L'art et la beauté

 
 

Il se pose, tout d'abord, un problème de définition: qu'est-ce qu'une oeuvre d'art? Le mot art est ambigu: il sert à désigner soit une oeuvre fabriquée en vue d'un usage déterminé; soit une oeuvre sans finalité technique dont la seule finalité semble être de produire chez l'amateur une émotion esthétique spécifique: le sentiment du beau. Il convient de distinguer en cela l'artisan, l'homme de l'art, de l'artiste, créateur de beauté. Mais qu'est-ce que la beauté?
- Imitation de la belle nature ? Mais cela ne fait que déplacer la question.
- Illustration concrète du bien moral, religieux ou politique? Mais l'art édifiant n'est pas forcément créateur et un grand nombre d'oeuvres ne répondent pas du tout à cette définition, et semble exalter les passions, sans soucis de faire aimer le bien.
- Pur plaisir sensible? Mais tout ce qui provoque le plaisir n'est pas beau et tout plaisir n'est pas esthétique.
- Autre?
 

1- Peut-on définir la beauté?

2 thèses opposées:
- Expression de la raison sous une forme sensible; ex.: art dit classique.
- Expression des passions et drames humains sous des formes métaphoriques et symboliques; ex.: art dit romantique.

1-1 Art raisonnable.
Harmonie des formes et des proportions (nombre d'or); rigueur géométrique de la construction avec usage de la symétrie et de figures très épurées; pas de ruptures et de déséquilibres, sinon résolues ou en voie de l'être. ex.: sculpture et architecture grecques.

1-2 Art passionnel.
Démesure et excessivité des formes; tensions et contrastes violents; usage de métaphores et de symboles polysémiques à fort pouvoir émotionnel. ex.: art dramatique, romantique voire expressionniste.

Ces deux catégories esthétiques contradictoires balisent, depuis l'antiquité, le champs de la sensibilité artistique. Chaque expression concrète prend position dans ce champs en en combinant les éléments d'une manière originale. Chaque époque privilégie une catégorie par rapport à l'autre, sauf aujourd'hui ou elles coexistent en une tension plus ou moins féconde. Mais cette contradiction interdit de définir un concept du beau universellement acceptable selon des critères objectifs stables. Ainsi comme le dit Kant: "La beauté est ce qui est représenté "sans concept" comme objet d'une satisfaction universelle". Or cette proposition semble paradoxale: comment ce qui est sans concept pourrait être source d'une expérience universelle dès lors que le concept apparait justement comme, sinon la source, tout au moins l'expression même de l'universel en droit? L'expérience esthétique n'est-elle pas particulière à chacun, au point qu'il peut sembler que les jugement esthétiques des sujets sont contradictoires? Mais justement ces contradictions ne proviennent-elles pas du fait que chacun est conduit à penser que son jugement devrait être partagé par tous les autres? Cette prétention est-elle purement illusoire? Mais, si c'est le cas, le jugement esthétique est totalement arbitraire; n'importe quoi peut être jugé beau ou laid; n'importe quelle oeuvre peut être considérée comme une oeuvre d'art. L'idée d'art est sans objet puisque celui-ci est sans critéres objectifs définissables. Pour résoudre cette difficulté, si cela est possible, il convient d'interroger l'expérience esthétique en tant qu'expérience subjective DE PLAISIR, selon la démarche de Kant.
 

2 Peut-on définir le  plaisir esthétique?

Le terme "esthétique" au sens étymologique signifie: ce qui concerne la faculté de sentir, la subjectivité concrète; au sens moderne, large, il fait référence au sentiment de plaisir en général et, au sens restreint, au plaisir spécifique provoqué par la beauté. C'est dire que le mot est ambigu et que son usage rigoureux exige que l'on distingue entre l'agrément et le plaisir que procure la beauté; mais cette distinction, étant purement subjective, est difficilement conceptualisable. Kant en est réduit à décrire ce que chacun est susceptible de reconnaître, lorsqu'il réfléchit sur son expérience esthétique propre.

2-1 L'agréable

Nous ressentons un plaisir seulement agréable lorsqu'il est particulier et qu'il répond à un désir personnel soumis à la variabilité indéfinie du goût plus ou moins conditionné par l'habitude expérimentale et les stéréotypes culturels. Ce plaisir est donc intéressé car il est lié à l'obtention d'une fin déterminée par ce conditionnement; il s'éprouve dans l'instant sans laisser de traces, ne provoque aucun changement dans l'imaginaire acquis du sujet et ne provoque pas de le besoin de réfléchir sur son sens.

2-2 Le sentiment du beau et du sublime

Au contraire, le plaisir proprement esthétique est, selon Kant, subjectivement vécu comme universel ou en tout cas universalisable; il n'est pas lié à l'expression d'un intérêt ou d'un désir poursuivant telle ou telle fin particulière; il transcende les conditionnements culturels et la diversité des goûts; il libère l'imagination et provoque l'interrogation sur les sens possibles de l'objet: le sujet cherche à y reconnaître la richesse de sa subjectivité sensible et pensante, le libre jeu harmonieux de ses facultés (le classicisme); mais, lorsque l'objet ou l'oeuvre déploie une puissance infinie de création et de destruction de formes enchevêtrées, qui met en scène le conflit et la tension irréductibles de la sensibilité, de l'imagination et de la raison, le sentiment du sublime, mélange d'angoisse d'admiration et d'enthousiasme, se substitue au sentiment du beau (l'art dyonisiaque).

Mais l'exigence d'universalité qui anime l'expérience proprement esthétique ne peut s'exprimer et encore moins convaincre par des concepts: Elle n'est pas démontrable, elle ne peut être qu'éprouvée subjectivement. Ne serait-elle pas, de ce fait, illusoire? Après tout, l'expérience ne montre-t-elle pas que cette universalité n'existe pas objectivement, que les jugements esthétiques sont au moins aussi variables que les simples jugements de goût? Il reste que l'art, créateur de beauté ou de sublime, a d'autres fonctions que de procurer un plaisir d'agrément passager, la preuve en est que les oeuvres d'art traversent les siècles et peuvent être appréciées par des hommes dont les intérêts et les idées sont très différents. Il convient pour comprendre cela de tenter d'appréhender la ou les fonctions spécifiques de l'art.

3 Peut-on définir le sens de l'art?

Si l'on ne peut, selon des critères objectivement universalisables distinguer le beau de l'agréable, les critères subjectifs avancés par Kant, sont insuffisants pour assurer cette distinction, car il sont à la fois discutables et flous:
- Flous, car sous l'emprise de n'importe qu'elle émotion violente, psychologique, religieuse ou autre, le sujet éprouve cette émotion comme devant être partagée par tous les hommes, ne serait-ce que pour s'assurer qu'elle est justifiée et ne pas douter de la valeur qu'il lui confère. Même les émotions agréables, dés lors qu'elles atteignent un certain degrés d'intensité, sont l'occasion de regroupement "militants", afin de convertir les autres ou tout au moins de les convaincre que leur insensibilité leur est préjudiciable.
- Discutables, car, dans ces conditions, le jugement esthétique est sans fondement objectivable possible et l'on ne peut jamais décider, sauf d'une manière arbitraire, si une oeuvre est agréable, belle ou sublime. Ce que confirme, en effet, la variabilité des gouts esthétiques, en fait sinon en droit.

C'est pourquoi, nous sommes conduits à nous demander si l'on ne pourrait pas définir, non la beauté objective (nous avons vu pourquoi), mais la signification objectivement universelle de l'expérience esthétique dans la culture; signification qui à défaut d'autoriser des jugement esthétiques définitifs, permettrait d'étayer rationnellement la discussion critique. Pour cela, il faudrait nous poser la question suivante: si l'art provoque le sentiment du beau ou du sublime, qu'elle est le sens de cette provocation culturelle, et non pas la question, en effet conceptuellement insoluble: qu'est-ce que la beauté?
Une réponse possible à cette question, qui rendrait compte, à la fois, de l'universalité en droit de l'exigence esthétique et de la diversité de fait des appréciations concrètes, me semble résider dans cette mise en déroute de toute tentative de conceptualiser la richesse inventive de la vie subjective et de normer l'existence humaine en général. En cela l'art ne serait pas en deçà de la philosophie mais serait son horizon inaccessible; car il empêcherait de croire que la vie concrète pourrait être enfermée dans des catégorie abstraites ou en des systèmes conceptuels bien ordonnés; l'expression de la vie ne peut être que symbolique et métaphorique, seule manière de rendre compte de son infinie richesse de sens, de sa mobilité incessante, de ses contradictions irréductibles. Qu'elles seraient alors, en ce sens, les véritables fonctions, dans la culture, des oeuvres d'art?

3-1 Libérer l'imagination pour libérer la pensée.
L'art cherche à émouvoir la sensibilité en créant des formes symboliques originales qui mettent en cause les à priori culturels stéréotypés qui lestent notre vision du monde et de notre existence subjective. Il subvertit nos habitudes mentales utilitaires et normatives, l'expression socialement codée de nos désirs et prend à contre pied, en la démystifiant, la comédie humaine. En bouleversant l'imagination, il invite chacun à penser sa vie autrement, à se remettre en question et à s'interdire de croire qu'il se connait, lui et ses semblables. En cela il ne distrait pas, il nous convie, au contraire, à nous ressourcer au plus profond de notre désir d'être et d'agir, notre désir de créer et de changer la vie.
 

3-2 Libérer la pensée pour changer la vie.
L'art transforme la pensée en rendant chacun conscient de son pouvoir créateur et permet de renouer avec l'exigence subjective universelle d'être et de s'affirmer par et pour soi-même, d'inscrire son être propre dans le monde naturel et humain, ce que ne permet ni la science ni la technique, ni le travail, rivés à l'universel abstrait ; l'art nous procure la joie de produire et de ressentir ce qui est le plus intime: l'amour de la vie et de sa mouvance inventive, le sens de l'universelle originalité du désir vécu de la liberté concrète. Ainsi, l'art défonctionnalise la vie et nous met en demeure de la changer pour en faire une source inépuisable de création et d'échanges sensuels, affectifs et intellectuels non utilitaires avec les autres et la nature.

Ainsi, les corps symboliques que crée l'artiste nous rappelle à la richesse de notre expérience la plus profonde: celle de notre sensibilité à la recherche infinie des significations les plus contradictoires de notre expérience intime, car c'est par cette recherche que ces contradictions adviennent au sens, c'est à dire à l'unité interrogative de la conscience de soi. En cela le plaisir esthétique est de reconnaissance ; encore faut-il pour l'éprouver ne pas avoir perdu le goût de la liberté, ce que la réalité triviale de la vie sociale s'emploie à faire tous les jours.

Sylvain Reboul, le 30/05/92 . 


L'expérience esthétique et la philosophie.
 

L'expérience esthétique est irréductible au formes conceptuelles de la pensée qui prétendent imposer un ordre et un sens à la richesse chaotique, polysémique, ambivalente de l'imaginaire. C’est pourquoi Platon voulaient chasser les poètes hors de la cité : il les accusait de valoriser les passions irrationnelles et violentes aux dépens du souci du Bien commun raisonnable. L’ami de la sagesse doit se détourner de la séduction trouble qu’exercent les artistes sur un public complaisant envers l’ubris et sa démesure.
Mais cet ostracisme renvoie à une conception de l’art qui comprend l’expression des passions qu’il simule au premier degrés et est aveugle à la portée libératrice et réflexive que provoque leur représentation esthétique ; or l’art est d’abord une catharsis, comme l’avait remarqué Aristote, qui, au contraire de Platon, ne pensait pas que l’on puisse écarter la sensibilité pour accéder à la connaissance du monde et de soi, c’est à dire à la sagesse mais qu’il fallait la discipliner, ce à quoi l’art s’emploie par la mise en scène et en formes symboliques élaborées du chaos émotionnel. Ainsi par ce rappel de la complexité de l’expérience humaine de ses contradictions et du caractère équivoque des significations et valeurs qu’elle met en oeuvre, l’art oblige la réflexion philosophique à remettre en chantier ses catégories les mieux établies et les représentations du réel et de l’existence humaine les plus rassurantes car trop souvent transformées par la philosophie et son exploitation idéologique en stéréotypes fonctionnels simplificateurs ; la philosophie a trop souvent succombé à la tentation, que beaucoup de philosophes ont cru à tort raisonnable, de délivrer une vérité unique et définitive sur le sens et la valeur de l’existence humaine afin de poser les conditions prétendument universelles et rationnelles univoques qu’il convient à chacun de s’imposer pour bien-vivre. L’art et l’expérience esthétiques rappellent la philosophie au souci du « connais-toi toi-même » auquel aucune grille conceptuelle uniformisante voire unifiée, ne peut répondre.

Mais cette remise en cause, produite par l’expérience esthétique, de la rationalisation modélisée et critique de l’expérience humaine qu’opère la réflexion philosophique en soumettant les énoncés au contrôle critique de la logique du vrai et du faux, de la définition rigoureuse des concepts et de l’enchaînement démonstratif des propositions, comporte elle aussi un risque : celui de confondre nos désirs et la réalité, la croyance et le savoir, la vérité et l’illusion et de donner jour à de nouvelles illusions tout aussi rassurantes te/ou exaltantes: celles que les mythes et les religions entretiennent en imposant un sens univoque aux émotions qu'ils suscitent afin de soumettre l'affectivité individuelle à l'autorité ecclésiale qui dispose du monopole du sens pour mieux contrôler les consciences. L'art sacré est ambivalent en cela qu'il ouvre à la dérive du sens, à la recherche indéfini de la profondeur bouleversante de l'expérience subjective, mais en même temps, sa mise à disposition, son interprétation, en canonise les formes symboliques (icônes) pour en faire le support édifiant d'une histoire sainte qui utilise l’émotion esthétique pour inscrire dans le désir des valeurs comportementales indiscutables. Cela vaut aussi pour l'université et les musées (sauf Beaubourg?) qui tendent à récupérer l’art, en en faisant l’objet d’un culte destiné à soumettre l'imaginaire individuel à l'autorité incontestable du sacré (collectif).

Dans ces conditions, la philosophie, comme entreprise de remise en cause des illusions idéologiques externes et internes et de libération de la pensée, a, me semble-t-il, vis-à-vis de l’expérience esthétique et de l’approche des oeuvres d’art, un double rôle à jouer :
-  Inviter à suspendre le codage préétabli des interprétations pour tenter de conceptualiser, la complexité, l’ambiguïté, et la richesse polysémique de l'expérience humaine dont l’art témoigne sous la forme d’une provocation délibérée des stéréotypes symboliques et formels.
- Remettre en question les catégories, le plus souvent morales et religieuses et/ou politiques qui opère la clôture de l'imaginaire et lever l'obstacle de la sacralisation précodée de l'expérience esthétique.

Mais, en aval, cette désacralisation philosophique de l'expérience et de la création esthétiques (ne serait-ce que pour en faire l’affaire de tous) doit préparer une rupture conceptuelle rationalisée par rapport à tout usage instrumental de notre relation aux autres, afin de restaurer le lien polymorphe entre le désir de chacun et l'ouverture sur la richesse de l'expérience autonome et bouleversante d'autrui; ouverture qui rend possible et nécessaire le dialogue des corps animées comme condition de la créativité du désir. Pour faire court, l'esthétique doit nous rendre disponible à un érotisme qui soit libéré de la pornographie (et cette libération peut passer par l'esthétisation de cette dernière): la philosophie de l'art est libératrice en cela qu'elle nous ouvre au jeu infini des relations émouvantes possibles aux formes d'expression du désir des autres pour nous arracher aux stéréotypes fantasmatiques qui les transforment en instruments utiles et/ou en poupées masturbatoires. Elle n'a pas une valeur de connaissance objective mais de propédeutique éthique. Elle rend possible, non une morale purement raisonnable et débarrassée du désir comme motivation, comme le pensait Kant (mais, à mon sens, "la Critique du jugement" vient partiellement remettre en question cette position moraliste), mais une érotique autorégulée du désir. Je dis souvent à mes élèves et étudiants que la meilleure éducation sexuelle (hétéro ou homo, peu importe, car le différence sexuelle joue dans tous les cas...en chacun dans le meilleur  des cas), c'est l'art qui nous l'offre. La philosophie ne produit jamais aucun jugement déterminant et le croire est l'illusion philosophique majeure, mais elle invente des jugements réfléchissants qui favorisent l'inventivité de la vie et du désir d'être heureux, dans toutes leurs dimensions: connaissance, pratique, érotique. Quand elle est authentique, c'est à dire qu'elle se débarrasse de la tentation de l'idéal religieux d'une vérité unique et absolue (et donc forcément réductrice de la complexité de la vie et du réel), la réflexion philosophique accroît leur puissance d'être et d'agir et donc de la forme la plus authentique du bonheur en ce monde : se reconnaître dans ce que l’on pense et fait par soi-même.

Sylvain Reboul, le 02/06/99.
 



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