PHILOSOPHIE ET CONSCIENCE DE SOI.

À propos des confessions de Jean-Jacques Rousseau...
 

  Le sujet est, pour lui-même, dans ses désirs, émotions et réactions spontanés, nécessairement une énigme: il ne peut apercevoir en lui qu'un chaos de représentations et de déterminations contradictoires; chaos qui le met en demeure de se disculper en deux sens opposés et pourtant indissociables: il reconnaît en lui des comportements qui le définissent malgré lui, ce dont il n'est donc pas responsable; mais, s'il ne peut s'abstraire de cette identité des lors qu'elle l'engage sous le regard des autres, il est alors tenu de s'avouer coupable et de se faire pardonner ce qu'il est sans l'être et de s'assumer responsable par l'aveu d'une faute qui le fera reconnaître comme honnête, donc aimable et moins coupable par cet effort de transparence même. Pour être pardonné et se réintroduire dans l'amour ou l'estime des autres il ne peut faire autrement que d'assumer une responsabilité morale imaginaire vis-à-vis d'un comportement qui lui échappe et retrouver par là une innocence tout à la fois impossible et nécessaire. Telle est en permanence la stratégie de Rousseau: susciter la reconnaissance ou l'amour des autres par l'aveu déculpabilisant d'une culpabilité improbable; d'où son besoin d'être puni et la jouissance physique qu'il tire de cette suprême marque d'amour (la fessée): l'autre le délivre du sentiment de sa déréliction en l'identifiant à sa "faute innocente" tout en l'en "délivrant" par "l'amoureuse douleur" qu'il lui inflige.

  Mais chez Rousseau, cela ne peut suffire; hanté par le fantasme de la pureté ou de l'innocence absolues, la confession, et la transparence qu'elle exige, doit être universelle sous le regard de Dieu ou, ce qui revient au même, de l'humanité toute entière; . Deux modes d'expression de soi sont alors requis: le mode "esthétisant" de l'autobiographie et celui, rationalisant, de la philosophie.

- Le mode de l'expression émue et émouvante de soi, la recréation de soi par l'art, de ce chaos retracé, resignifié pour lui-même et les autres par la magie participante d'un style ou rien des mouvements de l'âme ,en permanence en bascule, ne nous est caché. L'interrogation de soi exige l'écoute sympathisante et manifeste le désir d'être aimé par tout lecteur possible, sous la forme masochiste de l'enfant valorisé et innocenté par une souffrance/jouissance dont la perversion est déniée par l'aveu qui en est fait. Transfigurée par l'expression romantique d'une intériorité débarrassée de toute volonté de puissance sur les autres et d'une intimité universalisée par l'art qui fait "consonner" toutes les subjectivités, l'expérience personnelle de Rousseau devient alors celle à laquelle chacun peut s'identifier et, par là, provoquer en lui cette décompensation de la culpabilité qui l'autorise à s'aimer lui-même dans le regard des autres. Non plus dans une apparence extérieure, en un rôle socialement codé, mais tel qu'il se donne à voir de l'intérieur; en une authenticité "confondante".

- Le mode de l'universalisation rationnelle et philosophique de soi. La philosophie vise à rechercher une interprétation conceptuelle et cohérente de nos comportements, valant pour tout homme et permettant de mettre à jour, sur un mode critique, les fondements éthiques de nos conduites et de nos inconduites. Se prendre en exemple de l'humaine condition afin de se faire reconnaître comme homme parmi les hommes en un monde dont il faut exiger qu'il soit débarrassé de tout faux-semblant inégalitaire, source de toutes les perversions, tel est le sens avoué du projet philosophico-politique de Rousseau. Se rendre transparent, c'est sans doute prêter le flanc à la critique moralisante mais c'est du même coup, s'affirmer honnête et amendable: il n'est de mal pire que l'hypocrisie. En cela Rousseau est le contraire du puritain qui cherche à se couvrir du conformisme moral pour jouir de l'illusoire supériorité qu'il lui confère aux yeux des autres et du pouvoir de domination qu'il en tire. Rousseau est, contrairement aux censeurs "moraux" et autres gens d'église, un authentique chrétien et c'est cette exigence d'authenticité dans l'amour indissociablement universel et personnel qui fait de lui un philosophe romantique. Il s'expose pour mieux nous convertir à cet amour, fondement philosophique d'un véritable lien social.

  C'est pourquoi Rousseau entrelace, met en tension, ces deux plans de la vérité: celui de l'art et de la philosophie. Il en va pour lui de la liberté d'être qui est écart, auto production de soi sur soi dans l'exposition de la conscience ambivalente de soi, tissant l'image incomparable de sa vie intime, au même titre que celle de chacun, et l'exigence de participer à la construction de l'universel humain. La raison est incarnée dans la recherche de l'authenticité personnelle amoureuse de celle de tout homme; ce qui exclut toute inégalité dominatrice et exige la puissance de la loi, expression d'une volonté générale, seule capable de promouvoir la vérité de chacun.
La liberté suppose toujours ce double jeu ou double "je": le jeu du je de la subjectivité sensible qui vise la recherche de l'authenticité amoureuse de soi sous le regard ambivalent et sympathisant des autres et le jeu du "je pense" universel qui peut seul prévenir l'aliénation que provoque nécessairement le jeu social et du conformisme inégalitaire, pervers car apparemment moral.

Sylvain Reboul, le 20/10/96.



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