Libéralisme, sciences humaines et philosophie
 
 
 

Je pense que l’on a tort de condamner le libéralisme en le confondant avec le capitalisme sauvage ; il convient de rappeler que le libéralisme politique (et philosophique) ne se réduit pas au pseudo-libéralisme économique et ne doit surtout pas être confondu avec lui : le premier pose comme postulat régulateur que les relations entre les hommes doivent être fondées sur les principe de l’association volontaire (idée de contrat) et de l’autonomie de individus, alors que le second vise à instrumentaliser les hommes en vue du profit privé maximum des investissements (pour les investisseurs) en les soumettant à de prétendues lois naturelles et autorégulée du marché (y compris du marché du travail). Opérer cette confusion c’est faire un cadeau à la domination idéologique du capital (rien de moins libéral, dans les faits, que le fonctionnement d’une entreprise) qui peut alors présenter l’exigence de régulation politique et démocratique des relations économiques, sociales et interindividuelles comme des réductions de l’autonomie, alors qu’elle en est la condition même.
Dans le combat philosophique à mener contre les illusions, celle qui présente la régulation politique des échanges et les droits sociaux comme l’expression de l’étatisme, du collectivisme ou du communautarisme anti-libéral(s) doit être pour nous une cible privilégiée ; et pour viser cette cible avec efficacité, il convient de dénoncer le leurre du pseudo-libéralisme au nom du libéralisme authentique et non pas laisser penser qu’il faudrait réduire les injustices dont souffre le plus grand nombre par une remise en question des présupposés du libéralisme politique et philosophique, sinon d’autres démagogues, en effet anti-libéraux, pourraient en tirer profit et faire de l’antilibéralisme leur fond de commerce avec les conséquences politiques catastrophiques que l’on sait.

Dans ces conditions la question du lien de la philosophie avec la pratique des luttes sociales et les sciences humaines doit être repensée. La philosophie ne peut se contenter, de l’extérieur, d’opérer une analyse critique théorique et morale des injustices et des formes d’oppression dont est victime le plus grand nombre car, ce qui fait problème, c’est que beaucoup d’individus voient dans leur soumission la possibilité de s’identifier ou de parvenir à égaler ceux qui leur apparaissent socialement supérieurs. Beaucoup voient donc dans leur domination consentie un moyen de réaliser objectivement (promotion, pouvoir d’achat) leur désir d’être plus heureux et plus autonomes pour échapper à la souffrance de plus bas qu’eux (les immigrés, les exclus..).
Les sciences humaines peuvent permettre de repérer les contradictions vécues et la valeur plus ou moins illusoire des stratégies de ce désir de soumission ; encore convient-il qu’elles s’efforcent de dévoiler ce qui fait problème dans les pratiques sociales de résistance ou de propositions de changements, ce qui fait échec à la stratégie de l’identification aux dominants pour éclairer, à l’examen de leurs pratiques (et non pas seulement de leurs opinions) et pour les acteurs mêmes, le sens de leur stratégies possibles ; il s’agit alors de leur proposer des instruments d’analyse plus objectifs de leur situation concrète et des possibilités d’action qui s’ouvrent à eux et leur permettre d’accroître leur autonomie de penser et d’agir. Les sciences humaines peuvent-elles prendre par elles-mêmes cette orientation ? La réponse est négative, car en tant qu’institutions elles restent dépendantes des mécanismes de la domination et pour des motifs, ne serait-ce qu’alimentaire et/ou de reconnaissance ; sans une capacité à et surtout un désir d’opérer l’autocritique de leur présupposés idéologique, de leurs objectifs et de leur démarches ; sans donc une mise en question et un désir philosophique d’autonomie réflexive, elles deviennent nécessairement des moyens de manipulation et de contrôle, plus subtils encore, au service des pouvoirs dominants. Encore faut-il que la philosophie ne se transforme pas, et ne soit pas transformée par son enseignement et sa diffusion, en culte acritique et embaumeur des « Grands Philosophes » eux-mêmes réduits à fournir des boites à outils conceptuels idéologiques prédigérés et des arguments d’autorité. Le mépris affichés par des enseignants de philosophie à l’égard des sciences humaines me paraît plus l’expression de la tentation de défendre un territoire institutionnel et de préserver le confort de leur dogmatisme idéologique sous couvert de retour à X,Y, ou Z, que d’un réel refus de laisser la puissance critique de la réflexion philosophique se diluer dans l’eau tiède et bien-pensante de la psycho-sociologie d’entreprise. Un certain repli politiquement correct sur le moralisme pseudo-kantien me paraît plus dangereux aujourd’hui, pour l’avenir de la philosophie, que l’ouverture aux dites sciences humaines.

S.Reboul, le 15/07/99.


Libéralisme et intérêt général
Le conflit apparent entre liberté individuelle et intérêt général repose sur une certain nombre de confusions sémantiques

1) celle de intérêt général, intérêt commun et bien public. - le premier (Intérêt général) relève des droits (libertés) individuel(le)s reconnu(e)s comme fondamentaux et des biens premiers matériels et spirituels (Rawls) et/ou des capabilités (A.Sen) permettant de les exercer par tous sans exception par la médiation de la responsabilité de chacun (ex: l'éducation) - Le segond (bien commun) doit être abandonné dans une société précisément non communautariste. Un tel bien commun, en effet, prétendrait soumettre le droit au bien (bonheur) de chacun à une quelconque prétendue solidarité ou bien collectifs transcendants et/ou sacrés dont seul l'état aurait le monopole de la définition et de la mise en oeuvre légitime. IL s'agirait donc là de la survivance du mythe théologico-politque de l'Etat providence, incompatible avec l'idée d'un régime démocratique laïc et pluraliste (voir Rawls). Etat divinisé et retour à la religion communautaire homogène, prétendument républicaine (mais peu démocratique sauf à faire de celle-ci la tyrannie de la majorité; cf Tocqueville) Nein dank! - Le troisième (bien public) confère à certains biens un caractère public dans le mesure où ils assurent les conditions de la survie et de l'exercice des droits de chacun au bonheur et à la réalisation de soi ; ex: un parc public, une école publique, une sécurité sociale publique permettent à chaque individu de faire valoir le principe de l'égalité des droits et des capabilités (A.Sen). Cette universalité ne relève d'aucune conception du bien commun qui imposerait à chacun de se soumettre à la volonté positive des autres ou du groupe pour bien vivre avec les autres (ex: les obligations et interdits traditionnels portant sur la sexualité, le mariage, le contrôle des naissance, le statut des femmes etc..) Il va de soi que la définiotion du bien public relève du débat politque démocrtatique évolutif.

2) Celle d' individualisme et d'égoisme exclusif : chaque individu a intérêt à entretenir avec les autres des relations d'échange et de confiance, voire d'amour et d'amitié, mais il convient d'affirmer qu'elles doivent relever de la décision contractuelle et non d'impératifs moraux transcendants sacrés. En fait les individus exclusivement égoistes se mettent objectivement en situation de détresse c'est à dire de la négation et/ou de la non-reconnaissance positive de soi. Tout individu autonome (ce qui ne veut pas dire indépendant, mais ayant une initiative de se réaliser dans l'interdépendance) est tout à la fois et indissociablement egocentique et altruiste: la relation positive aux autres est condition de réalisation positive de la relation à soi. Ceci n'interdit pas le conflit car ce conflit est toujours nécessaire à la reconnaissance de soi mais conduit à sa gestion par le dialogue et des règles de justice dans le jeu social toujours compétitif, plutôt que par la violence..

Conclusion: L'aporie entre liberté individuelle et intérêt général ne vaut

- que si l'on oppose la notion de bien individuel et celle d'intérêt général, confondu avec le bien commun qui n'a de sens que dans des sociétés traditionnelles communautaristes

- que si l'on prétend qu'une sociabilité viable non-violente exige la fin des conflits entre les individus et les groupes sociaux ou sexuels et non pas seulement des rêgles du jeu pour gérer ces conflits au mieux des libertés individuelles universelles..
Le 08/11/2005



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