Capitalisme et éthique du désir (conférence donnée le 22/11/07 à Wawre, Belgique, dans le cadre des rencontres philosophiques annuelles du CAL)
Version écrite
Version oraleDésir, aliénation et capitalisme (conférence dennée le 12/01/2013 à l'Archipel à Fouesnant)
Pour commencer, je voudrais faire référence à cette question du désir telle qu’elle apparaît dans la philosophie en général et depuis une de ses origines reconnues comme telle, à savoir dans la philosophie de Platon. Quand on lit certains textes de Platon, en particulier le livre VIII de La République, nous sommes frappés par le fait que Platon a presque prévu ce qui est en train de nous arriver. Lorsque Platon l’évoque, c’est pour en faire une critique de la démocratie. Pour lui, ce qui est en train de nous arriver, c’est l’effet nécessaire de la démocratie, à savoir une libération perverse et illimitée du désir. Ce texte de la République (1) a été rédigé entre - 380 et - 370 avant notre ère.
Il y parle de la transition d’un système oligarchique dans lequel ceux qui disposent d’un savoir (au moins à titre de savoir expérimental), qui connaissent un petit peu les choses, ont le pouvoir sur tous les autres (et en particulier sur la foule), à la démocratie. Platon déteste la foule et, pour lui, la démocratie c’est le pouvoir de la foule. Il évoque le fait que, au départ, les jeunes avaient une éducation dans le cadre d’une tradition assurée par les sages mais, progressivement, cette éducation s’est perdue : « [Au départ], une espèce de pudeur s’étant faite jour dans l’âme du jeune homme, [progressivement], certains désirs ont été détruits, d’autres chassés et l’ordre s’est trouvé rétabli [de plus en plus difficilement dans la transition entre l’oligarchie et la revendication démocratique, c’est-à-dire du pouvoir de tous].
Mais par la suite, des désirs apparentés à ceux qu’on a chassés, nourris secrètement, se sont multipliés et fortifiés parce que le père n’a pas su élever son fils. Oui cela arrive d’ordinaire [répond Glaucon]. Ils l’ont entraîné alors dans les mêmes compagnies, et de ce commerce clandestin est née une foule d’autres désirs. (…) A la fin, j’imagine, ils ont occupé l’acropole de l’âme du jeune homme, l’ayant sentie vide de sciences, de nobles habitudes et de principes vrais, qui sont certes les meilleurs gardiens et protecteurs de la raison chez les humains aimés des dieux. (…) Des maximes, des opinions fausses et présomptueuses sont alors accourues et ont pris possession de la place. (…)
Ces présomptueuses maximes [mais qui progressivement s’installent sous l’effet de la démocratie] ferment en lui les portes de l’enceinte royale [de cette enceinte qui contenait ces désirs], et ne laissent entrer ni ce renfort, ni l’ambassade des sages conseils que lui adressent de sages vieillards. Et ce sont ces maximes qui l’emportent dans le combat ; traitant la pudeur d’imbécillité, elles la repoussent et l’exilent honteusement ; nommant la tempérance lâcheté, elles la bafouent et l’expulsent ; et faisant passer la modération et la mesure dans les dépenses pour rusticité et bassesse, elles les boutent dehors, secondées en tout cela par une foule d’inutiles désirs».
Chez Platon, c’est très clair, il faut distinguer ce qu’il appelle les besoins naturels et nécessaires et les désirs artificiels et superflus. Entre les deux, il y a un désir, le désir sexuel, qui est, je dirais, source d’une possible perversion. Cela nous renvoie à la publicité et à l’usage qu’elle fait du désir sexuel. La sexualité est à la fois un désir naturel mais non nécessaire et que l’on peut exploiter à l’infini dans le développement du superflu, des désirs superflus. Cette énorme commercialisation du désir sexuel est observable par tout le monde, tous les jours.
Je discutais tout à l’heure avec la personne qui était intervenue, de la pédophilie, dont on fait un tabou absolu, et qui éclate en permanence dans les images destinées aux enfants et aux mères de famille. La publicité joue de cette transgression de l’interdit ainsi que du facteur de stimulation du désir de consommer.
Platon poursuit sur la décadence du jeune homme qui accueille tous les désirs tels qu’ils viennent, sans se poser la question de savoir ce qu’ils valent. Ainsi, cette question de la valeur de la hiérarchie du désir ne se pose plus. Le jeune homme établit une espèce d’égalité entre les plaisirs : « (…) Livrant le commandement de son âme à celui qui se présente, comme offert par le sort jusqu’à ce qu’il en soit rassasié, et ensuite un autre ; il n’en méprise aucun, mais les traite tous sur un pied d’égalité». Premier texte donc.
Le deuxième texte sur lequel je m'appuierai est un texte de Rousseau tiré de la deuxième partie du Discours sur l’origine de l’inégalité (2)(1754) :
« Je ferais qu’entre ces quatre sortes d’inégalités, les qualités personnelles étant à l’origine de toutes les autres. La richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin parce qu’étant la plus immédiatement utile au bien-être et la plus facile à communiquer on s’en sert aisément pour acheter tout le reste [donc la richesse est ce qui permet à l’inégalité de s’affirmer comme pouvoir sur toutes les autres formes d’inégalités possibles]. Observation qui peut faire juger assez exactement de la mesure dont chaque peuple s’est éloigné de son institution primitive, et du chemin qu’il a fait vers le terme extrême de la corruption.
Je remarquerais combien ce désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce et compare les talents et les forces, combien il excite et multiplie les passions, et combien, rendant tous les hommes concurrents, rivaux ou plutôt ennemis [on est en plein dans la rivalité mimétique de René Girard ; j’y reviendrai] il cause tous les jours de revers, de succès et de catastrophes de toute espèce en faisant courir la même lice à tant de prétendants. Je montrerai que c’est à cette ardeur de faire parler de soi, à cette fureur de se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes, que nous devons ce qu’il y a de meilleur et de pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos aigreurs, nos conquérants et nos philosophes, c’est-à-dire une multitude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes».
Nous ne sommes pas loin non plus, avec ce passage, de ce que l’on pourrait admettre comme la réalité d’aujourd’hui ou dans laquelle on pourrait inscrire la réflexion (ce que je ferai). Le dernier texte est celui de Bergson(3) tiré du livre Les deux sources de la morale de la religion (4) de 1932. Il écrit :
« Toute notre civilisation est aphrodisiaque. Ici encore la science a son mot à dire, et elle le dira un jour si nettement [là, c’est son optimisme] qu’il faudra bien l'écouter : il n’y aura plus de plaisir à tant aimer le plaisir [un jour ou l’autre, on va se blaser de cette poursuite forcément frustrante d’un plaisir évanescent] ».
Ce qui suit est tout à fait dans le style de Bergson et je ne prendrai pas totalement à mon compte ses propos : « La femme hâtera la venue de ce moment dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de l’instrument qu’elle est encore, attendant de vibrer sous l’archet du musicien [c’est une formule magnifique]. Que la transformation s’opère : notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus simple». Remarquez que Bergson déclare que cette transformation viendra des femmes et de l’égalité des femmes, c’est-à-dire de la réduction de cette espèce de surenchère permanente, de compétition permanente dans le jeu du désir. Il poursuit : « Ce que la femme exige de luxe pour plaire à l’homme et, par ricochet, pour se plaire à elle-même deviendra en grande partie inutile [je vous laisse apprécier cette affirmation]. Il y aura moins de gaspillage, et aussi moins d’envie.
Luxe, plaisir et bien-être se tiennent d’ailleurs de près sans cependant avoir entre eux le rapport qu’on se figure généralement». Sur ce point, voilà ce qu’ajoute Bergson : « La vérité est que c’est, le plus souvent, par l’amour du luxe qu’on désire le bien-être parce que le bien-être qu’on n’a pas apparaît comme un luxe, et qu’on veut imiter, égaler, ceux qui sont en état de l’avoir ». Par la suite, la même idée est reprise chez Bergson que chez Rousseau : « Au commencement était la vanité. Combien de mets ne sont recherchés que parce qu’ils sont coûteux !
Pendant des années les peuples civilisés dépensèrent une bonne partie de leur effort extérieur à se procurer des épices. On était stupéfait de voir que tel fut l’objet suprême de la navigation, alors si dangereuse ; que des milliers d’hommes y jouèrent leur vie ; (…) ». Aujourd’hui, pensons à ceux qui, en Afrique ou dans le département français d’Amérique de la Guyane, cherchent, dans des conditions absolument épouvantables, de l’or. Ces orpailleurs utilisent les métaux lourds (dont le mercure) et s’empoisonnent littéralement. Sans compter l’empoisonnement, des rivières, des cours d’eau, de la nappe phréatique, etc. ... On est stupéfait de voir que tel fut l’objet suprême de la navigation, alors si dangereuse ; que des milliers d’hommes y jouèrent leur vie ; que le courage, l’énergie et l’esprit d’aventure d’où sortit par accident la découverte de l’Amérique s’employèrent essentiellement à la poursuite du gingembre et du girofle, du poivre et de la cannelle ».
Chez ces auteurs tout à fait classiques, nous constatons des critiques absolument radicales de ce que l’on appelle la consommation, une consommation déferlante ou une frénésie consommatrice comme la qualifiait Bergson.
Or, contrairement aux propos
critiques de ces auteurs, les chantres du capitalisme affirment que
le capitalisme, du moins se présente-il comme tel, est par
excellence le système économique qui est le plus à
même de répondre à une triple finalité
positive indissociable :
1) enrichir ceux qui sont susceptibles de
répondre à la demande croissante des consommateurs sur
le marché concurrentiel et libre de quasi-toutes
discriminations entre les désirs et les besoins individuels
qu'ils soient esthétiques, religieux, moraux ou politiques.
Tout au plus faut-il écarter les produits ou services
qui font courir un danger à la santé physique et
neurologique des consommateurs qui ne savent pas toujours sur ce plan
ce qui est bon pour eux et à la santé publique en
général
2) répondre rapidement et de
manière satisfaisante à la demande solvable par son
dynamisme concurrentiel et innovant. Et donc générer un
progrès constant des produits et services au profit du plus
grand nombre et de tous, à la condition que tous y
contribuent.
3) mettre à la portée de tous ceux
qui concourent à la production en fonction de leurs moyens les
objets et services qu'ils désirent, sans discrimination
sociale statutaire, hormis leur solvabilité qui dépend
des circonstances, de leur talent, de leur mérite ou de leur
habileté, qualités personnelles qui ne dépendent
que d'une manière toujours contestable et contestée de
leur position sociale originelle.
En cela le capitalisme
concurrentiel et marchand serait tout à la fois libéral
puisqu'il laisse les individus libres d'exprimer et de satisfaire
leurs désirs d'objets et de service en fonction de moyens qui
paraissent dépendre d'eux et égalitariste en droit (et
plus problématiquement en chance), sinon en fait.
De
plus il serait le seul qui libérerait le désir du
besoin pour le plus grand nombre en stimulant en permanence la
consommation vers des produits ou services (et la distinction tend à
s'effacer de plus en plus) qui ne répondent pas à une
nécessité externe (se nourrir, se loger, se déplacer)
mais de plus en plus d'une nécessité intérieure (donc
libre au sens de Spinoza) où il en va de l'image et de la
valorisation de soi pour les autres et pour soi, ainsi que le désir
du poids des traditions et des interdits ou tabous religieux
traditionnels sacrificiels et anti-plaisir (comme l'a remarquablement
écrit Marx). L'économie capitaliste transforme donc le
rapport des hommes à leurs pulsions, ce qui était le
cas dans les sociétés traditionnelles pour une élite
aristocratique devient une possibilité pour tous et s'inscrit
donc dans le mouvement de démocratisation généralisé
égalitariste qui constitue selon Tocqueville l'avenir de la
démocratie.
Mais cette double libération se paie
d'une double contrainte qui peut se vivre, le plus souvent d'une
manière latente, sur le mode de l'aliénation et non de
l'autonomie; ou mieux cette libération peut devenir elle-même
source d'aliénation ou d'addiction que ce soit dans la
consommation ou dans la production (ou dépossession de soi
comme réduction de sa puissance d'agir et de la maîtrise
de soi) tout en maintenant la croyance dans la liberté, mieux,
sous couvert de l'illusion de la liberté. D'une part, elle
incite (et non pas condamne) les individus à désirer
toujours plus et donc à une frénésie insatiable
(voir textes de Platon, Bergson) qui transcende leur capacité
de s'auto-limiter (la sagesse, c'est toujours la mesure et le rien de
trop). D'autre part, en l'absence de principes éthiques
transcendants limitatifs, toujours subordonnés à une
espérance post-motem, elle les livre avec leur consentement
au système économique qui fait du profit et de
l'intérêt privé la source principale de
reconnaissance et d'auto-valorisation qui définit le désir
du sujet en tant qu'objet et sujet de désir dans la médiation
et la rivalité mimétique au désir des autres, du
moins de ceux dont la reconnaissance lui importe (René
Girard).
C'est dire si l'économie du désir pour
lui-même, non soumis à des finalités
transcendantes religieuses ou éthiques, qu'est par excellence
le capitalisme marchand, est ambivalent, tout au moins pour ceux qui
peuvent y jouer leur partition ou n'en sont pas exclus. Cette
exclusion est de fait et non de droit et c'est important pour
comprendre le fait que les inégalités qui génèrent
cette exclusion (chômage, précarité) ne sont pas
acceptables ni pour ceux qui en souffrent, ni même pour ceux
qui n'en souffrent pas ici et maintenant dès lors que la
comparaison qu'autorise l'égalité formelle des droits
provoque un sentiment d'injustice diffus plus ou moins généralisé,
du moins en Europe où le néo-calvinisme qui admet qu'il
y ait peu d'élus devant Dieu et que la réussite
individuelle est le signe terrestre de cette élection, n'
y exerce qu'une influence marginale.
Je me propose donc de
cerner ces ambivalences dans le contexte de l'évolution
actuelle du capitalisme financier mondialisé. Ce capitalisme
qui en devient la forme, sinon exclusive, de plus en plus dominante
en cela qu’elle touche non seulement les grandes entreprises
multinationales, voire transnationales mais, à travers elles
en tant que donneuses d'ordre, un nombre de plus en plus important de
PME/PMI. Je tenterai ensuite de m'interroger sur la manière de
faire usage de ces ambivalences dans le sens d'une autonomisation des
comportements impliqués par des jeux de désirs
individuels, laissant à d'autres la question de savoir si les
contradictions de capitalisme sont susceptibles de donner jour à
une révolution mondiale (et aujourd'hui plus qu’hier encore
elle ne peut être que cela, antilibérale ou
anticapitaliste si tant est qu'elle soit souhaitable, ce dont j'ai de
bons motifs de douter).
Comment
le capitalisme a-t-il donc pu instaurer l'aliénation du désir
et son exploitation marchande dans la forme apparente de la liberté
individuelle ?
3 parties
dans mon intervention:
D'abord sur les rapports entre besoins
et désirs, où comment le capitalisme de la consommation
de masse est arrivé à effacer leur différence
pour faire passer les désirs pour des besoins impératifs,
au nom de la liberté individuelle.
Ensuite sur les
rapports entre les désirs et disons la morale ou comment le
capitalisme a réussi à instrumentaliser cette dernière,
soit dans la reproduction, soit, de plus en plus dans la
transgression, au service d'une certaine idéologie du plaisir
égocentré, voire égocentrique.
Comment donc le capitalisme a-t-il
tordu l'idée d'autonomie et de reconnaissance de soi pour
l'instrumentaliser au service du profit.
Enfin comment
exploiter les contradictions du capitalisme aujourd'hui dominant pour
en réduire les effets de domination, en deçà du
rêve révolutionnaire moralisant dont nous savons qu'il
risque par sa radicalité ou son absoluité de conduire
nécessairement au totalitarisme terroriste, communiste ou
communautariste ou comment la démocratie peut-elle réguler
le capitalisme du point de vue de l'éthique des consommateurs
susceptibles de devenir conscients de leur désir authentique
et de leur responsabilité citoyenne.
La
première partie de ma réponse réside dans la
capacité du capitalisme à objectiver la subjectivité
et à subjectiver l'objectivité de notre désir
d'être et d'agir ou désir de reconnaissance de soi. Pour
le comprendre il convient de distinguer les désirs et les
besoins que l'idéologie capitaliste et marchande masque en
permanence en vue de son exploitation.
Nature et sens de la
différence entre besoins et désirs
Il
convient de faire une distinction, entre la notion de besoin et celle
de désir, que l'on confond trop souvent:
- J'appelle
"besoin" la tendance qui recherche un moyen déterminé
en vue d'obtenir, selon des relations déterminées de
cause à effet, une fin particulière et objective
déterminée. Le besoin s'exprime en analyse
fonctionnelle sous la forme de fonction d'usage; celle-ci est
rationnellement déterminable en terme de normes, de
spécifications quantitatives, elle autorise la prévision
et l'expérimentation reproductible concernant les
performances, la fiabilité et la sûreté
d'exploitation du produit ou service.
- J'appelle "désir"
la recherche du bonheur défini comme la satisfaction, plus ou
moins durable, produite par la reconnaissance par le sujet conscient
de lui-même, de sa valeur personnelle et/ou collective; être
heureux c'est être content de soi, satisfaire son amour de soi
dans des relations satisfaisantes, c'est-à-dire valorisées
et valorisantes, aux autres, eux-mêmes sujets de désir.
Se désirer soi-même c'est toujours désirer être
désiré par les autres pour pouvoir se reconnaître
soi-même comme valeur selon des critères d'évaluation
collectifs considérés, à tort ou à
raison, comme universels ou universalisables (les valeurs éthiques
et/ou esthétiques).
La satisfaction subjective du besoin
n'est que le moyen et/ou la sanction de fins objectives et leur est
subordonnée. Le besoin vise le plaisir "de, par et pour
quelque chose". Pour le désir, par contre, les fins
objectives ne sont que des moyens de la fin subjective qu'est le
bonheur dans l'amour de soi et lui sont subordonnés. Le désir
vise le plaisir auto-valorisant "pour lui-même". Pour
cela et en cela, le désir a besoin de besoins. Les besoins qui
visent "l'avoir", par exemple, sont l'incarnation,
toujours remaniée et renouvelée, du désir d'être
qui les transcende et leur donne sens.
Le désir peut
s'exprimer sous quatre formes diversement enchevêtrées:
l'avoir, l'agir, le paraître et l'amour:
- Le désir
d'avoir est le désir de posséder toujours plus que les
autres pour se confirmer durablement dans la satisfaction de
soi-même, sous le feu de la rivalité mimétique du
désir interindividuel (René Girard)
- Le désir
d'agir est le désir de puissance illimitée sur
l'environnement naturel et humain comme preuve, toujours à
refaire et à stabiliser, de sa supériorité
personnelle et/ou collective. Il s'exprime, au plus haut point, dans
le désir de dominer comme seul moyen de se mesurer, par
comparaison, dans l'obéissance objective de ceux qui s'y
soumettent. L'ambition personnelle est la motivation profonde de tout
homme politique et plus généralement de tout homme ou
femme de pouvoir. Sans elle, il ou elle ne s'imposerait pas les
contraintes de tous les instants et les sacrifices d'autres formes du
désir qu'exigent la lutte permanente pour s'emparer du pouvoir
et le conserver.
- Le désir de paraître est le désir
de reproduire une image gratifiante de soi en sa conscience ainsi que
ses conditions symboliques de possibilité dans la conscience
et le désir des autres selon des valeurs partagées
et/ou partageables (rivalité mimétique).
- Le désir
d'aimer et d'être aimé est le désir, non pas de
"posséder" l'autre comme objet, mais comme sujet de
désir, et en cela d'en être aimé pour s'aimer
soi-même; ce qui ne va pas sans paradoxe et conflits ; en
tout cas sans inquiétude et exige des signes-témoignages
de cette réciprocité, des règles de régulation
des conflits et des échanges de plaisirs "gratuits".
Ces
formes du désir de reconnaissance sont toujours plus ou moins
imbriquées et conflictuelles, voire ambivalentes. Même
l'amour est toujours porteur de volonté de puissance sur
l'être aimé pour en jouir exclusivement (jalousie)
et se reconnaître dans cette exclusive reconnaissance que nous
fait miroiter l'amour de l'autre. Même l'amour peut s'acheter
par la fétichisation individualisée de la valeur et du
pouvoir social que confère l'argent. Mais cette ambivalence se
retourne et se régule dans l'épreuve du désir de
l'autre, comme condition et limite de notre propre désir et
l'amour a besoin, au sens de nécessité vécue,
d'autonomie et de gratuité pour s'affirmer dans le
durée.
Dans tous les cas, la reconnaissance comme
valorisation de soi s'opère par la médiation de la
culture et de la technique, bref du social et du symbolique.
On
peut voir alors ce qu'il en est du rapport entre le besoin et le
désir: Le désir excède et surdétermine
toujours le besoin; en tant que tel il ne peut jamais être
"définitivement" satisfait (sauf dans une
hypothétique béatitude divine en une autre vie après
la mort), il ne peut l'être que provisoirement, à la
faveur de signes (objets de transfert, gestes rituels, expressions
corporelles, paroles...) fragiles et toujours à réinterpréter
par le sujet. Du point du vue du désir, la qualité d'un
sujet de désir est inépuisable et son objet
indéterminable car elle pose l'insatisfaction permanente d'un
désir se désirant lui-même à l'infini en
tant que puissance illimitée d'être et d'agir. Elle est
ce mirage perpétuellement en voie de réalisation/déréalisation
symbolique qui assure le goût de vivre, pour le meilleur ou
pour le pire. La qualité n'est déterminable qu'en
traduisant/trahissant le désir en besoins objectivés,
soit en réduisant la fonction d'estime de soi en fonction
d'usage, soit en stabilisant les fonctions d'estime de soi par la
mise en oeuvre de codes symboliques conventionnels visant à
valoriser "objectivement" les clients-consommateurs
ou les agents de la production. "Tu es ce que tu consommes,
exprime-toi en achetant ce que je te vends et je te promets le
bonheur dont tu es digne de payer le prix!" tel est "l'impératif
catégorique" de l'éthique marchande. Tu fais le
chiffre exigé et tu seras bien payé pour consommer
davantage (« Travailler plus pour gagner plus »).
Il
faudrait à cet égard distinguer entre les biens
matériels et les services, nombres de ceux-ci ont tendance à
s'évaluer en termes de qualité subjectivement codée
de la relation, même lorsqu'ils font référence à
une finalité d'usage objectivable différée.
Le
capitalisme est par excellence l'économie des désirs
présentés tous au même titre comme des besoins
dans lesquels les dimensions objectives et subjectives de toute
recherche de la satisfaction sont fusionnées. Du point de vue
de sa rationalité pragmatique (ex: la Publicité) il est
clair que l'idéologie de la consommation capitaliste,
contrairement à ce qu'elle prétend dans la théorie
dite standard, admet la dimension irréductiblement
subjective du désir, mais tente de l'objectiver en permanence
en la présentant comme nécessaire à l'efficacité
naturelle, sociale et narcissique des individus et inversement elle
présente toujours les besoins objectifs ou d'efficacité
objective (performances physiques, chimiques et/ ou biologiques des
produits) comme l'expression de désirs subjectifs en terme
d'image symboliques de soi valorisante et les objets-marchandises
comme des objets d'identification de transfert des désirs et
pulsions plus ou moins conscients d'où l'omniprésence
de la publicité dans l'espace économique et social.
Vendre c'est vendre d'abord ce que l'on peut appeler du rêve de
bonheur c'est-à-dire d'autosatisfaction par l'image de soi
dans les relations aux autres. De ce point de vue il n'y a pas pire
souffrance que celle provoquée par l'humiliation
ou sentiment du sujet de se trouver dévalorisé ou
méprisé aux yeux des autres, par exemple dans
l'exclusion de la sphère consommation auto-érotique.
Même la douleur physique peut être gratifiante
lorsqu'elle porte la marque d'une valorisation par le courage voire
la bravoure qui l'accompagne et la justifie (ex: sport, accouchement
etc..). Elle n'est souffrance que si elle est vécue comme
l'effet et/ou ou la cause d'une impuissance à s'affirmer comme
un être actif aux yeux des autres et à ses propres yeux.
La fierté, la dignité ou l'honneur de souffrir,
voire de mourir pour un motif jugé à tort ou à
raison anoblissant sont inhérents à tous les grands
combats. Le sacrifice héroïque de qui affronte la douleur
et la mort pour faire triompher les valeurs qui le valorisent,
parfois jusqu'au martyre, nous rappelle que la condition humaine
n'est justement pas animale du fait que la conscience valorisée
et valorisante de soi est l'objet même du désir,
jusqu'à s'opposer à l'expression de nos besoin
vitaux.
En cela l'idéologie de la consommation (ou
commerciale) fait du mouvement du désir subjectif, de son
dynamisme et de sa boulimie frénétique infinie,
de la jeunesse en devenir ou à restaurer sans cesse, sa
force incitative de conviction, au contraire des images de la fixité
et encore moins d'éternité ou de sagesse. Le mouvement
de glisse élégante et virtuose sur la réalité
objective naturelle et sociale imprévisible tel est l'idéal
de référence de tous les comportements sociaux. Surfer
sur les vagues d'un réel maîtrisable à la mesure
de la puissance du désir d'être comme désir de
puissance et de paraître, indéfiniment renouvelé
(innovation), tel est la critère éthique central de
l'idéologie capitalisme.
Enfin le capitalisme
diversifie en permanence les manifestations du désir dans ses
formes d'expression symboliques pour dynamiser la tension vitale de
tout désir entre les valeurs de distinction personnelle et
d'identification collective, de sécurité (appartenance)
et de transgression (liberté). L'idéologie de la
consommation multiplie les formes symboliques d'expression du désir
de désir et de l'amour de soi dans l'affirmation
individualisée de leurs oppositions internes apparentes. Cette
diversification est en même temps ou dans le même
mouvement une intégration des différences dans une même
logique de la croissance et du progrès dans la poursuite de
l'image valorisante de soi qui exige d'acheter et donc de produire et
de vendre tout et son contraire. Elle unifie dans et par le recyclage
de la division et du conflit des valeurs qui anime le désir
d'être, de paraître et d'agir de chacun dans le
renouvellement permanent des objets et des produits. Le capitalisme
comme le dit Gilles Deleuze décode toutes les traditions, les
déterritorialise, pour mieux ensuite les recoder dans
l'éphémère des modes et dans l'axiomatique du
calcul marchand. Il récupère tous les codes et en cela
les désinvestit de leur charge uniformisante collective
traditionnelle pour en faire des objets symboliques rentables
dans et par leur diversité même. Le dernier cri de la
mode, de même que le pouvoir symbolique qu'elle confère,
devient le seul moyen de s'affirmer comme valant, socialement.
De même dans le jeu des désirs des producteurs
(selon Luc Boltansky) l'investissement personnel et relationnel,
l'autonomie se transcrivent en contrainte du chiffre, comme condition
objective et unique critère de la réussite individuelle
subjective. Les qualités personnelles relationnelles,
l'initiative, comme relation valorisante à l'image de
soi sont intégrées dans l'esprit d'entreprise qui fait
de la relation intersubjective le ressort de l'efficacité de
la relation au client mais aussi, en interne, aux partenaires et
employés
Platon dans la "République"
et le" Gorgias", Rousseau et l'amour propre versus
l'amour de soi dans "Le discours sur l'inégalité",
Bergson et la frénésie du luxe dans "Les deux
sources de la morale et de la religion" , Hegel et son
désir du désir dans "La phénoménologie
de l'esprit", ont tous souligné en quoi le
désir de reconnaissance, médié par le désir
des autres et le désir de désirer être reconnu
afin de se rendre à soi-même désirable, est un
facteur permanent de la sociabilité humaine et en quoi
le désir ne va pas sans conflit entre identification et
distinction. Être soi unique et être reconnu par les
autres sur fond de critères sociaux codés partagés
partageables, mais de plus en plus instables, telle est la leçon
de la lucidité philosophique, débarrassée de
toute apologétique humaniste idéaliste.
Mais
cette frénésie paradoxale du désir subjectif
idéologiquement recyclé en nécessité
et/ou en liberté objectivée dans le culte du chiffre ou
de la performance économique par le capitalisme et la
marchandisation sans limite de vie sociale qu'il génère, crée
les conditions d'une crise sans précédent du sujet par
rapport aux formes sociétales plus traditionnelles et
plus holistes et donc rassurantes car plus encadrées
d'interdits et d'obligations identificatrices gratifiantes
incontestables. Cette crise est provoquée par
l'idéologie de la privatisation de la vie qui fait que le
sujet qui se cherche, sans jamais se trouver d'une manière
durable à travers des objets symboliques. Ceux-ci se
« désenchantent » très rapidement
dès lors qu'ils deviennent consommables et donc
« consumables » dans la course infinie vers le
mirage de l'affirmation de soi aux travers de fétiches
objectivés (rôle de la pub), et des relations aux autres
de plus en plus problématiques et précaires, que ce
soit au travail ou dans la vie privée (pensons au couple et
aux rapports aux enfants dans la famille).
L'excès, la démesure de
la croissance sans fin comme seul objectif de la logique du désir
ployé ou soumis au jeu et axiomes capitalistes du circuit la
marchandise transforment tout désir d'être en désir
d'avoir, de paraître et/ou de pouvoir et en besoin
impératif de survie sociale et culturelle. Ne pas être
exclu de la consommation et de la production croissante c'est se
reconnaître comme valeur expansive et donc puissance d'être
et d'agir, au point que le sujet peut être tenté, en cas
d'échec subjectif dans l'affirmation de soi par l'exclusion du
monde des signes symboliques que sont les objets et les services, de
sacrifier toute vie personnelle à sa vie économique.
Travailler plus pour gagner plus, réduire la vie, en ce
qu'elle a de valable et de sensée, au travail employé
(ployant sous la loi du profit pour des investisseurs anonymes tout
aussi aliénés) et la liberté, à savoir la
puissance personnelle d'agir au pouvoir d'achat d'objets fétiches
et de services domestiques, telle est la force persuasive du
capitalisme le plus cynique, en cela qu'elle fait de la nécessité
(être sous l'emprise d'un autre qui vous paie et décide
de vos horaires et conditions de travail pour vivre mieux au sens de
vivre plus libre), la seule forme possible de la liberté, au
contraire de l'autonomie ou maîtrise de soi.
La
liberté contre l'autonomie personnelle, à savoir la
capacité à la maîtrise de soi et de son temps,
tel est le tour de force pervers de l'idéologie capitaliste
dite libérale, mais réellement despotique .Celle-ci est
d'autant plus despotique qu'elle s'énonce comme libérale
dans l'expression sans limite de la puissance de désirer
d'être et d'agir, et prétend à ce titre
convaincre chacun de se vouloir libre dans et par sa soumission aux
contraintes du travail comme exploitation maximale de ses capacités,
y compris intellectuelles, relationnelles et même
émotionnelles. L'économie du service rendu, l'économie
relationnelle qui fait de la qualité prétendue de la
relation au client et aux « collaborateurs » le
cœur de sa rentabilité, devient la réponse performante
aux désirs mouvants, multiples et contradictoires des clients.
Cette réponse propose voire matraque par un discours
commercial omniprésent qui s'adresse aux individus dès
la petite enfance, des objets symboliques de valeurs ou d'émotions,
voire de passions, les plus irrationnels, quitte à stimuler
rationnellement sans cesse, par la publicité, cette
irrationalité. En faisant des enfants la cible privilégiée
du discours publicitaire télévisé et à
travers eux les parents, la culture marchande généralisée,
cette pseudo-libération du désir s'énonce alors
comme une entreprise généralisée
d'infantilisation de la population sous la forme d' une
exigence de se plier aux seuls désirs de ceux qui sont
susceptibles de nous faire gagner plus afin de nous éviter
d'être exclus de tout pouvoir social , de toute puissance
d'action sur notre environnement humain, le seul qui compte
réellement pour la conscience de soi . L'économie
marchande capitaliste mondialisée débridée, car
sans contre-valeurs efficaces, toutes récusées au nom
de la liberté individuelle transforme toutes les relations
humaines en relations marchandes, donc la société toute
entière en société non plus politique
(citoyenne) mais marchande, en cela que les individus ne sont plus
que des producteurs et des consommateurs individuels de biens et de
services , négociables en termes sonnants et trébuchants
(retour sur investissement). C'est donc bien la liberté sans
responsabilité collective ou exigence de solidarité,
liberté sauvage qui est proposé comme modèle de
vie et d'accomplissement personnel et cela contre toutes les morales
limitatives et sacrificielles antérieures. Ne reste, comme
sacrifice ultime, que le travail pour gagner plus de pouvoir d'achat
d'objet et donc de valeur symbolique vis-à-vis des autres.
La puissance du capitalisme sur les
esprits est celle d'une libération infinie de désir de
désir et de l'affirmation de soi, dans et par la consommation
marchande et la logique du profit, non seulement financier mais
narcissique; profit narcissique dont le profit financier n'est que
l'expression rationalisée: le pouvoir d'achat devient le lieu
privilégié du pouvoir être, ici et maintenant,
contre toute vision religieuse ou transcendante du salut
post-mortem. Une telle visée n'a que faire d'une morale ou
d'une éthique, sinon purement médicale… L'expérience
de la souffrance et de mort et donc la finitude est réduite à
une question de techniques médicales à consommer sans
modération pour rester indéfiniment disponible au seul
jeu illimité du désir. La vieillesse est déchéance
et la mort désespérante; elle n'est une issue
désirable ou du moins tentante que pour ceux qui sont
déprimés, à savoir, psychologiquement seuls et
qui de fait sont acculés à ne plus rien désirer,
c'est à dire ne plus croire en leur valeur et à leur
puissance d'être et d'agir au point de se « désinvestir »
d'eux-mêmes; ce qui est le seule authentique aliénation.
2)
La seconde partie de ma réponse à la question que j'ai
posée de l'exploitation capitaliste du désir concerne
l'élimination par le capitalisme de toute valeur sacrificielle
transcendant l'aspiration au bonheur et à l'autonomie des
individus.
Cette
autonomie est, nous venons de le voir, paradoxalement investie dans
des objets de consommation et/ou dans le travail des
producteurs, la production d'objets créatifs de l'image de
soi, représentation spéculaire de soi par soi médiée
par la conscience et le désir des autres alimente le désir
sous-jacent de relancer sans cesse le désir de soi pour soi en
vue de construire et de perpétuer ou de reconstruire une image
gratifiante de soi (challenge permanent). Le désir sous des
formes de dépendance partielle et plurielle dans la machine
sociale de la consommation/production marchande devient, doit
devenir, flexible et nomade. La jouissance corporelle auto-érotique
personnellement et collectivement stimulée par les produits
que sont les musiques rythmiques, à l’écoute
quasi-permanente (être sans cesse « branché » )
euphorise les individus dans une relation valorisante aux pulsions
fondamentales de la vie érotique dans la plus stimulante
intensité des émotions sensuelles exacerbées.
La jouissance sans entrave du corps et de la sensualité
libérée de tout interdit devient le but par excellence
de toute marchandise. Le pain et la musique ou le cirque sensuel
permanent auto-érotique du désir se faisant objet de
lui-même où le sujet ne désire plus que son désir
sont au cœur de la logique de la désublimation (Marcuse)
opérée par cette économie effrénée
du désir d'avoir et de "jouir sans entrave" (mot
d'ordre illusoire et détourné de mai 68) qu'est le
capitalisme.
Il n'y a pas lieu d'attendre l'extase
ailleurs que dans la consommation active des signes et des
stimulants, de la jouissance de vivre ses pulsions et émotions
fondamentales chacun pour soi ou dans la fusion collective.
En
l'absence du regard d'un Dieu juge suprême et sauveur chacun
est donc pris en permanence, dans la production comme dans la
consommation, dans l'échange toujours éphémère
du désir se désirant lui-même à l'infini,
dans la relation mimétique et conflictuelle au désir
des autres, sans donc pouvoir s'abstraire du monde de l'économie
marchande libidinale et échangiste, pourrait-on dire, sinon en
brisant le jeu de miroir pour se perdre dans la violence, la drogue
ou la folie. Aucune religion comme machine de pouvoir incontestable,
terrorisante et culpabilisante (sentiments du péché et
du remord) sur les consciences ne peut plus imposer des interdits
impératifs et un exutoire post-mortem absolu au désir
d’être. Lequel, de part la la frustration croissante
provoquée par l'idéologie commerciale, peut déboucher
sur la pire violence; celle que provoque l'humiliation chez qui n'a
pas accès aux signes marchands de la valeur (exclusion). La
violence infra-politique, purement destructrice, est en effet
indissociable du désir de puissance qui se prend lui-même
comme fin absolue dans un contexte capitaliste d'inégalité
et d'exclusion croissantes, de non-reconnaissance réciproque
et de compétition et de concurrence exacerbées. La
violence sur les autres, voire sur soi-même (conduites à
risque), qui voit dans la négation d'autrui et de soi la forme
la plus jouissive de l'absolue puissance, s'impose comme objet de
consommation virtuelle ou réelle universelle (voir les jeux
vidéo). Dans la lutte à mort pour la reconnaissance
(Hegel), chacun peut s'affirmer comme supérieur et
éprouver la violence comme désirable car libératrice
en un instant d'éternité (hors du temps) de toute
contrainte sociétale et temporelle, dans un pouvoir sur les
autres absolument ravageur. Nous savons tous comment les situations
d'extrême angoisse individuelle et/ou collective et de
justification peuvent générer massacres et
violences sexuelles généralisées. Nous savons
moins, ou du moins nous ne voulons pas savoir, que la
capitalisme dérégulé, qui se présente
à tort comme libéral, est, en l'absence de toute
religion qui briderait pas la terreur divine le désir
infini de puissance, peut devenir le promoteur de la violence comme
source ultime du plaisir absolu et faire de celle-ci l'objet de
consommation et de reconnaissance de soi par excellence, à la
télévision dans le monde virtuel jusque dans la réalité
confondue avec un jeu vidéo permanent.
Cette crise de
l'individualisation, au moins fantasmatique, des sujets que produit
le capitalisme s'affirme d'autant plus que l'on peut dire qu'il
déploie sa puissance sur les individus par la crise d'identité
qu'il provoque et qu'il a pour vocation de provoquer afin de stimuler
la demande et la soumission volontaire en permanence à sa loi,
celle du profit maximum. Il est le système de reproduction de
la crise par excellence qui est sa condition d'existence et sa limite
sans cesse déplacée (cf les délocalisations et
l'extension accélérée de la logique marchande
dans toutes les sociétés du monde) : crise éthique,
crise de la liberté, crise de l'identité; la
concurrence et la compétition sont au cœur de la sociabilité
plus ou moins (mais de moins en moins) régulée par un
droit contractuel et non pas légal immanent (et non plus
par la morale religieuse transcendante): sa puissance est
irresponsable, anonyme, méprisant toutes les formes de lien et
d'engagement durables qui ne soient pas à la fois sanctionnés
et défaits par une réussite chiffrable à très
court terme; ce qui génère des comportements
d'imitation généralisée aux effets de prédiction
auto-réalisatrice imitative irrationnelle et incontrôlable
à terme (cf. le marché boursier) ainsi que la
dissolution de toute promesse possible au nom d'une liberté
sans mémoire ni passé. S'installe alors le mépris
de ceux qui ne réussissent pas ou moins bien et donc sont peu
utiles et deviennent même gênants du point de vue de la
machine économique.
De plus la machinerie économique
devient de plus en plus plurielle et anonyme, sans centre
coordinateur, elle apparaît comme délocalisée et
dé-temporalisée ou centrée sur l'instant
arbitraire ou purement conventionnel d'un bilan périodique ou
en continu (courbes de profitabilité et de prévision
sur fond de modèles théoriques peu fiables); machinerie
à produire aveuglément du retour sur investissement.
Cette machinerie provoque nécessairement une crise
de confiance généralisée, confiance
indispensable à tout échange humain . Toute révolte
ou résistance contre un pouvoir repérable, localisable
et potentiellement mortel, semblent alors vaines. La méfiance
est alors sans issue réparatrice. Or le capitalisme, comme
toute relation sociale pacifique, repose avant tout sur la
confiance, d'où l'importance de l'image de marque et de
l'image personnelle du dirigeant (employeur) et de l'employé.
Cette perte de confiance fait bifurquer le désir dans la
poursuite d'objets fétiches de moins en moins représentatif
de la qualité de l'image de soi. Nous rejetons la peau et les
pépins des fruits que nous consommons et nos objets sont
instantanément dévalorisés transformés en
déchets proliférants car ils ne peuvent plus exprimer
ou symboliser la croyance dans notre puissance d'être et
d'agir, sinon dans le monde de la fiction illusoire, dans la mesure
où celle-ci s'affirme comme seule réalité
possible. Au stade actuel du capitalisme, le capitalisme financier a
pris le pouvoir dans les grandes entreprises, et, par leur
intermédiaire dans les PME qui travaillent pour elles en
sous-traitance; l'argent et la rente ont pris le pas sur
l'esprit d'entreprise et les relations de pouvoir font du profit le
seul objectif de la coopération et des échanges
économiques. Le « court-termisme »
du retour rapide, voire immédiat, sur investissement tend à
corroder toute stratégie de développement à long
terme. L'enrichissement illimité rapide domine toutes les
valeurs, non en les excluant, mais en les subordonnant à sa
loi (voir le sport). Or la relation de profit sous la
concurrence de la rentabilité immédiate des
investissements ne peut assurer la fidélité et la
confiance dont tout système économique a besoin
pour s'inscrire dans la durée. L'argent est devenu le
fétiche de tous les fétiches, le "fétiche
tourneur" de tous les fétiches qui tourne et fait tourner
à la vitesse électronique, la valeur pivot qui
surdétermine et finalise toutes les autres valeurs sans avoir
le moyen d'assurer la confiance dans la durée dont toute
valeur dépend toujours : valeur ou puissance sans légitimité,
le capital comme rapport social (Marx) se transforme en
"pognon" ou en "fric" qui dé-légitime
toute autre valeur qu'elle tente d'exploiter à son profit,
elle corrompt toutes les autres relations humaines en
instaurant le suspicion sur la qualité de toute
relation.
Mais il me semble qu’à la paranoïa de
la toute puissance de fait du capitalisme, à la fois
arrogante et impuissante en droit à instaurer un ordre
crédible de valeurs,, on devrait opposer la nécessaire
réflexion critique sur les limites et la fragilité
intrinsèque de tout désir de pouvoir sur les autres et
sur soi et donc faire émerger une autre type de sagesse athée
dynamique pour nous préserver (ou nous prémunir contre
les) des délires qui l’accompagnent.
D'où la
question : Que faire philosophiquement et pratiquement de cette crise
du capitalisme pour tenter de restaurer le désir de
reconnaissance des individus et leur confiance mutuelle dans leurs
droits humains et sociaux ?
3)
Philosophie, capitalisme et éthique du désir.
Il
s'agit, selon moi, d'éthique philosophique et donc laïque.
La seule qui puisse valoir dans nos démocratie pluraliste et
surtout «déthéologisées ». La
religion et la politique qui se sont données pour tâche
de moraliser les hommes par un surcroît de puissance
transcendante répressive du collectif ou de ses institutions
hiérarchiques de pouvoir, ne peut plus aujourd'hui prétendre
changer les hommes sinon par la mise en place d'un régime
totalitaire négateur des droits de l'homme.
Quand je parle
d'éthique philosophique, donc, c'est au sens de Spinoza. Je
ne veux pas, en effet, faire référence à une
quelconque morale religieuse, voire humaniste spontanément
fraternelle, que le capitalisme a mis irréversiblement en
crise, sauf à prétendre la restaurer sous la forme de
la terreur, mais je veux parler de lucidité philosophique. La
première chose à faire me semble-t-il est de refuser
l’illusion de l’absolu, y compris sous sa forme anticapitaliste
révolutionnaire et téléologique, qu’il soit
posé hors de nous (Dieu) ou en nous (puissance illimitée
et donc addictive du désir); ce refus sceptique préalable
me semble la seule manière de renouer avec l’idée de
prudence au sens grec (phronésis), et cela contre la religion
et son corollaire: sa sécularisation en politique et dans
l’affirmation narcissique d’un moi collectif ou étatique
tout puissant qui, en l’absence de Dieu révélé,
prétendrait prendre sa place.
Or dans
l'aliénation/exploitation du désir au système
capitaliste marchand et sa réduction à la consommation
destructrice d'objets symboliques jetables, le désir créatif
qui suppose distance et contrôle de soi, s'abolit dans sa
dimension fondamentale et sa condition d'existence même qu'est
la volonté d'être pour soi dans la reconnaissance
positive de soi par les autres. Celle-ci suppose que l'on se perçoive
comme autre chose qu'une image jetable dé-personnalisante en
proie à l'employabilité calculante à court terme
aussitôt dévalorisée car sans prolongement ou
extension possible dans un futur devenu imprévisible. Le
désir créatif exige le temps comme durée de
reprise réflexive du sujet en tant que donateur de sens à
sa vie dans son environnement où la qualité de la
relation d'autonomie et de réciprocité à long
terme (amour, amitié, projet créatif librement partagé)
aux autres primerait nécessairement sur la nécessité
du travail comme soumission à la loi du profit. Vivre une
existence instantanée aussi éphémère que
les objets symboliques immédiatement jetables et des
performances commerciales temporaires instantanément dépassées
par une concurrence non maîtrisable, c'est ruiner toute
possibilité pour l'individu de se construire une subjectivité
concrète qualitativement positive, mémorisée et
mémorisante.
Le sujet est en effet placé en
état permanent de précarité, de fugacité,
d'implosion, au travail ou dans la consommation, donc, dans la vie
professionnelle et privée, constamment menacé
d'exclusion voire de mépris social. Ballotté par des
forces présentées comme quasi-naturelles qui lui
échappent (la loi des marchés), la peur du monde se
transforme en angoisse diffuse ou peur permanente de sa propre
impuissance et de la déréliction à laquelle
l'individualisation dans la dé-légitimation des statuts
et des liens traditionnels, y compris familiaux le condamne. Elle
provoque, chez les uns, un besoin irrépressible de protection
et de répression et exige des politiques de mesures
croissantes de surveillance et de sécurité qui implique
la désignation de bouc-émissaires souffre-douleurs (les
étrangers, les immigrés…); mais plus profondément,
elle mortifie, chez les autres, les moins favorisés, toute
espérance de réalisation ou de reconnaissance de soi
possible. Elle ruine les institutions et les critères qui les
garantissaient dans le passé. Sans passé en quoi la
confiance puisse se ressourcer, sans avenir maîtrisable
possible, le sujet est alors tenté par l'extrême
violence infra-politique et informulable comme ultime puissance
négative et absolue d'action et d'expression de soi. La
contradiction du capitalisme, quant au désir de reconnaissance
de soi, est qu'il le stimule en permanence et qu'il en détruit
les conditions même de possibilité, jouant sur la
frustration qu'il génère pour ployer le désir
encore plus vers la marchandisation des relations humaines et par
conséquent vers une image de soi qui le mine.
Dans de
telles conditions le désir d'être comme puissance
réfléchie d'agir pour la reconnaissance se dissipe et
régresse en pulsions objectives sans règles, ni surmoi
de contrôle de soi possible, dès lors que les modes de
régulation traditionnelles et religieuses ont perdu de leur
prégnance. Le désir meurt pour laisser place à
un divertissement de plus en plus violemment autodestructeur. La
violence comme spectacle de représentation d'un désir
transformé en besoin régresse en pulsion de mort
altruiste ou suicidaire (dépression, drogue) inonde les médias
et les jeux virtuels avant de provoquer des passages à l'acte
de l'hyper-violence apparemment gratuite qui réalise le stade
zéro de la pensée que produit le capitalisme ayant
détruit socialement toute autre valeur que la valeur
marchande, quand ce n'est pas, et ce n'est pas mieux, les avoir
‘marchandisées’ en en faisant des éléments
de publicité mensongère. Que peut-on faire pour éviter
le pire : la guerre de tous contre tous et de chacun contre lui-même
?
Il conviendrait me semble-t-il de restaurer dans le cadre
d'une éducation laïque et rationnelle critique du
citoyen, le primat du désir raisonnable et actif sur les
passions tristes dans le travail politique militant. En restaurant
donc la conscience objective (c'est à dire universelle) de ce
qui nous est vraiment utile et des attitudes qu'exige de nous cette
conscience : la maîtrise de soi et le désir de créer
qui définissent l'autonomie subjective par delà toutes
les dérives anti-laïques et anti-libérales. Une
éducation de l'autonomie n'est possible qu'en détournant
les marchandises de leur but de consommation massive et addictive; en
faisant des marchandises des objets créatifs ou esthétiques,
en développant dès l'enfance la conscience de ce qui
détermine notre désir toujours spontanément
illusoire et passionnel afin d'accroître notre désir
d'être et notre puissance d'agir.
Le capitalisme est une formidable
machine à produire de la puissance d'agir et à
l'accroître d'une manière exponentielle : tout ce qui
pourra être fait et qui répond à un désir
de maîtrise et de puissance, y compris et avant tout sur les
autres et sur le fonctionnement de notre corps et cerveau, le sera
tôt ou tard. C'est donc d'abord un formidable ressort de
libération par rapport à la nécessité et
la rareté et une source continue, accélérée
par la concurrence et la mobilité d'une demande désirante
de plus en plus arrachée à la sphère des
premiers besoins biologiques vitaux, de désirs renouvelés
qu'il parvient à stimuler sans cesse. C’est donc une source
infinie de créativité technique, intellectuelle voire
esthétique mais comme toute puissance elle peut être
mortelle par la destruction de nos conditions de vie environnementale
et des grands équilibres écologiques, par épuisement
des ressources non renouvelables pour un profit à court terme,
mais aussi et surtout en détruisant les conditions éthiques
de la vie humaine que sont la confiance et la solidarité qui
sont au cœur des relations positives de coopération et de
reconnaissance mutuelles intersubjectives non marchandes.
À
la sa forme financière mondialisée et dérégulée
qui fait de la machinerie capitaliste un para-système tout à
la fois incohérent et inhumain, en cela qu'il compromet la
possibilité pacifique et bienveillante du vivre avec les
autres qu'il serait possible d'identifier, sinon de connaître
personnellement, et vis-à-vis desquels il semblerait possible
de négocier voire qu' il serait possible de combattre, donc
d'exercer un certain pouvoir, ne serait-ce que d'influence ou
d'expression, il faudrait donc opposer la lutte politique et sociale
solidaire afin de faire reconnaître et respecter les droits des
consommateurs et des salariés. Dans les luttes sociales pour
leurs droits à la dignité, ceux-ci ne sont plus
considérés et ne se sentent plus considérés
que comme source de rentabilité ou d'utilité comptable,
une simple variable d'ajustement.
Que
faire donc vis-à-vis du pouvoir de l’argent ?
Deux stratégies nous sont offertes : celle de la lutte
frontale contre ce pouvoir comme force dominante de la vie sociale,
ou celle de sa régulation au profit du plus grand nombre.
La
première ne peut que s’enfermer dans la logique suicidaire
d’une morale politique communautaire plus ou moins religieuse
ultra-répressive. Elle a du reste déjà perdu la
guerre : pour des raisons de survie et de pouvoir, la religion s’est
définitivement acoquinée avec la logique de l’argent
et en subit les implications individualistes. Quant à la
politique, elle ne peut plus prétendre restaurer l’ordre
nationaliste, l'ordre ancien de la religion nationaliste exclusiviste
et xénophobe, sans prendre le risque de la guerre
d’extermination totale de l’espèce humaine.
Or la
société en cours de mondialisation est devenue un
gigantesque lieu pluraliste d’échanges économiques et
symboliques entre groupes et individus qui revendiquent leur
autonomie et le droit de construire leur stratégie propre dès
lors qu’ils peuvent être rendue compatibles avec ceux des
autres par l’intervention d’une régulation politique qui
fait que chacun peut croire exprimer son droit au bonheur ou, ce qui
revient au même, à la dignité. Dans ces
conditions, seule la seconde apparaît souhaitable et réaliste.
Réguler en l’universalisant réellement et non pas
seulement formellement le pouvoir de l’argent est le seul moyen de
construire une société décommunautarisée,
froide mais viable; en pratiquant la justice par le droit individuel
et social plus que par la charité ou la solidarité
émotionnelle une telle société doit se donner
les moyens économiques, juridiques et politiques de faire
respecter le droit à la vie personnelle par rapport à
la vie sociale pour laisser toutes leurs chances à d’autres
logiques du désir possibles et peut être plus
fondamentales que celle de l’argent, sous condition de leur
compatibilité avec l’exigence socialisée de
l’autonomie individuelle et de la non-violence physique ou
psychologique : celle de l’art et de l’amour partagés, qui
sont deux dimensions de la vie érotique plus riche et plus
créatrice dans la perspective de l’accomplissement de
l’amour altruiste de soi.
Le problème principal
quant à la difficulté de construire une pensée
éthique réformiste, laïque et donc socialement
progressiste, réside dans le fait que cette intégration
des individus dans le système techno-marchand capitaliste
généralisé dont parlait Marcuse est rendu
possible par ce que cet auteur appelait la désublimation
répressive (et/ou régressive), à savoir par le
fait que la contrainte sociale que résume excellemment la
formule de NS "travailler plus pour gagner plus" est
(re)présentée comme consentie et fait écho au
désir de consommer sans limites et tabous. Ce détournement
du désir est présenté comme le seul progrès
possible dans le pouvoir ou la puissance. L’individu est alors
‘désintriqué’ de tout devoir sociétal
désintéressé ou de toute activité et
relation sociale gratuite. Ce désir régressif
fondamental s’exprime dans l’orientation de tous les désirs
particuliers, sans vergogne moraliste ou religieuse, sans perte
sacrificielle apparente, dans la consommation d’objets symboliques
de la valeur narcissique que chacun désire affirmer aux yeux
des autres et à ses propres yeux (Dieu n’est plus là
pour promettre le salut en un autre monde).
Mais la condition
impérative de cette désublimation du désir
d’être, libéré de la tutelle sourcilleuse de
Dieu et de la morale sacrificielle transcendante du salut, est de se
soumettre au travail, ou plutôt à l’employabilité,
c’est-à-dire à la discipline et à la loi du
profit, présentée comme une loi quasi-naturelle. La loi
des marchés est, en effet, comme nous le constatons tous les
jours, anonyme (fonds d’investissements liquides), sans lieu
(délocalisée), omniprésente et aveugle à
tout ce qui n’est pas l’intérêt et le profit que
l’on peut tirer de l’exploitation instantanée ou à
très court terme de la force de travail. Cet anonymat et la
délocalisation du capitalisme interdit d'attribuer à
quiconque la responsabilité des relations économiques
et sociales entre individus et fait de la domination une domination
sans faute, ni coupable, donc sans conflit possible sinon délirant
et autodestructeur. Elle fait de la domination sans coupable et sans
faute la condition de la liberté individuelle dans le jeu de
la compétition et du hasard qu'est la pure concurrence
interindividuelle. Celle-ci se substitue à la lutte de classe
et chacun ne peut donc que s'en prendre qu'à lui-même de
son impuissance personnelle et à la malchance. L'idée
de justice sociale, selon cette idéologie capitaliste
décomplexée, n'aurait plus de sens. Les droits
individuels sur le marché suffiraient à conférer
l'autonomie non-discriminante des sujets qui est au fondement de
l'idée de justice interindividuelle.
Cette aliénation
libératrice du désir dans la relation marchande est au
cœur de la difficulté à (re)construire du collectif et
de la conscience citoyenne. Seule la précarisation, y compris
des couches sociales intermédiaires, peut faire prendre
conscience de la nécessité de la solidarité au
travers de règles moins inégalitaires de répartition
partagée des risques et des richesses mais aussi et surtout
des chances. C’est ce point que doit porter en priorité la
réflexion sur une réforme de la vision de gauche
(réduction des inégalités et prise en compte de
la solidarité vis-à-vis des plus fragiles en vue d’une
plus grande égalisation des chances).
Mais c’est au
travers d’une évolution du désir d’être et
d’agir vers des activités autonomes créatrices qui
concernent la vie privée plus que la vie économique, ce
qui implique la réduction du temps de la contrainte qu’est
le temps de travail (de l’employabilité) au profit du temps
libéré, que l’on peut faire le mieux échec, me
semble-t-il, à l’idéologie du travail servile
comme voie d’accès à la puissance d’être et
au désir universel de reconnaissance.
Il faut revaloriser
une pensée du non travail ou mieux de l’activité
libérée de l’employabilité et de la mythologie
anti-écologique et à terme catastrophique, de la
croissance pour la croissance, voire une pensée du loisir
créatrice de sens relationnel et de culture, pour faire
advenir des formes de désirs qui fassent rupture avec cette
désublimation répressive qui brise les capacités
de résistance au système et aux possibilité
qu’il provoque lui-même de le détourner vers la
gratuité créatrice et l’auto-développement
personnel (ou "capabilité" selon le terme de A. Sen)
dont parle Marcuse.
"Travailler plus pour gagner plus"
tel est la norme amorale d'une certaine "droite", pour nous
inciter à répondre à la logique du profit pour
les actionnaires, mais personne ne nous dit pourquoi il faudrait
gagner plus pour soi-même, sinon pour consommer plus et donc
détruire encore plus de ressources dans la poursuite infinie
de désirs aussi stériles qu'autodestructeurs de désir
d'être et du "monde vécu ", selon le terme de
Habermas, à savoir de monde de la relation de reconnaissance
gratuite aux autres et à soi . La libido de la vie, ou le
désir de vie, ne saurait se réduire à la course
instrumentale dans la performance économique faussement dite
libérale, même si elle prétend faire de
l'autonomie relationnelle, voire émotionnelle, du sujet un
facteur de surinvestissement économique (la fameuse motivation
au travail). Si l'on ne peut sortir du capitalisme par un improbable
et catastrophique projet de révolution mondiale, il convient
alors d'exiger qu'il n'empiète pas sans limite, ou qu'il
empiète le moins possible, sur notre désir de vivre et
de créer pour nous-mêmes et non pour le profit et la
destruction du monde naturel et indissociablement humain de la vie,
comme le demandait déjà John Stuart-Mill. Seule la
politique, et d'abord internationale, sous l'effet des luttes contre
la société de marché qui tend à
« marchandiser » toutes les relations humaines,
peut limiter ou mettre sous conditions libérales la dictature
despotique des marchés financiers qui tend à épuiser
notre désir de jouir de la puissance d'être au monde et
aux autres dans et par l'amour et la création généreuse.
La vie privée, ou mieux personnelle et
intra-subjective plus que la vie économique dite objective et
toujours sous contrainte de la performance, du calcul et de la
dictature de la rentabilité financière, peut seule nous
permettre de nous libérer de l'empire de la nécessité,
non par son abolition fantasmatique révolutionnaire, mais en
le mettant à notre service. Réduire le temps
d'employabilité de notre corps et de notre esprit est la
condition des conditions pour pouvoir profiter de nos richesses sans
nous détruire. Si la paresse c'est refuser de soumettre son
désir de vivre à ce qui le corrompt et l'exacerbe pour
mieux l'étouffer, alors oui, vive la paresse! Comme le disait
déjà Aristote la sagesse consiste à travailler
pour avoir du loisir et en premier lieu celui d'aimer, de créer
et de philosopher. En ce sens le sens du travail, au sens de
l'économie, réside dans le non-travail, dans le refus
de faire du travail le sens de la vie ou d'en faire une valeur en
soi.
Le temps du travail est celui du besoin ou du désir
réduit à l'état du besoin et donc non libre, le
temps de loisir est seul celui du désir autonome donc
authentique. Refuser de travailler plus pour exiger de travailler
moins, comme le savait Marx est la condition du désir d'être
pour les autres et pour soi ce que nous désirons qu'ils soient
pour nous.
Cette réciprocité relationnelle
gratuite, mais pas désintéressée car toujours
intéressante, est, selon la formule de Spinoza, la seule
manière d'être raisonnable, c'est-à-dire de
"désirer" ce qui nous est véritablement
utile, non seulement en terme de besoins ou de "passions
passives", mais surtout de désir d'accroître notre
puissance d'agir et d'autonomie pour mieux vivre avec les autres et
avec soi dans la réciprocité égalitaire en
droit; que signifie le désir de justice. Elle doit faire
l'objet privilégié de toute éducation laïque
de la liberté comme autonomie, à l'école et en
famille.
Je mesure la difficulté d'une tâche qui
doit s'efforcer de déconditionner les enfants et leurs parents
en déconstruisant la pseudo-pensée libérale du
capitalisme mondialisé dérégulé, mais
elle est incontournable. Est-ce possible?
La réponse à cette question relève de l'éducation critique du désir par la réflexion, y compris philosophique -et on peut commencer la réflexion philosophique jeune (7 ans, comme on disait ,en tout cas dès l'accès au langage abstrait rationnel) et surtout la créativité politique et esthétique. L'education du désir est d'abord une affaire de création artistique et de littérature.. C'est aussi celle de l'apprentissage de la démocratie dans la mise en oeuvre d'une solidarité autour de projets collectifs en tant qu'expressions de désir partagés qui suscitent la conscience de la réciprocité et de règles universelles susceptibles de transformer la désir de soi, l'amour de soi, en désir de justice ou de reconnaissance pour soi et les autres.
Mais il reste qu'une telle éducation ne peut passer que par une école laïque dont les valeurs d'orientation du désir sont opposées à celle de la société de consommation et du capitalisme débridé; or l'école-ci n'est pas isolée, ni isolable de la société, elle n'est pas un sanctuaire ( contrairement à ce que voudrait A.Finkelkraut) et cela d'autant moins qu'elle s' affirme laïque . Une telle école est donc indissociable d'un projet de transformation de la société dans le sens de la solidatité citoyenne.
Or cette relation est aujourd'hui problématique dans la mesure où sont confondus laïcité et neutralité éducative ou idéologique., donc politique.
Si la sens de la responsabilisation du désir et de sa promotion en désir de justice et de réciprocité dans la reconnaissance est au coeur de toute éducation laïque et démocratique, la question de l'immense difficulté, non seulement technique mais politique (qui concerne les finalités citoyennes de l'école) , de la tâche demeure, à savoir celle de mettre l'école en relation avec les efforts développés par les personnes en lutte pour réduire les inégalités, ce qui implique la remise en cause du désir, devenu socialement spontanément dominant, de compétition de tous contre tous ou plutôt de chacun contre chacun et l'emprise du «toujours plus ». Ce que E. Morin a appelé « une politique de la civilisation »....
Si
l'école est dans la société, sa finalité
est autre: elle doit former les futurs citoyens aux principes de la
démocratie elle doit éduqué le désir
contre la logique spontanée d'un capitalisme (ré)ensauvagé.
Sylvain Reboul
Professeur honoraire de philosophie (France)
Capitalisme, économie du désir et éthique
Introduction - Ali Serghini
Depuis sa retraite, Sylvain Reboul anime la Société Angevine de Philosophie. Il est coauteur et coordinateur d’un ouvrage qui a été primé par l’Académie française en 19931. C'est un ouvrage en deux tomes intitulé Regards sur Bergson. Dans le dernier numéro de « Philosophie magazine », il y a un tiré à part consacré à Henri Bergson. Comme quoi, Monsieur Reboul a fait preuve d’anticipation quant au retour d’Henri Bergson. Il a aussi coécrit Ethique et philosophie2 et, épousant la technologie la plus pointue de notre époque, il a créé un site nommé « Le rasoir philosophique3 ». A propos de ce site, il dit : « Je tenterai de soumettre à l’interrogation critique et rationnelle les présupposés métaphysiques qui font, à mon sens, obstacle au développement d’une éthique libérale cohérente et universalisable en droit». Je pense que le terme « libéral » qu’il emploie n’est pas synonyme de celui que nous employons ici lorsque nous qualifions certains partis, tel le parti libéral. Sylvain Reboul fait plutôt référence aux nord-américains, libéraux et progressistes.
Les textes de Sylvain Reboul sont très nombreux, couvrant des thèmes divers et se donnant comme objectif de chasser l’illusion, quelle qu'elle soit, afin d’affronter le réel. Montrer notre puissance d’agir sur le monde traduit chez lui une volonté et un espoir dans l’action. Il entreprend un réel travail de démantèlement - pour ne pas emprunter la célèbre terminologie de « déconstruction » - de toutes les illusions, de toutes les métaphysiques. Ces illusions s’emparent de nous un peu à l’instar des enchaînés célèbres de la caverne, qu’elle soit cette illusion métaphysique, religieuse, naturaliste ou même une figure philosophique comme l’idéalisme. L’éthique est aussi le domaine de Reboul, sans oublier la politique. Aujourd’hui, c'est la trilogie du capitalisme, de l’économie du désir et, justement, de l’éthique dont il va nous entretenir. Il a travaillé cette question, combien complexe du désir, du bonheur et de la consommation dans une économie comme la nôtre.
Introduction
Je voudrais un petit peu embrayer ou faire une transition par rapport à ce qui vient d’être dit et à la question qui a été posée : « Peut-on transformer l’homme tel qu’il est devenu par le développement du capitalisme marchand et, de ce fait, revenir à d’autres valeurs que les valeurs (si l’on peut encore parler de valeur) de ce que j’appellerai « l’idéologie économiste » ?
Pour la grande majorité de nos concitoyens, je ne parlerai pas tout à fait de la majorité des consommateurs (il faudra revenir sur cette question consommateurs/citoyens qui me semble une question importante), il est tout à fait clair que le discours économiste investit la totalité de la planète. Du même coup, il chasse ou tend à chasser toute autre forme de résistance à la consommation et à la production. Le discours, que l’on peut qualifier comme un certain type de triomphe du capitalisme marchand globalisé, procède de là, à savoir de nos propres désirs.
Il faut bien voir qu’il y a une ambiguïté quand on prétend contester le capitalisme : on le conteste parce que, en effet, au stade actuel de son évolution, il met en danger les producteurs en général ou, en tous cas, il les condamne à une situation de précarité, du moins à une situation de précarité croissante.
Et pour certains, c’est l’exclusion. Mais en même temps, nous sommes tous d’accord pour consommer et profiter, si j’ose dire, du capitalisme en tant que consommateurs. Chacun est donc traversé par un conflit intérieur dans son rapport au capitalisme. En tant que consommateur, il est évidemment prêt à acheter tout ce qu’on peut lui proposer qui puisse satisfaire son désir - ou ce qu’il croit être son désir - bien qu’en tant que producteur il se rende bien compte du développement de la consommation et des effets inégalitaires du développement de la production sous la globalisation du capitalisme marchand.
Prémices des critiques du désir catalysé dans la consommation
Pour commencer, je voudrais faire référence à cette question du désir telle qu’elle apparaît dans la philosophie en général et depuis une de ses origines reconnues comme telles, à savoir dans la philosophie de Platon. Quand on lit certains textes de Platon, en particulier le livre VIII de La République, nous sommes frappés par le fait que Platon a presque prévu ce qui est en train de nous arriver. Lorsque Platon l’évoque, c’est pour en faire une critique de la démocratie.
Pour lui, ce qui est en train de nous arriver, c’est l’effet nécessaire de la démocratie, à savoir une libération perverse et illimitée du désir. Ce texte4 de la République a été rédigé entre - 380 et - 370 avant notre ère.
Il y parle de la transition d’un système oligarchique dans lequel ceux qui disposent d’un savoir (au moins à titre de savoir expérimental), qui connaissent un petit peu les choses, ont le pouvoir sur tous les autres (et en particulier sur la foule), à la démocratie. Platon déteste la foule et, pour lui, la démocratie c’est le pouvoir de la foule. Il évoque le fait que, au départ, les jeunes avaient une éducation dans le cadre d’une tradition assurée par les sages mais, progressivement, cette éducation s’est perdue : « [Au départ], une espèce de pudeur s’étant faite jour dans l’âme du jeune homme, [progressivement], certains désirs ont été détruits, d’autres chassés et l’ordre s’est trouvé rétabli [de plus en plus difficilement dans la transition entre l’oligarchie et la revendication démocratique, c’est-à-dire du pouvoir de tous].
Mais par la suite, des désirs apparentés à ceux qu’on a chassés, nourris secrètement, se sont multipliés et fortifiés parce que le père n’a pas su élever son fils. Oui cela arrive d’ordinaire [répond Glaucon]. Ils l’ont entraîné alors dans les mêmes compagnies, et de ce commerce clandestin est née une foule d’autres désirs. (…) A la fin, j’imagine, ils ont occupé l’acropole de l’âme du jeune homme, l’ayant sentie vide de sciences, de nobles habitudes et de principes vrais, qui sont certes les meilleurs gardiens et protecteurs de la raison chez les humains aimés des dieux. (…) Des maximes, des opinions fausses et présomptueuses sont alors accourues et ont pris possession de la place. (…)
Ces présomptueuses maximes [mais qui progressivement s’installent sous l’effet de la démocratie] ferment en lui les portes de l’enceinte royale [de cette enceinte qui contenait ces désirs], et ne laissent entrer ni ce renfort, ni l’ambassade des sages conseils que lui adressent de sages vieillards. Et ce sont ces maximes qui l’emportent dans le combat ; traitant la pudeur d’imbécillité, elles la repoussent et l’exilent honteusement ; nommant la tempérance lâcheté, elles la bafouent et l’expulsent ; et faisant passer la modération et la mesure dans les dépenses pour rusticité et bassesse, elles les boutent dehors, secondées en tout cela par une foule d’inutiles désirs».
Chez Platon, c’est très clair, il faut distinguer ce qu’il appelle les besoins naturels et nécessaires et les désirs artificiels et superflus. Entre les deux, il y a un désir, le désir sexuel, qui est, je dirais, source d’une possible perversion. Cela nous renvoie à la publicité et à l’usage qu’elle fait du désir sexuel. La sexualité est à la fois un désir naturel mais non nécessaire et que l’on peut exploiter à l’infini dans le développement du superflu, des désirs superflus. Cette énorme commercialisation du désir sexuel est observable par tout le monde, tous les jours.
Je discutais tout à l’heure avec la personne qui était intervenue, de la pédophilie, dont on fait un tabou absolu, et qui éclate en permanence dans les images destinées aux enfants et aux mères de famille. La publicité joue de cette transgression de l’interdit ainsi que du facteur de stimulation du désir de consommer.
Platon poursuit sur la décadence du jeune homme qui accueille tous les désirs tels qu’ils viennent, sans se poser la question de savoir ce qu’ils valent. Ainsi, cette question de la valeur de la hiérarchie du désir ne se pose plus. Le jeune homme établit une espèce d’égalité entre les plaisirs : « (…) Livrant le commandement de son âme à celui qui se présente, comme offert par le sort jusqu’à ce qu’il en soit rassasié, et ensuite un autre ; il n’en méprise aucun, mais les traite tous sur un pied d’égalité». Premier texte donc.
Le deuxième texte sur lequel je m’attarde est un texte de Rousseau tiré de la deuxième partie du Discours sur l’origine de l’inégalité5 : « Je ferais qu’entre ces quatre sortes d’inégalités, les qualités personnelles étant à l’origine de toutes les autres. La richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin parce qu’étant la plus immédiatement utile au bien-être et la plus facile à communiquer on s’en sert aisément pour acheter tout le reste [donc la richesse est ce qui permet à l’inégalité de s’affirmer comme pouvoir sur toutes les autres formes d’inégalités possibles]. Observation qui peut faire juger assez exactement de la mesure dont chaque peuple s’est éloigné de son institution primitive, et du chemin qu’il a fait vers le terme extrême de la corruption.
Je remarquerais combien ce désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce et compare les talents et les forces, combien il excite et multiplie les passions, et combien, rendant tous les hommes concurrents, rivaux ou plutôt ennemis [on est en plein dans la rivalité mimétique de René Girard ; j’y reviendrai] il cause tous les jours de revers, de succès et de catastrophes de toute espèce en faisant courir la même lice à tant de prétendants. Je montrerai que c’est à cette ardeur de faire parler de soi, à cette fureur de se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes, que nous devons ce qu’il y a de meilleur et de pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos aigreurs, nos conquérants et nos philosophes, c’est-à-dire une multitude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes».
Nous ne sommes pas loin non plus, avec ce passage, de ce que l’on pourrait admettre comme la réalité d’aujourd’hui ou dans laquelle on pourrait inscrire la réflexion (ce que je ferai).
Le dernier texte est celui de Bergson6 tiré du livre Les deux sources de la morale de la religion7 de 1932. Il écrit : « Toute notre civilisation est aphrodisiaque. Ici encore la science a son mot à dire, et elle le dira un jour si nettement [là, c’est son optimisme] qu’il faudra bien l'écouter : il n’y aura plus de plaisir à tant aimer le plaisir [un jour ou l’autre, on va se blaser de cette poursuite forcément frustrante d’un plaisir évanescent] ».
Ce qui suit est tout à fait dans le style de Bergson et je ne prendrais pas totalement à mon compte ses propos : « La femme hâtera la venue de ce moment dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de l’instrument qu’elle est encore, attendant de vibrer sous l’archet du musicien [c’est une formule magnifique]. Que la transformation s’opère : notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus simple». Remarquez que Bergson déclare que cette transformation viendra des femmes et de l’égalité des femmes, c’est-à-dire de la réduction de cette espèce de surenchère permanente, de compétition permanente dans le jeu du désir. Il poursuit : « Ce que la femme exige de luxe pour plaire à l’homme et, par ricochet, pour se plaire à elle-même deviendra en grande partie inutile [je vous laisse apprécier cette affirmation]. Il y aura moins de gaspillage, et aussi moins d’envie.
Luxe, plaisir et bien-être se tiennent d’ailleurs de près sans cependant avoir entre eux le rapport qu’on se figure généralement». Sur ce point, voilà ce qu’ajoute Bergson : « La vérité est que c’est, le plus souvent, par l’amour du luxe qu’on désire le bien-être parce que le bien-être qu’on n’a pas apparaît comme un luxe, et qu’on veut imiter, égaler, ceux qui sont en état de l’avoir ». Par la suite, la même idée est reprise chez Bergson que chez Rousseau : « Au commencement était la vanité. Combien de mets ne sont recherchés que parce qu’ils sont coûteux !
Pendant des années les peuples civilisés dépensèrent une bonne partie de leur effort extérieur à se procurer des épices. On était stupéfait de voir que tel fut l’objet suprême de la navigation, alors si dangereuse ; que des milliers d’hommes y jouèrent leur vie ; (…) ». Aujourd’hui, pensons à ceux qui, en Afrique ou dans le département français d’Amérique de la Guyane, cherchent, dans des conditions absolument épouvantables, de l’or. Ces orpailleurs utilisent les métaux lourds (dont le mercure) et s’empoisonnent littéralement. Sans compter l’empoisonnement, des rivières, des cours d’eau, de la nappe phréatique, etc.
Reprenons le texte : « On est stupéfait de voir que tel fut l’objet suprême de la navigation, alors si dangereuse ; que des milliers d’hommes y jouèrent leur vie ; que le courage, l’énergie et l’esprit d’aventure d’où sortit par accident la découverte de l’Amérique s’employèrent essentiellement à la poursuite du gingembre et du girofle, du poivre et de la cannelle ».
Chez ces auteurs tout à fait classiques, nous constatons des critiques absolument radicales de ce que l’on appelle la consommation, une consommation déferlante ou une frénésie consommatrice comme la qualifiait Bergson.
Miroir aux alouettes du désir et de la liberté dans le capitalisme
Ayant situé mon propos par rapport à ces textes majeurs, je voudrais maintenant venir à ma propre intervention. J’ai dit tout à l’heure que, effectivement, la question qui avait été posée demandait si l’on pouvait transformer l’homme. En un certain sens, le capitalisme a transformé les hommes. Il est donc possible de le faire mais le capitalisme a opéré ce changement avec des moyens que, jusqu’à présent, l'humanité n’avait pas.
Tout à l’heure, il fallait montrer la puissance du désir de consommer et la possibilité de désirer autrement, à savoir désirer par et dans la consommation. Pour l’instant, le capitalisme marchand, à son stade mondialisé ou globalisé, c’est le triomphe de l’économisme ou de l’idéologie économiste sur, tout simplement, le désir de vivre. Comprenons que le capitalisme n’est pas quelque chose qui s’impose de l’extérieur : c’est quelque chose qui est en nous, qui s’est installé dans notre manière de voir le monde, de définir notre désir, etc. Dans le discours classique, nous sommes toujours tentés d’affirmer que le capitalisme (il se présente évidemment comme tel, par excellence, dans le système économique) est le plus à même de répondre à une triple finalité indissociable, finalité dont il fait une légitimation idéologique. Premièrement, enrichir ceux qui sont susceptibles de répondre à la demande croissante des consommateurs sur le marché supposé libre et concurrentiel.
A une des conférences, il y a eu une remarque qui m’a tout à fait intéressé à propos de la différence entre le capitalisme et le marché. Je veux dire que, à partir du pôle du capitalisme, moins le marché est libre mieux cela vaut. A mon avis, ceux qui attaquent le libéralisme sont, sur ce plan-là, « à côté de la plaque » car si le marché était « idéalement libre et non faussé » (pour reprendre la formule qui a été rejetée par les Français lors du référendum en 2005 sur l’Europe), il n’y aurait plus de profit, il tendrait vers zéro ou, comme disent les économistes, vers l’équilibre. Mais dans l’équilibre, le profit passe à la trappe. Ainsi, le capitalisme n’a pas du tout intérêt à adopter le libéralisme, même économique, au sens de la libre concurrence. Je ferme la parenthèse. Mais on pourra y revenir peut-être ensuite.
Le capitalisme se légitime donc autour de la question de la concurrence. Tout d’abord, il prétend éliminer, grâce à la concurrence, à la fois, toute espèce de forme de discrimination entre les désirs et les besoins individuels qu’ils soient esthétiques, moraux, politiques,…et toutes les discriminations entre les désirs tels que les hommes les éprouvent spontanément, sans avoir à se poser de questions. Du reste, de ce point de vue, le capitalisme est prêt à utiliser des motivations religieuses, morales, politiques, etc. On le voit bien aux Etats-Unis où, par exemple, certaines sectes sont des machines commerciales relativement performantes et même dans des entreprises qui utilisent des procédés sectaires, tels Wall-Mart. Tout au plus, faut-il, éventuellement, écarter les produits ou services qui font courir un danger à la santé physique et psychologique des consommateurs. Là, c’est une autre question, plutôt de nature neurologique concernant les drogues, puisque les consommateurs, au contraire des médecins et des spécialistes ne savent pas toujours ce qui est bon pour eux et pour la santé publique en général. Il y a donc une petite limite qui est introduite dans la déferlante du désir et cette limite on la voit dans l’interdiction des drogues ou plutôt l’interdiction apparente des drogues car il y en a d’autres qui sont légales, d’autres pas. Il faudrait s’interroger sur cette différence.
Le deuxième facteur de légitimation énonce que le capitalisme répond rapidement et de manière satisfaisante à la demande solvable grâce à son dynamisme concurrentiel. De ce fait, il génère un progrès constant des produits et des services au profit du plus grand nombre à la condition que tous, plus ou moins, puissent espérer y contribuer ou contribuer à l’accès à la consommation. C’est le rêve selon lequel chacun est destiné à devenir consommateur. Dans le discours marchant et commercial, cette assertion est très importante, c’est-à-dire se targue de mettre à la portée de tous ceux qui concourent à la production (en fonction de leurs moyens) les objets et services qu’ils désirent, sans discrimination sociale statutaire. C’est aussi une grande victoire que l’on peut appeler « démocratique » du capitalisme, à savoir qu’il n’y a pas de biens qui soient nécessairement réservés aux uns et dont les autres seraient, nécessairement, exclus. Chacun a le droit d’espérer consommer autant qu’il a envie de consommer s’il en a, un jour, les moyens et chacun peut croire ou espérer gagner au Lotto etc., etc. Il n’y a donc plus cette consommation qui ne serait réservée qu’à une élite ou à une aristocratie et destinée à marquer la différence symbolique entre eux et les autres. Après tout, tous ceux qui ont de l’argent consomment d’une façon somptuaire et ils utilisent leur argent pour,consommer d’une manière somptuaire ainsi que pour marquer une différence. Mais cette différence n’est plus statutaire au sens qu’elle n’est plus rigidifiée, encastrée dans un système de caste où les autres seraient définitivement interdits d'y parvenir. Ce point me paraît également important en ce que, au fond, le capitalisme se présente comme égalitaire, si ce n’est en fait, tout du moins en droit.
Une troisième justification (ou finalité) apparaît. Le capitalisme se dit libéral puisqu’il laisse les individus libres dans leur rapport au désir : il ne leur interdit rien a priori, si ce n'est les drogues et ce qui pourrait menacer la santé publique. Là, effectivement, la question du tabac se pose. Cela n’a pas été facile chez nous en France (et ailleurs) d’interdire de consommer du tabac dans les lieux publics. C’est la seule limite du capitalisme. Mais, pour le reste, il laisse les individus libres d’exprimer et de satisfaire leurs désirs en fonction de moyens qui paraissent dépendre d’eux et leur permet d’être égalitaristes en droit. En effet, ceux qui ne peuvent pas consommer, ce serait, après tout, un peu de leur faute. Il y a ici une idéologie consistant à dire qu’il y a les gagnants et les perdants. C’est comme dans un jeu et il faut accepter les règles du jeu : tout le monde ne peut pas gagner.
De plus, le capitalisme serait le seul qui libérerait le désir du besoin (les économistes parlent indifféremment des besoins et des désirs. D’ailleurs, c’est une distinction qui tend à s’effacer pour le plus grand nombre), en stimulant en permanence la consommation des produits ou services. De plus en plus de produits ne sont, au fond, que des supports de services, par exemple, le téléphone portable. Entre l’économie dite des biens matériels et des biens immatériels, la frontière devient de plus en plus poreuse. La consommation se tourne vers des produits et services qui ne répondent pas à une nécessité externe (se loger, se nourrir, se déplacer) mais, de plus en plus, à une nécessité intérieure aux individus même. Il en va précisément de ce que disaient Rousseau et Bergson de l’image et de la valorisation de soi pour les autres.
Ma thèse est la suivante : le vrai désir, c’est l’amour de soi dont la distinction avec l’amour propre comme amour de soi exclusif est problématique. Je ne vais pas entrer dans le détail de cette distinction. L’homme ne désire jamais que lui-même. Il désire les autres pour être désiré. Autrement dit, chacun désire s’affirmer comme objet de désir, pour les autres et pour lui-même, tout à la fois objet et sujet de désir. Le désir a pour fin des finalités subjectives (le besoin, quant à lui, a des finalités objectives nécessaires).
C’est la subjectivité humaine, précisément, qui motive le désir. Si l’on fait l’analyse de la théorie classique en économie axant le comportement sur l’intérêt, on voit que ce n’est pas l’intérêt, au sens objectif du terme de gagner, qui motive l’homme. Au contraire, ce qu’il y a de plus subjectif motivant le désir, c’est cette relation qualitative à soi, c’est-à-dire l'amour de soi, l’amour propre…
Cette relation qualitative est au cœur même du jeu du désir et entraîne que le désir excède toujours le besoin. Non seulement il l’excède mais il le surdétermine et, au bout du compte, lui donne son sens. Bien plus, le désir exploite le besoin quand et comme il le peut.
L’économie capitaliste transforme le rapport des hommes à leurs pulsions. Ce qui était le cas dans les sociétés pour une élite aristocratique, devient une possibilité pour tous et s’inscrit donc dans le mouvement de démocratisation généralisé et égalitariste qui constitue, selon Tocqueville, l’avenir de la démocratie. Tocqueville n’était pas si enthousiaste que cela sur la démocratie dans son ouvrage De la Démocratie en Amérique8.
Cette double libération apparente se paie d’une double contrainte qui peut se vivre, le plus souvent de manière latente, sur le mode de l’aliénation et non pas du tout de l’autonomie. Mieux, cette libération peut devenir elle-même source d’aliénation ou d’addiction, que ce soit dans la consommation ou dans la production, tout en maintenant la croyance dans la liberté, sous couvert de l’illusion de liberté.
Autrement dit, cette perte d’autonomie prend l’apparence de la liberté. Le tour de force de l’idéologie capitaliste consiste à exploiter les individus à partir d’une valeur détournée de la liberté.
D’une part, son but est d’inciter (non pas condamner) les individus à désirer toujours plus, dans une frénésie insatiable qui transcende leur capacité à s’autolimiter. La sagesse, nous le savons, signifie toujours la mesure, le « rien de trop ».
D’autre part, en l’absence de principes éthiques transcendants limitatifs, elle les livre, avec leur consentement, au système économique qui fait du profit et de l’intérêt privé la source principale de reconnaissance et d’auto-valorisation ; or ces deux sentiments définissent le désir du sujet en tant qu’objet et sujet du désir, dans la médiation et la rivalité mimétique au désir des autres - du moins de ceux dont la reconnaissance lui importe.
Rouages du système capitaliste et travestissement de la fonction spéculaire
Comment donc le capitalisme a-t-il pu instaurer l’aliénation du désir et son exploitation marchande dans la forme apparente de la liberté individuelle ? Je répondrai en trois parties. D’abord, parlons des rapports entre besoins et désirs. Cela revient à se demander comment le capitalisme par consommation de masse est arrivé à effacer leurs différences pour faire passer, au nom de la liberté, les désirs pour des besoins impératifs. Ensuite, je verrai les rapports entre les désirs, la morale et l’éthique. En effet, comment le capitalisme a réussi à instrumentaliser cette dernière, soit dans la reproduction soit, de plus en plus, dans la transgression, au service d’une certaine idéologie du plaisir égocentré voire égocentrique ?
Enfin, j’examinerai comment le capitalisme a tordu les idées d’autonomie et de reconnaissance de soi pour les instrumentaliser au service du profit.
La première partie de ma réponse réside dans la capacité de l’idéologie capitaliste à objectiver la subjectivité et à subjectiver l’objectivité de notre désir d’être et d’agir ou de reconnaissance de soi. Il convient donc, à mon sens, de bien distinguer d’abord désirs et besoins. L’idéologie capitaliste (et même la théorie capitaliste) les confond tout à fait. J’appelle besoin la tendance qui recherche un moyen déterminé en vue d’obtenir, selon des relations déterminées de cause à effet, une fin particulière et objective déterminée. En ce sens, le besoin s’exprime en analyse fonctionnelle, sous la forme de fonction d’usage. Celle-ci est rationnellement déterminable en termes de normes et de spécifications. Cette fonction d'usage autorise la prévision, l’expérimentation reproductible concernant les performances, la fiabilité,…J’appelle désir la recherche du bonheur infini comme la satisfaction, plus ou moins durable, produite par la reconnaissance par le sujet conscient de lui-même (j’utilise la notion de reconnaissance de Hegel9), de sa valeur personnelle et/ou collective. Etre heureux, c’est d’abord être content de soi, satisfaire son amour de soi dans des relations satisfaisantes c’est-à-dire valorisées et valorisantes aux autres, eux-mêmes sujets de désir. Se désirer soi-même, c’est toujours désirer être désiré par les autres pour pouvoir se reconnaître comme valeur selon des critères d’évaluation collectifs considérés, à tort ou à raison, comme universels ou universalisables. La satisfaction subjective du besoin n’est que le moyen ou la sanction des fins objectives et leur est subordonnée. Le besoin vise le plaisir de, par, et pour quelque chose. Pour le désir, en revanche, les fins objectives ne sont que des moyens de la fin subjective qu’est le bonheur dans l’amour de soi. Le désir vise le plaisir, auto- valorisant pour lui-même. Pour cela et en cela, le désir a besoin des besoins, besoins qui visent, par exemple, l’avoir ou mieux la richesse dans son expression universelle: l'argent. L'incarnation toujours remaniée et renouvelée du désir d’être les transcende et leur donne sens.
Le désir, en tant que tel, peut donc s’exprimer sous quatre formes diversement enchevêtrées : le désir d’avoir, le désir d’agir (ou de pouvoir), le désir de paraître et, enfin, le désir dans l’amour ou l’amitié. Le désir d’avoir est le désir de posséder toujours plus que les autres afin de se confirmer durablement dans la satisfaction de soi-même, sous le feu de cette rivalité mimétique10, bien développée par René Girard. Le désir d’agir est le désir de puissance illimitée sur l’environnement naturel et, surtout, humain (le désir du pouvoir).
En effet, comment se valoriser soi-même sans se comparer aux autres ? Comment pouvoir se comparer aux autres sans affirmer sur eux un pouvoir, pouvoir qu’ils n’ont pas ? Il est vrai que nous vivons tous dans un environnement d’abord humain et il n'est naturel qu’à travers la médiation des relations sociales. Dès lors, il est bien clair que le désir d’agir, le désir de puissance ou notre volonté de puissance, c’est d’abord la volonté de puissance trasformé en désir de domination dans nos rapports avec les autres.
Le désir de paraître c’est le désir de reproduire une image gratifiante, d’obtenir ce qu’un récent philosophe, Jean Baudrillard, qualifiait de « valeur symbolique ». Une image gratifiante en sa conscience vise à être obtenue ainsi que les conditions de possibilité symboliques dans la conscience et le désir des autres, selon certaines valeurs (esthétiques ou autres) partagées et partageables.
Enfin, le désir d’aimer et d’être aimé n’est pas tout à fait le désir de posséder. Quoique, dans ce cadre-là, les ambiguïtés demeurent car le désir d’aimer n’est pas forcément dans le désir de posséder l’autre comme objet mais comme sujet de désir. Et en cela, être aimé pour s’aimer soi-même est nécessaire. Si l’on veut être aimé, il ne faut pas considérer l’autre simplement comme un objet. Une relation ambivalente existe dans tout désir (relation que Sartre avait, par ailleurs, très bien décrite) : à la fois on veut posséder mais, en même temps, on ne veut pas posséder afin de pouvoir être aimé car l’on veut que l’autre nous désire librement. La relation amoureuse, de ce point de vue, met toujours en scène, peu ou prou, ce conflit. Je veux dire que l’on ne peut pas faire autrement.
La question est de savoir comment on gère ce conflit. Entre le désir de possession et le désir d’aimer et d’être aimé, il est toujours au cœur de la relation amoureuse (peut-être aussi de la relation d’amitié mais je ne peux développer ce point) la jalousie, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’amour sans désir de posséder l’autre exclusivement. On désire être aimé par l’autre, au-dessus de tous les autres. De ce point de vue-là, la possession continue à fonctionner. Mais il faut qu’elle fonctionne en respectant un minimum l’autre en tant que sujet de désir. Si ce n’est pas le cas, nous sommes dans ce que j’appellerai simplement le jeu de la séduction : on suscite le désir de l’autre pour se l’asservir. Du reste, c’est ce que fait en grande partie la publicité.
Dans tous les cas, la reconnaissance de soi s’opère par la médiation de la culture de la technique, du social et du symbolique. On peut voir alors ce qu’il en est du rapport entre besoins et désirs Le désir excède toujours le besoin. En tant que tel, il ne peut jamais être satisfait d’une manière qui serait définitive, sauf dans une hypothétique béatitude divine.
Cela a été, en effet, le coup de génie des religions de promettre le bonheur absolu après la mort, un bonheur qui répondrait, dans un infini enfin réalisé, à l’insatiabilité du désir. Etre reconnu par Dieu c’est ce que tout croyant espère pour être sauvé.
Au niveau du désir, la qualité d’un sujet de désir est inépuisable et son objet indéterminable car elle pose la satisfaction permanente du désir, ce désir lui-même poussant à l’infini en tant que puissance d’être et d’agir. Il est ce mirage perpétuellement en voie de réalisation ou plutôt d’irréalisation symbolique qui nous assure, en effet, à nous qui ne croyons plus tout à fait en Dieu, le goût de vivre malgré tout, pour le meilleur ou pour le pire.
Dans ce cadre, le capitalisme est, par excellence, l’économie du désir présentant tout comme des besoins dans lesquels les dimensions objectives et subjectives de notre recherche de satisfaction sont fusionnées : on achète une voiture parce qu’on en a besoin. Evidemment, pour nous déplacer, c’est du besoin. Mais on n’achète pas n’importe quelle voiture pour nous déplacer. La voiture doit avoir une valeur sur le marché symbolique. Elle est aussi là pour nous présenter aux autres, tout comme n’importe quel vêtement n’est pas destiné à, simplement, nous protéger du froid.
La publicité, par exemple, dans sa rationalité pragmatique, contrairement à ce qu’elle prétend dans la théorie dite standard, admet l’idéologie de la consommation dans sa dimension irréductiblement subjective du désir. Toutefois, elle tente en permanence de l’objectiver en la présentant comme nécessaire à l’efficacité naturelle, sociale, narcissique des individus et inversement. Elle présente toujours les besoins objectifs comme l’expression de désirs subjectifs en termes d’images symboliques de soi valorisante. Par là, les objets marchandises sont des objets d’identification, de transfert des désirs ainsi que les objets qui l’ont emporté sur les autres aujourd’hui (et on le voit de plus en plus). Ce sont, également, les objets qui nous mettent en permanence en relation aux autres. Le téléphone portable en est, évidemment, le symbole. Il nous permet de nous envoyer des photos (de notre vie ou des éléments de notre vie présente) à tous nos amis et ce, immédiatement. En retour, nous recevons leur reconnaissance. Je pense aussi aux sidérants jeux vidéo où l’on s’affronte dans une réalité virtuelle et qui mettent en jeu le désir sous toutes les formes que j’ai décrites tout à l’heure.
Enfin, le capitalisme diversifie en permanence les manifestations du désir dans des formes d’expressions symboliques pour dynamiser l’attention vitale de tout désir entre les valeurs de distinctions personnelles et d’identifications collectives. Ce qu’a réussi le capitalisme c’est de jouer constamment sur l’ambivalence entre « Je suis mieux que les autres, je suis différent, je suis une personne à part entière et, au fond, je suis, en même temps, comme les autres. Je m’identifie à un certain nombre de codes qui me permettent, en même temps, de me distinguer ». Le capitalisme joue constamment là-dessus. La mode, en particulier, en est un exemple. Désir de distinction et d’identification collective, de sécurité, d’appartenance, de transgression et de liberté, l’idéologie de la consommation diversifie les formes symboliques de l’amour de soi dans l’affirmation individualisée de leur opposition interne apparente.
Cette diversification est, en même temps, et dans le même mouvement, une intégration des différences dans une même logique de la croissance et du progrès, dans la poursuite de l’image de soi qui exige d’acheter (donc de produire et de vendre) tout et son contraire. L’idéologie capitaliste unifie dans et par le recyclage, la division et le conflit des valeurs (qui animent le désir d’être, de paraître et d’agir de chacun) dans le renouvellement permanent des objets et produits et de leur valeur symbolique.
Gilles Deleuze disait que le capitalisme a réussi quelque chose : décoder toutes les traditions. Il les déterritorialise pour mieux, ensuite, les recoder dans l’éphémère des modes et dans l’axiomatique du calcul marchand. Il récupère tous les codes et, en cela, les désinvestit de leur charge « uniformisante», collective, traditionnelle pour en faire des objets symboliques rentables dans et par leur diversité même. Le dernier cri de la mode devient le seul moyen de s’affirmer. Dans le jeu du désir des consommateurs et des producteurs, dans l’investissement personnel et relationnel, l’autonomie se transcrit en contraintes du chiffre comme condition objective et unique critère de la réussite individuelle. Le chiffre s’impose. Il y a un culte de la performance des objets que nous consommons.
Par exemple, il faut des voitures de plus en plus puissantes, de plus en plus grosses. En ce moment, en Allemagne, une contradiction éclate entre cette prise de conscience qui se développe concernant les effets négatifs de la surconsommation de pétrole (en particulier dans l’usage de l’automobile) et la production proliférante de voitures de plus en plus puissantes. Actuellement, le rêve de Volkswagen c’est de sortir une voiture de 1.000 chevaux. Quand on demande, en particulier le Parti Social - Démocrate ou les Verts, que l’on limite immédiatement la vitesse sur les autoroutes, Madame Merkel (qui se présente comme une championne dans la lutte contre la pollution et la production de CO2), résiste et refuse toute limitation de vitesse sur autoroute. D’ailleurs, c’est une situation un peu paradoxale car en Allemagne, on est constamment encombrés de vitesses différentes, de limitations différentes. Il y a des passages sans limitation et, tout d’un coup, on tombe à 120 km/h sans savoir pourquoi et quand cela se terminera ; après, on retombe à 100, à 80,…c’est en permanence comme cela. On est dans le paradoxe absolu. La conscience ou la prise de conscience écologique se trouve donc en difficulté face au développement de la performance pour la performance.
Cette performance pour la performance n’est pas liée à des besoins objectifs mais, bien évidemment, à cette idée et cette image de soi qu’on poursuit à l’infini. Cette course paradoxale du désir subjectif recyclé en nécessité (ou en liberté , en tant que nécessité intériorisée) dans le culte du chiffre et de la performance génère la crise du sujet - deuxième temps de notre analyse - produit par le capitalisme de par son idéologie, ce que l’on a appelé la « privatisation de la vie ». Le sujet se cherche sans jamais se trouver d’une manière durable à travers des objets qui se désenchantent dès lors qu’ils deviennent consommables et donc consumables.
C’est une course infinie, une espèce de mirage qui s’installe, le mirage de l’affirmation de soi au travers de fétiches objectivés. Excès, démesure de la croissance comme seuls objectifs de la logique du désir soumis au jeu et axiome capitaliste du circuit de la marchandise et qui transforme tout désir d’être en désir d’avoir ou de puissance ou, mieux, de pouvoir en besoins impératifs de survie sociale et culturelle : ne pas être exclu de la consommation spéculaire apparaît alors non plus seulement comme un désir narcissique subjectif, mais aussi comme une nécessité objective pour rester dans la course et la compétition sociale
Tout à l’heure, nous disions qu’il faudrait apprendre aux gens à consommer autrement. Il est vrai que les gens qui sont exclus de la consommation doivent trouver, malgré tout, des moyens pour survivre. La question qui est posée c’est de savoir si, dès lors qu’ils ont ces moyens de survivre, renonceront-ils à désirer plus ? Ou toujours plus ? Seront-ils imperméables à la propagande commerciale extrêmement pernicieuse et prégnante ? Au fond, qui sont d’abord la cible de la publicité ? Ce sont les enfants. Si vous regardez les publicités à la télé, surtout en période de Noël, c’est la cible absolue. Les enfants sont des consommateurs ; ensuite viennent les jeunes. Les jeunes sont là pour faire pression sur les parents.
Effectivement, le discours commercial est un discours d’infantilisation généralisé de la population à partir des plus jeunes. Tout le monde sait que, dans les collèges par exemple, des conflits apparaissent autour des marques et de la consommation des marques : il y a ceux qui sont Nike, ceux qui sont Adidas, ceux etc., etc., et puis ceux qui ne sont rien du tout. Ceux-là sont méprisables, ils ont des chaussures ou des vêtements sans marque connue (cela ne vaut rien) et ils se sentent dévalorisés. Les enfants font ainsi pression sur les parents : « Moi, je veux ça, je veux cette marque-là et pas d’autres, sinon je suis rejeté par mes copains». On voit bien en quoi cette liberté dans la consommation, cette espèce d’idéologie qui prétend libérer la consommation et le désir, se heurte, met en péril toute véritable autonomie personnelle, toute capacité à la maîtrise de soi et de son temps. Tel est le tour de force d’une idéologie qui se prétend libérale mais qui, en fait, est réellement despotique. Et d’autant plus despotique qu’elle se présente comme libérale...
C’est une vieille idée qui traîne dans l’idéologie, peut-on dire de Droite, selon laquelle, à partir du moment où l’on admet la propriété privée, on l’admet en droit pour tous. Chacun, en tant que propriétaire doit jouir de ce qu’il peut avoir et n’a plus à contester l’appropriation des biens sociaux, communs ou des biens qui relèvent de l’intérêt général. Cette liberté s’énonce alors comme une exigence de se plier au seul désir de ceux qui sont susceptibles de nous faire gagner plus (là, vous voyez qui je vise) mais aussi, le plus souvent, de nous éviter d’être exclus de tout pouvoir social ou sociétal, de toute puissance d’action sur notre environnement humain - le seul qui compte réellement pour la conscience de soi. D’accord, on peut se réaliser dans le travail sur la nature (Hegel et Marx l’ont défendu). Cependant, s’il n’y a pas un support symbolique dans la relation aux autres, cette réalisation reste un peu lettre morte du point de vue de l’économie du désir.
L’économie marchande capitaliste mondialisée, débridée, sans contre-valeurs efficaces, toutes récusées au nom de la liberté individuelle, transforme toutes les relations humaines, progressivement, en relations marchandes. La société tout entière se mue en société non plus politique - société de citoyens - mais en société de consommateurs. Les individus ne sont plus que des producteurs en vue de la consommation et des consommateurs en vue du profit. C’est donc bien la liberté, sans responsabilité collective ou exigence de solidarité - une liberté sauvage dont parlait déjà Platon - qui est proposée comme modèle de vie et d’accomplissement personnel. Cette liberté-là est proposée contre toutes les morales limitatives et sacrificielles antérieures. Reste comme sacrifice ultime le travail pour gagner plus de pouvoir d’achat, d’objets et donc de valeurs symboliques, qui, dans le meilleur des cas assurent la captation de leurs désir en vue de l’auto-valorisation. La puissance du capitalisme sur les esprits est celle d’une libéralisation infinie du désir (ou ce qui se présente comme tel) du désir de désirs (on désire désirer toujours) et de l’affirmation de soi.
Deuxième partie de la réponse, l’exploitation capitaliste du désir concerne l’élimination, par le capitalisme, de toute valeur sacrificielle transcendant à l’aspiration au bonheur et à l’autonomie des individus. Cette autonomie apparente est paradoxalement investie dans des objets ou dans le travail des consommateurs (consommateurs qui sont aussi producteurs). La production et la consommation d’objets innovants comme représentations de soi par soi « médiée» par la conscience et le désir des autres, alimente le désir sous-jacent de relancer, sans cesse, le désir de soi. C’est un challenge, un challenge infini. Le désir, sous les formes de la dépendance partielle et plurielle dans la machine sociale de la consommation et de la production marchande, devient nomade.
La jouissance corporelle autoérotique, personnelle et collective, est stimulée par des produits que sont, par exemple, des musiques rythmiques à consommation quasi permanente. C’est incroyable, les jeunes ne décrochent pas de la musique, ils ne peuvent plus rien faire sans musique. Chez certains, le travail scolaire ne se fait qu’accompagné de musique et, en classe, il faut quasiment les débrancher de force. C’est aussi valable pour le portable. Je me suis laissé dire, il y a quelques années, qu’il était extrêmement difficile de faire en sorte qu’un jeune n’utilise pas son portable en classe.
En l’absence du regard d’un dieu juge suprême et sauveur de tous, chacun est pris en permanence dans la production, la consommation et l’échange toujours éphémère du désir se désirant dans la relation mimétique et conflictuelle du désir des autres (René Girard). Il en ressort que l’on ne peut s’abstraire du monde de l’économie marchande libidinale et échangiste – pourrait-on dire - sinon en brisant le jeu de miroir pour se perdre dans la drogue, la folie ou la secte sacrificielle, via la soumission à l’autorité d’un gourou investi d’une puissance absolue et transcendante de donation d’un sens régressif, religieux, mime une tradition disparue.
La crise de l’individualisation (moins fantasmatique) des sujets que produit le capitalisme s’affirme d’autant plus que l’on peut dire qu’il déploie sa puissance sur les individus par la crise d’identité qu’il provoque - qu’il a pour vocation de provoquer - afin de stimuler la demande et la soumission volontaire, en permanence, à sa loi. Le capitalisme vit de la crise. Il ne vit pas de la tradition car celle-ci instaure une certaine immobilité dans le jeu des rapports entre les individus, une certaine prévisibilité. Il vit de la mise en crise du sentiment permanent de l’identité de chacun. Il est le système, par excellence, de reproduction de la crise qui est sa condition d’existence, à la limite, sans cesse déplacée.
Je pense aux délocalisations, extension accélérée de la logique marchande dans toutes les sociétés du monde contre toutes les formes existantes de traditions et de religions, autant de verrous, de coups de frein au déferlement du désir de consommer. Avec une crise éthique, une crise de la liberté et une crise de l’identité, la concurrence et la compétition sont au cœur de la sociabilité plus ou moins régulée par un droit immanent et non plus par une morale religieuse transcendante. La puissance développée par le capitalisme marchand en voie de globalisation est irresponsable, anonyme. Elle méprise toutes les formes de liens et d’engagements durables qui ne soient pas à la fois sanctionnés et défaits par une réussite chiffrable à très court terme.
Philosophie, capitalisme et éthique du désir
Y peut-on quelque chose ? Nous nous sommes posés la question tout à l’heure. Nous sommes dans une société que l’on voudrait espérer laïque (surtout en ce qui nous concerne nous) c’est-à-dire une société qui pourrait se passer de religion ou d’autorité transcendante dans la gestion de notre désir. Qu’est-ce que cela signifie ? De deux choses l’une : ou c’est la religion, comme institution et comme pouvoir sur les consciences qui régule le désir ou bien qu’est-ce d’autre ? Evidemment, de tout temps, la philosophie a répondu que c’était elle ou la religion.
En conséquence, elle avait fait des compromis avec la religion. Toutefois, elle a toujours considéré que le premier mot d’ordre de la philosophie c’est la sagesse et la maîtrise de soi, sans avoir besoin d’une autorité extérieure, réelle ou imaginaire, politique ou religieuse (ou les deux fusionnés). La philosophie est toujours partie d’une espèce de croyance selon laquelle on pouvait rendre tous les hommes raisonnables, qu’ils étaient tous susceptibles de devenir raisonnables car la raison était dans la nature de l’homme. Ce n’est, bien sûr, pas une question de nature mais d’éducation bien que la potentialité à la raison soit inscrite en chacun de nous.
Pour la philosophie, on peut être libre tout en autolimitant son désir et l’on est d’autant plus libre que l’on est susceptible de s’autolimiter dans l’expression de son désir.
Si vous voulez, c’est le rêve de la philosophie, projet qui est allé extrêmement loin. Par exemple chez Kant : ce n’est pas du tout lorsque l’on désire que l’on est libre mais seulement lorsque l’on fait son devoir, ce qui revient à se soumettre sans condition au pouvoir de la raison. Cet acte est ce qu’il appelle un impératif catégorique dont la première maxime est le respect de l’homme dans les autres et en soi-même, soit la dignité humaine ou la capacité à se respecter soi-même en tant qu’être raisonnable. C’est donc dans sa capacité à résister au désir que l’on peut s’affirmer comme pleinement libre, réellement libre. A cet endroit, vous avez évidemment un conflit très clair entre une liberté, comme spontanéité du désir sans limite et sans règle, et, chez Kant, au contraire, une affirmation de la raison comme puissance supérieure, seule susceptible d’assurer (et de nous permettre d’assurer) une maîtrise de nous-mêmes, en mesure de nous convaincre que nous sommes libres. Là-dessus, d’ailleurs, Kant hésite. Il ne dit pas que c’est une vérité mais un postulat. Il faut postuler que nous sommes capables d’être raisonnables c’est-à-dire de renoncer à faire du désir la motivation première et essentielle de notre vie.
Faut-il aller jusqu’à l’invention d’une nouvelle morale sacrificielle pour contrer cette idéologie déferlante du désir sans limite provoquée par le capitalisme marchand dans sa forme planétaire contre toutes les autres formes de sociétés plus traditionnelles ? Je crois que ce serait, peut-être, aller un peu loin, d’autant que le devoir postulé par Kant aboutit à une série de contradictions insurmontables. Par exemple, lorsqu’il énonce qu’il faut respecter autrui et le considérer non pas seulement comme moyen mais toujours comme fin de son action, qu’est-ce que cela signifie ? Dans ce cadre, cela signifie-t-il que nous nous faisons le moyen d’autrui ? Autrement dit, si l’on prend autrui comme fin, nous ne pouvons être, tout au plus, que moyen car comment pouvons-nous nous revendiquer comme fin sans, d’une certaine manière et en même temps, faire que les autres puissent servir nos propres fins ?
Ce devoir, comme impératif absolu, impératif inconditionnel se distingue d’un impératif hypothétique, impératif toujours motivé par un désir ou un intérêt (par exemple, tout simplement, le désir d’être heureux) lequel n’a, pour Kant, aucune valeur morale. Il n’est pas forcément immoral mais, tout du moins, est-il amoral. A ce désir amoral, il faudrait y renoncer complètement, c’est-à-dire renoncer à son propre bonheur pour être totalement libre, au sens moral du terme. On voit bien que c’est surhumain. C’est une morale qui aboutit à ce conflit que j’ai évoqué énonçant que l’on ne peut pas prendre autrui comme fin sans se faire moyen de l’autre. En outre, je ne vois pas beaucoup d’hommes capables de renoncer au désir d’être heureux en vue d’un pur et simple sacrifice moral. Je sais bien que Kant essaie de faire un peu machine arrière en exprimant, en substance, que l’on peut admettre le bonheur à condition que l’on soit malheureux ou, plus exactement, à condition que l’on se dise que si l’on est malheureux, on ne pourra jamais être moral.
En effet, celui qui est malheureux ne peut guère se sacrifier pour les autres (il n’a pas grand-chose à sacrifier). Selon cette solution, le bonheur devient un devoir indirect, autrement dit, c’est un devoir, un moyen pour être vraiment moral et libre. Il déclare aussi que, peut-être, si l’on est totalement moral, par surcroît, on sera totalement heureux. En revanche, tout philosophe qu’il est, il affirme que le salut post-mortem , seul peut nous faire accepter un tel sacrifice du désir à la raison morale. Il en fait un postulat nécessaire de la moralité au même titre que la liberté de se soumettre sans condition, donc y compris contre son désir d'être heureux . Il récupère sur un mode raisonné l'exigence de la foi religieuse comme indispensable à la liberté morale ou raisonnable (liberté authentique)
Je voulais un petit peu m’embarquer du côté de Kant parce que sa philosophie paraît aujourd’hui complètement impensable car il ne nous demande pas de ne pas nous sacrifier pour Dieu mais pour la dignité. Or, la plupart des hommes se disent : « Mais dites donc, on est là pour être heureux ! On n’est pas là pour nous sacrifier pour qui que ce soit et dans l’espoir, - espoir qui n’en est même pas vraiment un mais un simple postulat intellectuel - d’une possible réconciliation post mortem ».
Conclusion : alimenter l’inter-subjectivité
En tant que laïque, que peut-on faire lorsqu'on nous dit: « Il n’y a pas de Dieu. Rien ne vous est interdit a priori mais il faut quand même un minimum de moralité, sinon on ne s’entend pas, sinon on est tous perdants. Il faut un minimum de solidarité entre nous». Pour autant, avec ces moralités et solidarités, il faut éviter de nous laisser piéger par ce jeu total du déferlement d’un désir sans limite, sans règle et qui opère dans la permanente rivalité mimétique (conflictuelle et identificatoire) avec les autres.
Dans
sa forme financière et mondialisée, le capitalisme
apparaît bien tout à la fois incohérent et
inhumain en cela qu’il compromet la possibilité pacifique et
bienveillante de vivre mieux avec les autres, ces individus qu’il
est possible d’identifier sinon de connaître personnellement.
Le problème c’est que nous perdons, dans le jeu de la
consommation, la relation de face à face avec autrui. C’est
la relation de la réciprocité au sens plein du terme et
qui ne concerne pas seulement la raison (comme disait Kant) mais
aussi la sensibilité de chacun. Je ne suis pas totalement
optimiste en me disant qu’une révolution morale permettant
de renouer avec une dimension créatrice, généreuse,
solidaire du désir va convertir les hommes, particulièrement
ceux qui souffrent le plus. Vous savez la souffrance, l’extrême
souffrance, ne fait pas nécessairement naître le
sentiment de solidarité ; c’est parfois le contraire.
Peut-on dire ce qui fait que les uns, sur fond de souffrance,
acceptent une action collective, solidaire et ceux qui n’ont qu’une
ambition, s’en sortir tout seul et, éventuellement, contre
les autres afin d’accéder à ce mirage de
l’auto-valorisation de soi dans la consommation, et ainsi de
suite... ?
Peut-on lutter contre la logique spontanée du capital?
La réponse à cette question relève de l'éducation critique du désir par la réflexion, y compris philosophique -et on peut commencer la réflexion philosophique jeune (7 ans, comme on disait ,en tout cas dès l'accès au langage abstrait rationnel) et surtout la créativité politique et esthétique. L'education du désir est d'abord une affaire de création artistique et de littérature.. C'est aussi celle de l'apprentissage de la démocratie dans la mise en oeuvre d'une solidarité autour de projets collectifs en tant qu'expressions de désir partagés qui suscitent la conscience de la réciprocité et de règles universelles susceptibles de transformer la désir de soi, l'amour de soi, en désir de justice ou de reconnaissance pour soi et les autres.
Mais
il reste qu'une telle éducation ne peut passer que par une
école laïque dont les valeurs d'orientation du désir
sont opposées à celle de la société de
consommation et du capitalisme débridé; or l'école-ci
n'est pas isolée, ni isolable de la société,
elle n'est pas un sanctuaire ( contrairement à ce que voudrait
A.Finkelkraut) et cela d'autant moins qu'elle s' affirme laïque
. Une telle école est donc indissociable d'un projet de
transformation de la société dans le sens de la
solidatité citoyenne.
Or cette relation est aujourd'hui problématique dans la mesure où sont confondus laïcité et neutralité éducative ou idéologique., donc politique.
Si la sens de la responsabilisation du désir et de sa promotion en désir de justice et de réciprocité dans la reconnaissance est au coeur de toute éducation laïque et démocratique, la question de l'immense difficulté, non seulement technique mais politique (qui concerne les finalités citoyennes de l'école) , de la tâche demeure, à savoir celle de mettre l'école en relation avec les efforts développés par les personnes en lutte pour réduire les inégalités, ce qui implique la remise en cause du désir, devenu socialement spontanément dominant, de compétition de tous contre tous ou plutôt de chacun contre chacun et l'emprise du «toujours plus ». Ce que E. Morin a appelé « une politique de la civilisation »....
Si l'école est dans la société, sa finalité est autre: elle doit former les futurs citoyens aux principes de la démocratie elle doit éduqué le désir contre la logique spontanée d'un capitalisme (ré)ensauvagé.
1 Regards sur Bergson, éd. Hérault, publié par le Lycée Bergson, Angers (1993)
2 Ouvrage collectif édité par la Société Angevine de Philosophie.
3 Cf. http://sylvainreboul.free.fr/sap.htm
4 Cf. La République, Livre VIII/560a-561a et 561a-562a
5 Cf. la version électronique du livre à adresse URL : http://hypo.ge-dip.etat-ge.ch/athena/rousseau/jjr_ineg.html
6 Initialement, j’avais préparé un texte de Gilles Deleuze tiré de L’anti-Oedipe mais sa diffusion m’a été interdite par son éditeur, « Les Editions de Minuit » ou alors il m’autorisait à produire une page moyennant le paiement de 200 euros (je précise que c’est un texte de 1967, pas tout à fait récent donc).
7 Cf. Les deux sources de la morale et de la religion, éd. PUF, 2003, p. 162-163
8 éd. Robert Laffont, Coll. « Bouquins », Paris, 1986
9 N.B. : selon Hegel, la conscience individuelle est auto-affirmative et veut s’étendre. Dès lors, elle entre en conflit avec d’autres consciences individuelles qui veulent affirmer leur supériorité. La « lutte pour la reconnaissance » apparaît, en particulier, dans ce que Hegel décrit dans la dialectique du « maître et de l’esclave».
Capitalisme et Désir
Le
capitalisme est le système économique qui fait de la recherche du
profit privé l'unique motivation, l'unique moteur, des relations
économiques et sociales. Le profit est généré par deux facteurs:
l'exploitation du travail, à savoir la domination de ceux qui
disposent des capitaux sur ceux qui travaillent, donc de l'homme par
l'homme, et la spéculation financière qui spolie nécessairement
les plus nombreux aux profit d'une minorité. On peut donc se
demander pourquoi ce système n'est plus contesté aujourd'hui qu'à
la marge et pourquoi toute opposition semble n'être plus qu'une
tentative problématique de réguler les inégalités les plus
criantes qu'il génère. Une interprétation possible est que les
présumées victimes sont au moins les complices de la domination
qu'ils subissent et qu'elles en espèrent des bénéfices au moins
secondaires qui justifient à leurs yeux les inégalités sociales et
les humiliations que ce système produit. C'est l'ambivalence de la
plupart d'entre nous vis-à-vis du capitalisme que le pièce « les
affaires sont les affaires » met en scène et c'est sur cette
ambivalence que nous devons nous interroger.
Comprenons alors que le capitalisme n’est pas, aujourd'hui, un système économique qui s’impose à nous de l’extérieur : il est presque totalement intériorisé , car il s’est installé dans notre manière de voir le monde et de vivre nos désirs. Dans le discours classique, nous sommes toujours conduit à considérer que le capitalisme est le système économique le plus à même de répondre à une triple finalité indissociable, finalité dont il fait une légitimation idéologique rationnelle.
1)
Premièrement, il peut seul enrichir honnêtement ceux qui sont
susceptibles de répondre à la demande croissante des consommateurs
sur le marché, supposé libre et concurrentiel. Et en cela il semble
concourir aux intérêts mutuels des producteurs et des
consommateurs dans un juste rapport entre l'offre et la demande.
2) le deuxième facteur de légitimation énonce que le capitalisme est seul capable de répondre rapidement et de manière satisfaisante à la demande solvable grâce à son dynamisme concurrentiel. De ce fait, il génère un progrès constant des produits et des services au profit du plus grand nombre à la condition que tous, plus ou moins, puissent espérer y contribuer et/ou accéder à la consommation de masse. C’est le rêve selon lequel chacun est destiné à devenir consommateur. Dans le discours marchand et commercial, cette assertion est très importante, c’est-à-dire se targue de mettre à la portée de tous ceux qui concourent à la production (en fonction de leurs moyens) les objets et services qu’ils désirent, sans discrimination sociale statutaire. C’est la grande victoire, que l’on peut appeler « démocratique », du capitalisme, à savoir qu’il n’y a pas de biens qui soient nécessairement réservés aux uns et dont les autres seraient, nécessairement, exclus. Chacun a le droit d’espérer consommer autant qu’il a envie de consommer s’il en a, un jour, les moyens et chacun peut croire ou espérer gagner au Lotto. Il n’y a donc plus une consommation qui ne serait réservée qu’à une élite ou à une aristocratie et destinée à marquer la différence symbolique entre elles et les autres. Après tout, tous ceux qui ont de l’argent consomment d’une façon somptuaire et ils utilisent leur argent pour,consommer d’une manière somptuaire ainsi que pour marquer une différence. Mais cette différence n’est plus statutaire au sens qu’elle n’est plus rigidifiée, encastrée dans un système de caste où les autres seraient définitivement interdits d'y parvenir. Ce point me paraît également important en ce que, au fond, le capitalisme se présente comme égalitaire, si ce n’est en fait, tout du moins en droit.
3) Une troisième justification couronne les deux premières et les fonde sur le plan subjectif. Le capitalisme se dit libéral puisqu’il laisse les individus libres dans leur rapport au désir : il ne leur interdit rien a priori, si ce n'est les drogues et ce qui pourrait menacer la santé publique. C’est la seule limite du capitalisme. Mais, pour le reste, il laisse les individus libres d’exprimer et de satisfaire leurs désirs en fonction de moyens qui paraissent dépendre d’eux et leur fait croire qu'ils sont égalitaires en droit. En effet, ceux qui ne peuvent pas consommer, seraient, après tout, coupables de n'être pas compétitifs, ni suffisamment talentueux, ni courageux ou victimes du hasard et de la malchance. Il y a les gagnants et les perdants. Comme dans un jeu de société et il faut accepter les règles du jeu : tout le monde ne peut pas gagner sinon personne ne gagne et donc tout le monde perd en terme d'estime de soi.
Comment le capitalisme a-t-il pu et peut-il encore faire triompher la cupidité contre toutes autres valeurs morales ou religieuses, voire politique ou éthique de solidarité?
Ma thèse est la suivante : le vrai désir, c’est l’amour de soi dont la distinction avec l’amour propre comme amour de soi exclusif est problématique. Je ne vais pas entrer dans le détail de cette distinction. L’homme ne désire jamais en dernier ressort que lui-même. Il désire les autres pour être désiré. Autrement dit, chacun désire s’affirmer comme objet de désir, pour les autres et pour lui-même, tout à la fois objet et sujet de désir. Le désir a pour fin des finalités subjectives (le besoin, quant à lui, a des finalités objectives nécessaires). Or l’économie capitaliste transforme profondément le rapport des hommes à leurs pulsions. La consommation valorisante qui n'était possible dans les sociétés antérieures que pour une élite aristocratique, devient une possibilité pour tous et s’inscrit donc dans le mouvement de démocratisation généralisé et égalitariste qui constitue, selon Tocqueville, l’avenir de la démocratie. Tocqueville n’était pas si enthousiaste que cela sur la démocratie dans son ouvrage De la Démocratie en Amérique1.
Cette
double libération apparente se paie d’une double contrainte qui
peut se vivre, le plus souvent de manière latente, sur le mode de
l’aliénation et non pas du tout de l’autonomie. Mieux, cette
libération peut devenir elle-même source d’aliénation ou
d’addiction, que ce soit dans la consommation ou dans la
production, tout en maintenant la croyance dans la liberté, sous
couvert de son illusion désirante.
Autrement
dit, cette perte d’autonomie prend l’apparence de la liberté. Le
tour de force de l’idéologie capitaliste consiste à exploiter les
individus à partir d’une valeur détournée de la liberté.
D’une
part, son but est d’inciter (non pas condamner) les individus à
désirer toujours plus, dans une frénésie insatiable qui transcende
leur capacité à s’auto-limiter. Or la sagesse, nous le savons,
signifie toujours la mesure, le « rien de trop ».
D’autre
part, en l’absence de principes éthiques transcendants limitatifs,
elle les livre, avec leur consentement, au système économique qui
fait du profit et de l’intérêt privé la source principale de
reconnaissance et d’auto-valorisation ; or ces deux sentiments
définissent le désir du sujet en tant qu’objet et sujet du désir,
dans la médiation et la rivalité mimétique au désir des autres -
du moins de ceux dont la reconnaissance lui importe.
Le désir, en tant que tel, peut s’exprimer sous quatre formes diversement enchevêtrées : le désir d’avoir, le désir d’agir (ou de pouvoir), le désir de paraître et, enfin, le désir dans l’amour ou l’amitié. Le désir d’avoir est le désir de posséder toujours plus que les autres afin de se confirmer durablement dans la satisfaction de soi-même, sous le feu de cette rivalité mimétique2, bien développée par René Girard. Le désir d’agir est le désir de puissance illimitée sur l’environnement naturel et, surtout, humain (le désir du pouvoir). En effet, comment se valoriser soi-même sans se comparer aux autres ? Comment pouvoir se comparer aux autres sans affirmer sur eux un pouvoir, pouvoir qu’ils n’ont pas ? Il est vrai que nous vivons tous dans un environnement d’abord humain et il n'est naturel qu’à travers la médiation des relations sociales. Dès lors, il est bien clair que le désir d’agir, le désir de puissance ou notre volonté de puissance, c’est d’abord la volonté de puissance transformé en désir de domination dans nos rapports avec les autres.
Le
désir de paraître c’est le désir de reproduire une image
gratifiante, d’obtenir ce qu’un philosophe, Jean Baudrillard,
qualifiait de « valeur symbolique ». Une image
gratifiante en sa conscience vise à être obtenue ainsi que les
conditions de possibilité symboliques dans la conscience et le désir
des autres, selon certaines valeurs (esthétiques ou autres)
partagées et partageables.
Enfin,
le désir d’aimer et d’être aimé n’est pas tout à fait le
désir de posséder. Quoique, dans ce cadre-là, les ambiguïtés
demeurent, car le désir d’aimer n’est pas forcément dans le
désir de posséder l’autre comme objet mais (aussi) comme sujet de
désir. Et en cela, être aimé pour s’aimer soi-même est
nécessaire. Si l’on veut être aimé, il ne faut pas considérer
l’autre simplement comme un objet. Une relation ambivalente existe
dans tout désir (relation que Sartre avait, par ailleurs, très bien
décrite) : à la fois on veut posséder mais, en même temps,
on ne veut pas posséder afin de pouvoir être aimé car l’on veut
que l’autre nous désire librement. La relation amoureuse, de ce
point de vue, met toujours en scène, peu ou prou, ce conflit.
Dans
ce cadre, le capitalisme est, par excellence, l’économie du désir
présentant tout comme des besoins dans lesquels les dimensions
objectives et subjectives de notre recherche de satisfaction sont
fusionnées : on achète une voiture parce qu’on en a besoin.
Évidemment, pour nous déplacer dans les conditions qui excluent
d'autres modes de déplacement possibles, c’est un besoin. Mais
on n’achète pas n’importe quelle voiture pour nous déplacer. La
voiture doit avoir une valeur sur le marché symbolique. Elle est
aussi là pour nous présenter aux autres, tout comme n’importe
quel vêtement n’est pas destiné à, simplement, nous protéger du
froid.
La
publicité, par exemple, dans sa rationalité pragmatique,
contrairement à ce qu’elle prétend dans la théorie dite standard
de l'homo-economicus , admet l’idéologie de la consommation dans
sa dimension irréductiblement subjective. Toutefois, elle tente en
permanence de l’objectiver en la présentant comme nécessaire à
l’efficacité naturelle, sociale, narcissique des individus et
inversement. Elle présente toujours les besoins objectifs comme
l’expression de désirs subjectifs en termes d’images symboliques
de soi valorisante. Par là, les objets marchandises sont des objets
d’identification, de transfert des désirs ainsi que les objets qui
l’ont emporté sur les autres aujourd’hui (et on le voit de plus
en plus). Ce sont, également, les objets qui nous mettent en
permanence en relation aux autres. Le téléphone portable et les
réseaux dits sociaux en sont évidemment, les symboles
emblématiques. Ils nous permettent de nous mettre en valeur
vis-à-vis de à tous nos amis et cela, immédiatement. En retour,
nous recevons leur reconnaissance. Je pense aussi aux sidérants jeux
vidéo où l’on s’affronte dans une réalité virtuelle et qui
mettent en jeu le désir de puissance valorisante sous toutes les
formes.
Enfin,
le capitalisme diversifie en permanence les manifestations du désir
dans des formes d’expressions symboliques pour dynamiser
l’attention vitale de tout désir, entre la distinction
personnelles et l'identification collective. Ce qu’a réussi le
capitalisme c’est de jouer constamment sur l’ambivalence
entre « Je suis mieux que les autres, je suis différent,
je suis une personne à part entière et, au fond, je suis, en même
temps, comme les autres. Je m’identifie à un certain nombre de
codes qui me permettent, en même temps, de me distinguer ». Le
capitalisme joue constamment là-dessus. La mode, en particulier, en
est un exemple. Désir de distinction et d’identification
collective, de sécurité, d’appartenance, de transgression et de
liberté, l’idéologie de la consommation diversifie les formes
symboliques de l’amour de soi dans l’affirmation individualisée
de leur opposition interne apparente. Cette diversification est, en
même temps, et dans le même mouvement, une intégration des
différences dans une même logique de la croissance et du progrès,
dans la poursuite de l’image de soi qui exige d’acheter (donc de
produire et de vendre) tout et son contraire. L’idéologie
capitaliste unifie dans et par le recyclage, la division et le
conflit des valeurs qui animent le désir d’être, de paraître et
d’agir de chacun) dans le renouvellement permanent des objets et
produits et de leur valeur symbolique.
L’économie
marchande capitaliste mondialisée, débridée, sans contre-valeurs
efficaces, toutes récusées au nom de la liberté individuelle,
transforme toutes les relations humaines, progressivement, en
relations marchandes. La société tout entière se mue en société
non plus politique - société de citoyens - mais en société de
consommateurs. Les individus ne sont plus que des producteurs en vue
de la consommation et des consommateurs en vue du profit. C’est
donc bien la liberté, sans responsabilité collective ou exigence de
solidarité - une liberté sauvage dont parlait déjà Platon - qui
est proposée comme modèle de vie et d’accomplissement personnel.
Cette liberté-là est proposée contre toutes les morales
limitatives et sacrificielles antérieures. Reste, comme sacrifice
ultime, le travail pour gagner plus de pouvoir d’achat, d’objets
et donc de valeurs symboliques, qui, dans le meilleur des cas
assurent la captation du désir en vue de l'auto-valorisation. La
puissance du capitalisme sur les esprits est celle d’une
libéralisation infinie du désir (ou ce qui se présente comme tel)
du désir de désirs (on désire désirer toujours) et de
l’affirmation de soi.
Ainsi l’exploitation capitaliste du désir provoque l’élimination de toute valeur sacrificielle transcendante. Cette autonomie apparente est paradoxalement investie dans des objets ou dans le travail des producteurs-consommateurs. La production et la consommation d’objets innovants comme représentations de soi par soi « médiée» par la conscience et le désir des autres, alimente le désir sous-jacent de relancer, sans cesse, le désir de soi. C’est un challenge, un challenge infini. Le désir, sous les formes de la dépendance partielle et plurielle dans la machine sociale de la consommation et de la production marchande, devient nomade.
La
logique marchande est en train d'investir toutes les sociétés du
monde contre toutes les formes pré-existantes de valeurs, de
croyances, de traditions qui sont autant de verrous, de coups de
frein au déferlement du désir de consommer. La crise éthique, la
crise de la liberté, la crise de l’identité et la crise sociale
et politique se renforcent sans cesse les unes les autres. La
puissance anonyme du désir narcissique illimité développée par le
capitalisme marchand en voie de globalisation impose son règne à
l'humanité contre laquelle la pseudo résistance intégriste
s'affirme dans l'impuissance purement destructrice et mortifère du
terrorisme fanatique aveugle. Cette puissance infinie du désir
méprise et relègue quand elle ne les instrumentalise pas à son
profit toutes les formes de liens et d’engagements durables qui ne
soient pas sanctionnés par une réussite ou un échec financier
chiffrable à court terme.
« Les
affaires sont les affaires », cette injonction qui fait le
titre ironique de la pièce d'Octave Mirbeau tend à signifier que
les relations économiques doivent soumettre toute relation humaine à
la loi du profit et donc par là soumettre tout rapport humain au
froid calcul égoïste , considéré comme seul rationnel, aux dépens
de toute autre expression du désir et de ce qui le fonde, l'amour, y
compris l'amour et l'estime de soi, qui ne peuvent s'exprimer
authentiquement que dans l'échange gratuit et le don. Il est
intéressant de remarquer que le mot « affaire », repris
du français par les allemands, ne désigne plus en Allemand que les
relations sexuelles et amoureuses extra-conjugales, moralement
condamnables. Je vous laisse le soin d'interpréter la signification
interculturelle de cette réduction de sens. Si l'on peut dire que
Dominique Strauss-Khan à eu une affaire avec Madame Diallo, on ne
peut dire que le viol pour lequel il a bénéficié d'un non-lieu
soit un rapport d'affaire car la prostitution comme rapport d'affaire
n'est pas un viol. Sur le plan politique, en tout cas, on peut dire
ironiquement que son affaire semble-t-il, toute affaire cessante, est
faite.
Capitalisme,
aliénation « libérale » du désir.
Le
capitalisme est le système économique qui fait de la recherche du
profit privé l'unique motivation, l'unique moteur, des relations
économiques et sociales. Le profit est généré par deux facteurs:
l'exploitation du travail, à savoir la domination de ceux qui
disposent des capitaux sur ceux qui travaillent, donc de l'homme par
l'homme, et la spéculation financière qui spolie nécessairement
les plus nombreux aux profit d'une minorité. On peut donc se
demander pourquoi ce système n'est plus contesté aujourd'hui qu'à
la marge et pourquoi toute opposition semble n'être plus qu'une
tentative problématique de réguler les inégalités les plus
criantes qu'il génère. Pourquoi donc le système capitaliste ne
suscite-ils que des révoltes marginales qui ne semblent plus pouvoir
se coaliser en désir et projet politiques collectifs de révolution,
du moins en fait, sinon en paroles? Qu'est ce qui fait que la
majorité des dominés acceptent, non sans quelques protestations
minoritaires indignées, la domination du capital qu'ils subissent?
Une interprétation possible est que les présumées victimes sont
au moins les complices de cette domination et qu'elles en espèrent
des bénéfices au moins secondaires qui justifient à leurs yeux les
inégalités sociales et les humiliations que ce système produit.
C'est l'ambivalence de la plupart d'entre nous vis-à-vis du
capitalisme que le pièce « les affaires sont les affaires »
met en scène et c'est sur cette ambivalence que nous devons nous
interroger.
Comprenons alors que le capitalisme n’est pas, aujourd'hui, un système économique qui s’impose à nous de l’extérieur : il est presque totalement intériorisé , car il s’est installé dans notre manière de voir le monde et de vivre nos désirs. Dans le discours classique, nous sommes toujours conduit à considérer que le capitalisme est le système économique le plus à même de répondre à une triple finalité indissociable, finalité dont il fait une légitimation idéologique rationnelle.
1) Premièrement, il peut seul enrichir honnêtement, à savoir par l'échange monétaire pacifique de biens et de services et non par la violence ou le vol, ceux qui sont susceptibles de répondre à la demande croissante des consommateurs sur le marché, supposé libre et concurrentiel. Et en cela il semble concourir aux intérêts mutuels des producteurs et des consommateurs dans un juste rapport entre l'offre et la demande et faire du doux commerce comme le disait Montesquieu le modèle des relations et sociales et internationales (contrat de travail, OMC)
2) le deuxième facteur de légitimation est que le capitalisme est seul capable de répondre rapidement et de manière satisfaisante à la demande solvable grâce à son dynamisme concurrentiel. De ce fait, il génère un progrès constant des produits et des services au profit du plus grand nombre à la condition que tous, plus ou moins, puissent espérer y contribuer et/ou accéder à la consommation de masse. C’est le rêve selon lequel chacun est destiné à devenir consommateur. Dans le discours marchand et commercial, cette assertion est très importante, c’est-à-dire se targue de mettre à la portée de tous ceux qui concourent à la production (en fonction de leurs moyens) les objets et services qu’ils désirent, sans discrimination sociale statutaire. C’est la grande victoire, que l’on peut appeler « démocratique », du capitalisme, à savoir qu’il n’y a pas de biens qui soient nécessairement réservés aux uns et dont les autres seraient, nécessairement, exclus. Chacun a le droit d’espérer consommer autant qu’il a envie de consommer s’il en a, un jour, les moyens et chacun peut croire ou espérer gagner au Loto. Il n’y a donc plus une consommation qui ne serait réservée qu’à une élite ou à une aristocratie et destinée à marquer la différence symbolique entre elles et les autres. Après tout, tous ceux qui ont de l’argent consomment d’une façon somptuaire et ils utilisent leur argent pour,consommer d’une manière somptuaire ainsi que pour marquer une différence. Mais cette différence n’est plus statutaire au sens qu’elle n’est plus rigidifiée, encastrée dans un système de caste où les autres seraient définitivement interdits d'y parvenir. Ce point me paraît également important en ce que, au fond, le capitalisme se présente comme égalitaire, si ce n’est en fait, tout du moins en droit.
3) Une troisième justification couronne les deux premières et les fonde sur le plan subjectif. Le capitalisme se dit libéral puisqu’il laisse les individus libres dans leur rapport au désir : il ne leur interdit rien a priori, si ce n'est les drogues et ce qui pourrait menacer la santé publique. C’est la seule limite du capitalisme. Mais, pour le reste, il laisse les individus libres d’exprimer et de satisfaire leurs désirs en fonction de moyens qui paraissent dépendre d’eux et leur fait croire qu'ils sont égalitaires en droit. En effet, ceux qui ne peuvent pas consommer, seraient, après tout, coupables de n'être pas compétitifs, ni suffisamment talentueux, ni courageux ou victimes du hasard et de la malchance. Il y a les gagnants et les perdants. Comme dans un jeu de société et il faut accepter les règles du jeu : tout le monde ne peut pas gagner sinon personne ne gagne et donc tout le monde perd en terme d'estime de soi.
Comment le capitalisme a-t-il pu et peut-il encore faire triompher la cupidité contre toutes autres valeurs morales ou religieuses, voire politique ou éthique de solidarité?
Ma thèse est la suivante : le désir humain fondamental , c’est l’amour de soi dont la distinction avec l’amour propre comme amour de soi exclusif est toujours problématique. Je ne vais pas entrer dans le détail de cette distinction. L’homme ne désire jamais en dernier ressort que lui-même. Il désire les autres pour être désiré. Autrement dit, chacun désire s’affirmer comme objet de désir, pour les autres et pour lui-même, tout à la fois objet et sujet de désir. Le désir a pour fin des finalités subjectives qui comme le disant Hegel concernent la reconnaissance de soi par la médiatrion de la conscience des autres; le besoin, quant à lui, a des finalités objectives nécessaires, disons vitales ou naturelles et nécessaires comme le disait Platon. Or l’économie capitaliste transforme profondément le rapport des hommes à leurs pulsions. La consommation valorisante qui n'était possible dans les sociétés antérieures que pour une élite aristocratique, devient une possibilité pour tous et s’inscrit donc dans le mouvement de démocratisation généralisé et égalitariste qui constitue, selon Tocqueville, le principe de la démocratie.
Cette libération apparente de désir auto-centré par la médiation du regard des autres se paie d’une double contrainte qui peut se vivre, le plus souvent de manière latente, sur le mode de l’aliénation et non pas du tout de l’autonomie. Mieux, cette libération peut devenir elle-même source d’aliénation ou d’addiction, que ce soit dans la consommation ou dans la production, tout en maintenant la croyance dans la liberté, sous couvert de son illusion désirante, c'est à dire délirante.
Autrement dit, cette perte d’autonomie prend l’apparence de la liberté. Le tour de force de l’idéologie capitaliste consiste à exploiter les individus à partir d’une valeur détournée de leur désir de liberté ou d'affirmation de soi.
D’une part, son but est d’inciter (non pas condamner) les individus à désirer toujours plus, dans une frénésie insatiable qui transcende leur capacité à s’auto-limiter. Or la sagesse, nous le savons depuis les philosophes grecs, signifie toujours la mesure, le « rien de trop » quant au désir de puissance..
D’autre part, en l’absence de principes éthiques transcendants limitatifs, elle les livre, avec leur consentement, au système économique qui fait du profit et de l’intérêt privé la source principale de reconnaissance et d’auto-valorisation ; or ces deux sentiments définissent le désir du sujet en tant qu’objet et sujet du désir: objet du désir des autres pour mieux se désirer soi-même en tant que sujet de désir; chacun ne désire comme sujet que le désir des autres dont il est l'objet. Le désir est donc toujours désir de désir réciproque ou mutuel à l'infini. Tout désir est indissociablement désir du désir de l'autre et désir de son propre désir. En cela il est infini et par là infiniment vivant. Dans la compétition et l'imitation du désir des autres, chacun cherche à s'affirmer, à se reconnaitre et à se valoriser dans le désir des autres, en se mirant, voire en s'admirant dans le regard de qui il importe au sujet de séduire pour se valoriser soi-même .
Le désir, en tant que tel, peut s’exprimer sous quatre formes diversement enchevêtrées : le désir d’avoir, le désir d’agir (ou de pouvoir), le désir de paraître et, enfin, le désir dans l’amour ou l’amitié. Le désir d’avoir est le désir de posséder toujours plus que les autres afin de se confirmer durablement dans la satisfaction de soi-même, sous le feu de cette rivalité mimétique1, bien développée par René Girard. Le désir d’agir est le désir de puissance illimitée sur l’environnement naturel et, surtout, humain (le désir du pouvoir). En effet, comment se valoriser soi-même sans se comparer aux autres ? Comment pouvoir se comparer aux autres sans affirmer sur eux un pouvoir, pouvoir qu’ils n’ont pas ? Il est vrai que nous vivons tous dans un environnement d’abord humain et il n'est naturel qu’à travers la médiation des relations sociales. Dès lors, il est bien clair que le désir d’agir, le désir de puissance ou notre volonté de puissance, c’est d’abord la volonté de puissance transformé en désir de domination dans nos rapports avec les autres.
Le désir de paraître c’est le désir de reproduire une image gratifiante, d’obtenir ce qu’un philosophe, Jean Baudrillard, qualifiait de « valeur symbolique ». Une image gratifiante en sa conscience vise à être obtenue ainsi que les conditions de possibilité symboliques dans la conscience et le désir des autres, selon certaines valeurs (esthétiques ou autres) partagées et partageables.
Enfin, le désir d’aimer et d’être aimé n’est pas tout à fait le désir de posséder. Quoique, dans ce cadre-là, les ambiguïtés demeurent, car le désir d’aimer n’est pas forcément dans le désir de posséder l’autre comme objet mais (aussi) comme sujet de désir. Et en cela, être aimé pour s’aimer soi-même est nécessaire. Si l’on veut être aimé, il ne faut pas considérer l’autre simplement comme un objet. Une relation ambivalente existe dans tout désir (relation que Sartre avait, par ailleurs, très bien décrite) : à la fois on veut posséder mais, en même temps, on ne veut pas posséder afin de pouvoir être aimé car l’on veut que l’autre nous désire librement. La relation amoureuse, de ce point de vue, met toujours en scène, peu ou prou, ce conflit.
Dans ce cadre, le capitalisme est, par excellence, l’économie du désir présentant tout comme des besoins dans lesquels les dimensions objectives et subjectives de notre recherche de satisfaction sont fusionnées : on achète une voiture, croit-on, parce qu’on en a besoin. Évidemment, pour nous déplacer dans les conditions qui excluent d'autres modes de déplacement possibles, c’est un besoin. Mais on n’achète pas n’importe quelle voiture pour nous déplacer. La voiture doit avoir une valeur sur le marché symbolique. Elle est aussi là pour nous présenter aux autres, tout comme n’importe quel vêtement n’est pas destiné à, simplement, nous protéger du froid.
La publicité, par exemple, dans sa rationalité pragmatique, contrairement à ce qu’elle prétend dans la théorie dite standard de l'homo-economicus , admet l’idéologie de la consommation dans sa dimension irréductiblement subjective. Toutefois, elle tente en permanence de l’objectiver en la présentant comme nécessaire à l’efficacité naturelle, sociale, narcissique des individus et inversement. Elle présente toujours les besoins objectifs comme l’expression de désirs subjectifs en termes d’images symboliques de soi valorisante. Par là, les objets marchandises sont des objets d’identification, de transfert des désirs ainsi que les objets qui l’ont emporté sur les autres aujourd’hui (et on le voit de plus en plus). Ce sont, également, les objets qui nous mettent en permanence en relation aux autres. Le téléphone portable et les réseaux dits sociaux en sont évidemment, les symboles emblématiques. Ils nous permettent de nous mettre en valeur vis-à-vis de à tous nos amis et cela, immédiatement. En retour, nous recevons leur reconnaissance. Je pense aussi aux sidérants jeux vidéo où l’on s’affronte dans une réalité virtuelle et qui mettent en jeu le désir de puissance valorisante sous toutes les formes.
Enfin, le capitalisme diversifie en permanence les manifestations du désir dans des formes d’expressions symboliques pour dynamiser l’attention vitale de tout désir, entre la distinction personnelles et l'identification collective. Ce qu’a réussi le capitalisme c’est de jouer constamment sur l’ambivalence entre « Je suis mieux que les autres, je suis différent, je suis une personne à part entière et, au fond, je suis, en même temps, comme les autres. Je m’identifie à un certain nombre de codes qui me permettent, en même temps, de me distinguer ». Le capitalisme joue constamment là-dessus. La mode, en particulier, en est un exemple. Désir de distinction et d’identification collective, de sécurité, d’appartenance, de transgression et de liberté, l’idéologie de la consommation diversifie les formes symboliques de l’amour de soi dans l’affirmation individualisée de leur opposition interne apparente. Cette diversification est, en même temps, et dans le même mouvement, une intégration des différences dans une même logique de la croissance et du progrès, dans la poursuite de l’image de soi qui exige d’acheter (donc de produire et de vendre) tout et son contraire. L’idéologie capitaliste unifie dans et par le recyclage, la division et le conflit des valeurs qui animent le désir d’être, de paraître et d’agir de chacun) dans le renouvellement permanent des objets et produits et de leur valeur symbolique.
L’économie marchande capitaliste mondialisée, débridée, sans contre-valeurs efficaces, toutes récusées au nom de la liberté individuelle, transforme toutes les relations humaines, progressivement, en relations marchandes. La société tout entière se mue en société non plus politique - société de citoyens - mais en société de consommateurs. Les individus ne sont plus que des producteurs en vue de la consommation et des consommateurs en vue du profit. C’est donc bien la liberté, sans responsabilité collective ou exigence de solidarité - une liberté sauvage dont parlait déjà Platon - qui est proposée comme modèle de vie et d’accomplissement personnel. Cette liberté-là est proposée contre toutes les morales limitatives et sacrificielles antérieures. Reste, comme sacrifice ultime, le travail pour gagner plus de pouvoir d’achat, d’objets et donc de valeurs symboliques, qui, dans le meilleur des cas assurent la captation du désir en vue de l'auto-valorisation. La puissance du capitalisme sur les esprits est celle d’une libéralisation infinie du désir (ou ce qui se présente comme tel) du désir de désirs (on désire désirer toujours) et de l’affirmation de soi.
Ainsi l’exploitation capitaliste du désir provoque l’élimination de toute valeur sacrificielle transcendante. Cette autonomie apparente est paradoxalement investie dans des objets ou dans le travail des producteurs-consommateurs. La production et la consommation d’objets innovants comme représentations de soi par soi « médiée» par la conscience et le désir des autres, alimente le désir sous-jacent de relancer, sans cesse, le désir de soi. C’est un challenge, un challenge infini. Le désir, sous les formes de la dépendance partielle et plurielle dans la machine sociale de la consommation et de la production marchande, devient nomade.
La logique marchande est en train d'investir toutes les sociétés du monde contre toutes les formes pré-existantes de valeurs, de croyances, de traditions qui sont autant de verrous, de coups de frein au déferlement du désir de consommer. La crise éthique, la crise de la liberté, la crise de l’identité et la crise sociale et politique se renforcent sans cesse les unes les autres. La puissance anonyme du désir narcissique illimité développée par le capitalisme marchand en voie de globalisation impose son règne à l'humanité contre laquelle la pseudo résistance intégriste s'affirme dans l'impuissance purement destructrice et mortifère du terrorisme fanatique aveugle. Cette puissance infinie du désir méprise et relègue quand elle ne les instrumentalise pas à son profit toutes les formes de liens et d’engagements durables qui ne soient pas sanctionnés par une réussite ou un échec financier chiffrable à court terme. Le capitalisme utilise la séduction du désir d'être dans l'amour de soi transformé en amour propre plus ou moins exclusif. La publicité et le langage de la communication émotionnelle instantanée, deviennent dominants dans toutes les relations humaines , y compris amoureuses et la politique. Ce qu'a réussi l'idéologie capitaliste, c'est de généraliser le goût du luxe tout en maintenant la différenciation sociale par le prix hiérarchisé d'objets ou de services de qualité fonctionnelle et esthétique équivalente, de telle sorte que le stimulant de la consommation soit l'image de marque par le prix, lequel devient alors le seul marqueur de la distinction sociale entre riches et pauvres. Qui consomme des marchandises sans marque reconnue, peut toujours donner l'illusion de la marque et/ou croire que, par la crédit, il peut avoir accès aux marqueurs de prestige pour se valoriser aux regard des autres et à ses propres yeux. Les objets de consommations sont alors des simulacres de simulacres d'objets de luxe potentiellement accessibles, par le crédit instantané (revolving) ou autres, à tout un chacun. La publicité et le crédit permanent stimulent à l'infini, par le renouvellement incessant de la mode, le désir dans et par la consommation symbolique effrénée ou frénétique dont la période récente vient encore nous donner l'exemple au prétexte des échanges de dons et de cadeaux dans la cadre de l'amour familial. Nous savons bien que le capitalisme en ce sens ne vit que du crédit et de la dette privée et/ou publique, qui sont fondamentalement la même chose. Nous pouvons donc voir dans le crise actuelle de la dette une crise potentiellement mortelle, c'est à dire systémique, du capitalisme et donc une crise du modèle de société qui reste le nôtre sans alternative, pour le moment crédible, possible. Ainsi chacun de nous est plus ou moins ligoté au système capitalisme par les jeux du crédit et de la mode baptisée innovation pou avoir accès à la satisfaction narcissique de son propre désir de consommation plus ou moins somptuaire.
« Les affaires sont les affaires », cette injonction qui fait le titre ironique de la pièce d'Octave Mirbeau tend à signifier que les relations économiques doivent soumettre toute relation humaine à la loi du profit et donc par là soumettre tout rapport humain au froid calcul égoïste , considéré comme seul rationnel, aux dépens de toute autre expression du désir et de ce qui le fonde, l'amour, y compris l'amour et l'estime de soi, qui pourtant ne peuvent s'exprimer authentiquement que dans l'échange gratuit et le don. Il est intéressant de remarquer que le mot « affaire », repris du français par les allemands, ne désigne plus en Allemand que les relations sexuelles et amoureuses extra-conjugales, moralement condamnables. Je vous laisse le soin d'interpréter la signification interculturelle de cette réduction de sens. Si l'on peut dire que Dominique Strauss-Khan à eu une affaire avec Madame Diallo, on ne peut dire que le viol pour lequel il a bénéficié d'un non-lieu soit un rapport d'affaire car la prostitution comme rapport d'affaire n'est justement pas un viol.
Peut-on proposer une alternative au capitalisme ?
Ma position est la suivante:
Deux modèles ont déjà échoué et/ou vont échoué à l'heure de la mondialisation capitaliste de l'information (internet) , de la finance et des échanges généralisés, culturels, humains et sociaux, à savoir la dictature totalitaire, politique ou religieuse et la démocratie nationale, voire nationaliste qui instaurerait un repliement étatique de l'économie dans un cadre qui resterait formellement conforme aux droits humains et aux libertés fondamentales dont celle de circuler.
Pourquoi?
- Non souhaitable parce que: tout désir d'une autre monde anti-capitaliste n'est durablement ni souhaitable ni possible, sauf sous la forme d'une illusion purement négative et destructrice : celle d'un totalitarisme terroriste négateur des libertés individuelles qui pratiquerait nécessairement la politique du pire et de la terre brulée pour forcer le désir à abdiquer l'amour de soi dans et par le sacrifice obligatoire.
- Impossible parce que la mondialisation a ruiné irréversiblement le désir de sortir durablement du capitalisme et de l'économie de marché. Le désir d'une autre société radicalement différente fondée sur la souveraineté absolue de l'état nation ou la soumission totale à un Dieu tout puissant se trouve contredit par le fait irrésistible de l'absence de transcendance, politique ou religieuse, dans la modélisation, la canalisation, voire la répression terroriste, du désir de puissance et de reconnaissance des individus pour le mettre entièrement au service du collectif. L'individualisme et le pluralisme idéologique du monde, ouverts sur et par internet, abolissent nécessairement toute les croyances collectives dans un absolu fondateur universel.
Chaque absolu se trouve compromis en son fondement par tous les autres et surtout par le refus de l'absolu qui constitue le désir capitaliste généralisé fondé sur l'individualisme universel et l'autonomie revendiquée du sujet. La laïcisation et le pluralisme politique sont, sur le long terme, indispensables à la paix civile.
Toute tentative pour restaurer une culture dogmatique monolithique fanatique ne pourrait que déboucher sur le massacre de masse et la catastrophe universelle à l'heure des armes de destruction massive de l'humanité.
Or contre le risque universel écologique et de la violence générée par le développement des inégalités dans la monde dues au capitalisme mondialisé sauvage que nous connaissons, l'épuisement des ressources non renouvelables, la pollution et le réchauffement climatique générés par le productivisme capitaliste, la seule démocratie étatique ou nationale ne peut rien ou pas grand chose.
Seule une régulation mondiale du capitalisme mondialisé pourrait progressivement générer un désir individuel de solidarité et de renoncement rationnel à la toute puissance ego-centrée sur et contre les autres. Mais cette régulation elle-même présuppose la conscience généralisée du risque . Or le plus probable est qu'il faudra des catastrophes sociales et écologiques majeures pour inscrire dans la peur le désir d solidarité et de survie de l'humanité. Mais nous savons aussi que cette peur n'est pas suffisante pour nous prémunir contre le pire: la haine des autres dans l'espoir absurde de se sauver soi-même. Il faut un combat idéologique et éducatif dès l'enfance à la hauteur du risque pour inscrire de désir de solidarité et de justice universel au cœur du narcissisme individuel.
Peut-on dire que le développement de la démocratie citoyenne suffirait à réguler le capitalisme sauvage et à réduire ou à remettre en cause sa légitimation en terme de liberté individuelle?
En sens oui dès lors que cette démocratie fait de l'égalité citoyenne des droits fondamentaux non pas une conséquence mais une condition de sa mise en pratique; ce qui ne va pas de soi du fait que le débat politique est phagocytée par la poids des intérêts économiques et que le pouvoir de la finance et du marché s'affirment comme hégémonique dans le discours et la vie politiques.
Mais la réponse à cette question ne peut être que négative dès lors que la démocratie formelle précisément ne peut par elle-même suffire à s'opposer à la puissance du désir des individus stimulé par le capitalisme . Celui-ci en effet est vécu dans le cadre capitaliste, via le droit de la propriété, comme l'accès au pouvoir social et de promotion réelle et symbolique qu'il confère à chacun en tant que consommateur-emprunteur. La démocratie tend à devenir le lieu d'expression central agrégé du désir de consommer de chacun au point que le citoyen et le consommateur se confondent au bout du compte dans la recherche optimisée des intérêts individuels en conflit ou rivaux que le capitalisme reproduit set stimule sans cesse. La société se fractionne en conflits d'intérêts tels que toute solidarité collective devient impossible ou utopique, c'est à dire illusoire.
Le moins que l'on puisse dire est que ce combat pour un narcissisme tempéré et altruiste n'est pas gagné car il s'inscrit dans le conflit permanent entre l'amour propre et la solidarité avec les autres ou désir de fraternité et d'égale dignité. Ce conflit est au cœur de la culture et l'anime au sens où il lui donne vie et sens et il ne peut se civiliser que par le truchement de l'éducation du citoyen à l'égalité des droits. Or cette éducation citoyenne, dans une société laïque ou sécularisée, en l'absence irréversible de Dieu comme fondement de la vie publique, est problématique, car rien ne vient spontanément compenser sous la forme de la menace de l'enfer et de la promesse d'un salut post-mortem paradisiaque la puissance du désir et de l'amour de soi dans son expression d'amour propre égocentrique inégalitaire.
le 12/01/2013