Le temps entre éternel retour et irréversibilité:
De Parménide à Bergson

Dialogue sur le forum deL'Agora  entre  Maryline Dangel (en rouge) et Sylvain Reboul (en vert)


Maryline
La question du Temps est-elle une question métaphysique?


Sylvain:

La question de l'irréversibilité du temps est :

    d'abord un problème physique: comment se fait-il que les lois étant réversibles, les phénomènes soient
    irréversibles? Cette question nous engage dans l'étude des probabilités statistiques dans son rapport à l'entropie
    (Bolzman), et de la complexité (voir le débat Prigogine/Ruelle)

    La question est aussi biologique (chronobiologie du développement embryonnaire par exemple)

    Elle est aussi psychologique: nature et rôle de la mémoire dans la perception et le traitement des informations
    quant aux relations entre, souvenirs/désirs/attentes/projections.

    Elles enfin historique: La nature et le rôle des contradictions économiques, sociales, culturelles et politiques qui
    affectent l'évolution des sociétés humaines.

    Est-elle métaphysique?
    Oui pour tous ceux qui fantasment (projection de de leur désir d'être face à la certitude de la mort) autour de l'idée
    d'éternité et du salut post-mortem. Non pour ceux qui, en accord avec l'expérience, savent que le temps est l'être
    même de toute chose (Héraclite) et que tout est processus évolutif irréversible; mémoire et conscience comprises.
    Reste la position passionnante de Bergson qui fait de la durée l'essence métaphysique de l'Etre (voir "La pensée et
    le mouvant")


   Maryline:

   Bonjour,

    Permettez que je sois surprise :
    je pose une question sur le temps et vous répondez sur l'irréversibilité du temps...

    Je conçois parfaitement que cette réponse soit orientée relativement à vos convictions, convictions qui témoignent
    d'une vision linéaire du temps (cf. Héraclite - et non circulaire - cf. Parménide).

    De là vous aboutissez nécessairement à une classification des phénomènes (que je ne me permets nullement de
    remettre en question).

    Mais, dites-moi, en ne s'arrêtant pas à cette classification, pourquoi s'interroger (ou ne pas s'interroger) sur
    l'essence du temps?

    C'est une question sérieuse.

    Maryline



    Sylvain:

    C'est à mon tour d'être surpris de votre remarque, car la conception circulaire du temps est justement celle qui
    prétend nier le temps linéaire au profit de l'éternel retour. Ainsi l'éternel retour des planètes (qu'aujourd'hui nous
    savons faux ) n'est qu'une illustration sensible de l'éternité de l'être. En écartant la question de son irréversibilité
    (en n'en faisant qu'une apparence) la position de Parménide est donc celle qui nie toute réalité métaphysique au
    temps. Pour lui, le temps n'est pas car il est mélange d'être et de non-être. Seule l'éternité est sans contradiction.

    Ce qui fait l'intérêt de la position de Bergson, c'est qu'elle prend le contre-pied de la tradition parménidienne:
    penser métaphysiquement la durée (l'irréversibilité continu du temps non spatialisé) comme créativité de/et dans
    l'être même, comme imprévisibilité radicale du présent/futur, comme jaillissement absolument libre. La pensée
    parménidienne ramène le temps à l'espace réversible et pense l'être en terme de forme spatiale éternelle (voir les
    cours de Deleuze), alors que celle de Bergson fait de la durée irréversible de la conscience, la source créatrice de
    l'être.

    Sans adhérer au questionnement métaphysique, qui me semble peu fécond pour la connaissance et l'action; je
    considère que la thèse de Bergson est moins dogmatique (plus libérale), plus ouverte sur le changement; et donc
    plus adaptée à notre savoir et à notre monde que celle de Parménide. Ce qui ne vous surprendra pas de ma part!



Maryline: 

Bonjour Sylvain,

    J’ai beau examiner le problème, je ne parviens pas à m’assurer dans la compréhension de votre surprise.

    Donc l’irréversibilité permettrait de définir un Temps linéaire (notamment pour Bergson « durée irréversible de la
    conscience[…] source créatrice de l’être ».)
    La réversibilité, quant à elle, définirait un Temps circulaire (notamment pour Parménide qui « ramène le temps à
    l’espace réversible et pense l’être en termes de forme spatiale éternelle »)

    Cela ne me permet pas de « revoir ma copie ».
    Je maintiens ce que je disais, cad que la classification des phénomènes que vous établissez (physique, bio-,
    psycho-, historique) repose sur le postulat de l’irréversibilité.

    Est-ce que ce postulat de l’irréversibilité implique une réponse à ma première question : « la question du temps
    est-elle métaphysique », que je reformulais sous la forme « pourquoi s’interroger sur l’essence du temps » ?
    Votre réponse signifie-t-elle que le postulat de l’irréversibilité est déjà une réponse quant à l’essence du temps ?
    quelle réponse précisément ?
    Si tel est le cas, excusez mais cela ne va pas de soi pour moi.

    Et permettez que je sois idiote : l’opposition entre réversibilité en irréversibilité est-elle légitime ?
    En quoi l’irréversibilité bergsonnienne, qui s’applique à une conscience, s’oppose-t-elle à la réversibilité
    parménidienne, qui s’applique à l’objet-espace (en supposant qu’il existe en dehors d’une conscience) ?
    En quoi ces deux phrases qui se déroulent parallèlement (et non indépendamment) sont-elles opposées ?

    En d’autres termes, je ne perçois pas de contradiction entre la pensée de Parménide et celle de Bergson. S’il s’agit
    d’un acquis, d’une lecture sur laquelle tous les philosophes s’accordent (c’est pourtant rare), je ne doute pas que
    vous m’éclairerez à ce sujet.

    Pour motiver votre réponse, j’ajoute quelques rêveries qui se veulent polémiques.
    L’être « forme spatiale éternelle » : n’est-ce pas seulement une autre manière de dire l’épicurisme ?
    De l’éternel retour de la matière (ou plutôt de sa permanence), comment conclure à l’éternel retour de la
    conscience ? (il y a nombre de présupposés lorsqu’on répond à une telle question).
    Et puis, la permanence selon Parménide est-elle synonyme d’invariabilité ? (« ce m’est tout un par où je
    commence, car là même à nouveau je viendrai en retour » V) Si tel n’est pas le cas, l’argument de la variabilité de
    la conscience pour Bergson ne permet pas d’établir une opposition.

    Je ne vous cache pas que j’ignore beaucoup et c’est pourquoi je souhaite que vous répondiez en citant les textes.
    Vous parliez par ailleurs de capitalisme ou de mondialisation, cela pour dire que vous comprendrez ma position
    sur la pensée prête-à-consommer…

    Amicalement,


    Sylvain:

    Merci de vos remarques, mais vous me demandez beaucoup plus que ce qui peut-être admis sur un forum: un cours
    technique et documenté d'histoire de la philo. Or, il me semble que les références à l'histoire de la philo ne peuvent
    servir d'argument d'autorité pour tenter de traiter les questions, en effet importantes, que vous posez; les allusions
    ne suffisent pas pour savoir ce qu'il en était pour tel ou tel philosophe, mais sont suffisantes, pour penser par
    soi-même; du reste, les philosophes ont toujours été très désinvoltes dans leur manière d'utiliser l'histoire de la
    philo (pensons à Hegel), quand il ne l'écartait pas sans vergogne (pensons à Descartes). Il me semble, de plus, que
    les statuts et les objectif de l'Agora (et des cafés philo) confirme ma position.

    Reprenons donc vos remarques quant au fond, en n'y mettant de technique que ce qui est "juste nécessaire" pour
    faciliter la compréhension.

    Le postulat de l'irréversibilté n'est pas un simple postulat arbitraire, mais un fait d'expérience qui n'avait pas
    échappé aux grecs; or pour certains d'entre eux (Parménide, et dans une mesure plus ambiguë, Platon; cf "Le
    sophiste") cette expérience, affirmée comme expression de l'être même par Héraclite, était de l'ordre de
    l'apparence (trompeuse) par le fait qu'ils accordaient une valeur ontologique au principe de non-contradiction, du
    reste logiquement mal-interprété: ils lui donnaient une forme absolue du style: toute contrariété, voire toute
    différence est logiquement impossible; c'est Aristote qui le premier établira l'idée de non-contradiction logique,
    après avoir critiqué la confusion platonicienne, en affirmant qu'il n'y a de contradiction logique (irrationnelle) que
    lorsque l'on affirme et nie une propriété d'un objet, "SOUS LE MEME RAPPORT ET DANS LE MEME TEMPS";
    CE QUI AUTORISE LA POSSIBILITE LOGIQUE (ET REELLE) DES PHENOMENES TEMPORELS
    IRREVERSIBLES.

    Ainsi Aristote sauvait-il les phénomènes temporels irréversibles de l'irréalité "parménidienne". Aristote ira même
    jusqu'à affirmer la réalité ontologique de hasard, de la cause matérielle chaotique etc..donc du temps irréversible
    pour connaître la réalité phénoménale, ce qui se trouve confirmé par les recherches contemporaines. Chez Epicure,
    l'éternité des atomes, n'infirme en rien l'irréversibilité temporelle des êtres organisés, ici-bas, tous mortels (Les
    Dieux ne font pas partie de notre réalité, et nous ne pouvons rien savoir d'eux); d'autre part pour lui le "Clynamen"
    (déclinaison aléatoire des atomes) est à l'origine de le formation organisée tous les êtres (étants), même les vivants
    qui ont été par hasard organisés de telle manière qu'ils possèdent la propriété de se reproduire; ce qui "sonne" très
    contemporain (voir la biologie); certe Aristote refuse d'aller jusque là et écarte explicitement le théorie de hasard
    et de la sélection naturelle, tout en reconnaissant son intérêt logique, pour établir le primat de la cause finale, donc
    celle de la permanence globale de l'ordre du monde (des étants , y compris de la cité) , toujours menacé par le
    chaos et les passions humaines, d'où la nécessité de l'intervention raisonnable humaine pour corriger les effets
    dégradant du chaos.

    Qu'en conclure? Si la métaphysique prétend refuser l'irréversibilité du temps, c'est elle qui tombe dans l'arbitraire,
    car elle contredit le critère de l'expérience universelle objective (scientifique), alors même qu'elle n'a aucune
    raison logique lui permettant d'établir ce refus; si ce n'est des motifs psychologiques tenant à notre peur de la mort:
    maintenir, contre vents et marées, la possibilité du salut éternel et/ou d'une vie après la mort, laquelle est la marque
    temporelle de notre finitude et de l'irréversible de notre existence terrestre. Mais cette solution à la peur de la mort
    est elle-même psychologiquement discutable (voir Epicure et Lucrèce).
    Toute hypothèse (postulat) métaphysique qui va contre l'expérience objective (ex: quand le cerveau est
    cliniquement irréversiblement mort, toute activité de pensée disparait), n'est plus de l'ordre de la connaissance
    rationnelle mais de la croyance irrationnelle. Il est clair que la science ne produit que des hypothèses dont la vérité
    est douteuse (au contraire de la pensée métaphysique et religieuse qui prétend à la certitude); mais celles-ci sont
    rationnelles et réfutables (et donc validables) par l'expérience. Même fausses, elles permettent à la connaissance
    de progresser; ce qui n'est pas le cas des postulats métaphysiques lorsqu'ils se prennent pour des vérités
    supérieures à l'expérience (dogmes), donc indiscutables, voire sacrées. Cette prise de position anti-métaphysique
    me conduit à ne pas suivre Bergson dans sa tentative d'établir une métaphysique spiritualiste de la durée
    irréversible comme source créatrice de l'être, même si je la considère comme très significative de la possibilité de
    retourner, comme un gant, toute vision métaphysique.

        



  Maryline:     

    Bonjour Sylvain,

    Je voudrais répondre un peu rapidement à votre message que je viens de survoler.

    Déjà je tiens à préciser que ce qui est "admis" sur ce forum n'est limité que dans le sens insultes et non pas dans le
    sens référence aux textes où il me semble possible de puiser non une histoire la philo mais la présence d'une
    pensée.
    Ensuite, savoir s'il s'agit de cours ou de réflexion à partir de...

    Je vous demanderai :
    En quoi est-il arbitraire d'opter pour l'existence d'une irréversibilité?

    Vous en appelez à l'expérience universelle objective mais c'est partir du postulat de la prévalence de l'objectif au
    détriment d'un rapport ou d'une relation entre l'objectif et le subjectif (expression d'une vieille dualité que je
    n'emploie que par référence à "expérience universelle objective")

    Comme vous l'indiquez par ailleurs, il est sans doute primordial d'être vigileant sur le plan logique, cad qu'aucune
    prévalence ne doit perdre son statut d'hypothèse afin que le rapport ne soit pas déséquilibré, cad existe dans toute
    sa complexité qui seule intéresse.
    Des hypothèses métaphysiques volatilisées pour entrer en contradiction avec des hypothèses physiques, ou
    l'inverse, cela me semble difficilement opérable.

    C'est pourquoi j'insiste et vous demande à nouveau comment, de quel droit, etc...
    est fondée l'opposition entre Parménide et Bergson.

    amicalement,

    Maryline


Sylvain:

Bergson disait: "il faut attendre que le sucre fonde" et j'ajouterais: lorsqu'il est fondu peut-on raisonnablement
    attendre qu'il redevienne le morceau qu'il a été?
    Nons risquons alors d'attendre indéfiniment, car la probabilité de ce retour est "presque" nulle. En tout cas très
    inférieure à celle qu'il reste fondu.

    L'irréversibilité du temps ne correspond pas seulement à l'expérience objective (hors de moi) mais à notre
    expérience subjective universelle : je ne rajeunis pas et vous non plus! Et, quelque soit notre âge, croire le
    contraire nous est "quasiment" impossible. L'irréversibilité du temps est un fait d'expérience; cela ne fait pas
    question; ce qui fait question est de savoir pourquoi. Si l'on veut être sérieux et ne pas penser n'importe quoi (ce
    que ça nous chante de croire ou de ne pas croire), il convient de nous tourner vers les sciences: qu'est-ce qui
    explique rationnellement et empiriquement cette irréversibilité du temps, pourquoi veillissons-nous? Pourquoi
    l'entropie? Pourquoi le désir est-il forcément temporel et inconstant, etc..

    Pour Bergson la durée est d'abord une "donnée immédiate de la conscience": nous n'avons jamais la même
    expérience de conscience et si nous avons l'impression du "déjà vécu", la deuxième fois est vécue comme "une
    deuxième fois" et non comme "la première"; elles est donc, à ce titre, radicalement nouvelle! Ex: on n'écoute
    jamais deux fois le même morceau de musique. On ne fait jamais deux fois l'amour de la même façon, même si
    c'est, croit-on, avec la même personne (faire l'amour, c'est "comme" jouer de la musique impovisée en duo?), sinon
    on s'enferme dans la routine qui tue l'amour! La mémoire qui est l'essence de la conscience est créatrice
    d'expériences toujours nouvelle, en cela qu'elle (re)synthétise toujours toutes nos expériences antérieures. Nous ne
    pouvons avoir l'expérience de l'éternité et si parfois nous avons l'impression (fausse) de la répétition où de la
    permanence, nul doute que l'ennui mortel nous pousse à rechercher la différence pour en sortir.(Rien n'est plus
    insupportable qu'une succession de beaux jours, écrit Goethe).
    Le désir est désir de changement, sinon il meurt.

    Ainsi le changement irréversible est bien au coeur de notre expérience objective et subjective et le nier est tout
    aussi impossible que de nier notre existence, notre être au monde et à nous-même; il est vrai que ce changement
    peut signifier que nous mourrons et la disparition de ce à quoi nous sommes attachés; d'où la tentation d'une vie
    éternelle; mais réfléchissons: pouvons nous l'imaginer comme vivable?

    Bergson a tenté de construire une métaphysique de l'expérience subjective immédiate; je ne sais s'il y est parvenu;
    mais je salue cette tentative comme libératrice par rapport à la métaphysique spatialisée de la permanence. Sa
    vision de la conscience qui dure est, en tout cas plus conforme, à mon désir de (bien) vivre. Quant au vôtre, à vous
    de voir!

    Amicalement


    Maryline:  

    Sylvain,

    "Bergson disait: "il faut attendre que le sucre fonde" et j'ajouterais: lorsqu'il est fondu peut-on raisonnablement
    attendre qu'il redevienne le morceau qu'il a été?
    Nons risquons alors d'attendre indéfiniment, car la probabilité de ce retour est "presque" nulle. En tout cas très
    inférieure à celle qu'il reste fondu.

    Vous avez raison, si on prend comme mesure référentielle "l'unité" une vie humaine.
 

    "il est vrai que ce changement peut signifier que nous mourrons et la disparition de ce à quoi nous sommes attachés;
    d'où la tentation d'une vie éternelle; mais réfléchissons: pouvons nous l'imaginer comme vivable?

    Qui a parlé de vie éternelle?

    "métaphysique spatialisée de la permanence"
    ???
 

    "Quant au vôtre, à vous de voir!"

    Merci :)
    Mon intuition du temps est bergsonnienne.
 

    Brièvement,
    Une qui aime chanter :)

    Maryline



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