment.
Le contraste entre compassion et engagement peut être
illustré par l'histoire de deux enfants qui trouvent deux pommes, l'une grosse,
l'autre petite. L'enfant A dit à l'enfant B : « Choisis ! » B choisit
immédiatement la grosse pomme. A est mécontent et fait remarquer que
c'est totalement injuste. « Pourquoi ? » demande B. « Quelle pomme aurâis-tu
choisi, si tu avais choisi le premier ?» « La petite, bien sûr », répond A. B
triomphe alors : « Alors de quoi te plains-tu ? C'est celle que tu as obtenu !
» Certes, B gagne cette partie, mais en réalité A n'aurait rien perdu par suite
du choix de B s'il avait choisi la petite pomme par compassion plutôt que par
engagement. La colère de A indique que ce n'était probablement pas le cas.
La notion d'engagement est évidemment en rapport étroit
avec la morale de la personne. Mais cette question est morale en un sens très
large, qui recouvre des influences diverses, religieuses ou politiques, des
plus mal comprises aux mieux défendues. Lorsque, dans Le disciple du diable de
Bernard Shaw, Judith Anderson interprète le fait que Richard Dudgeon accepte
d'être pendu à la place de son mari comme une manifestation de compassion pour
lui ou d'amour pour elle, Richard nie vigoureusement : « Ce que j'ai fait hier
soir, je l'ai fait de sang-froid, non par égard pour votre mari ou pour vous,
mais pour moi-même. Je n'avais aucun motif et aucun intérêt : tout ce que je
puis vous dire, c'est que lorsque le moment est arrivé où je pouvais retirer ma
tête de la corde de la potence et y placer la tête d'un autre homme, je n'ai
pas pu. »'
La caractéristique de l'engagement qui m'intéresse
le
plus ici, c'est le fait que l'engagement établit une distance
entre choix
personnel et bien-être personnel ; or une grande partie de la
théorie
économique traditionnelle se fonde sur l'identité de ces
deux phénomènes. Cette
identité est parfois obscurcie par l'ambiguïté du
terme « préférence », puisque
l'emploi normal de ce mot permet d'assimiler la
préférence à la notion
d'amélioration de la situation personnelle, et que, dans le
même temps, il
n'est pas tout à fait artificiel de définir «
préféré » comme « choisi ». Je
n'ai pas d'opinion bien arrêtée sur l'emploi «
correct » du mot « préférence
», tant que les deux sens de ce terme ne sont pas employés
simultanément, en
une tentative de démonstration empirique fondée sur une double définition2.
Le lien fondamental qui existe dans les
modèles traditionnels entre le comportement vis-à-vis du choix et le bien-être
accompli est rompu dès qu'on admet l'engagement parmi les ingrédients du
choix.
«
Fort bien, allez-vous dire, mais en quoi cela concerne-t-il le type de choix
qu'étudient les économistes ? L'économie n'a guère de rapport avec la marche à
l'échafaud de Richard Dudgeon. » Je dois reconnaître immédiatement que, dans de
nombreux types de comportement, l'engagement n'est que rarement un ingrédient
important. Lorsqu'ils achètent la plupart des biens de consommation, les individus
n'ont effectivement guère de marge pour manifester leur engagement, sauf dans
des cas isolés tels que le boycott des avocats d'Afrique du Sud ou des vacances
en Espagne. Dans les études du comportement du consommateur et ses
interprétations, l'engagement ne pose donc généralement guère de problèmes.
Même la compassion n'est pas souvent très importante, les sources de
l'interdépendance entre les individus se situant ailleurs, par exemple dans le
désir de rivaliser avec les voisins ou dans l'influence exercée par la façon de
vivre des autres1.
Mais l'économie ne s'intéresse pas uniquement au
comportement des consommateurs, et la consommation ne se limite pas aux « biens
privés ». Un domaine dans lequel la question de l'engagement est très
importante est celui des biens dits publics. Il convient de les distinguer des
biens « privés », qui ont la caractéristique de ne pas pouvoir être utilisés
par plus d'une personne : si vous mangez une part de tarte, je ne vais pas
songer à la manger aussi. Il n'en va pas ainsi des biens « publics », tels
qu'une route ou un parc, que vous et moi pouvons très bien utiliser. Dans de
nombreux modèles économiques, les biens privés sont les seuls dont on parle,
et c'est habituellement le cas lorsqu'on charge la « main invisible » de
prodiguer le bien visible. Mais, en réalité, les biens publics sont importants
dans la plupart des économies et représentent une large part de services (et,
selon Sen, cela relève plus de l’engagement vis-à-vis de la collectivité que de
l’intérêt individuel au sens strict)
Mais si l'on s'intéresse à la liberté, doit-on étudier
avant tout les moyens de la liberté, plutôt que l'étendue de la
liberté dont jouit effectivement une personne ? Du fait que la conversion de
ces biens premiers, ou ressources, en liberté de choisir une vie particulière
ce de s'y accomplir peut varier d'une personne à l'autre, l'égalité dans la
possession de biens premiers et de ressources peut aller de pair avec de
graves inégalités dans les libertés réelles dont jouissent différentes personnes.
Dans l'évaluation de la justice qui se fonde sur la capabilité,
les exigences des individus ne sont pas évaluées en fonction des ressources ou
des biens premiers qu'ils possèdent, mais d'après la liberté qu'ont
effectivement les individus de choisir entre différents modes de vie auxquels
ils peuvent tenir. C'est cette liberté réelle qu'on désigne par la « capabilité
» d'accomplir diverses combinaisons possibles de modes de fonctionnement,
ou façons d'agir et d'être.
Il importe de distinguer la capabilité — c'est-à-dire la liberté dont jouit
effectivement un individu — d'une part des biens premiers (et autres
ressources), et d'autre part de la vie réellement choisie (et autres
résultats accomplis). Pour illustrer la première distinction, une personne
souffrant d'un handicap peut disposer d'une quantité de biens premiers
supérieure (sous forme de libertés, de revenus, de richesse, etc.) mais d'une
capabilité inférieure à celle d'une autre personne (en raison de son
handicap). Pour prendre un autre exemple, tiré cette fois-ci des études faites
sur la pauvreté, une personne peut disposer d'un revenu plus élevé et d'une
ration alimentaire plus abondante que ceux d'un autre individu, mais disposer
néanmoins d'une moindre liberté de mener une existence de personne bien
nourrie, en raison d'un métabolisme basai plus élevé, d'une plus grande
vulnérabilité aux maladies parasitaires, d'une plus grande taille ou d'une
grossesse. De même, lorsqu'on aborde le problème de la pauvreté dans les pays
riches, il faut tenir compte du fait que nombre de « pauvres » en termes de
revenus et d'autres biens premiers présentent également des caractéristiques —
âge, handicap, mauvais état de santé, etc. — qui leur rendent plus difficile la
conversion des biens premiers en capabilités de base, telles que la capacité de
se déplacer, de mener une vie saine et de prendre part à la vie de la
collectivité. Ni les biens premiers ni les ressources définies plus largement
ne peuvent rendre compte de la capabilité dont jouit effectivement une
personne.
Dans le cas de l'inégalité entre hommes et femmes, la
différence des taux de conversion des biens premiers en capabilités peut être
décisive. Des facteurs biologiques et
sociaux (liés à la grossesse, à la période néo-natale, aux rôles traditionnels
au sein de la famille, etc.) peuvent désavantager une femme alors qu'elle
possède exactement le même ensemble de biens premiers qu'un homme. La question
de l'inégalité entre les sexes ne saurait être correctement traitée par la
seule évaluation des avantages et désavantages en fonction des biens premiers
détenus, qui ignorerait la liberté effective qu'ont respectivement les femmes
et les hommes de mener différents types de vies'.
Pour illustrer la seconde distinction, rappelons qu'une
personne peut avoir la même capabilité qu'une autre, mais choisir néanmoins un
autre ensemble de modes de fonctionnement, correspondant mieux à ses buts
particuliers. De plus, deux personnes dotées de capabilités réelles similaires,
voire de buts identiques, peuvent néanmoins aboutir à des résultats différents
parce qu'elles auront choisi des stratégies différentes pour exercer leurs
libertés2.
Ainsi, il existe une distinction importante entre : 1 /
liberté et moyens de la liberté, et 2 / liberté et accomplissement. L'opinion
de Rawls selon laquelle ma thèse appelant à comparer les capabilités plutôt
que les biens premiers possédés suppose l'adoption d'une conception «
comprehensive » particulière du bien' ignore entre autres l'importance de la
distinction entre liberté et accomplissement dans la méthode destinée à
comparer les capabilités.
Mon principal souci, dans le présent article, est d'examiner le caractère
adéquat des biens premiers tout spécialement au regard de l'approche rawlsienne
de la justice comme équité, ainsi que la détermination de Rawls à éviter toute
« doctrine compréhensive particulière ».
Le premier problème, dans la
réponse de Rawls, est qu'il interprète mal la nature de ma critique. La
capabilité traduit la liberté qu'a une personne de choisir entre
différentes vies possibles (combinaisons de modes de fonctionnement), et il
n'est point besoin d'établir la valeur de cette capabilité en fonction d'une «
doctrine compréhensive particulière », préconisant un mode de vie précis. Comme
nous l'avons vu à la deuxième section, il importe d'établir une distinction
entre la liberté (dont la capabilité est une représentation) et l'accomplissement,
et il n'est pas nécessaire d'évaluer la capabilité en fonction d'une doctrine
compréhensive, unique et exclusive, qui hiérarchiserait les accomplissements, y
compris les modes de vie et les n-tuplcs de modes de fonctionnement.
Le deuxième problème, lié au
premier, se pose lorsque Rawls affirme qu'un indice de biens premiers n'est pas
« destiné à être une approximation de ce qui est de la plus haute importance
pour une doctrine compréhensive particulière »
(souligné par moi). L'absence de correspondance entre biens premiers et accomplissements
se situe non seulement là, mais aussi dans le fait que, étant donné la
variabilité des taux de conversion des biens premiers en accomplissements, une
personne désavantagée peut obtenir moins que d'autres à partir des mêmes biens premiers, quelle que soit la
doctrine compréhensive à laquelle elle adhère.
Pour conclure, disons que nous sommes effectivement
divers, mais nous sommes divers de différentes manières. L'une des variations
émane des différences qui existent entre nos fins, ou nos objectifs. Grâce à la
puissante analyse de Rawls sur la justice comme équité, nous comprenons
maintenant beaucoup mieux les conséquences éthiques et politiques de cette
diversité. Mais il existe une autre diversité importante — les variations de notre aptitude
à convertir les ressources en libertés effectives. Les variations liées au
sexe, à l'âge, au patrimoine génétique et à bien d'autres traits nous confèrent
un pouvoir inégal de bâtir la liberté au sein de notre vie, même si nous disposons
du même ensemble de biens premiers
Si les libertés dont
jouissent les individus constituent un important domaine de la justice, alors
les biens premiers n'offrent pas une base d'information suffisante pour évaluer
ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. Il nous faut examiner les capabilités
dont nous jouissons réellement. Les conséquences pratiques de cette différence
— politique autant qu'éthique — peuvent être immenses. De fait, l'affirmation générale de Rawls selon laquelle « il
n'existe pas d'autre espace de valeurs dont l'indice des biens premiers serait
une approximation semblerait ignorer la nature de ce
problème particulier. Si toute liste possible des biens premiers (et toute
manière d'élaborer un indice) est telle que les finalités de certains individus
sont très bien servies et celles d'autres personnes terriblement mal, on perd
alors l'important caractère de « neutralité ». et tout le raisonnement
relatif à la « justice comme équité * se trouve considérablement ébranlé.
Ainsi, de strictes conditions sont bien imposées à la relation entre les biens
premiers et l'espace d'autres valeurs. Je ne reviendrai pas sur cette question
dans cet article.