Prémisses philosophiques du
libéralisme et justice sociale
Première conférence le 17/11/04
à Angers
Je voudrais d’abord signaler une équivoque concernant le
terme de libéralisme pour la lever : chez nous le mot, sous
l’expression
de néo-libéralisme, est synonyme de capitalisme sauvage
et de la liberté
d’entreprendre des seuls détenteurs des capitaux aux
dépens des salariés, alors
qu’aux USA le terme est connoté à gauche ; il
désigne le courant culturel
et politique qui fait de progrès social et des libertés
concernant les mœurs et
les opinions les conditions de la liberté individuelle. Or, si
on
se rapporte à
l’origine philosophique du terme c’est à l’évidence le
sens nord américain qui
s’impose car le libéralisme est une invention des
Lumières contre les formes
conservatrices traditionnelles-religieuses et inégalitaires du pouvoir sociétal pour promouvoir le
progrès politique, social et culturel pour tous. Ma thèse
sera ici de montrer
en quoi cette équivoque procède d’un véritable
détournement de sens visant à
présenter les progressistes comme des ennemis de la
liberté, comme des
anti-libéraux, sinon des totalitaires voulant asservir les
individus à la toute
puissance de l’état ; ce détournement vise à
faire consentir le plus grand
nombre aux mesures les plus anti-sociales d’un capitalisme
dérégulé
Mais ce détournement est pire encore dans ses effets politiques lorsque les progressistes le reprennent à leur compte pour dénoncer le libéralisme en général en oubliant son sens authentique. Le but de mes interventions sera donc de rétablir ce sens originaire afin de redonner au libéralisme ses lettres de noblesse progressistes et d’opposer au pseudo-libéralisme, non un anti-libéralisme politiquement dommageable (tous les totalitarismes se sont réclamés de l’anti-libéralisme), mais un authentique libéralisme au sens progressiste et social du terme, en montrant en quoi ce détournement est philosophiquement fallacieux et politiquement dangereux.
Ainsi cette liberté
individuelle, spontanée, voire naturelle, nous y reviendrons,
est de fait
ego-centrée, voire égoïste ; chacun est
à lui-même sa propre fin et fait
des autres, dans le meilleur des cas un moyen, et dans le pire un
obstacle-concurrent à écarter, sinon à
détruire. Elle implique la capacité
reconnue d’entreprendre sans se soucier
des intérêts des autres, à l’exception
éventuelle de ses proches, sinon à ne
les considérer que pour se satisfaire soi-même. Plus de
fidélité ou
d’attachement durables, de soumission à un ordre social
immuable, et encore
moins transcendant. L’égoïsme est inscrit dans la nature
passionnelle des
hommes et ce que le christianisme voyait comme un péché
originel est un état
nécessairement indépassable pour l’immense
majorité des individus. Loin de
prétendre les transformer, ce qui est impossible sans les
terroriser, il faut
donc les mettre en condition de satisfaire leur égoïsme
sans nuire aux autres.
Les saints, s’ils existent, sont au delà de l’humaine condition
et une société
de saints serait proprement inhumaine. L’idéal de
sainteté est, pour l’immense
majorité, irréaliste et, de fait, ne peut qu’encourager
l’hypocrisie et inciter
à la haine violente de soi et des autres.
Cette réelle
inégalité des
chances risque alors de reproduire une société de castes
de fait et cela sans
aucune justification religieuse ou de mérite aux yeux de ses
victimes et
devient donc illégitime et contestable au point d’être
nécessairement ressentie
comme injuste par ceux qui ne bénéficient pas de
conditions suffisantes pour
faire valoir leur droit, en droit identique, de s’enrichir. Et cela
d’autant
plus que, sous la forme du salariat, est réintroduite dans les
faits la
dictature des possédants sur les dépossédés
qui doivent vendre leur force de
travail pour vivre et se reproduire. Le libéralisme, sous la
forme du
capitalisme, apparaît engendrer
l’injustice comme les nuées engendre l’orage et cette injustice
à son tour
compromet la liberté du plus grand nombre qu’il prétend
défendre. La légitimité
du pouvoir capital et de la propriété privée des
biens sociaux que sont les
biens de production et d’échange est radicalement compromise par
son incapacité
à se transformer en valeur valant pour chacun, car son
universalité
théorique (tout le monde peut
devenir
capitaliste ou propriétaire) alors apparaît pratiquement
comme une
mystification au service des seuls intérêts des
possédants dans l’exploitation
« légalisée » qu’elle autorise et
garantit de la force de travail. Le
capitalisme se retourne contre le libéralisme dont il s’efforce
sans succès
d’exploiter le prestige sous la forme de l’apparente valeur de la
liberté
universelle (pour tous sans contradiction).
Si, comme il a été
démontré
historiquement, aucune
société ne peut
être à la fois libérale et réellement
égalitaire et que néanmoins une société
libérale ne peut se dispenser de se soucier de justice sans
prendre le risque
de la violence sociale, peut-on sinon résoudre, du moins traiter
cette
contradiction pour en réduire les effets potentiels de violence
et de
domination? Peut-on, sans sortir du libéralisme
théorique, penser une
société plus juste dans les faits et sinon
égalitaire du moins inégalitaire et
qui serait libérale ? Si non pourquoi et si oui à
quelles conditions et
dans quelle limites ?
1)
Libéralisme
politique et droit naturel
Pour comprendre le libéralisme
il faut d’abord comprendre qu’ il vient à la
fois de la
conception
chrétienne traditionnelle de la liberté
et qu’il la refuse.
Les
sociétés théocratiques
ou fondées sur la référence à une puissante
divine transcendante, ne
reconnaissent, au mieux, la liberté que comme capacité
à choisir entre le bien
exigé par Dieu et le mal dont une des sources réside dans
la corps et les
passions humaines, particulièrement, dans le désir
égoïste illimité de possession
et de jouissance sensible et sensuelle et la vanité ou
l’orgueil.. Ce désir est
naturel mais il est aussi source de conflit et de guerre permanente et
de
violence indifférenciée de tous conte tous (Hobbes);
Les hommes ne peuvent
vivre sans s’entredétruire qu’en se soumettant volontairement et
sous la menace
de sanction post-mortem, à la volonté divine inscrite
dans des textes sacrés et
relayée par l’autorité, morale et politique , des
prêtres et des princes
investis de la puissance divine. Pour les chrétiens le
péché originel réside
d’un part dans la nature corporelle
et désirante de l’homme (la chair)
et
d’autre part dans le choix du mal humain (la chair) contre le bien
divin
(l’esprit ou amour de Dieu). La liberté est donc ambivalente,
elle est à la fois
puissance du mal et du bien. Aussi doit-elle être encadrée
par la puissance
ecclésiale et politique-spirituelle pour être
orientée au bien. Il convient
toujours, et ce si possible dès l’enfance, de forcer les hommes
à être libres
en vue du bien, c’est à dire à faire le choix, à
la fois contraint et consenti
en vue du salut, de Dieu, du
surnaturel, de l’au-delà paradisiaque de la mort, contre la mal
naturel.
Alors les hommes seront sauvés
grâce à
Dieu et contre la partie désirante d’eux-mêmes. Si la
liberté est naturelle,
inscrite dans la nature de l’homme, elle ne peut spontanément
s’exprimer que
sous la contrainte salvatrice consentie, indissociable de la foi
religieuse.
Les droits de l’homme se confondent alors avec le droit divin à
exercer sa grâce
et sa puissance contre sa nature peccable condition du plein exercice
du bon
usage de son entière liberté de choix.
Pour se sortir de la guerre de religion permanente en Europe, la tradition chrétienne a d’abord tenté le fameux principe de compromis « un prince, une religion » ; or ce principe aboutissait, sur fond de crise religieuse et de la foi dues au développement des sciences et du commerce, à expulser hors de France au profit de la Prusse, par exemple, les protestants les plus dynamiques pour le développement économique et à continuer à pratiquer l’intolérance d’état à l’intérieur. L’échec était alors patent : on ne pouvait concilier liberté chrétienne d’un côté et liberté de conscience et économique de l’autre. Le modèle théocratique et hiérarchique/monarchique du pouvoir ne pouvait plus fonctionner, c’est à dire ne pouvait plus garantir la sécurité et la paix dans la justice vécue. Sa légalité s’imposera progressivement comme illégitime et tyrannique au regard et au profit des droits dits naturels des hommes par opposition aux devoirs et droits divins et cela d’autant plus que les guerres politico-religieuses incessantes ruinaient leurs espoirs de s’enrichir, voire de survivre.
Dans ces conditions l’idée de liberté est libérée de la soumission, de moins en moins consentie, à Dieu et à une morale extérieure, voire contraire, au désir humain, c’est à dire au « devoir par devoir » selon la formule de Kant, et tend à se confondre avec le droit de chacun, défini comme naturel, de rechercher son propre bonheur ici-bas.
1) Celle qui fait du droit civil et politique inégalitaire le prolongement apparemment paradoxal du droit naturel égalitaire, et qui légitiment les inégalités sociales et politiques , dès lors qu’elles sont le fruit des talents individuels tels qu’ils s’expriment « justement » dans le jeu de la concurrence ou d’un contrat politique indispensable à l’unité et à la cohésion du corps social .
2) Celle qui fait du droit civil formellement mais non réellement égalitaire, le prolongement du droit naturel.
3) Et celle qui fait du droit civil un droit construit pour refondre artificiellement un équivalent de l’égale liberté naturelle dans l’état de société en visant à réduire les inégalités qui la traversent.
Nous reconnaissons là les oppositions entre les conceptions de Hobbes, de Locke et de Rousseau qui sont au cœur de la pensée libérale et continuent en profondeur à l’animer, mais dont la première et la dernière en sont les bornes extrêmes ou limites, au point, pour certains, d’en devoir être exclues. Ces oppositions ne doivent pas nous étonner : elles sont l’expression du problème majeur de la pensée libérale, à savoir : comment concilier la liberté individuelle toujours tentée par l’égoïsme avec l’exigence d’un ordre collectif qui suppose peu ou prou que chacun se soumette à une loi extérieure contraignante ?
1-3 Les oppositions internes du
libéralisme
La
troisième, celle de Rousseau est moralement optimiste et
réellement socialement
pessimiste, bien que socialement idéalement optimiste ;
elle considère
que, dans l’égalité naturelle des
conditions, l’homme est spontanément pacifique et enclin
à la sympathie
vis-à-vis de ses semblables , mais que c’est l’état
social d’inégalité qui
pervertit son amour de soi et de ses semblables en amour exclusif de
soi aux
dépens des autres, en amour égoïste de soi ou amour
propre. Il suffirait alors
de restaurer civilement un équivalent de l’égalité
naturelle entre les
individus pour que la liberté naturelle se transforme en
liberté civile et que
chacun puisse être entièrement libre sans nuire aux
autres, tout en coopérant
volontairement en vue de la satisfaction de leur intérêt
général commun et de
leurs désirs particuliers mutuels, rendus, par
l’égalité des droits et des
conditions, compatibles entre eux.
Ainsi dans la
première (Hobbes)
le libéralisme économique privé a pour condition
un anti-libéralisme politique
radical conventionnel (artificiel), seul capable de mettre fin par la
loi et la
puissance du souverain absolu au risque de la guerre de tous contre
tous. Dans
la seconde (Locke) le libéralisme économique a pour
condition le libéralisme
politique et religieuse (mis à part l’athéisme et le
papisme intolérant) et
l’état est réduit à sa fonction de
régulation et de pacification, des
égoïsmes nécessaires, indissociables de
l’exercice de la liberté naturelle limitée et garantie.
Dans la troisième
(Rousseau) le libéralisme politique a pour condition une limitation par l’état du
libéralisme économique afin de
promouvoir l’égalité sociale réelle de producteurs
et artisans autonomes et
sans employés; pour ce faire,
l’état
doit être l’éducateur de la liberté qui, devenue
civile, n’est plus naturelle
pour en préserver l’égalité, ainsi
que
le régulateur, mais non l’administrateur, de le vie
économique en un sens moral
en vue d’une réelle égalité et coopération
solidaires, volontaires et
désintéressées entre tous ?
Dans tous
les cas, les
individus sont censés être ou devenir raisonnables dans
l’usage qu’ils
font de leur
liberté désirante, soit par nécessité
intéressée, c’est à dire par calcul de
l’intérêt bien compris, soit par conviction solidaire
(sympathie) , mais
non pas par l’effet d’un pouvoir transcendant de menace de type
théocratique,
mais celui, délégué par les individus-citoyens, de
l’état, sur une très petite
minorité qui seraient assez inconsciente ou perverse pour ne pas
comprendre ce
qui peut faire son bonheur et son intérêt
véritable, qu’il faudrait alors
forcer à être libre dans son propre intérêt
ou qu’il faudrait exclure de la
société pour non respect de la vie et de liberté
des autres.
Mais il y a
une grande
différence politique, économiques et sociales entre ces
trois positions
libérales : dans la première (Hobbes), on ne peut
concilier l’immoralisme
du désir humain et la morale sociale pacificatrice que si les
désirs égoïstes
s’expriment sous la domination consentie d’un intérêt
personnel absolument
dominant devenu par contrat l’intérêt de tous à la
paix civile, celui du
monarque absolu de droit humain ; dans la seconde (Locke) les
désir
égoïstes peuvent et doivent s’exprimer pour que les hommes
soient heureux et
ces désirs ne deviennent mauvais que lorsqu’ils s’expriment dans
la guerre et
non dans la relation commerciale (le doux commerce cher à
Montesquieu) ou la
politique sous le contrôle démocratique des autres dans le
cadre d’un état de
droit qui dispose d’une délégation de pouvoir de la part
de la majorité des
individus-citoyens et cela dans une société
égalitaire en droits mais non
en richesse ou en puissance
sociale ; inégalité réelle nécessaire
pour rendre possible un dynamisme
compétitif favorable à tous; dans la troisième
(Rousseau) il convient rendre
les individus solidaires, c’est à dire bons, dans une
société égalitaire en
droit et en moyens. Dans la première, et la seconde
l’état est réduit à sa
fonction de régulation et de pacification plus ou moins
contrainte, des égoïsmes
nécessaires, indissociables de
l’exercice de la liberté naturelle et dans la troisième
l’état est le
régulateur et l’éducateur de la liberté qui,
devenue civile, n’est plus
naturelle et le régulateur, voire le gestionnaire de le vie
économique en un
sens moral en vue d’une réelle égalité et
coopération solidaire, volontaire et
désintéressée entre tous . Chaque position
revendique la bonne définition
du libéralisme contre l’autre :
1)
Les
deux premières au
nom de la liberté naturelle tempérée par une
religiosité plurielle
traditionnelle dépourvue d’église disposant d’un pouvoir
supra-étatique et/ou
par un état (absolu ou démocratique) garant des
libertés individuelles et du droit
de propriété qui favorise la concurrence
économique et l’égalité des droits
économiques sinon des chances
2)
L’autre au nom d’une liberté
naturelle
remodelée ou transformée en liberté civile ou
civilisée par l’état éducateur
qui instaure l’égalité des droits et la soumission des
intérêts particuliers à
l’intérêt commun, expression d’une volonté
générale dont l’état revendique le
monopole de la représentation
rationnelle.
Les
premières considèrent
que la libre concurrence et l’égalité formelle des droits
suffit à établir la
justice dès lors que les différences sociales ne sont que
l’expression des
différences des mérites et des talents individuels ;
la dernière considère
que les inégalités sociales sont à l’origine de
l’inégalité des chances, donc
d’une réelle égalité des droits et d’un
égoïsme mettant en danger l’expression d’une authentique
volonté générale
solidaire. Pour elle, la justice, au contraire de la première
position,
implique, comme condition nécessaire, la réduction des
inégalités réelles afin
d’instaurer une véritable égalité des droits et
que la liberté naturelle,
retravaillée par l’éducation des citoyens par
l’état républicain, puisse
s’exprimer dans les conditions de la société.
Si
les hommes son également
libres en nature pour l’une et l’autre position, il suffit pour les
premières
de mettre en jeu cette liberté naturelle dans des conditions qui
mettent chacun
en situation de faire valoir pacifiquement ses talents pour
bénéficier
justement de son mérite propre sans avoir à se soucier
des autres sinon pour
satisfaire, par son travail soumis à la concurrence, leurs
désirs individuels
de s’enrichir et de consommer. Pour la dernière au contraire, il
convient d’
instaurer les conditions de l’égalité sociale, au moins
des chances, pour faire en sorte que la
liberté naturelle
des uns, les riches et les puissants, ne devienne pas « la
liberté du
renard libre dans le poulailler libre »
2) Libéralisme
économique et juste concurrence (cette
conférence sera mise en ligne fin mars 05)