La rupture philosophique

Le besoin de philosopher apparaît lorsque les manières et les normes conventionnelles de vie ne sont plus suffisantes pour réduire les contradictions fondamentales de l'existence des hommes, soit parce qu'elles sont décrédibilisées, soit parce qu'elles aggravent ces contradictions jusqu'à la violence et l'angoisse devant l'absence de sens, de perspectives dereconnaissance de soi valorisée et valorisante; laquelle reconnaissance définit, en son essence, l'aspiration au bonheur de vivre avec soi et les autres.

Pour bien comprendre cela il convient de s'interroger sur le sens et la valeur des plaisirs que l'opinion et/ou les faiseurs d'opinion proposent, voire imposent par la manipulation intéressée des désirs et des valeurs qui les fondent. (ex: la pub qui prend le pouvoir dans les médias).

Or s'il est clair que les plaisirs commerciaux sont des plaisirs rentables pour ceux qui les vendent cela ne signifie pas forcément qu'ils soient source de bonheur pour ceux qui les achètent et consomment. Comment comprendre cela?

En prenant conscience que tous les plaisirs ne rendent pas heureux dans la durée, dès lors qu'ils n'entraînent pas nécessairement un sentiment positif de soi; la drogue est un plaisir, et sans doute parmi les plus intenses; mais qui peut prétendre que le drogué ne souffre pas du manque croissant qu'engendre la course au plaisir instantané que procure la drogue; plaisir qu'aucune dose n'est suffisante à prolonger et qui ne laisse après lui que le désir croissant d'en consommer toujours davantage, jusqu'à l'overdose?

Qui, surtout, peut affirmer que le drogué n'est pas conscient qu'il se dégrade et se détruit? Il le dit lui-même: "il s'éclate" en effet et perd la cohérence et la maîtrise de soi indispensable à la recherche d'un bonheur durable comme reconnaissance positive de soi, il fuit son bonheur dans le plaisir jusqu'à en mourir et il le sait;

Cet exemple de la drogue nous permet de discerner ce qui fait la différence entre les bons et les mauvais plaisirs, entre les désirs positifs et les désirs négatifs (les passions).
 
 

       1) PLAISIR ET BONHEUR.
 
 

Ce qui fait la nocivité du plaisir que procure la drogue c'est qu'il est de pure consommation passive; il n'exige aucune activité auto valorisante du sujet; celui-ci subit le plaisir de la drogue qui le détruit non seulement physiquement, mais "moralement". Son intelligence est mise hors circuit, mais surtout sa capacité à dialoguer et à échanger affectivement, intellectuellement et érotiquement. Le drogué est incapable de créer et d'aimer, bref de développer sa puissance d'être, de penser et d'agir; et je pose cette thèse qu'il en est de même, à des degrés divers selon l'usage et l'importance existentielle qu'on leurs accorde, en ce qui concerne tous les plaisirs "passifs" de pure consommation.

Par contre les plaisirs "actifs" tels que ceux de l'art, de l'usage expressif et sensible du corps, de la connaissance, de l'amitié et de l'amour, de l'action créatrice et inventive sont et rendent heureux par l'effet du sentiment de l'accroissement de sa valeur personnelle qu'ils procurent au sujet.

Si l'on admet cette distinction, il convient de bien comprendre que chacun est d'autant plus heureux que les autres autour de lui le sont, c'est à dire qu'ils ont le goût des plaisirs actifs aux dépens des plaisirs passifs.Pourquoi? Pour la simple et bonne raison que nous ne pouvons nous-mêmes progresser et nous aimer que dans des relations positives et libres aux autres. Le bonheur est aussi affaire d'intelligence et de réflexion. En cela critiquer, non pas les autres, mais les illusions qu'ils subissent et que nous subissons, dans une société où l'argent prétend être l'ultime valeur, est non seulement les et nous respecter mais les et nous encourager au bonheur, nous élever à la conscience lucide de ses conditions de possibilités; pour leur bien et le nôtre.

On peut tirer alors les conséquences de cette analyse quant au rôle de la philosophie et son enseignement;
 
 

       2) BONHEUR ET PHILOSOPHIE.
 
 

La philosophie est la réflexion sur les contradictions dont les hommes souffrent par le fait d'abord de l'aveuglement, des illusions entretenues quant aux conditions du Bien-vivre avec soi et les autres (finalités, exigences et moyens) et ensuite des conditionnements et dominations sociales qu'ils subissent. Elle cherche à provoquer chez, par et en chacun la prise de conscience raisonnée des principes du Bien-vivre. La philosophie depuis Platon n'a jamais fait autre chose que de réveiller les esprits et les inviter à penser la vie à rebours des illusions, faussement rassurantes mais responsables de leurs malheurs réels, d'une opinion manipulée par les pouvoirs politiques ou économiques pour qu'ils s'en libèrent et se sentent plus heureux de cette libération même, traduite en projets autonomes agissants;

Elle est donc totalement dans son rôle lorsqu'elle critique une société qui, par delà les discours hypocrites sur les droits de l'homme qui restent à penser concrètement, soumet les personnes à un matraquage médiatique et à des conditions sociales et économiques qui les rendent dépendantes et favorisent les risques de violence physique et morale. Si le "fric" fait la loi sans partage, ce ne peut être qu'aux dépens des valeurs fondatrices, dans notre société, du lien social, telles que la liberté personnelle et la solidarité.

En cela, l'enseignement de la philosophie n'est philosophique que s'il crée les conditions dans votre esprit d'une mise en question radicale des opinions et des modes de vie dominants hors et en vous; mise en question qui est indispensable à votre liberté de penser.

Ce qu'il convient de bien comprendre c'est:

- que les hommes ont à devenir des hommes, c'est à dire des êtres plus créatifs, plus intelligents plus sensibles et plus libres de penser et d'agir afin d'être plus heureux ensemble et cela contre le ron-ron euphorisant ou bien pensant des opinions dominantes
- et que, sans la provocante rupture philosophique, cela serait radicalement impossible;
 
 

       3) PHILOSOPHIE ET AUTONOMIE.
 
 

Entre vivre en sujet autonome et par là s'aimer authentiquement soi-même ou se soumettre à la bêtise orchestrée ambiante, c'est, en effet, comme on dit, à vous de choisir. Je suis là (en tant qu'enseignant de la philosophie payé par la république) pour vous aider à appréhender les enjeux de ce choix et à mettre en oeuvre par vous-mêmes la premièrepossibilité contre la seconde; refuser cet engagement, sous le prétexte d'une conception fausse du respect de la liberté d'opinion, confondue avec l'interdiction de la critique et donc de la liberté de penser, serait contester l'enseignement de la philosophie dans sa mission essentielle: former non des automates spirituels, non des consommateurs drogués, non des crétins diplômés, dont certains voudraient qu'ils peuplent et courent les rues, les lieux de vie et de travail, mais des sujets-citoyens conscients et actifs.

S.REBOUL, le 20/10/99. 


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