Prémisses philosophiques du libéralisme et justice sociale

Première conférence le 17/11/04 à Angers


Je voudrais d’abord signaler une équivoque concernant le terme de libéralisme pour la lever : chez nous le mot, sous l’expression de néo-libéralisme, est synonyme de capitalisme sauvage et de la liberté d’entreprendre des seuls détenteurs des capitaux aux dépens des salariés, alors qu’aux USA le terme est connoté à gauche ; il désigne le courant culturel et politique qui fait de progrès social et des libertés concernant les mœurs et les opinions les conditions de la liberté individuelle. Or, si on se rapporte à l’origine philosophique du terme c’est à l’évidence le sens nord américain qui s’impose car le libéralisme est une invention des Lumières contre les formes conservatrices traditionnelles-religieuses et inégalitaires  du pouvoir sociétal pour promouvoir le progrès politique, social et culturel pour tous. Ma thèse sera ici de montrer en quoi cette équivoque procède d’un véritable détournement de sens visant à présenter les progressistes comme des ennemis de la liberté, comme des anti-libéraux, sinon des totalitaires voulant asservir les individus à la toute puissance de l’état ; ce détournement vise à faire consentir le plus grand nombre aux mesures les plus anti-sociales d’un capitalisme dérégulé

Mais ce détournement est pire encore dans ses effets politiques lorsque les progressistes le reprennent à leur compte pour dénoncer le libéralisme en général en oubliant son sens authentique. Le but de mes interventions sera donc de rétablir ce sens originaire afin de redonner au libéralisme ses lettres de noblesse progressistes et d’opposer au pseudo-libéralisme, non un anti-libéralisme politiquement dommageable (tous les totalitarismes se sont réclamés de l’anti-libéralisme), mais un authentique libéralisme au sens progressiste et social du terme, en montrant en quoi ce détournement est philosophiquement fallacieux et politiquement dangereux.

 Le libéralisme philosophique apparaît au XVII et XVIII ème  comme une rupture radicale avec la vision chrétienne traditionnelle idéale de l’homme social: là ou celle-ci pense la sociabilité idéale (bonne et juste pour tous), comme fondée sur un altruisme plus ou moins sacrificiel de soi aux autres, à l’ordre hiérarchique divin,  au seigneur, au roi et à Dieu, celui-la pense la société comme un agrégat d’individus-propriétaires de leur corps, de leur esprit et de leur biens, égaux entre eux en droit sinon en fait, dont il faut défendre l’autonomie vis-à-vis des puissances politiques et religieuses et poursuivant leur intérêt propre, qu’ils savent mieux définir que quiconque, dans le cadre de relations d’échange  soumise au seul principe régulateur de réciprocité  donnant/donnant. Tout pouvoir collectif ne peux valoir comme légitime (juste et consenti) qu’en vue de définir, de préserver et de garantir leur droit à faire valoir leurs intérêts personnels, dès lors que ceux-ci sont rendus également compatibles par la loi  avec ceux des autres,  contre qui et en particulier les puissants, fussent les gouvernants, pourraient utiliser leur pouvoir pour les soumettre à leur domination, les voler ou les détruire. Ni Dieu ni maître absolus (sauf pour Hobbes, cas charnière paradoxal, nous y reviendrons) ne peuvent et ne doivent faire que les individus se plient sans conditions à leur volonté ou désir. Chacun ne doit travailler au service d’un autre que si celui-ci en fait autant dans le cadre d’un contrat négociable  garanti par la puissance publique. Pas d’allégeance personnelle, chacun ne s’appartient qu’à lui-même. Toute puissance extérieure, qui ne serait pas approuvée et donc déléguée, est illégitime dès lors qu’elle n’est pas une puissance bénéfique aux intérêts mutuels, et non pas communs, de chacun. L’intérêt est, en effet, tout ce qui contribue à la mise en œuvre du droit bonheur ici-bas de chacun et non pas au prétendu bonheur collectif de tous qui ne peut être qu’une fiction absurde.

Ainsi cette liberté individuelle, spontanée, voire naturelle, nous y reviendrons, est de fait ego-centrée, voire égoïste ; chacun est à lui-même sa propre fin et fait des autres, dans le meilleur des cas un moyen, et dans le pire un obstacle-concurrent à écarter, sinon à détruire. Elle implique la capacité reconnue  d’entreprendre sans se soucier des intérêts des autres, à l’exception éventuelle de ses proches, sinon à ne les considérer que pour se satisfaire soi-même. Plus de fidélité ou d’attachement durables, de soumission à un ordre social immuable, et encore moins transcendant. L’égoïsme est inscrit dans la nature passionnelle des hommes et ce que le christianisme voyait comme un péché originel est un état nécessairement indépassable pour l’immense majorité des individus. Loin de prétendre les transformer, ce qui est impossible sans les terroriser, il faut donc les mettre en condition de satisfaire leur égoïsme sans nuire aux autres. Les saints, s’ils existent, sont au delà de l’humaine condition et une société de saints serait proprement inhumaine. L’idéal de sainteté est, pour l’immense majorité, irréaliste et, de fait, ne peut qu’encourager l’hypocrisie et inciter à la haine violente de soi et des autres.

 Mais  chacun sait, les libéraux en premiers, que la liberté individuelle comme fondement du droit, plus encore lorsqu’elle s’exprime d’une manière privilégiée dans le droit de propriété privée des biens de production et d’échange, n’implique  qu’une égalité formelle et non pas une égalité sociale ou réelle et que cette inégalité réelle risque de compromettre à son tour l’égalité des droits et en particulier celle des chances, pourtant considérée  par les libéraux comme indispensable à la société  libérale qu’ils appellent de leur vœux , c’est à dire à une société qui accorde à chacun le même droit au bonheur et à la réussite.  Pensons à l’héritage économique et culturel : celui-ci ne tarde pas  à introduire des différences en terme de chances et de handicaps  dans la concurrence pour la réussite et l’accès au bonheur. La liberté définie comme la capacité d’agir par pour soi au mieux de ses intérêts est alors dépendante du pouvoir social, des moyens de les obtenir et des ressources au départ inégales que chacun a à sa disposition pour le conquérir. Un société vraiment libérale abolirait l’héritage, mais du même coup prendrait le risque de se mettre en contradiction avec la motivation principale qu’elle reconnaît aux individus, à savoir : agir pour le plus grand profit possible pour soi-même et ceux qui seront nos héritiers. Que ce passerait-il en effet si les individus ne visaient qu’à satisfaire leurs seuls intérêts, sans autre perspective que leur fin de vie ? En vieillissant ils se détourneraient de toute initiative d’enrichissement productif pour ne plus songer qu’à dilapider leurs biens, selon la formule :  « Après nous le déluge ».

Cette réelle inégalité des chances risque alors de reproduire une société de castes de fait et cela sans aucune justification religieuse ou de mérite aux yeux de ses victimes et devient donc illégitime et contestable au point d’être nécessairement ressentie comme injuste par ceux qui ne bénéficient pas de conditions suffisantes pour faire valoir leur droit, en droit identique, de s’enrichir. Et cela d’autant plus que, sous la forme du salariat, est réintroduite dans les faits la dictature des possédants sur les dépossédés qui doivent vendre leur force de travail pour vivre et se reproduire. Le libéralisme, sous la forme du capitalisme,  apparaît engendrer l’injustice comme les nuées engendre l’orage et cette injustice à son tour compromet la liberté du plus grand nombre qu’il prétend défendre. La légitimité du pouvoir capital et de la propriété privée des biens sociaux que sont les biens de production et d’échange est radicalement compromise par son incapacité à se transformer en valeur valant pour chacun, car son universalité théorique  (tout le monde peut devenir capitaliste ou propriétaire) alors apparaît pratiquement comme une mystification au service des seuls intérêts des possédants dans l’exploitation « légalisée » qu’elle autorise et garantit de la force de travail. Le capitalisme se retourne contre le libéralisme dont il s’efforce sans succès d’exploiter le prestige sous la forme de l’apparente valeur de la liberté universelle (pour tous sans contradiction).

Si, comme il a été démontré historiquement,  aucune société ne peut être à la fois libérale et réellement égalitaire et que néanmoins une société libérale ne peut se dispenser de se soucier de justice sans prendre le risque de la violence sociale, peut-on sinon résoudre, du moins traiter cette contradiction pour en réduire les effets potentiels de violence et de domination? Peut-on, sans sortir du libéralisme théorique,  penser une société plus juste dans les faits et sinon égalitaire du moins inégalitaire et qui serait libérale ? Si non pourquoi et si oui à quelles conditions et dans quelle limites ?

 1)      Libéralisme politique et droit naturel

 
Pour comprendre le libéralisme il faut d’abord comprendre qu’ il vient
à la fois de la conception chrétienne traditionnelle de la liberté  et qu’il la refuse.

 1-1 Le liberté au sens traditionnel chrétien.

Les sociétés théocratiques ou fondées sur la référence à une puissante divine transcendante, ne reconnaissent, au mieux, la liberté que comme capacité à choisir entre le bien exigé par Dieu et le mal dont une des sources réside dans la corps et les passions humaines, particulièrement, dans le désir égoïste illimité de possession et de jouissance sensible et sensuelle et la vanité ou l’orgueil.. Ce désir est naturel mais il est aussi source de conflit et de guerre permanente et de violence indifférenciée de tous conte tous (Hobbes); Les hommes ne peuvent vivre sans s’entredétruire qu’en se soumettant volontairement et sous la menace de sanction post-mortem, à la volonté divine inscrite dans des textes sacrés et relayée par l’autorité, morale et politique , des prêtres et des princes investis de la puissance divine. Pour les chrétiens le péché originel  réside d’un part dans la nature corporelle et désirante de l’homme  (la chair) et d’autre part dans le choix du mal humain (la chair) contre le bien divin (l’esprit ou amour de Dieu). La liberté est donc ambivalente, elle est à la fois puissance du mal et du bien. Aussi doit-elle être encadrée par la puissance ecclésiale et politique-spirituelle pour être orientée au bien. Il convient toujours, et ce si possible dès l’enfance, de forcer les hommes à être libres en vue du bien, c’est à dire à faire le choix, à la fois contraint et consenti en vue du salut,  de Dieu, du surnaturel, de l’au-delà paradisiaque de la mort, contre la mal naturel. Alors  les hommes seront sauvés grâce à Dieu et contre la partie désirante d’eux-mêmes. Si la liberté est naturelle, inscrite dans la nature de l’homme, elle ne peut spontanément s’exprimer que sous la contrainte salvatrice consentie, indissociable de la foi religieuse. Les droits de l’homme se confondent alors avec le droit divin à exercer sa grâce et sa puissance contre sa nature peccable condition du plein exercice du bon usage de son entière liberté de choix.

 Or cette vision chrétienne traditionnelle de la liberté suppose un monde hiérarchique stable ordonné par les puissances spirituelles (l’église et la pape) et temporelle (le monarque de droit divin) plus ou moins réconciliées par la soumission du second au premier. Lequel ordre exclut nécessairement la pluralisme des croyances et des valeurs, qui dans un contexte fortement théocratique, met en péril l’unité politique et sociale des royaumes, voire la paix civile sous la formes de guerre de religions ; guerres par nature  hyperviolentes et interminables car s’auto-justifiant indéfiniment de l’autorité divine absolue contre les mécréants et les hérétiques et les autres confessions désignées comme le mal radical avec qui aucun compromis n’est permis et donc possible, tout au moins en interne. De plus cette vision est incompatible avec le développement des relations marchandes comme modèle général des relations humaines qui opèrent sur une base non–hiérarchique égalitaire et contractuelle donc volontaire : celle du donnant/donnant entre valeurs équivalentes exprimables sous une forme monétaire abstraite en vue de la satisfaction des désirs matériels mais toujours aussi symboliques et culturels mutuels d’ individus libres de les manifester sans aucune restriction morale et/ou promesses sacrificielles en vue du salut : dans la relation marchande la libre concurrence permet à chacun de choisir à chaque instant la relation à qui lui propose le meilleur produit au meilleur coût du seul point de vue de ce qu’il estime sont intérêt personnel égoïste qui peut inclure, mais pas nécessairement, ses proches, mais exclu les autres en général. L’intérêt privé est affirmé sans souci d’un intérêt général quelconque, sauf sous la forme d’une agrégation strictement descriptive et arithmétique et non pas normative des intérêts individuels : les tendances du marché. La société tend à devenir une société de marché sans interdit moral transcendant vis-à-vis de l’affirmation du désir de jouir de ses biens et de s’enrichir ici-bas et, plus largement de sa libération des carcans traditionnels religieux opérant au nom d’un bien supérieur antagoniste . Entre dieu et l’argent, il faut choisir (Mathieu).  Et ceux qui ont de l’argent et qui se livre au commerce, y compris de la monnaie, dans le but d’en avoir toujours davantage, feront toujours passer leur intérêts terrestres avant la nécessité de la charité quant ils ne feront pas de celle-ci un paravent de leur avidité. Enfin cette vision chrétienne traditionnelle qui interdit ou fait obstacle à toute remise en question des savoirs et des techniques qui désenchanteraient la vision religieuse et finaliste, sinon fataliste, du monde, désenchantement dont pourtant la développement de la société marchande a nécessairement besoin. Seuls ceux, certains néo-calvinistes anglo-saxons,  qui verront dans  la réussite économique et la richesse capitalistique le signe d’une élection divine due à des capacités morales paradoxalement hautement puritaines (au moins en apparence) tenteront outre-atlantique de récuser hypocritement, consciemment ou non, un tel choix  et feront des inégalités entre riches et pauvres l’expression d’un inégal mérite moral fondé en religion. Sans grand succès dans les pays catholiques ou luthériens. Le dollar deviendra pour les USA, comme vous le savez,  l’expression même de la vérité divine. Ce qui continuera à nous choquer comme nous choque aujourd’hui certains aspects de la politique états-unienne qui mêle sans vergogne  la religion à l’argumentation politique et la guerre pour le pétrole au combat pour la démocratie et contre l’axe du mal.

Pour se sortir de la guerre de religion permanente en Europe, la tradition chrétienne a d’abord tenté le fameux principe de compromis « un prince, une religion » ; or ce principe aboutissait, sur fond de crise religieuse et de la foi dues au développement des sciences et du commerce, à expulser hors de France au profit de la Prusse, par exemple,  les protestants les plus dynamiques pour le développement économique et à continuer à pratiquer l’intolérance d’état à l’intérieur. L’échec était alors patent : on ne pouvait concilier liberté chrétienne d’un côté et liberté de conscience et économique de l’autre. Le modèle théocratique et hiérarchique/monarchique du pouvoir ne pouvait plus fonctionner, c’est à dire ne pouvait plus garantir la sécurité et la paix dans la justice vécue. Sa légalité s’imposera progressivement comme  illégitime et tyrannique au regard et au profit des droits dits naturels des hommes par opposition aux devoirs et droits divins et cela d’autant plus que les guerres politico-religieuses incessantes ruinaient leurs espoirs de s’enrichir, voire de survivre.

Dans ces conditions l’idée de  liberté est libérée de la soumission, de moins en moins consentie, à Dieu et à une morale extérieure, voire contraire, au désir humain, c’est à dire au « devoir par devoir » selon la formule de Kant, et tend à se confondre avec le droit de chacun, défini comme naturel, de rechercher son propre bonheur ici-bas.

 1-2 La liberté comme droit naturel

 Parler de droit naturel au bonheur, c’est à dire à la réalisation de son désir spontané indissociablement d’être et d’avoir dans le monde, c’est inscrire la liberté dans l’immanence de notre nature désirante. Le droit naturel devient alors le fondement du droit civil en l’arrachant au droit divin reçu alors comme un devoir contraignant injustifié, car contraire à la nature sensible de l’homme. La déclaration d’un  droit naturel à la liberté du désir est donc l’affirmation que les individus n’appartiennent ni à une église, ni à une société, mais qu’ils s’appartiennent à eux-mêmes et qu’il sont seuls juges  de leurs relations  aux autres dans le cadre de contrats volontaires négociables. Ceci veut dire aussi que les droits de l’homme sont le fondements des droits du citoyen et non l’inverse . L’idée de droit naturel à la liberté ou autonomie est donc opposée à celle d’une nature soumise des hommes à un quelconque ordre transcendant , fusse celui de Dieu ou de l’état, pour qu’un ordre social soit possible . Mais encore faut-il , pour cela , définir plus précisément cette nature humaine qui est supposée devoir être considérée comme libre par et pour elle-même et l’usage social qu’il convient d’en faire pour éviter l’anomie sociale et la guerre de tous contre tous . En quoi et pourquoi la nature humaine peut-elle dite libre et devenir le principe fondamental d’un ordre social juste , au point de considérer comme in-humaines ou infra-humaines ou pré-humaines  toutes les sociétés théocratiques et holistes traditionnelles et jusqu’à  faire de la monarchie de droit divin absolue et des hiérarchies sacralisées des institutions sociales contre nature ? Plusieurs positions libérales sont ici possibles et se sont fait concurrence, jusqu’à marquer encore de nos jours la vie politique. Trois d’entre elles sont significatives:

1)      Celle qui fait du droit civil et politique inégalitaire le prolongement apparemment paradoxal du droit naturel égalitaire, et qui légitiment les inégalités sociales et politiques , dès lors qu’elles sont le fruit des talents individuels tels qu’ils s’expriment « justement » dans le jeu de la concurrence ou d’un contrat politique indispensable à l’unité et à la cohésion du corps social .

2)      Celle qui fait du droit civil formellement mais non réellement égalitaire, le prolongement du droit naturel.

3)       Et celle qui fait du droit civil  un droit construit pour refondre artificiellement un équivalent de l’égale liberté naturelle dans l’état de société en visant à réduire les inégalités qui la traversent.

 

Nous reconnaissons là les oppositions entre les conceptions de Hobbes, de Locke et de Rousseau qui sont au cœur de la pensée libérale et continuent en profondeur à l’animer,  mais dont la première et la dernière en sont les bornes extrêmes ou limites, au point, pour certains, d’en devoir être exclues. Ces oppositions ne doivent pas nous étonner : elles sont l’expression du problème majeur de la pensée libérale, à savoir : comment concilier la liberté individuelle toujours tentée par l’égoïsme avec l’exigence d’un ordre collectif qui suppose peu ou prou que chacun se soumette à une loi extérieure contraignante ?

 
1-3 Les oppositions internes du libéralisme

 La première position charnière et paradoxale, celle de Hobbes, est moralement pessimiste, mais socialement optimiste. Pour elle, en l’absence de la contrainte politique, la nature humaine réside d’abord dans la propension passionnelle des individus à désirer toujours davantage de biens, à s’affirmer aux yeux des autres, à s’en faire reconnaître, voire à chercher à leur être supérieur en les dominant pour pouvoir se juger positivement eux-mêmes. Se comparer pour exister en une compétition permanente, afin de jouir égoïstement de soi comme valeur, ce que l’on appelle l’amour propre ou la vanité et l’honneur, serait au fond de la nature désirante des hommes laquelle les distinguerait des animaux qui eux ne connaissent que le besoin vital en vue d’obtenir des ressources nécessaire à leur existence biologique et à leur reproduction. Mais cette égoïsme peut être socialement régulé par la soumission à l’état absolu de telle sorte qu’il ne débouche pas sur la violence ou guerre de tous contre tous et grâce au commerce marchand généralisé et à la pratique du contrat qui fait de la compétition un jeu pacifique et profitable à tous dès lors que tout perdant peut espérer devenir dans un domaine ou un autre gagnant un jour s’il travaille pour les autres avec compétence en vue de satisfaire au mieux ses intérêts propres dans un cadre concurrentiel et social adéquat qui l’obligera à faire que son vice privé serve à la vertu publique; nous y reviendrons.

 La seconde, celle de Locke, est moralement et socialement optimiste ; elle considère que la liberté naturelle de chacun est d’emblée bienveillante aux autres moyennant une révélation religieuse fondatrice de l’amour universel, soit par l’effet d’un identification spontanée avec ses semblables, soit par la nécessité d’une coopération indispensable à la survie de chacun. L’état doit limiter son rôle à garantir  la liberté d’entreprendre naturelle de chacun  en se contentant de garantir le droit de propriété de son corps et de ses biens dans le cadre de la libre concurrence sans lequel aucune liberté n’est possible ainsi que la tolérance religieuse  indispensable à la cessation de la guerre civile (à l’exception de l’athéisme et du papisme qui menacent  l’unité bienveillante de tous avec tous  )

La troisième, celle de Rousseau est moralement optimiste et réellement socialement pessimiste, bien que socialement idéalement optimiste ; elle considère que, dans l’égalité  naturelle des conditions, l’homme est spontanément pacifique et enclin à la sympathie vis-à-vis de ses semblables , mais que c’est l’état social d’inégalité qui pervertit son amour de soi et de ses semblables en amour exclusif de soi aux dépens des autres, en amour égoïste de soi ou amour propre. Il suffirait alors de restaurer civilement un équivalent de l’égalité naturelle entre les individus pour que la liberté naturelle se transforme en liberté civile et que chacun puisse être entièrement libre sans nuire aux autres, tout en coopérant volontairement en vue de la satisfaction de leur intérêt général commun et de leurs désirs particuliers mutuels, rendus, par l’égalité des droits et des conditions, compatibles entre eux.

Ainsi dans la première (Hobbes) le libéralisme économique privé a pour condition un anti-libéralisme politique radical conventionnel (artificiel), seul capable de mettre fin par la loi et la puissance du souverain absolu au risque de la guerre de tous contre tous. Dans la seconde (Locke) le libéralisme économique a pour condition le libéralisme politique et religieuse (mis à part l’athéisme et le papisme intolérant) et l’état est réduit à sa fonction de régulation et de pacification,  des égoïsmes nécessaires, indissociables de l’exercice de la liberté naturelle limitée et garantie. Dans la troisième (Rousseau) le libéralisme politique a pour condition  une limitation par l’état du libéralisme économique afin de promouvoir l’égalité sociale réelle de producteurs et artisans autonomes et sans employés;  pour ce faire, l’état doit être l’éducateur de la liberté qui, devenue civile, n’est plus naturelle pour en préserver l’égalité,  ainsi que le régulateur, mais non l’administrateur, de le vie économique en un sens moral en vue d’une réelle égalité et coopération solidaires, volontaires et désintéressées entre tous ?

Dans tous les cas, les individus sont censés être ou devenir raisonnables dans l’usage qu’ils font de leur liberté désirante, soit par nécessité intéressée, c’est à dire par calcul de l’intérêt bien compris, soit par conviction solidaire (sympathie) , mais non pas par l’effet d’un pouvoir transcendant de menace de type théocratique, mais celui, délégué par les individus-citoyens, de l’état, sur une très petite minorité qui seraient assez inconsciente ou perverse pour ne pas comprendre ce qui peut faire son bonheur et son intérêt véritable, qu’il faudrait alors forcer à être libre dans son propre intérêt ou qu’il faudrait exclure de la société pour non respect de la vie et de liberté des autres.

Mais il y a une grande différence politique, économiques et sociales entre ces trois positions libérales  : dans la première (Hobbes), on ne peut concilier l’immoralisme du désir humain et la morale sociale pacificatrice que si les désirs égoïstes s’expriment sous la domination consentie d’un intérêt personnel absolument dominant devenu par contrat l’intérêt de tous à la paix civile, celui du monarque absolu de droit humain ; dans la seconde (Locke) les désir égoïstes peuvent et doivent s’exprimer pour que les hommes soient heureux et ces désirs ne deviennent mauvais que lorsqu’ils s’expriment dans la guerre et non dans la relation commerciale (le doux commerce cher à Montesquieu) ou la politique sous le contrôle démocratique des autres dans le cadre d’un état de droit qui dispose d’une délégation de pouvoir de la part de la majorité des individus-citoyens et cela  dans une société égalitaire en droits mais non en richesse ou  en puissance sociale ; inégalité réelle nécessaire pour rendre possible un dynamisme compétitif favorable à tous; dans la troisième (Rousseau) il convient rendre les individus solidaires, c’est à dire bons, dans une société égalitaire en droit et en moyens. Dans la première, et la seconde l’état est réduit à sa fonction de régulation et de pacification plus ou moins contrainte,  des égoïsmes nécessaires, indissociables de l’exercice de la liberté naturelle et dans la troisième l’état est le régulateur et l’éducateur de la liberté qui, devenue civile, n’est plus naturelle et le régulateur, voire le gestionnaire de le vie économique en un sens moral en vue d’une réelle égalité et coopération solidaire, volontaire et désintéressée entre tous . Chaque position revendique la bonne définition du libéralisme contre l’autre :

1)      Les deux premières au nom de la liberté naturelle tempérée par une religiosité plurielle traditionnelle dépourvue d’église disposant d’un pouvoir supra-étatique et/ou par un état (absolu ou démocratique) garant des libertés individuelles et du droit de propriété qui favorise la concurrence économique et l’égalité des droits économiques sinon des chances

2)       L’autre au nom d’une liberté naturelle remodelée ou transformée en liberté civile ou civilisée par l’état éducateur qui instaure l’égalité des droits et la soumission des intérêts particuliers à l’intérêt commun, expression d’une volonté générale dont l’état revendique le monopole de la  représentation rationnelle.

 

Les premières considèrent que la libre concurrence et l’égalité formelle des droits suffit à établir la justice dès lors que les différences sociales ne sont que l’expression des différences des mérites et des talents individuels ; la dernière considère que les inégalités sociales sont à l’origine de l’inégalité des chances,  donc d’une réelle égalité des droits et d’un égoïsme mettant en danger l’expression d’une authentique volonté générale solidaire. Pour elle, la justice, au contraire de la première position, implique, comme condition nécessaire, la réduction des inégalités réelles afin d’instaurer une véritable égalité des droits et que la liberté naturelle, retravaillée par l’éducation des citoyens par l’état républicain, puisse s’exprimer dans les conditions de la société.

 Si les hommes son également libres en nature pour l’une et l’autre position, il suffit pour les premières de mettre en jeu cette liberté naturelle dans des conditions qui mettent chacun en situation de faire valoir pacifiquement ses talents pour bénéficier justement de son mérite propre sans avoir à se soucier des autres sinon pour satisfaire, par son travail soumis à la concurrence, leurs désirs individuels de s’enrichir et de consommer. Pour la dernière au contraire, il convient d’ instaurer les conditions de l’égalité sociale, au moins des chances,  pour faire en sorte que la liberté naturelle des uns, les riches et les puissants, ne devienne pas « la liberté du renard libre dans le poulailler libre »

 Entre ces trois positions le choix est problématique, si la première, celle de Hobbes, s’est trouvée rapidement disqualifiée au profit de la seconde par l’effet de cette contradiction interne qui consiste à faire garantir la liberté privée de chacun sur celle d’un monarque échappant à tout contrôle et donc susceptible d’abuser de son pouvoir aux dépens de la liberté des autres, ce que l’histoire démontre, le choix entre la seconde (Locke) et la troisième (Rousseau) repose sur la question de savoir si la concurrence et la compétition sociale réglée par le droit contractuel garanti par l’état est mieux à même que l’état pour obliger les individus à faire un bon usage de leur liberté naturelle afin de la rendre civile (pacifique et coopérante). On peut tout aussi bien penser, en effet, que la concurrence en vue du profit est plus libérale, c’est à dire conforme à l’initiative individuelle, au bout du compte profitable à tous, que penser que la concurrence n’est jamais égalitaire et qu’elle avantage nécessairement les plus favorisés ou les plus chanceux aux dépens de la majorité mettant en cause leur initiative ou marge de manœuvre sociale, récréant ainsi les conditions de la guerre des pauvres contre les riches, voire de tous contre tous . Il nous faut donc étudier la relation complexe entre le libéralisme, d’une part, et la concurrence économique et la compétition sociale, d’autre part pour nous interroger ensuite sur le rôle de l’état dans la mise en œuvre d’une authentique égalité ou justice libérale, si cette notion a un sens, entre les individus.

Textes de Hobbes
Textes de Locke
Textes de Rousseau

2) Libéralisme économique et juste concurrence (cette conférence sera mise en ligne fin mars 05)



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