À propos du texte: "Gouvernance et démocratie"
Echange entre
Patrick
(en rouge) de l'Agora
et
S.Reboul (en vert)
Patrick:
Sylvain,
dans cette conception qui est la vôtre,
tout me semble dépendre des forces qui sont en jeu, en
l'occurence
la force des syndicats contre la force du patronat dans le cas des
entreprises.
Le problème de la non-intervention de l'Etat dans le cas des
régulations
internes à une entreprise repose entièrement sur le
pouvoir
contradictoire du syndicat concerné.
Prenons le cas de la limite de temps de travail
imposé par l'Etat. Si cette limite est abandonné aux
seuls
débats revendiquateurs du patronat et des syndicats (ce que vous
semblez suggérer), il est bien probable qu'un risque
sévère
de dérapage doive être considéré. Alors,
dites-vous,
dans un cas comme celui-ci, l'Etat devrait intervenir, pour
réguler
le conflit. Bien, mais sur quel base régulerait-il un tel
conflit,
si aucune limite légale existe? Idem pour les salaires minimaux.
Idem pour les licenciements.
Votre conception m'inspire l'idée d'un Etat composé majoritairement de psychologues spécialisés en résolution de conflits, accessoirement de quelques juristes qui se nourrissent exclusivement d'articles de jurisprudence.
J'ai moi-même de la peine à apprécier votre conception parce qu'elle me semble faire le beurre (bien gras) des économistes de tout poil mais presque toujours de droite. Nous sommes clairement rentrés aujourd'hui dans une logique de travail qui place la notion de profit au sommet de ses préoccupations, et qui (et c'est cela qui fait peur) ne s'en cache aucunement. Ce qui signifie que la valeur d'une personne est déterminée dans cette logique par sa capacité à contribuer au profit économique général. Si toute évaluation est déterminée par ce seul critère, alors la personne en tant que telle se doit de supporter la pression jusqu'à un seuil qui risque fort de dépasser la limite qu'aurait posé une loi gouvernementale, quoique encore une fois, tout dépende à nouveau de la puissance syndicale.
Mais il existe dans le cas des multinationales une pression d'un autre ordre, qui provient de cette concurrence mondiale qui est à l'origine de cette logique du profit. Une entreprise française peut être ruinée ou engloutie par une entreprise étrangère qui offre le même type de services à moindres frais. Une condition cruciale du maintien est de posséder une puissance économique suffisante pour pouvoir affronter la concurrence. Or, c'est ce besoin économique dont dépend la survie d'une entreprise qui va entraîner par un effet de retour une formidable pression sur les conditions de travail des employés, face à laquelle il est très probable que les syndicats risquent de fermer les yeux, si une limite légale n'est pas fixée.
Votre conception est celle des chefs d'entreprise et des politiques de droite, car c'est à eux que va profiter l'abandon de l'Etat-Providence (réduction des coûts de production par la réduction des salaires, baisse des taxes, etc...). A la différence près que vous laissez une place à la résolution de conflits par l'Etat une fois les positions reconnues inconciliables. Ca me fait penser dans son principe à la politique humanitaire actuelle qui prend note d'un conflit dévastateur, et qui réagit alors dans l'après coup. Mais, à la différence de l'humanitaire (qui exigerait une autre dimension pour pouvoir prévenir), le politique peut dans une large mesure prévenir, si on ne le déleste pas de ce pouvoir.
Alors, qu'est ce qui vous
motive
à adopter une telle position? l'avantage que vous y voyez est la
responsabilisation
des agents civiques (encore
un argument classique de droite, que vous adoucissez). Mais
concrètement,
qu'est-ce
que cela signifie? Apprendre
dans des cours du soir à se tenir d'une certaine manière
sur sa chaise, à regarder
l'employeur d'une certaine
manière, à ne pas dire "euh...", à dire avec
conviction
"je", et ainsi de suite. Le
problème que je
perçois
est que votre conception impose une participation politique active
à
tous les membres
d'une société,
et de surcroît pour des clous. Vous parlez de la
possibilité
de la définition d'un bien commun par les
acteurs sociaux. Je pense
plutôt à l'émergence d'une rancoeur collective...
mais laissez-moi vous poser quelques questions pour pouvoir mieux cibler votre position:
que pensez-vous du concept
de justice distributive?
que pensez-vous de
l'idée
de taxer les gains boursiers?
que pensez-vous de la notion
de services publics?
p.s.1: j'ai parlé de
syndicat; peut-être pensiez-vous à l'individu en face du
mastodonte
anonyme représenté par un
cravatteux formé
à
nicker les autres? bon, d'accord, ils sont pas tous comme ça...
p.s.2: cette manière
de diviniser l'Etat-Providence pour pouvoir mieux vous y opposer; c'est
de la grande névrose
obsessionelle... tout
ça
en sautant allègrement le véritable sens historique de ce
qu'est la politique. Mais qu'est ce
qu'il vous a donc fait, ce
bon dieu?
Cela ne me semble pas aller
dans le sens de la politique spontanée du capitalisme sauvage,
ni
de la droite (encore
qu'il faudrait faire des
distinctions)
et même d'une certaine gauche dont la différence avec la
droite
modérée est
plus verbale que réelle
(c'est dire que la droite ne peut se présenter comme trop
anti-sociale
et la gauche comme
trop dirigiste). Mais vous
savez, je pense que le capitalisme sauvage va à sa perte et
beaucoup
de ses décideurs,
même à Davos,
en ont pris conscience: Le capitalisme ne peut sans dommage global
refuser
la contrainte politique
démocratique.
Sur le fond et pour répondre aux questions de principe que vous me posez:
1) Je suis pour une justice
distributive comme d'un idéal régulateur (au sens
kantien),
mais tout en refusant une
distribution autoritaire et
la remise en question des acquis de l'économie de marché
au profit (si l'on peut dire!)
d'une économie
administrée
par l'état. La justice distributive qui repose plus sur
l'idée
de mérite toujours
discutable(voir Aristote)
que d'efficacité sociale, doit être essentiellement mise
en
oeuvre par la redistribution via
l'impot (donc je suis contre
la démagogie anti- impot) laquelle relève de la
responsabilité
des états et bientôt
d'instance supranatinale
à
terme inévitables, quelque soient les criailleries des
crétins
diplomés qui prétendent
dirigeaient l'économie
sans avoir la culture pour ce faire.
2) Je suis pas contre
"l'idée"
de taxer les profits boursiers spéculatifs à court terme
sur le plan mondial
(proposition d'ATAC). Reste
à trouver les modalités techniques et politiques et
définir
les effets pervers pour s'en
prémunir.
3) Les services
d'éducation,
de la santé, des retraites et de transports publics doivent
rester
du domaine du service
public, et cela ne va pas
nécessairement contre les intérêts
généraux
du capitalisme lui-même dont la légitimité
politique et certains
marchés
profitables reposent sur l'idée d'égalité des
chances
et les ervices publics; la question
est de savoir comment
organiser
ces services publics, dans le cadre d'entreprises d'états ou
d'entreprises
privées
ou mutualistes soumis à
la concurrence avec mission de service public et cahier des charges
impératif.
L'état tout puissant
(Dieu), et/ou considéré comme tel par beaucoup de
citoyens
naïfs, est en crise pour la raisons
qu'il ne peut prétendre
gérer une économie complexe en voie de mondialisation
d'une
manière impérative et à coup
de décrets
impériaux.
Reste, en effet, à approfondir l'idée de "gouvernance"...
Si vous me demandez de vous
indiquer l'impératif fondamental du droit libéral; je
vous
réponds, que selon moi, il
n'y en a d'autre que le
respect
tel que Kant le définit: "Prendre tout homme en soi même
et
en autrui toujours en
même temps comme fin
et pas seulement comme moyen de son action". Mais cet impératif
suppose selon moi et
contrairement à Kant,
la réciprocité dans un cadre formellement
égalitaire.
D'où le rôle du droit et de l'état pour
assurer et promouvoir cette
réciprocité et son cadre légal.
Donc cet impératif
n'est
pas catégorique (inconditionnel): si l'autre vous traite en
simple
moyen et si vous n'avez
pas le moyen légal
de l'obliger à vous traiter comme fin, vous ne devez pas le
traiter
comme fin; sauf à accepter de
vous considérer
vous-même
comme simple moyen de son action! Autrement dit, si vous subissez une
sitution
de
violence; vous avez le droit
de vous révolter et d'utiliser la violence comme légitime
défense. (voir théorie des
jeux). Nous n'avons pas le
droit de de nous soumettre à la violence sans réagir par
les moyens les plus efficaces et
ceux-ci dépendent du
contexte, démocratique ou non, de nos relations. Les
résistants
avaient le droit de tuer les
nazis et de leur mentir.
il me semble qu'il serait
irrationnel,
voire dangereux pour la paix civile, de prétendre étendre
à tous les valeurs,
même les plus
généreuses
(altruistes-sacrificielles), alors que celles-ci sont pas nature
liées
à des engagements
personnels qui ne peuvent
être vécus par tous dans toutes les situations et jeux
sociaux.
Il convient à mon sens de
ne pas confondre la
sphère
de la vie privée, même si elle y interfère, avec
celle
de la vie publique; l'éthique qui
met en jeu des relations
inter-personnelles
privilégiées fortes "chaleureuses"(amitié, amour
etc..)
et celle du droit
qui concerne la vie publique
"froide" (vie économique et sociale) et politique (vie civique).
La question du
politique et de la vie
publique
concerne la régulation des relations avec des gens que nous
n'aimons
pas mais avec
qui nous sommes tenus de nouer
des rapports d'intérêts mutuels, voire de
solidarité
minimale pour que ces rapports
d'échange et de
coopération
intéressés soient possibles. Une société
amicale,
fondée sur le don et non le
commerce, n'est possible,
Aristote le disait déjà, que restreinte à un
nombre
d'individus qui vivent ensemble, se
connaissent et
échangent
quotidiennement. Bref, la société moderne n'est ni une
famille,
ni une tribu, ni une
communauté de foi,
bref pas une société relativement fermée et
holiste.
On ne peut généraliser les valeurs de
celles-ci, plus ou moins
fusionnelles,
à l'autre (individualiste) sans prendre le risque du
totalitarisme
communautariste.
J'ajoute qu'une
société
d'amis est une société qui fonctionne sur le
régime
de la cooptation exclusive! Et tous les
exemples d'altruisme que vous
m'avez parfois donnés sont des exemples de solidarité
exclusive
et sélective(mère/enfants,soldats du même camps
unis
contre l'adversaire etc...) qui impliquent une contrainte
d'identitification forte des
individus entre eux comme condition de la conscience positive de soi;
c'est
pourquoi du
reste, cet altruisme est
toujours
"aussi" un égoisme collectif. Pensez-vous qu'il s'agisse
là
d'un idéal rationnel,
souhaitable et possible, dans
les sociétés modernes? Voulez-vous revenir aux
sociétés
monolythiques et
non-libérales closes
(ethno-religieuses) d'autrefois? Ou croyez-vous au miracle d'une
société
fraternelle sans
frontières, c'est
à
dire à l'amour universel triomphant de l'homme pour l'homme et
cela
sans la croyance commune
dans la grace d'un Dieu unique
et d'une religion universelle? Il n'y a de miracle possible que de Dieu
et dans un
autre monde, et, franchement,
cela n'est pas mon affaire!
Mon propos dans
"gouvernance
et démocratie libérale" était de philosophie
politique
et non de philosophie
éthique de l'amour,
de la sexualité ou de l'amitié qui relèvent
d'autres
régulations, d'autres démarches stratégiques,
et n'ont pas les mêmes
enjeux: ne mélangeons pas tous les jeux relationnels dans un
même
chaudron et nous serons
plus lucides, moins
"réveurs"
et plus efficaces! Pour agir avec quelque chance de succès, il
faut
comprendre que la
compassion charitable sur
le plan personnel est nécessaire mais pas suffisante pour rendre
fort celui qui est faible,
mais que la justice, sur la
plan socio-politique, c'est mieux, car suffisant pour que chacun puisse
revendiquer son
autonomie dans la mise en
oeuvre de son droit au bonheur!
je suis d'accord avec votre
division (comme je vous l'ai déjà dit) entre
éthique
des relations inter-subjectives et
éthique de la justice.
Mais ce n'est pas un accord de principe, plutôt un accord qui se
fonde sur un certain réalisme
au vu de l'évolution
de notre société moderne libérale.
Malgré cela, une
observation
que j'avais mentionné à l'époque dans le
débat
communautarisme-libertarisme
m'enjoint à
m'interroger
plus avant:
"Il existe à mon
sens
une tension entre l'impossibilité d'instituer (mais non pas
d'énoncer)
publiquement une liste
de valeurs
hétérogènes,
et le besoin qui se fait ressentir pour l'existence d'une telle liste.
Cette tension est
accentuée par le fait
que l'abandon déclarée de l'état pour une telle
démarche
se fait sournoisement remplacée par
l'instauration de valeurs
fictives qui résultent de la main-mise économique sur
notre
espace public."
Ainsi, la question du
débat
public sur les valeurs me semble être une chose importante
à
considérer. Mais cette
possibilité se heurte
à des difficultés à la fois concrètes et
théoriques
(voir mon message à Succube).
Vous faites des remarques intéressantes:
"Une société
amicale, fondée sur le don et non le commerce, n'est possible,
Aristote
le disait déjà, que restreinte à
un nombre d'individus qui
vivent ensemble, se connaissent et échangent quotidiennement."
je crois que la taille d'une société est effectivement une pierre angulaire du problème que nous considérons.
"Et tous les exemples
d'altruisme
donnés par Patrick sont des exemples de solidarité
exclusive
et
sélective(mère/enfants,soldats
du même camps unis contre l'adversaire etc...) qui impliquent une
contrainte
d'identitification forte des
individus entre eux"
oui, effectivement, et ils
s'inscrivaient d'emblée dans le domaine de l'éthique
inter-subjective,
que je distingue de
l'éthique de justice.
"Mon propos dans
"gouvernance
et démocratie libérale" était de philosophie
politique
et non de philosophie
éthique de l'amour,
de la sexualité ou de l'amitié qui relèvent
d'autres
régulations, d'autres démarches stratégiques,
et n'ont pas les mêmes
enjeux: ne mélangeons pas tous les jeux relationnels dans un
même
chaudron et nous serons plus
lucides, moins "réveurs" et plus efficaces!"
là-dessus, je suis
aussi
d'accord avec vous (surtout avec l'efficacité); l'intervention
d'Hokusai
m'a rappelé la
question de fond que nous
avions abordé sur l'autre débat. J'ai envie d'ailleurs de
vous interroger plus avant sur la
question du
public/privé
(dès que j'en aurai l'occasion).