Le renvoi de Monsieur Claude Allègre : quel enseignement en tirer ?
Intervention de S.Reboul au forum de "Libération" et dialogue avec Valéry Gaillard
Il convient, pour comprendre l’apparente
impossibilité
de réformer l’enseignement dans les lycées, dont monsieur
Allègre vient de faire les frais, d’analyser les défis
devant
lesquels nos établissements se trouvent et en quoi beaucoup
d’enseignants,
par crainte des risques auxquels ces défis les confrontent,
s’opposent
à tout changement autre que quantitatif (toujours plus de
moyens).
Ce désir d’immobilisme, arc-bouté sur le mythe du retour
possible d’un âge d’or perdu de l’école
républicaine
supposée intégrationiste et égalitaire s’exprime,
avant tout, par le refus obstiné de toute réduction des
heures
de cours magistraux devant la classe entière au profit d’autres
pratiques pédagogiques plus individualisées, et de toute
réforme en profondeur des modalités du ce rituel de
passage
qu’est le baccalauréat. Plus profondément, cette attitude
exprime un besoin, ressenti comme vital, de conjurer la crainte
qu’éprouve
un grand nombre de professeurs, formés dans le système
scolaire
uniformisant dans lequel ils ont réussi, devant la montée
irrésistible du libéralisme individualiste ambiant qui
les
soumettrait à la diversité des attentes et des parcours
d’élèves
plus ou moins soutenus par les parents. En quoi une telle
réaction
(ressentiment) est-elle dangereuse?
Trois raisons me semblent pouvoir être
avancées :
1) Les nouvelles technologies rendent
possible
le développement de stratégies autonomes et interactives
de l’acte d’apprendre, au delà de l’autorité
incontestable
du maître traditionnel disposant seul du monopole du savoir
légitime
et de sa transmission normalisée. La concurrence de l’internet
est
déjà là et chaque enseignant devra se
résoudre
à l’affronter, s’il ne veut pas perdre tout crédit.
2) La formation de jeunes gens capables
d’apprendre
par eux-mêmes individuellement et en groupes et de
déployer
des initiatives indispensables pour exprimer leur désir
légitime
d’autonomie sera la condition de leur intégration positive ; or
le maintien de la pratique du cours magistral, considéré
comme l’acte pédagogique essentiel, devant des
élèves
dont l’activité se résume trop souvent à prendre
des
notes pour ne rien oublier le jour de l’examen (il faut assurer !)
deviendra
de plus en plus insoutenable pour les élèves et les
enseignants.
Il compromettra la confiance réciproque indispensable à
un
enseignement qui doit impérativement lier l’instruction, la
transmission
critique des savoirs et l’éducation à l’autonomie.
3) Enfin il est indispensable de concevoir
aujourd’hui l’enseignement initial et les diplômes qu’il
délivre,
non comme une assurance vie ou de carrière dont la fonction
ségrégative
serait le garant préalable de la justice sociale
(inégalité
figée mais rendue « légitime des rôles des
statuts
et des responsabilités »), mais comme une
préparation
à la formation permanente des adultes dans une
société
où la mobilité sociale, tout au long de la vie
professionnelle,
est une des conditions essentielles de développement et
d’équité
démocratique. À refuser cette remise en cause des
finalités
de nos lycées pour maintenir la fiction de la justice
uniformisante
de et par l’école, c’est ne pas préparer nos
élèves
à leur vie future et les conduire à l’échec,
lequel
commence, comme on le sait, sur les bancs de l’université.
Ce défis, devant lequel
l’école
publique ne peut pas se dérober sans imploser au profit de
d’établissement
privés ou pseudo-publics internes ou externes concurrents,
implique
deux conditions :
La redéfinition des savoirs transmis
dans le sens d’une réduction de l’empilement scotomisé de
connaissances académiques (par ailleurs immédiatement
disponibles
sur CD rom et sur internet selon des modalités souvent
très
efficaces), par disciplines et cours sans communication explicites et
organiques
entre eux, au profit d’une formation au raisonnement argumentatif
scientifique
et conceptuel, aux maniement des nouveaux outils informatiques
d’autoapprentissage,
à la pratique orale et écrite des langues
étrangères
soutenue par la compréhension des cultures et à
l’expression
symbolique créatrice et maîtrisée de la
sensibilité
littéraire et artistique..
La pédagogie devra s’orienter vers
le développement d’ateliers mettant en pratique des projets
choisis
pour la richesse des problèmes qu’ils mettent en jeu et
l’interconnexion
des disciplines que leur traitement rationnel exige. Le cours magistral
devant pour l’essentiel, aider à mettre les idées en
ordre
(bilan synthétique), et à ouvrir le champs des
problématiques
et des concepts. Dans ces conditions les enseignants deviendraient les
guides et les référents pour formuler, les expressions,
les
questions et les réponses, en les articulant aux
présupposés
théoriques et techniques des savoirs qu’ils transmettent.
Les examens devront prendre en compte le
parcours
des élèves et des savoirs qu’ils auront acquis à
partir
des travaux qu’ils auront poursuivi individuellement et avec d’autres
dans
la réalisation de projets autonomes balisés par des
exigences
rationnelles unifiées par niveaux de formation.
Ce dernier point est décisif : toute
réforme du lycée se heurte aujourd’hui à
l’obstacle
d’une évaluation terminale (le bac), sanction en double aveugle,
dont la logique oblige à un bachotage sécuritaire et au
bourrage
de crâne et exclut toute prise de risque (droit à
l’erreur)
et étouffe l’initiative personnelle chez la majorité de
nos
élèves. Ceux-ci n’attendent (et comment les en
blâmer)
que des recettes pour réussir (à coup sur, croient-ils
à
tort) comme en témoigne le succès commercial des ouvrages
spécialisés, trop souvent bâclés: la
tête
bien faite est sacrifiée à la tête bien faite. Le
bac,
sous sa forme actuelle déresponsabilise enseignants et
enseignés,
correcteurs et corrigés et transforme l’élève en
consommateur
passifs et les professeurs en répétiteurs d’un savoir
préfabriqué
exigible pour réussir.
En vérité les enseignants
sentent
très bien que cela ne peut plus durer et que les rapports avec
les
élèves, voire les parents deviennent éprouvants,
sinon
désespérants :, peu de participation et de
curiosité
intellectuelle, insolence des élèves, stress du prof qui
ne peut boucler son programme sauf à brader (brider) la
réflexion
et à fustiger les élèves pour les faire boire sans
soif. ; mais ils s’accrochent à un modèle qui les
protège
encore de la nécessité de prendre en charge, dans la
transparence,
les besoins d’orientation et les nouveaux critères
d’évaluation
rendus nécessaires par le mouvements de la
société,
selon des procédures, souples et diversifiées
adaptée
aux rythmes différencié des élèves et
à
la progressivité nécessaire à un savoir
authentiquement
réfléchi et intériorisé.
Monsieur Allègre a eu historiquement
raison sur le diagnostic et les orientations, mais il a eu tort de s’en
prendre sans nuances aux enseignants qui sont autant victimes que
coupables
d’une situation imposée par un système de
déresponsabilisation
massif du sommet vers la base entretenu par une hiérarchie
pédagogique
et administrative infantilisante. Il aurait du commencer par
démolir
le mammouth, en commençant par l’inspection
générale
et particulière qui continue à juger les enseignants sur
un cours/comédie artificiel(le) une fois tous les 7 ans et
à
fonctionner comme une machine à stériliser la pratique
enseignante
à partir du modèle de la leçon
d’agrégation
devant une classe fictive ; quand elle ne passe pas son temps, comme en
philosophie, à hurler à la mort de la pensée et de
la république contre tout projet de réflexion et d’action
concernant l’évolution des programmes, de la pédagogie et
des examens.
Dégraisser le mammouth,
décentraliser
la gestion : bravo, mais s’en prendre aux enseignants sans
démolir
la hiérarchie qui les maintient dans la peur de n’avancer
qu’à
l’ancienneté et de rater les échelons « horsclasse
» et les promotions internes., c’était mettre la charrue
avant
les bœufs. Son deuxième tort à été de
donner
l’impression (en partie fausse) de vouloir réformer sans moyens
supplémentaires, en tout cas, sans négocier sur les
moyens
et le service des enseignants, en laissant croire que les enseignants
tiraient
au flan, alors qu’ils n’en peuvent plus de vouloir trop bien faire dans
un contexte qu’ils maîtrisent de moins en moins. Puisse Monsieur
Lang retenir la leçon pour faire rebondir la réforme. Si
les ministres passent, l’exigence de la libéralisation de
l’école
publique demeure; si l’on n’y répond pas, alors, oui, la
privatisation
généralisée de l’enseignement, de la culture et de
la formation ne sera plus une menace en l’air, dès lors qu’elle
pourra se présenter faussement comme la condition
inéluctable
de l’autonomie de l’élève-consommateur. Privatisation que
certains, qui cherchent à en tirer le maximum de profit,
appellent
de leurs voeux et mettent déjà en oeuvre sur la toile et
ailleurs.
Sylvain Reboul
Valéry Gaillard
Ayant été votre élève -il y a déjà longtemps ! - ça m'a fait marrer de vous retrouver sur un forum de discussion. JE NE SUIS PAS DU TOUT D'ACCORD AVEC VOUS !
Votre plaidoyer en faveur d'Allègre part d'un postulat fort répandu et, à mon avis, tout à fait contestable : l'apparition d'Internet modifierait notablement les modes de transmissions du savoir et permettrait un nouveau type d'enseignement. Quelques remarques :
Internet, parce plus complexe, plus touffu,
plus étendu, est infiniment plus discriminant que les
systèmes
d'information traditionnels. Un : il est nécessaire de
maîtriser
l'anglais. La plupart des sites sont basés aux Etats-Unis.
(D'ailleurs
pour qui ne parle pas l'anglais, même le préfixe que tape
n'importe quel internaute au début d'une adresse "hypertexte
type
protocole://worldwide web" se transforme en signe caballistique !) Deux
: il ne suffit évidemment pas d'avoir théoriquement
accès
l'information pour être capable de retrouver cequ'on y cherche.
Essayez
de lâcher un profane à la Bibliothèque Nationale
pour
voir... Enfin, la profusion de fausses informations, de rumeurs, de
clichés
couplée à l'absense de "médiateur" (journaliste,
enseignant...etc)
exige de l'utilisateur une vigilance accrue. Rappelez
vous la bévue de Salinger
lui-même,
victime d'un "gossip" lors du crash du vol d'UTA.
Il est partial de ne voir dans Internet qu'un média qui ne peut servir qu'à égarer et tromper l'intrenaute naïf et/ou inculte, alors que fleurissent, dans toutes les disciplines, des associations de sites et des annuaires très sélectifs qui orientent les recherches par thèmes et qui présentent une évaluation des contenus rigoureuse. il devient au contraire indispensable de former tous les élèves au maniement critique de cet outil, comme on aurait du le faire depuis longtemps pour les médias audio-visuels en général (télé, cinéma etc)... Quant à la domination de l'anglais et à son caractère sélectif, la meilleure façon de réagir ma semble être de proposer des sites et des lieus d'échanges en d'autres langues et... d'apprendre l'anglais, ce qui est possible et permis à quiconque!
Le métier d'enseignant ne se borne pas à déliver un cours ex cathedra. Il consiste plutôt à donner des intuitions quant aux enjeux d'une discipline. Je me souviens des cours de Maths de votre collègue Tournadre. Je serais aujourd'hui bien en peine de dériver la moindre fonction affine. Peu importe ! Ce qui reste, ce sont quelques aperçus d'une méthode scientifique. Ce n'est déjà pas si mal.
D'accord sur ce point, mais cela implique
que
l'élève soit actif et, pour cela, soit
évalué
autrement que par un examen terminal en double aveugle qui ne retient
que
la performance technique formalisée et non la
capacité de reflexion et
d'interrogation
qui exige prise de risque intellectuel et échange
argumenté.
- Concernant Allègre : qu'il ait été victime de l'acharnement du SNES ou pas n'est pas mon problème. Le rôle d'un homme politique est de gérer les rapports de force. En dehors de sa maladresse et de la brutalité de ses manières (ayant eu l'occasion de le rencontrer, je peux en témoigner), sa stratégie a dès le départ consisté à se servir de l'opinion contre le corps dont il avait la charge. Une prise à témoin comme moyen de pression en quelque sorte. La méthode était contestable. Force est de constater qu'elle a échoué. Allègre peut désormais retourner à la géochimie et ce n'est pas moi qui vais pleurer...
La personne d'Allègre n'est pas mon
problème, car demeure l'exigence d'une réforme qui
permette
aux profs comme aux élèves d'expérimenter des
apprentissages
en interactivité que les nouveaux médias
électroniques
rendent possibles; ce qui ne supprime pas le rôle de
l'enseignant
mais peut changer positivement les modalités pédagogiques
de son exercice et les rapports entre profs et élèves et
élèves et savoirs.
Vous ne dites rien sur les deux propositions
centrales de ma contribution: la réforme du bac et la mise en
cause
de la hiérarchie dans l'école, en vue de rendre plus
responsables
les enseignants comme les enseignés. Comment savoir alors si
vous
êtes vraiment en total désaccord avec moi?
A propos, êtes vous toujours prof ?
Je suis encore en fonction pour 2 ans
à
mis-temps (CPA). Mais je travaille aussi sur internet (forum philo et
site);
pour voir ce que l'on peut y faire, faites un tour sur mon site; toute
critique me sera utile.
Valéry Gaillard
Merci pour votre réponse. Je
précise
que j'ai quitté l'école il y a déjà un
certain
temps et que mes> idées sur
la question sont forcément
datées,
imprécises et - pour une part, peut-être - fanstasmatiques.
Le Bac. C'est un examen de passage un
peu désuet, une sorte de rite initiatique. Comme le permis de
conduire
et le poil au menton (pour les hommes!) il sanctionne le passage
à
l'âge adulte. Est-ce encore bien nécessaire ? Je n'ai pas
vraiment d'idée sur la question.
Le mode d'évaluation. Par
définition,
l'école est normative. C'est une forme d'asservissement
nécessaire.
On
n'y apprend pas l'imagination, on y apprend
la rigueur. Argumenter un raisonnement, ne pas oublier l'intro ni
la conclusion, hiérachiser ses idées...etc. D'une
certaine
façon, c'est parce que je suis passé par ce moule
là,
et vous aussi, que nous pouvons nous parler aujourd'hui.
La question n'est pas de savoir s'il faut des rituels de passage, mais si un rituel rigide et aveugle est encore adapté à l'évolution très rapide de notre société dans le sens de la l'initiative des individus pour se former en permanence et se remettre en question, voire changer de statut, de rôle et de projet professionnel; certains rituels traditionnels sont aujourd'hui obsolètes et en définitive injustes au regard des exigences d'une société libérale et ouverte et du point de vue du devenir des individus eux-mêmes. Le bac et les habitus qu'ilgénère est un échec aussi bien à l'université que dans la société toute entière: il a trop tendance à former des crétins diplomés incapables d'apprendre et de penser par eux-mêmes.
Evidemment, c'est parcellaire, insuffisant,
injuste. Y-a-t-il la place pour une autre forme d'enseignement. Je
sais que des expériences alternatives
ont été tentées, dans les années 70
notamment.
Mais je n'ai pas assez
d'information sur leur réussite...
Il me semble, d'une manière générale, que ces
expériences
(comme la psychiatrie
institutionnelle dans un autre domaine) ne
peuvent exister qu'à la marge. Elles se constituent et se
pensent
elles-même en opposition à un système
dominant.
Mais elles ont justement le mérite
de
faire évoluer les finalités et les pratiques des
institutions
existantes; sans quoi celles-ci perdent toute efficacité et tout
crédit
Valéry Gaillard
Soyons réalistes. Toute
société
utilise l'école ou ses succédanés pour formater
les
individus dont elle a besoin.
Il y a encore un demi-siècle, il
fallait
savoir lire, écrire, compter. Aujourd'hui, une compétence
un peu plus
technologique est nécessaire.
Celà
change-t-il vraiment le fond du problème ?
S.Reboul
Tout à fait: avant on enseignait pour la vie, aujourd'hui il faut apprendre à apprendre et à désapprendre toute sa vie. Notre devenir est infigurable et donc toute formation et validation initiales sont caduques si elles se contentent de mesurer des acquis, sans développerla curiosité intellectuelle et l'esprit de recherche donc le doute rationnel.
Un point sur lequel je vous rejoins
totalement
: il faut apprendre à critiquer l'image et les nouveaux media.
Pour
ça, les profs d'histoire sont sans
doute les mieux placés, il me semble. J'irai faire un tour
sur votre site. Je
crains, malheureusement, que ma culture
philosophique soit un peu insuffisante pour pouvoir dialoguer sur ce
terrain-là..
Je fais ce que je voulais
déjà
faire au lycée : des films. Mon premier documentaire traitait
d'ailleurs
d'histoire
politique (l'indépendance de la
Guinée
en 58) et je me suis posé très précisément
le problème du statut des archives sonores et visuelles.
Je
viens par ailleurs de terminer le portrait d'une famille qui a
émigré
de Haute-Silésie pour venir dans le bassin minier du
Nord-Pas-de-Calais.
L'intégration par le fond en quelque sorte.
Il me semble que, d'une manière
générale,
vous faites plus confiance que moi à l'école. On apprend
énormément
en dehors des murs du collège ou du
lycée, par percolations diverses, par les rencontres, les
expériences,
les
déplacements. Ca pose un
problème
évident : une énorme injustice sociale. Mais je ne crois
pas que l'institution ait jamais résolu ça.
L'école
intégratrice à la Jules-Ferry est un mythe. Avec la
massification,
on a simplement rendu visible cette évidence : la
majorité
reste sur carreau. Les 70% de gosses qui autrefois ne passaient pas la
6ème et finissaient à l'usine comme leurs parents font
aujourd'hui
partie du système éducatif. C'est une illusion. Quoi de
commun
entre Henri-IV (ou David) et un collège de Zep ? Un bon
élève
de seconde est plus cultivé, écrit mieux, lit plus qu'un
mauvais étudiant de fac.
D'accord sur le diagnostic, mais le mot
mythe
a deux sens: une illusion (confusion entre le réel et la
fiction)
et une fiction régulatrice; sans se faire d'illusion on peut
revendiquer
pour l'école un rôle critique et
d'ouverture de la pensée.
Peut-on apprendre la
curiosité,
la contestation, le libre arbitre et la confiance en soi ? Oui, mais au
berceau, pas
au lycée.
Pas au lycée tel qu'il fonctionne dans la plupart des cas! c'est pourquoi une évolution est nécessaire. Quant au berceau et à la famille, cela me parait encore plus mythique pour beaucoup!
La société toute
entière,
et pas seulement le gouvernement, demande aujourd'hui aux profs
d'être
au mieux des
éducateurs, au pire des assistants
de garderie. Oui, les entreprises ont des exigences variables et peu
durables,
personne ne garantit un emploi à vie,
hormis l'Etat. Mais ces mêmes entrepreneurs qui prônent la
flexibilité se
foutent bien d'un système
éducatif
qui apprendrait à se remettre en cause et à remettre en
cause
l'autorité. (Et pour cause !). Ce qu'ils souhaitent, c'est
justement l'inverse : une pseudo-formation professionnelle soumise
à
la demande du marché.
Les demandes de la société et
des chefs d'entreprise sont à critiquer en effet mais de quel
point
de vue? de celui de l'autonomie des personnes dont toute
société
libérale et ouverte a besoin pour fonctionner, n'en
déplaise
aux
responsables dont la myopie entraine
l'irresponsabilté
sociale, voire économique. Cette autonomie est d'ailleurs
indispensable
à la nouvelle économie! La réflexion politique (en
matière d'éducation d'abord) consiste à voir plus
loin et mieux en vue de l'amélioration de la qualité de
la
vie de tous.
Alors quoi faire ? Se battre pour que les
bouquins
soient les moins chers possibles (et toujours gratuits en
bibliothèque !) pour que les
musées
soient gratuits et accessibles, pour que la télé soit
moins
conne et espérer, qu'à la marge, subsitera quand
même
une capacité de contestation. Ce qui est probable...
Mais que celle-ci soit initiée
à
l'école y contribuerait!
Vous faites un travail passionnant; a-t-il
des retombées dans le domaine public?
Mon premier film a été diffusé sur Arte (mercredis de l'Histoire). Le second est co-produit par France 3. Je ne sais pas encore quand ils vont le diffuser. La télé, comme toutes les grosses machines, obeit à une (il)logique interne et absconse qu'il ne vaut mieux ne pas trop essayer de pénétrer...
J'ai été faire un tour sur
votre
site et j'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre texte sur
l'argent.
Malgré le brio de la
démonstration, je ne peux pas
être
d'accord avec l'alternative sous-jacente qui la structure :
totalitarisme
(le mot me déplaît d'ailleurs, il a eu une vraie
pertinence
conceptuelle après-guerre ; je le trouve aujourd'hui un peu
fourre-tout)
ou libéralisme.
De fait, vous réactivez une
proposition
qui a organisé le monde de 45 à 89, ou du moins
jusqu'à
la détente de 72. Le sujet m'intéresse d'ailleurs, je
travaille
actuellement à un projet de documentaire sur le jeu
d'échecs
et la guerre froide. Mais devant l'affaiblissement
général
des appareils d'Etat (et vous avez raison, l'Eglise en a fait partie)
il
me semble que l'urgence est ailleurs : quel système de
représentation
valide opposer au simple rapport de forces économique ? La
logique
libérale veut faire de l'Etat un simple régulateur de la
loi du marché (cf les Etas-Unis). Cependant la contradiction est
patente : plus l'Etat devient débile, moins il peut s'imposer
aux
forces en présence. Il se pose d'ailleurs en ce moment un cas
d'école
intéressant : que va-t-il réellement advenir des
vélleités
de démantelement de Microsoft ? Je fais le pari que le
gouvernement
fédéral et la Cour Suprème n'iront pas contre la
volonté
de Wall Street.
Au vu de votre texte, il m'est venu une
question
indiscrète : marxistes et libéraux partagent
la même conviction dans le primat de l'économie.
Auriez-vous
été l'un puis l'autre ?
S.Reboul
Vous posez les questions les plus percutantes; mais je vais essayer de relever le défis en quelques lignes:
1) je ne suis pas libéral au sens
où
je réduirais toutes les valeurs de la vie à celles de
l'économie
"prétenduement" libérale; il y a aussi celles de la
politique
et de l'amour érotique, de l'art etc..; mais je suis
libéral
sur le plan politique et culturel, c'est à dire que je
récuse
le primat de croyances collectives éthiques et politiques, voire
métaphysique transcendantes (y compris économiques
soi-disant
libérales) sur la recherche par les invividus de leur bonheur
personnel;
c'est dire que le considère que, si la
société
moderne (non-traditionnelle) pose des contraintes et des normes,
celles-ci
ne sont aujourd'hui légitimes et vivables que si elles
fonctionnent
sous le primat de la vie privée, le primat du droit au bonheur
de
chacun. Qu'on le regrette ou non notre société est
libérale,
individualiste et pluraliste, non communautariste, dans sa
globalité
elle est froide (au sens qu'elle ne fait pas dans le sentiment), mais
elle
peut et doit autoriser des liens infrapolitiques chauds mais
non-contraints.
Toute autre position supposerait une
conversion
idéologiques généralisée (le retour du
religieux
dans la politique) et/ou un totalitarisme politico-policier
anti-individualite
et liberticide.
2) Cela exige que des normes de régulation des désirs soient instituées pour garantir l'exercice par chacun de son droit au bonheur personnel. Et surtout implique l'établissement des conditions générales juridiques et économiques de l'exercice de ce droit dans une relative égalité des chances; laquelle ne peut être qu'une fiction régulatrice mais nécessaire (n'en faisons pas une illusion en la confondant avec une réalité où tout serait déjà réalisé). En ce sens, des droits-créance fondamentaux doivent être reconnus et sont exigibles par tous: droit à la survie (allocation universelle), au logement, aux soins et à l'éducation et à la culture qu'il faut impérativement adjoindre aux droits-liberté classiques pour que ceux-ci ne soient pas une fiction mystificatrice. Nos sociétés sont assez riches pour les assurer et le fait déjà en partie. Si quelqu'un vit sans travailler au sens économique, cela ne veut pas dire qu'il soit socialement inutile; du reste une minorité vit des revenus du capital; il serait paradoxal que l'on condamne une plus grande minorité à l'exclusion et à la mort sous prétexte qu'elle est composée d'individus sans travail ou qui ne trouvent pas leur bonheur dans les emplois qui leur sont proposés. Je n'ai pas la religion du travail et ne pense pas que l'emploi forcé soit une valeur libérale.
3) L'état , où en tout cas une autorité légitime, est indispensable pour définir et faire respecter les droits en question par des mesures de corrections et de redistributions sociales et économiques; dont, du reste, sans que ses responsables (et profiteurs) en aient toujours conscience, le système capitaliste a besoin pour fonctionner: il y trouve ses marchés, son dynamisme et sa légitimité sociale et politique (démocratie).
4) Quel état? Démocratique surement, mais national, à mon sens, de moins en moins; car la globalisation oblige a une redéfinition du niveau des décisions et car nos pays sont de moins en moins uninationaux (au sens ethnique); je suis du reste pour le droit de vote des étrangers; pour que le concept de citoyenneté soit séparé du concept de nationalité et que celui-ci devienne une notion apolitique comme la religion.
5) Je pense, en effet, que Marx s'est peut-être trompé en paraissant rammener la totalité de la vie à l'économique, en cela il partageait l'opinion des soi-disant libéraux (mais ce point est discutable, car Marx a fait une critique interne du capitalisme et non une critique externe moraliste et/ou religieuse). Mais je considère qu'il avait raison d'insister sur les contradictions du capitalisme qui se réclame de la liberté pour imposer une dictature sociale de fait. Cela dit je ne crois plus ni à la dictature du prolétariat, ni au communisme, variante nostalgique du communautarisme traditionnel (du reste, sur la capitalisme libérateur, Marx était très ambivalent). En cela le capitalisme est l'horizon indépassable de la modernité (individualisme pluraliste et démocratique); Mais il exige, pour fonctionner sans trop de violence et de contradictions auto-destructrices, une régulation politique forte, à tous les échelons, mais aujourd'hui la constitution de l'échelon international me semble prioritaire.
Votre réponse est passionnante et amène une question à laquelle je n'ai pas de réponse. Doit-on réfléchir et se battre pour ne pas laisser le concept de libéralisme aux seuls mains des Chicago's boys et de leurs émules ? Ou, la charge affective et culturelle du mot étant trop forte, doit-on en chercher d'autres ? Il est évident que l'adjectif libéral résonne (et raisonne) tout autrement après que vous m'en avez fourni une explication plus détaillée. Mais un madeliniste débarquant sur votre site pourrait tout aussi bien s'emparer de votre démonstration à son profit. (Madelin est le seul "libéral" intellectuellement cohérent). Vous me répondrez que l'utilisation partisane d'une réflexion philosophique n'est pas votre problème et vous aurez peut-être raison. Encore que, lorsqu'on pénètre sur le terrain politique, on est bien forcé d'aborder la question de l'efficacité...
J'ai lu l'article du Monde. Je ne crois que très modérément à la pertinence d'un enseignement "à distance". Pas par nostalgie mais tout simplement parce que l'acte d'enseigner dépasse très largement le discours. Après le bac, je suis allé faire un tour à Paris VIII. Là, j'ai assisté, par curiosité, à quelques cours de Deleuze. J'avais 17 balais, j'étais inculte et bien en peine de comprendre ce qu'il s'y passait. C'était de la confiture donnée à un cochon ! Et pourtant... Ce qu'il m'en reste aujourd'hui, ce sont des impressions sensibles, bien éloignées du discours rationnel. Je me rappelle le visage de Deleuze qui s'illuminait à l'évocation du Dionysiaque et de l'Appollonidien dans la Naissance de la Tragédie. (A l'époque, cet enthousiasme avait suffi à m'envoyer à la Fnac acheter des bouquins de Nietzsche. Après tout, ça n'est déjà pas si mal...). Je me rappelle sa curiosité avide (à l'époque, il travaillait à l'Image-Temps) dès qu'il percevait un matériau intellectuel susceptible de lui servir. Il attrapait les idées, les retournait, les malaxait comme une cuisinière travaille sa pâte. Et finalement, le voir ainsi au travail n'était-il pas aussi profitable que de lire une longue théorie sur le philosophe-fabricant-de-concepts ?
J'ai été votre
élève
en terminale. Je serais bien en peine de vous dire aujourd'hui ce qu'on
avait au programme. Je me souviens de vous évoquant vos
relations
intimes avec votre femme. A l'époque, ça nous paraissait
bien incongru. Et je retrouve aujourd'hui dans votre travail cette
idée
que l'érotisme est un acte de résistance à
l'autorité.
(Kundera explique effectivement comment les Pragois ont utilisé
la libération sexuelle comme acte de résistance à
l'oppression soviétique).
Parce que nous sommes des êtres sensibles, parce qu' l'acte d'enseigner est indissociable de celui de séduire, je me défie comme de la peste de cette idée à la mode qui veut voir dans les nouveaux moyens d'informations une facilité pratique et sans danger. Cette réduction de la pédagogie au discours, du discours à son contenu et de la pensée à la raison ne me convainc pas. Et je la trouve même un peu conservatrice, malgré les apparences.
L'intelligence du conservatisme social a été de se présenter sous le masque trompeur de l'autonomie individuelle, valeur centrale et irrésistible des sociétés modernes. Dans ces conditions, de deux choses l'une:
1) ou bien on lutte contre le faux
libéralisme
en récusant l'idée libérale elle-même au
risque
de se présenter et de se faire présenter comme un ennemi
des libertés individuelles et je vous garantis
l'échec
politique.
2) ou bien on dénonce le faux
libéralisme
économique comme une mystification au nom de l'autonomie des
individus
et l'on aura quelques chances de se faire entendre par ceux qui en sont
victimes de l'oppression sociale et des dénis de droit qu'elle
génère.
Madelin n'est dangereux qu'autant que l'on
maintient avec lui la confusion entre la liberté du
capital
et l'autonomie individuelle (y compris pour le capitaliste et ses
valets)
et que l'on pense que la liberté est contradictoire avec les
règles
de droits (et donc les devoirs) qui sont indispensables pour la
promouvoir
au bénéfice de tous.
La meilleure question à poser à
Madelin est la suivante: l'autonomie d'accord, mais celle de qui? Qui a
le pouvoir d'en faire usage à son profit et contre qui?
Le mot "libéralisme" n'a d'ailleurs
pas las mêmes connotations aux USA qu'en France: les
libéraux
sont aux USA ceux qui luttent pour plus de droits sociaux et de
protection
pour des plus faibles. Les conservateurs sont libéraux au sens
étroitement
et fallacieusement économiques mais très traditionalistes
et inégalitaristes sur le plan culturel, social et
politique
(voir le parti républicain).
Votre éloge de la séduction en pédagogie est juste mais partial: si elle n'est pas mise au service de la réflexion et de l'autonomie, elle devient danfereuse et liberticide; n'oublions pas que la domination marche sur deux jambes : la peur et la séduction et qu'une domination efficace ne marche pas longtemps à cloche-pied; du reste la séduction rend possible le pire des chantage: le chantage affectif, ou chantage à l'amour et au désir de l'autre: méfions nous des gourous! De plus êtes-vous certaine que la séduction ne peut fonctionner via internet, et dans des cionditions de réciprocité et de dédramatisation peut-être plus favorables encore à l'autonomie de la réflexion que ce qui peut se passer dans le cadre d'un cours institutionnel et forcément magistral (ce que j'aime faire par ailleurs?)
Notre dialogue est intéressant, seriez-vous d'accord pour que je le publie sur mon site avec vos coordonnées électroniques?
Oui, vous pouvez publier notre conversation
électronique. Bien qu'elle ait le négligé d'une
discussion
à bâtons rompus... Je tiens néanmoins à vous
préciser par rapport aux enjeux de votre site que je me situe
résolument
en
dehors de la philosophie. J'entends par
là
que ma culture en ce domaine est très médiocre et que
l'esprit
de synthèse qui, je crois, est nécessaire à la
pratique
philosophique me fait cruellement défaut. (Je me sens
naturellement
plus en familiarité avec d'autres disciplines plus
"analytiques",
comme l'histoire par exemple). J'aborde notre conversation sous l'angle
politique, c'est à dire que je m'intéresse, comme
beaucoup,
aux choses de la cité.
Bien entendu, on ne peut pas résumer
l'acte d'enseigner à une simple entreprise de séduction.
Mais on ne peut pas plus feindre d'oublier tout ce qui passe et se
passe
en dehors, au dessus ou en dessous du discours proprement dit. Je ne
suis
pas par principe opposé à l'utilisation de nouvelles
technologies.
Je suis simplement méfiant quant à l'engouement un
peu matérialiste pour un moyen pratique de réaliser des
économies
d'échelle. Et je sens poindre la tentation de programmes
d'enseignement
"clef en main".
Le cours ex cathedra repose de fait sur la
domination du prof détenteur du savoir. Ça ne me choque
pas.
S'il fait correctement son boulot, le prof fournit à ses
élèves
les outils qui permettent sa propre contestation, quelque soit la
discipline
enseignée. Et il est de toute manière plus aisé de
contester un homme ou une femme présent physiquement
plutôt
qu'une pensée venue d'ailleurs et objectivée par sa
dématérialisation.
Je reviens à cette
évidence que l'objectivité est
un leurre et que l'honnêteté minimale consiste justement
à
revendiquer et à assumer un point de vue singulier. Le prof,
parce
qu'il est un être de chair identifiable a la
nécessité
d'affirmer d'où il parle. Ça peut être, au pire, la
simple transmission d'une doxa académique mais même dans
ce
cas, on peut (et on doit) lui porter la contradiction. L'avantage
du visage, c'est que, qu'il le veuille ou non, il dit "je".