Une "Jeunesse du sacré" (bien dissipée), de Régis Debray. (Gallimard)
Il
y a chez R. Debray du Nietzsche dont on ne sait s'ils nient ou s'ils
affirment le sacré comme une valeur sacrée, s'ils sont nihilistes
ou refondateurs de nouvelles valeurs qui pourraient s'incarner
dans un retour du sacré rendu à sa jeunesse perdue
et/ou re-sacralisé en une nouvelle jeunesse.
Ce qui fait
précisément le force du texte que publie R. Debray : "Jeunesse du
sacré" chez Gallimard, c'est cette ambivalence entre la description,
semble-t-il irréversible, de la déshérence du sacré dans nos sociétés
dites libérales et sa dissipation en des sacralisations plus ou moins
festives et symboliques dé-religiosisées et la position qui est la
sienne que la sacré est une nécessité sociétale et politique
toujours renaissante pour faire lien et communauté. Qu'on en juge :
Le sacré s'entend en un double sens, apparemment antinomique :
1) Ce qui est tabou donc intouchable, sauf à se rendre impur et méprisable.
Ce qu'il serait sacrilège de révérer (cf le sacrum).
2)
Ce qui est considéré comme ayant une valeur indiscutable et doit donc
être révéré sans conditions à travers des rituels collectifs de
soumission et d'adoration, voire de communion, qui excluent ceux qui
commettent des sacrilèges et/ou le conteste, dès lors qu'ils ne font
pas partie des purs, des pieux, des adorateurs patentés (par exemple
les hommes, les prêtres à l'exclusion des femmes ou des mécréants)
Ces
deux sens sont indissociables en cela qu'ils clôturent l'espace pour se
protéger soi et les proches de toute impureté ou souillure externe, les
autres, les étrangers nécessairement hostiles, en cela que ceux-ci sont
un danger permanent de perte d'identité pour la communauté toute
entière. Le sacré est le ciment idéel, mais incarné en un lieu et des
rituels ou cultes déterminés, de l'indéfectible unité de celle-ci. Il
se veut intemporel, c'est à dire éternel. Cette exclusion spatiale se
marque par des frontières en trois dimensions, le hauteur étant souvent
la marque hiérarchique de l'éminence du lieu, de la personne ou de
l'objet fétichisés sacralisés. Le sacré s'affirme comme le contraire de
l'utopie que serait, par exemple une référence désincarnée à des
valeurs universelles, qu'elles soient religieuses ou laïques. Le sacré
est alors le contraire de la raison critique raisonnante des modernes,
de la liberté de croire et de ne pas croire. En cela il est populaire,
voire populiste car il abolit les différences dans la communauté pour
la faire régner sans partage, ni contestation, donc sans conditions,
sur les individus, sur leurs comportements plus encore que sur leurs
croyances . Il est la face plus ou moins obscurantiste de la
justification du vivre ensemble et de sa perpétuation sous la forme de
la tradition dont l'autorité se fonde sur un passé mythique en
permanence recomposé.
Dans son second sens, aujourd'hui
affirmé dans et par l'oubli apparent du premier, le sacré fait du
sacrilège ou de la profanation un interdit absolu. Il exige donc, pour
instaurer son règne, le sacrifice des impurs et de soi au service de
son maintien indéfectible. Il est guerrier en externe mais pacificateur
en interne. Disons même que la guerre lui est nécessaire pour s'établir
comme ciment communautaire et faire cesser les formes de la rivalité
mimétique les plus violentes et les plus destructrices de l'ordre
social (R. Girard). Si le sacré n'est pas forcément religieux toute
religion est nécessairement sacrée dès lors qu'elle a besoin de poser
des interdits ou des obligations et cérémonies rituelles collectives
fusionnelles. Mais R.Debray -et c'est la thèse centrale, me
semble-t-il, de son ouvrage- ajoute que le fin de la domination de la
religion sur et dans la politique sous le principe de la laïcité n'a
pas fait disparaître le sacré mais l'a liquéfié ou pulvérisé dans un
foule de manifestations à changements rapides (ce qui va à l'encontre
de l'éternité du sacré) , qui vont des grands rassemblements politiques
et culturels (cf le sport, la musique), des rituels de respect dû aux
institutions, des obligations mémorielles de toute nature plus
aujourd'hui tournées, démocratie oblige, vers les victimes de
l'histoire que vers l'hommage aux vainqueurs et aux grands hommes.
Cette
prolifération, dans sa multiplicité conflictuelle à tendance
communautariste, met en cause l'unité de la chose publique, à savoir le
politique, dès lors que rien ne peut plus faire consensus pour assurer
la fusion de l'ensemble de la société, en l'absence de perspective de
guerre qui permettrait de refonder l'union sacrée de tous contre un
ennemi commun clairement identifié, dans le cadre européen en
particulier qui a exclu la possibilité traditionnelle de la guerre en
son sein. Or cette absence de perspective guerrière n'est pas seulement
donnée, mais voulue par les individus qui refusent de se soumettre
aveuglement au collectif, à la patrie, voire à la nation, pourtant
fonction première du sacré. Ils revendiquent le droit de choisir leur
sacré, voire à le bricoler au point de dissoudre sa sacralité dans la
profanation , sans même l'intention de la provoquer, comme c'est
souvent le cas dans l'art contemporain.
Mais cet élargissement
vaporeux du sacré dans le libéralisme démocratique, qu'il décrit avec
une grande finesse et une débauche de références iconographiques
concrètes éclairantes, sa dissipation dans la multiplicité de ses
manifestations plus ou moins incompatibles entre elles, ne va pas sans
que se pose la question de savoir en quoi cette notion loin d'être
rajeunie n'est pas en voie de disparition publique, pour n'être plus
qu'une affaire privée, c'est à dire, à terme, en voie de disparition en
tant qu'obligation socialement incontestable. C'est là que le très
brillant et très stimulant ouvrage de R. Debray rencontre la limite de
son exigence de lucidité : si le sacré se dissipe et se vaporise
en comportements infra-politiques contradictoires, l'idée que l'auteur
poursuit, semble-t-il, de la perpétuation d'un sacré, pour ne pas
dire d'une religion, civil et républicain est largement une illusion.
L'auteur ne va pas jusque là, puisqu'il refuse de dissocier
la démocratie et la république c'est à dire de remettre en cause la
soumission de la première à la seconde. Un tel refus peut sembler, à
lire"Jeunesse du sacré", tout aussi respectable que vain. C'est en cela
que cet ouvrage est particulièrement éclairant :, car il ouvre
l'intelligence à la possibilité de sa critique. C'est en cela que
R.Debray est un authentique intellectuel de notre temps.
Le 23/02/2012