Les relations entre les profs et élèves et l'ambiance dans les lycées se dégradent: Comment et pourquoi?
Comment?
Les symptômes:
Beaucoup d'élèves n'ont pas
de réel intérêt pour la connaissance et refusent la
réflexion; ils ne visent que les résultats dont
l'obtention
ne relève pour eux que d'une pratique du bachotage à
courte
vue. "Réussir, sans se prendre la tête et sans devenir un
intello".
La plupart refuse de collaborer, voire de
poser des questions, par peur de manifester leur difficultés
et/ou
pour ne pas être accusés de fayoter.
Tous, même ceux qui suivent,
admettent
que des élèves refusent d'écouter et ne fassent
rien,
voire bavardent, à condition de ne pas totalement empêcher
le prof de parler: "Chacun est libre de consommer ou non. Vous devez
faire
cours, mais nous n'avons pas l'obligation d'écouter"
Toute remarque sur la discipline est
reçue
comme une intrusion dans leur vie personnelle et chacun se
réfugie
alors dans l'alibi de l'anonymat en invoquant l'attitude
supposée
des
autres: "Pourquoi moi?"
Aucun ne veut, ni ne peut, prendre des
responsabilités
pour représenter les autres ou intervenir et encore moins
négocier
en leur nom: "Chacun pour soi et la bac pour tous"
Hormis ce qui rapporte: devoirs et surtout
contrôles, Ils ne se reconnaissent que des droits: les
enseignants
sont à leur service comme des employés; ne respectant ni
la culture, ni le savoir en eux mêmes, nos
élèves
n'ont pas à en respecter les valeurs, ni la valeur et
l'autorité
de ceux qui les incarnent: les profs. En cas de conflit, leur
insolence
vaut comme rappel de leur prévalence en tant que
consommateurs/rois.
Ils paraissent les enfants gâtés
de la pub, du divertissement rythmé et rythmique, des jeux
vidéos
interactifs et, de plus en plus, du téléphone mobile et
d’Internet.
Beaucoup de parents ont abdiqué en tant qu'éducateurs
face
aux copains et à la démagogie de la télé ou
radio commerciale qui sont devenus la seule référence
motivante
puisque ces médias intègrent socialement par la musique
de
la transe, le plaisir facile et immédiat de la parole
spontanée
et intimiste; celle de la proximité émotionnelle et
affective
conditionnée par la pub, sans questions ni idées. De plus
en plus, du reste, les parents désertent le rôle de
délégués
de classe et les élections aux conseil d’administration du
lycée,
mais prennent la défense individuelle et systématique de
leurs enfants en cas d'absences répétées ou de
manquement
à la discipline: « Les défendre, c'est les aimer,
nous
en faire aimer et nous aimer en tant que bons parents ».
Pourquoi?
Les causes:
Idéologiques:
La position libérale et
l'idéologie
marchande ont instauré le principe du plaisir conditionné
en facteur unique de reconnaissance valorisante de soi et des autres;
L'autorité
n'est respectable que si elle détient un pouvoir efficace de
sanction
ou de récompense personnelles; le principe de
réalité
et son rappel ne fonctionnent qu'en tant qu'ils sont soumis au principe
de plaisir et à l’intérêt immédiat.
Institutionnelles:
Les élèves ne se sentent en
rien responsables du climat général de la classe et de
leur
rapports aux enseignants, car ils ne vise que leur résultat le
jour
de l'examen dont leurs profs, dans la formule actuelle du bac, ne sont
pas responsables.
L'autorité des profs et de
l'institution
n'a plus aucun support pénal objectif: les sanctions, hormis les
notes, ont été progressivement vidées de toute
légalité:
pas le droit d'exclure ni de faire redoubler, les colles sont
reçues
comme une atteinte illégitime au droit au loisir et au sport et
de ce fait, loin de réduire la tension, elles l'aggravent. Du
coup,
les profs ont, aux yeux des élèves, l'obligation de
supporter leur mépris et leur insolence sans contrepartie: toute
remarque un peu forte, concernant leur comportement est
immédiatement
considérée comme une insulte ou un déni de droit.
L'institution et les profs sont juridiquement,
voire pénalement, responsables en cas d'accident lors d'une
exclusion
de la classe, mais ils n'ont pas les moyens de sanction suffisants pour
faire valoir leur droit à être respectés et
à
faire respecter les conditions générales de la discipline
nécessaires à un travail approfondi. . Tout se passe
comme
si les élèves étaient considérés
comme
des adultes citoyens autonomes et auto disciplinés, alors
même
qu'ils sont totalement déresponsabilisés en ce qui
concerne
leur situation au lycée, dès lors qu'ils n'ont pas choisi
d'y venir (et le disent). Résultat : les profs doivent, contre
eux,
veiller sur eux, comme sur des prisonniers dangereux ou des enfants
inconscients
exposés à tous les dangers. Sans droit pénal, les
élèves se sentent tout à la fois
surveillés
et autorisés à faire ce que bon leur semble: aller ou non
en cours, écouter ou non les profs etc..
Pourquoi en est-on arrivé là?
Nous sommes piégés par une
contradiction
entre la certitude que notre mission vise à transmettre à
tous un modèle de culture universelle fondé sur
l'écrit
et l’autorité d’un savoir
académique labelisé
historiquement
valide et indispensable, selon nous, à la cohésion
sociale
et à la légitimité de l'autorité
intellectuelle
qui semble en être la condition nécessaire (comme en
témoigne
notre attachement fétichiste à l'égard d'une forme
d'examen uniformisante profondément aveugle et donc
irresponsable
sous le masque menteur de l'objectivité) d'une part, et la
nécessité
de traiter et de reconnaître la diversité des attentes ou
des refus de nos modèles de penser collectif que les jeunes
pratiquent,
voire revendiquent, à tort ou à raison, comme des marques
de leur autonomie d'autre part.
De là découle
l'impossibilité
de revenir aux formes autoritaires traditionnelles de la
transmission
des savoirs et des valeurs qui les soutendent sans provoquer une
résistance
sinon légitime, du moins explicable dans le contexte de la
démocratie
hédoniste, individualiste et mercantile de masse qui s'impose
à
eux comme à nous.
Face à ce conditionnement
hédoniste
généralisé et indifférencié,
l'école
ne pourrait être un sanctuaire que si elle avait à
proposer
une religion et des valeurs de substitution face à
l'évolution
libérale du monde moderne et que si elle ne s'adressait
qu'à
des croyants déjà convertis; or elle ne peut être
un
couvent sans perdre toute légitimité démocratique
et nous ne pouvons sans rire et faire rire nous considérer comme
des membres du clergé d'une quelconque église
prétendant
régir les consciences en vue du salut ici-bas de
l'humanité.
De plus, qu'on le veuille ou non, en
démocratie
pluraliste, l'égalité ne peut pas logiquement signifier
l'uniformité
mais compétition réglée par l'opinion, des
modèles
et des référents culturels et sociaux diversifiés;
ce qui signifie que la démocratie, à travers
l’école,
ne peut préjuger d'une quelconque volonté
générale
pour imposer une unité culturelle républicaine.
L'idéal de la république et
de l'école républicaine unique et indivisible est donc un
idéal philosophique dont Platon a eu le mérite de
reconnaître,
contrairement à ses épigones modernes, qu'il est
contradictoire
avec la démocratie dont, précisément, il faisait
une
forme particulièrement démagogique de la tyrannie.
Penser l’idéal d’une culture républicaine unique pour
tous,
mais exigeante et donc forcément élitiste dans la cadre
de
la démocratie de masse est une illusion dont j’ai du mal
à
comprendre comment des esprit lucides et éclairés peuvent
être victimes.
Il nous faut donc faire avec la
pluralité
des élèves et des approches pédagogiques pour
fonder
nos pratiques sur l'activité des élèves auto
apprenant
par tous les moyens interactifs que
les nouvelles technologies (entre autres)
mettent à leur disposition; sans démagogie, les profs
devront
mettre leur savoir et ses exigences rigoureuses de
synthèses,
d'argumentation et de correction formelle à leur disposition, en
insistant sur des règles du jeu impératives simples et
justifiables de sanctions allant
jusqu'à
l'exclusion temporaire et définitive dans le cas de
non-engagement
à les suivre.
Dans ces conditions, il conviendrait
d’instaurer
avec les élèves le contrat donnant/donnant suivant:
l'acquisition
active des méthodes et des savoirs et le respect des enseignants
contre l'autonomie et l'autodiscipline: l'autonomie implique le
risque
personnel de se voir exclu d'un jeu dont on ne respecte pas les
règles,
"ou tu en en proposes d’autre à la décision
démocratique
soumise à l’avis du prof, ou, si tu ne les respectes pas,
tu sors."
Or l'exclusion ne peut être qu'une
solution
de dernier recours et surtout, dans les conditions actuelles, elle
concernerait
entre le quart et le tiers des élèves incapables de se
concentrer
plus de 20 minutes de suite en situation de passivité pour
suivre
un cours magistral, sans qu'ils puissent, ni ne veuillent, pour autant,
se risquer de poser des questions qui leur permettraient de se
mobiliser,
alors qu'un autre tiers, voire parfois les mêmes, ne veut qu'un
cours
magistral bien cadré pour être rassuré en vue de
l'examen
terminal.
Que faire?
Pour sortir de ces contradictions
stérilisantes
et exténuantes, la principale chose à faire serait de
renoncer
à un type d'enseignement qui privilégie l'écoute
d'un
cours bien construit dont le prof est le seul maître, pour
promouvoir
des ateliers à effectif réduit et
sélectionné
d'étude et de recherche guidées qui permettraient aux
enseignés
de s'approprier les référents culturels qui leur
manquent,
de construire leur propre démarche d'acquisition du savoir
et de s'exprimer correctement, à l'oral, comme à
l'écrit
devant les autre. Les cours magistraux devant la classe entière
ne devraient être que des exposés portant sur la
problématique,
les concepts, la démarche, le cadrage et la synthèse
après
recherches. Une pédagogie de projet, plutôt qu'une
pratique
du rejet; une politique de responsabilisation intellectuelle et
éthique
plutôt qu'une politique de contrôle permanent d'un savoir
forcément
mal digéré car ingéré de force en vue d'une
évaluation comparative permanente forcenée. Une
évaluation
formatrice qui privilégie les efforts et l'initiative, donc le
comportement
vis-à-vis du savoir, au moins autant que les résultats.
Pour cela il nous faudrait:
1) Rompre avec l'égalitarisme de
façade
pour nous occuper prioritairement des élèves en
difficulté
et nous accorder le droit de répartir nos heures
mensuelles
entre les cours devant
la classe entière, voire plusieurs
classes de même niveau, et les interventions devant des groupes
plus
restreints.
2) Développer les activités
de groupe et les projets interdisciplinaires pour redonner sens et
cohérence
aux savoirs et pour apprendre à travailler en équipe,
seule
manière d'acquérir l'esprit de responsabilité.
L’évaluation
du travail et du comportement des élèves dans ces groupes
de projet devrait, pour être pris au sérieux, être
intégrés
dans l'examen final.
3) Stimuler l'initiative pédagogique,
ce qui nécessite une large autonomie des établissements
et
des équipes pédagogiques en se souvenant, selon la
formule
de Kant, qu'il n'y a pas de bon
enseignement qui n'expérimente en
permanence.
Le rôle de l'inspection devrait être alors être
redéfini
dans le sens de la coordination et de l'animation
pédagogique
ainsi que son mode
de son recrutement démocratisé.
Sans une profonde transformation des pratiques et des examens, la seule réponse possible à l'indiscipline, voire à l'incivilité, des élèves, sera l'exclusion, pour l'exemple, de fait ou de droit, des plus perturbateurs , ou la crise de nerf permanente de collègues excédés par le mépris dont ils se sentent l'objet sans pouvoir s'y opposer autrement que par le contre-mépris envers les jeunes et leurs parents. La violence latente ou ouverte, alors, tiendra lieu de pédagogie.
Quand la pédagogie se transforme en
gavage d'oies qui n 'y prennent, heureusement pour elles et
malheureusement
pour nous, aucun plaisir pervers, en vue d'une évaluation
parfaitement
occulte (le bac actuel) et fondamentalement
désadaptée dans une société où
l'autonomie
individuelle et le sens de la responsabilité deviennent une
nécessité
de survie, l'école pour tous n'est plus qu'un leurre qui
reproduit
les inégalités sociales en les masquant
derrière
la fausse uniformisation des conditions formelles de la réussite
et de l'échec. Cet échec, nous le savons, concerne
déjà
la majorité des étudiants de l'université, alors
que
la réussite est réservée à la
minorité
des grandes écoles, issus des milieux culturels favorisés
et pour qui tous les sacrifices financiers sont consentis.
Si le lycée ne change pas dans son
fonctionnement et sa finalité (le bac), il n'y résistera
pas; déjà la concurrence des marchands de savoirs et de
formations
propose, via Internet, un bachotage performant, sans violence,
interactif,
à domicile, sans horaires impératifs, en
sécurité
dans le confort de sa chambre.
Prétendre réformer les
lycées
et les pratiques pour réduire les tensions et améliorer
la
qualité de la formation vers moins de bachotage et plus de
réflexion
autonome sans toucher au bac actuel est au mieux une
naïveté,
et au pire, une imposture qui ne fera qu'exacerber les conflits.
Qu'on le regrette ou non, nous sommes déjà dans une société politiquement libérale dés lors qu'elle considère que l'autonomie individuelle est sa valeur centrale; si l'on ne veut pas que le libéralisme proprement marchand s'empare de la formation, il convient de libéraliser les formes de la transmission du savoir dans une école publique et gratuite, condition de l'autonomie de pensée et d'action de chacun, et d'abandonner une conception hiérarchique, autoritaire et uniformisée de la pédagogie et de ses finalités . A moins de penser que l'on doive et puisse opposer une conception militarisée du savoir et de sa transmission aux errements du tout libéralisme marchand afin de sauver la culture, le lycée ne peut plus fonctionner comme la dernière caserne de jour (et de nuit pour les internes) dans un pays où le service militaire obligatoire vient de disparaître. La citoyenneté et la civilité sont moins affaire de cours que de pratique pédagogiques actives visant à élever l’individu en rang de sujet autonome et responsable c'est à dire constructeur de ses projets dans des relations positives aux autres. Si l'école renonce à éduquer en ce sens, nul doute que la loi du marché et la fiction de l'individu indépendant et asocial l'emporteront sur la culture civile.
S.Reboul, le 17/06/00