Textes philosophiques sur le travail:

Introduction à la lecture de ces textes: Il faut remarquer que la question du travail peut être traitée sur un plan métaphysique comme expression essentielle de l'être même de l'homme en tant que capable de s'arracher à la détermination naturelle hors et en lui-même (Kant, Hegel et..Marx) . Il est la manifestation dans la culture et le monde social et naturel de la liberté humaine, en tant que celle-ci est la capacité pour l'homme de se faire lui-même, de s'humaniser en société, de s'arracher à l'animalité instinctuelle. Mais le travail en tant que production et échange collectifs est aussi et sans doute d'abord une activité qui est soumise à la contrainte sociale, voire le lieu d'une exploitation et de domination sociale et politique de l'homme pas l'homme (Rousseau) . Ces deux points de vue ne sont pas contradictoires, mais leur contrariété apparente peut signifier que le travail est une valeur dévaluée par les conditions sociales dans lesquelles il s'exerce; ce qui peut nourrir une revendication politique afin de rendre au travail sa valeur authentique qui n'est pas de l'ordre de la nécessité vitale mais qui met en jeu la puissancer libératrice et de solidarité de l'activité sociale(Marx). L'écart entre ces deux visions du travail pourrait être l'expression de la contrariété entre ce qu'est le travail et de ce qu'il devrait être...




Rousseau: Le discours sur l'inégalité (1755)


Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons


«  Le premier qui, ayant enclos du terrain, s’avisa de dire  : "Ceci est à moi" et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile. Gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. 
Quand les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres. De là commencèrent à naître la domination et la servitude.  » .



Kant: « Idées d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique » (1789)

"La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale et qu'il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu'il s'est créés lui-même, libre de l'instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n'est pas prodigue dans l'usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l'homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c'est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. L'homme ne doit donc pas être dirigé par l'instinct; ce n'est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d'aliments, l'invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son oeuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d'une existence commençante, que c'est comme si elle voulait que l'homme dût parvenir par son travail à s'élever de la plus grande rudesse d'autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu'il est possible sur terre) au bonheur, et qu'il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n'en être redevable qu'à lui-même; c'est aussi comme si elle tenait plus à ce qu'il parvînt à l'estime raisonnable de soi qu'au bien-être".

Hegel: « Principes de la philosophie du droit »(1820)

C'est une opinion fausse de penser que l'homme vivrait libre par rapport au besoin dans l'état de nature où il n'éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples et où il n'utiliserait pour les satisfaire que les moyens qu'une nature contingente lui procure. Elle est fausse, même si l'on ne considère pas l'élément de libération qui est dans le travail dont on parlera plus loin. En effet, le besoin naturel en tant que tel et sa satisfaction immédiate ne seraient que l'état de la spiritualité enfoncée dans la nature et, par conséquent, l'état de sauvagerie et de non-liberté, tandis que la liberté n'existe que dans la réflexion du spirituel en lui-même, dans sa distinction d'avec la nature et dans son action réfléchie sur elle.

Marx: Manuscrits de 1844

L'ouvrier s'appauvrit d'autant plus qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise. Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise; l'un est en raison directe de l'autre. Le travail ne produit pas seulement des marchandises; il se produit lui-même et produit l'ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit des marchandises en général.

Cela revient à dire que le produit du travail vient s'opposer au travail comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est la transformation du travail en objet, matérialisation du travail. La réalisation du travail est sa matérialisation. Dans les conditions de l'économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la déperdition de l'ouvrier, la matérialisation comme perte et servitude matérielles, l'appropriation comme aliénation, comme dépouillement. ~. .1

Toutes ces conséquences découlent d'un seul fait: l'ouvrier se trouve devant le produit de son travail dans le même rapport qu'avec un objet étranger Cela posé, il est évident que plus l'ouvrier se dépense dans son travail, plus le monde étranger, le monde des objets qu'il crée en face de lui devient puissant, et que plus il s'appauvrit lui-même, plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C'est exactement comme dans la religion. Plus l'homme place en Dieu, moins il conserve en lui-même. L'ouvrier met sa vie dans l'objet, et voilà qu'elle ne lui appartient plus, elle est à l'objet. Plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail. Plus son produit est important, moins il est lui-même.

La dépossession de l'ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère.

Marx: Prix, salaire et profit (1865)

La plus-value, c'est-à-dire la partie de la valeur totale des marchandises dans laquelle est incorporé le surtravail, le travail impayé de l'ouvrier, je l'appelle le profit. Le profit n'est pas empoché tout entier par l'employeur capitaliste. Le monopole de la terre met le propriétaire foncier en mesure de s'approprier une partie de la plus-value sous le nom de rente, que la terre soit employée à l'agriculture, à des bâtiments, à des chemins de fer ou à toute autre fin productive. D'autre part, le fait même que la possession des instruments de travail donne à l'employeur capitaliste la possibilité de produire une plus-value ou, ce qui revient au même, de s'approprier une certaine quantité de travail impayé, permet au possesseur des moyens de travail qui les prête en entier ou en partie à l'employeur capitaliste, en un mot, au capitaliste prêteur d'argent, de réclamer pour lui-même à titre d'intérêt une autre partie de cette plus-value, de sorte qu'il ne reste à l'employeur capitaliste comme tel que ce que l'on appelle le profit industriel ou commercial.


Marx: Le capital (1867)

Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle de puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s’assimiler des matières en leur donnant forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d’une tension constante de la volonté. Elle l’exige d’autant plus que, par son objet et son mode d’exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu’il se fait moins sentir à lui comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles ; en un mot, qu’il est moins attrayant. Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail se décompose : 1°) activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit ; 2°) objet sur lequel le travail agit ; 3°) moyen par lequel il agit. [...] Dans le procès de travail l’activité de l’homme effectue donc à l’aide des moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès s’éteint dans le produit, c’est-à-dire dans une valeur d’usage, une matière naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail, en se combinant avec son objet, s’est matérialisé et la matière est travaillée. Ce qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L’ouvrier a tissé et le produit est un tissu. Si l’on considère l’ensemble de ce mouvement au point de vue de son résultat, du produit, alors tous les deux, moyen et objet de travail, se présentent comme moyens de production, et le travail lui-même comme travail productif.


« l’usage ou l’emploi de la force de travail, c’est le travail. L’acheteur de cette force la consomme en faisant travailler le vendeur »

L’aiguillon le plus puissant, le grand ressort de la production capitaliste, c’est la nécessité de faire valoir le capital ; son but déterminant c’est la plus grande extraction possible de plus-value, ou ce qui revient au même, la plus grande exploitation possible de la force de travail.

Entre les mains du capitaliste, la direction n’est pas seulement cette fonction spéciale qui naît de la nature même du processus de travail coopératif ou social, mais elle est encore, et éminemment, la fonction d’exploiter le processus de travail social, fonction qui repose sur l’antagonisme inévitable entre l’exploiteur et la matière qu’il exploite. (…) Si donc la direction capitaliste, quant à son contenu, a une double face, parce que l’objet même qu’il s’agit de diriger est, d’un côté, processus de production coopératif et, d’un autre côté, processus d’extraction de plus-value, la forme de cette direction devient nécessairement despotique.