Hegel tombé des nues

HEGEL ET L'HISTOIRE DE L'ART DANS L'HISTOIRE DE L'ESPRIT.

Quelques "précisions" pour comprendre l'Art dans le système dialectico-historique de Hegel.

- L'Histoire est l'histoire de l'Esprit prenant conscience de lui-même comme Substance de L'Etre. Cette prise de conscience suppose que l'Esprit se divise dialectiquement entre subjectivité et objectivité pour se réconcilier en dépassant cette division dans la saisie/production du Savoir Absolu par lequel il se ,reconnait et jouït de lui-même dans toute la richesse de ses déterminations et de sa liberté (cause de soi).

- L'Art est un moment de cette prise de conscience de soi de l'Esprit et de son histoire qui tout à la fois précède (théoriquement) et accompagne (pratiquement) les autres:(sauf peut-être à la fin, lorsque le Savoir Absolu est réalisé par la philosophie hegelienne comme philosophie de la fin -aux deux sens du mot- de l'Histoire): Le moment par lequel l'Esprit s'exprime et se reconnait dans sa créativité idéelle sous une forme sensible. Mais l'Art est dépassé par la Religion et la Philosophie qui seuls permettent (à terme) à l'Esprit de se saisir lui-même dans son histoire et celle de l'esprit et de se réconclier avec lui-même sous sa forme véritable donc spirituelle et conceptuelle (Savoir Absolu). Cette forme de la reconnaissance de soi de l'Esprit que produit l'Art est donc incomplète et doit préparer, accompagner et anticiper son dépassement par la Religion et la Philosophie (qui eux-mêmes ont une histoire) de la fin de l'Histoire: la Philosophie dialectique de Hegel comme Philosophie du Savoir Absolu Réalisé (c'est à dire du Savoir prenant et ayant pris totalement conscience de lui-même à travers le jeu de ses contradictions). Ainsi l'Art participe de son propre dépassement par son histoire même qui lie les différents arts selon un ordre logique dialectiquement déterminé. (cf schéma ).

- La Peinture correspond au moment Romantique de l'évolution des arts plastiques et de l'Esprit; ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'autres formes de peintures (Symbolique/architecturale et Classique/sculpturale) mais ce moment romantique révèle la signification essentielle et la contradiction qui l'affecte (et qui affecte l'art plastique en général) en vue du dépassement de l'art plastique dans la Musique et la Poésie qui sont des arts encore plus spirituels et qui, en cela, manifestent et préparent la dépassement de l'Art dans la Religion et la Philosophie qui, elles-mêmes, ont une histoire, laquelle trouve, dans l'Art et son histoire, le moment de son expression sensible, lui-même .nécessaire à "la-prise de-conscience-philosophique-et-proprement-spirituelle-de-soi" (elle-même historique) "de-l'Esprit" qui se réconcilie avec lui-même en prenant conscience de et en dépassant ses contradictions dans la visée du Savoir Absolu Philosophique Hegelien (Ouf, heureusement que le compliqué n'est pas forcément complexe!).
 

QU'EN EST-IL DE LA PEINTURE POUR HEGEL?

La peinture est essentiellement, selon Hegel, dans la mesure où elle s'est arrachée à l'architecture (perspective) et à la sculpture (dessein), l'art et la magie des couleurs (cf texte 1). Elle manifeste alors toutes les nuances de la subjectivité qui se reprend et s'affirme pour elle-même. Elle est donc romantique par le refus qu'elle revendique de toute contrainte objective matérielle, religieuse morale, voire esthétique. Dans l'harmonie des couleurs et leur composition rythmique asymétrique la peinture tend vers l'expressivité musicale; l'espace pictural se fait expérience de la durée sensible et animée; il se temporalise en retrouvant la dynamique de la subjectivité pensante, souffrante, active et joyeuse.

Ainsi la peinture, quant à son essence, s'affirme dans et par le libre jeu des couleurs; et contrairement à l'art classique ou symbolique, elle n'a pas à se soumettre à des règles préalables précises extérieures, disons une grammaire impérative universelle de la représentation, condition d'un sens commun (cf texte2) Elle est alors puissance inventive par laquelle l'artiste voit son monde. Mais cette invention tient à la nature même de la chose; et la chose est l'esprit dans sa libre subjectivité qui crée et recrée pour lui-même ce qu'il voit, laissant hors de lui l'extériorité contingente des objets et situations extérieures ou, dans le même mouvement, ramenant à lui cette extériorité pour en faire sa chose.
 

Mais, si le choix de la situation à peindre doit être illimité, allant du sacré à la représentation de scènes les plus triviales en apparence (et là Hegel fait de la peinture flamande le sommet où la peinture coïncide avec son essence spirituelle), il ne peut y avoir, pour lui, de peinture sans lisibilité objectale. Car sans référent situationnel, la peinture voit s'effondrer l'expression d'un voir subjectif: l'arbitraire, aussi coloré soit-il, ne peut tenir lieu de manifestation d'une subjectivité sensible et pensante (cf.texte 3). Autant confier à un singe une palette de couleur, ou y tremper les pâtes d'un chat pour repérer ensuite, dans leurs traces aléatoires, une prétendue vision inventive et humaine du monde . La peinture est, par excellence, représentation d'états, de passions, et d'actions humaines dans leurs rapports riches et complexes avec le milieu extérieur tel qu'il peut être perçu et reconnu , pour que chacun, justement, puisse s'y reconnaître dans sa propre subjectivité sensible et pensante concrète. L'intériorité ne doit pas se représenter la monde sous sa forme extérieure, car cela serait une aliénation insupportable ou ferait de l'art une simple technique de l'illusion, laquelle est néanmoins, déjà, une expression de la subjectivité active ; elle doit, au contraire, se présenter elle-même telle qu'elle s'extériorise et se révèle à elle-même par ses propres actions. La lisibilité du tableau est donc la première (et non la dernière) loi de la peinture. L'histoire de la peinture est, selon Hegel, celle, non de son arrachement à la figuration, mais celle de la figuration de plus en plus fine et concrète (positivité idéale des apparences) de l'activité sensible et incarnée des hommes chez qui les passions et leurs représentations sont nécessaires au travail et au progrès de la Raison(cf. texte 4).

Or, nous l'avons dit, du point de vue de l'Esprit Objectif se réalisant en prenant conscience de lui-même, la peinture trouve sa limite dans cette hypervalorisation de l'intériorité sensible extériorisée dans l'expérience de la représentation spatiale bi-dimentionnelle (qui pour Hegel est déjà un progrès par rapport à la tri-dimentionnalité trop matérialiste de l'architecture et de la sculpture); le contenu idéal excède toujours la spatialisation, aussi chatoyante et dynamique soit-elle, de sa forme. La peinture appelle donc son dépassement dans la musique, la poésie et la philosophie. Comment alors penser "l'évolution" de l'art contemporain à la lumière du système hegelien? et comment penser celui-ci à l'expérience de l'AC?
 

HEGEL ET L'ART CONTEMPORAIN (AC), ou Hegel tombé des nues.

Ce qui frappe tout d'abord c'est que l'AC semble faire litière de l'idée centrale du système hegelien: le progrès nécessaire et unilinéaire de l'Esprit et de l'art comme dépassement dialectique de leurs contradictions, ce progrès viserait le Savoir Absolu réconciliateur dans lequel l'Esprit et les hommes se reconnaîtraient pleinement eux-mêmes. Ce qui fait la marque de l'AC c'est son caractère erratique, irréductible à quelque philosophie de l'histoire et à quelque valeur dominante sinon hégémonique que ce soit.

Certes la subjectivité s'y affirme comme irréductible jusqu'à l'apparente sauvagerie et la provocation et Hegel n'avait pas tort de définir l'art comme déploiement de l'imagination sensible dans sa liberté créatrice illimitée, mais il la concevait sous la détermination du mouvement progressiste de l'Idée, sinon immédiatement rationnelle, au moins rationalisable par la dialectique (hegelienne car il n'y en a pas véritablement d'autres) à la fin de l'histoire.; Idée qui en fonde le contenu, le sens et la valeur ce qui suppose la figuration.
 

Or par ses tensions indépassables, ses oppositions radicales, violant toutes les normes du bon goût et de la représentation, entre Mondrian, Duchamps et Dubuffet, pour ne rien dire de Soulage, et d'Olivier Debré, entre hyper-géométrisation et le vide total apparent (écran blanc ou noir) des oeuvres de Morellet et le fouillis indescriptible d'un tableau de Pollock, l'AC ne se laisse ramener à aucun ordre décriptable. Nulle vision d'un renouvellement valant universellement n'est possible. Ce piétinement chaotique, sinon aveugle, tend à brouiller les pistes, les écoles, et mêmes les distinctions académiques entre les arts, plastiques et autres. Aucune hiérarchie ni classification ne tiennent debout longtemps.
Nombres d'artistes contemporains semblent, en effet, s s'ingénier à refuser:
- d'une part l'idée de pureté d'une technique qu'il conviendrait de parfaire dans sa cohérence et sa richesse expressive. Les techniques mixtes et les ready-made font de l'impureté du mélange des genres, des matériaux et des procédés, de la tension entre les techniques, un élément essentiel de la vision esthétique de l'artiste. Une métaphysique de moins en moins métaphysique de l'hétéroclite affirme qu'aucune dialectique réconciliatrice et réparatrice du sens n'est ni possible ni souhaitable..
- d'autre part l'exigence de virtuosité technique et d'un progrès dans la maîtrise apparente des procédés est violemment contestée, sinon tournée en dérision et démystifiée par la mise-en-scène des effets aléatoires de la rencontre entre les gestes de l'artiste, dont la direction intentionnelle délibérée semble absente, et la résistance ou mouvement imprévisibles des matériaux. La matière, au sens d'Aristote, dans ses propriétés sensibles aléatoires, submerge, corrode, pirate compromet et corrompt la détermination nécessaire d'une forme dont la nécessité elle-même se dérobe et devient énigmatique. Le courant hyper-géométrique, loin d'y faire objection, en est, au contraire et à contrario, l'éclatante confirmation: d'une part, il se définit contre, et donc par, la non-figuration pulsionnelle et aléatoire, voire apparemment informe, et d'autre part, la représentation hyperbolique de la forme pure et minimalisée ne va pas sans exhiber quelques fragilités, discontinuités, déséquilibres et distorsions qui la menace d'explosion ou d'implosion imminente.

Enfin l'AC s'affiche autant, sinon plus, sur nos chemises ou nos stylos à bille que dans les musées; les banques exposent les oeuvres qui tournent sans vergogne en dérision les valeurs mondaines dont elles profitent pourtant. La subjectivité débridée ou hyperbridée fait imploser ou exploser, selon les cas, les normes esthétiques les mieux établies par l'héritage culturel. L'AC provoque l'impossibilité de juger et d'apprécier les oeuvres à partir de quelques normes esthétiques que ce soient et s'en nourrit sans scrupules.

Dans ses conditions, si Hegel revenait parmi nous; j'imagine qu'il lui serait difficile de conclure autrement que par un constat de désastre: le désastre d'une sublime construction, la sienne mais aussi celle qui a nourri notre croyance dans le progrès, explosée en apories définitives où chaque tentative n'ouvre que sur une impasse, immédiatement contestée par d'autres impasses. Seule l'inventivité subjective et singulière s'affirme et pose ses propres critères irréductibles à toute comparaison; l'exigence de l'universalité se fragmente en une poussière infinitésimale de tentatives sans lendemain, avec pour règle limite que rien ne doit ressembler à rien et que l'absence de règle générale est le seule qui le soit.

Devant un tel constat il pourrait ou devrait conclure que l'AC n'est qu'une imposture! Ce que nombreux de nos contemporains pensent en effet. L'AC tend à faire de l'arbitraire, de l'imaginaire fantasmatique le plus pervers et le plus singulier la source même de la création esthétique (ex:: la boite de conserve exposée avec comme seule inscription: ici merde de l'artiste, ou la pissotière de Duchamps ). L'absolu narcissisme, élevé en seule justification de l'art, parait vider celui-ci de tout espèce de sens humain universalisable et de toute spiritualité. Même le refus du travail bien fait se justifie au nom de l'authenticité:; les bavures et coulures deviennent les signes d'une liberté qui affiche sa désinvolture dans lé dérision de toute valeur positive. L'AC développe un processus d'infantilisation régressive en valorisant les pulsions les plus primaires et les plus archaïques revendiquées comme seules créatrices; l'art brut ou l'art minimal sont le fin du fin du bon goût.- et toute discipline et maîtrise sont dénoncées comme aliénantes et débilitante; le renversement des valeurs serait peut-être un signe d'autre chose, aux yeux de Hegel; mais de quoi?

Pour Hegel cela pourrait être la preuve que l'art est dépassé et doit l'être dans et par la philosophie; mais, le problème, c'est que cela ne va pas mieux de ce coté ci: la philosophie en dehors de l'examen académique et du ratiocinage autoréférenciel et stérile de son histoire ne produit plus aucun système digne de refonder un espoir de sauver la culture, le bien-vivre ensemble et la sagesse garantes d'un possible bonheur intelligent et intelligible. Le culte professionnel qu'elle se rend à elle-même ne peut plus intéresser que quelques zombies coupés de la réalité très triviale du monde actuel où le désir manipulé par la loi du marché règne sans partage.
 

Mais nous devrions alors nous interroger sur cette impuissance de la philosophie à fonder le sens ultime de la vie humaine et peut-être, contre Hegel, ou avec lui, si on le suppose revenu de ses illusions philosophiques; il faudrait, pour aller jusqu'au bout de notre démarche, nous demander pourquoi la philosophie a échoué à dire la vérité de l'histoire de la culture humaine et en tirer quelques conséquences philosophiques et existentielles. En cela l'AC nous serait certainement nécessaire, par le simple qu'elle porte le témoignage de cette impuissance; et cela, n'en déplaise à Kandinsky: ses considérations philosophiques sur l'art ne concernent que lui et ne nous intéressent qu'en tant qu'elles nous permettent de mieux comprendre son propre projet!
Peut-être ,et c'est là l'hypothèse que je voudrais vous soumettre, conviendrait-il de démolir cette Philosophie du Savoir Absolu en effet dépassée qui s'est envolée avec la volonté révolutionnaire de faire l'homme rationnel nouveau et réconcilié avec lui-même et les autres. Le désir humain enfin transcendé dans l'utopie d'un monde sans violence! Quelle stupidité, quelle infecte niaiserie!, disait Nietschze; là ou il y a création il y a désir et volonté de puissance; le seul problème est de savoir quel usage positif il convient d'en faire. Le "chacun pour soi" est-il le plus fécond?

L'AC se présente, non comme révolutionnaire (quoi qu'on ait pu dire), mais comme une rébellion, sans cesse provocante, de la subjectivité, rébellion dont la visée essentielle est de subvertir ce qui fait l'ordre normalisé et normalisateur des codes symboliques de la société destinés à réduire les stratégies libératrices et créatrices possibles du désir individuel.
L'oeuvre dans l'AC par sa désinvolture même n'est pas et ne peut pas être narcissique au sens étroit, car elle est ce regard qui appelle d'être regardé, qui accroche notre regard sans rien nous imposer, ni sens, ni séduction manipulatrice. Elle nous fait faire l'expérience d'une beauté sceptique et athée qui seule peut nous convenir aujourd'hui où, quoiqu'on veuille, la religion traditionnelle ou philosophique ne peut plus être dominante . L'effondrement de la dialectique hegelienne nous laisse livrés à nous mêmes, au libre jeu de notre imagination désirante se poursuivant elle-même à l'infini comme la pensait Nietschze de la volonté de puissance. C'est cela le sens du non-sens de l'AC: il ne s'agit pour nous que de jouir sans rêver à des lendemains qui chantent.
 

Dans un monde désenchanté, sinon sans pitié, jouir et faire jouir, dans et par la relation de notre désir au désir des autres, ici et maintenant, telle me semble être, dans l'expression la plus concentrée et évocatrice possible de l'intersubjectivité humaine, la signification de l'AC . Quand l'art est partout, dans les expos, les musées, sur nos chemises dans les pubs, nous n'avons rien à regretter; tous les alibis mystiques s'écroulent et c'est, à mon sens, tant mieux pour tout le monde!
Comme le pensait Diderot, l'art n'a d'autre fin qu'érotique dans le libre jeu de la circulation des signes toujours réinventés des plaisirs des sens et de l'esprit. Voilà qui donne raison à ce pisse-froid génial qu'est Kant, mais en un sens contraire au sien et bien malgré lui: la beauté n'est ni vraie, ni moralement bonne, ni utile; elle finalité sans fin; En cela elle nous est indispensable, car il en va de l'amour producteur de soi, ou ce qui, pour Descartes, revient au même, de la générosité.
Hegel parlait de dépassement (die Aufhebung); en fait de visée de l'Absolu, moi je ne connais que le trépas; or si l'art nous permet de mieux gouter la vie dans tous ses éclats, cela suffit bien!



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