La philo pour le bac : un cercle carré
 
 
 

S’il est nécessaire, comme l'a fait ma collègue, de nous interroger sur les  modalités d’une évaluation d’un travail de philosophie fait le jour d’un examen  en vue d’améliorer et de rendre plus "juste" le résultat chiffré de cette  évaluation, il me semble philosophiquement indispensable d’aller plus loin dans  le questionnement, afin de mettre en cause le sens de cette épreuve qu’est le  baccalauréat sous sa forme actuelle, à la lumière des contradictions qu’il y a à  faire passer  cet examen en double aveugle dans cette discipline ; laquelle n’est  précisément enseignée qu’en année d’examen.

Si philosopher, c’est méditer d’une manière rationnelle sur des questions de principes que soulève l’expérience humaine en ce qu’elle a d’universel et si une telle méditation impose l’épreuve du doute vis-à-vis de nos opinions et croyances toutes faîtes, comme nous l’enseignons tous à nos élèves, alors philosopher c’est prendre le risque de penser par soi-même (Kant) à propos de problèmes sans solutions incontestables ; chacun est donc invité à se remettre en question soi-même, dès lors que les opinions et croyances constituent son identité personnelle et/ou collective supposée et fondent le sens ou l’absence de sens qu’il est censé donner à sa vie.
Or ce risque impose en effet le droit à l’erreur et à l’errance intellectuelle, sauf à supposer que cette recherche doit trouver dans l’année sa réponse en terme de positions clairement établies et argumentées chez des adolescents dont les expériences de la vie et la culture philosophique sont nécessairement limitées. ;  de plus, ceci paraît difficilement compatible avec le recherche d’une performance positive dans un contexte d’examen qui interdit ce même droit sous la menace de la sanction, alors que la seule année de sensibilisation à cette discipline n’offre pas le recul nécessaire pour que cet effort soit progressif et  donc  rationnellement maîtrisé pas le plus grand nombre.

Ainsi noter en (double) aveugle, sous prétexte d’objectivité, laquelle, dans de telles conditions, n’est jamais qu’une subjectivité occultée, revient à juger sans connaître l’effort de réflexion personnelle accompli pendant l’année par le candidat. Que peut-on noter en effet dans un tel cadre formel ? Rien d’autre, si l’on prétend rester objectif, qu’une performance qui dépend de critères normatifs préalables et présupposés unanimement acceptés.
Or ces critères sont toujours discutables et leur pondération encore plus , car :
- d’une part ils dépendent de conceptions de la pensée philosophique très diverses et plus et plus ou moins contradictoires : Hume Nietzsche, Heidegger, ne raisonnent et n’argumentent pas comme Descartes ou Kant, Aristote comme
Platon etc..
- d’autre part la démarche philosophique implique l’effort de s’arracher aux idées toutes faites y compris par tel ou tel philosophe, fut-il Kant pris comme référence constante dans les sujets proposés, vite transformées en opinion apprise plus ou moins par cœur pour « assurer », se rassurer et s’assurer de la performance le jour de l’examen à coup de citations tronquées isolées de leur contexte et de formules glanées dans des corrigés types dont on perçoit vite que l’élève connaît mal les problématiques qui les soutendent.

Il faut malheureusement constater que cette forme d’évaluation tend à produire en amont, et c’est là son plus grave danger, la tentation chez l’élève qui se perçoit déjà comme candidat, de se protéger contre le risque de l’examen en refusant justementce travail de remise en question indispensable à qui veut prendre le risque de penser par soi-même, pour transformer cette sensibilisation à la pensée philosophique en simple apprentissage de la philosophie telle qu’elle se présente dans les manuels ou dans un cours qui se doit de répondre à toutes les questions que l’on peut lui poser par surprise au jour J. Cela   contredit la fameuse formule de Kant que la plupart d’entre nous revendiquons comme une marque de la spécificité notre discipline  : « On ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre à philosopher ».

À ceux qui prétendent que la philosophie doit être une discipline comme une autre et doit donc être enseignée et sanctionnée de la même manière, il convient de faire remarquer qu’elle doit perdre alors son statut particulier qui en fait une pure et simple discipline d’examen en année de terminale ; de plus, si l’on admet qu’elle implique une autre type d’effort intellectuel plus créatif et plus risqué, il convient :
- soit de changer la formule d’évaluation pour tenir compte non pas seulement de la performance terminale, mais du travail de l’élève pendant l’année écoulée et d'introduire l’enseignement du philosopher dès la seconde.
- soit de transformer l’enseignement de philosophie en examen de connaissance de l’histoire des idées philosophiques, voire de la pensée en général, comme c’est le cas dans d’autres pays européens ; il conviendrait alors d’abandonner l’ambition d’en faire une ouverture à la pensée personnelle (auto)critique incompatible avec l’idée même d’un examen qui ne prend en compte, par sa nature même, que le respect à des normes préétablies hétérogènes et philosophiquement discutables, sauf à réintroduire la subjectivité du correcteur que l’on prétend (à tort) réduire

Plus profondément, on pourrait, si l’on veut maintenir cette ambition comme constitutive de la formation de l’autonomie de penser du citoyen chez tous , se demander quel sens il y a à la transformer en exigence d’examen sélectif visant la performance comparative normée. Ne serait-il pas plus judicieux d’évaluer comme le font nos collègues d’éducation physique et sportive dans un cadre qui prend en compte l’ensemble de travail de l’année, ainsi que l’attitude positive des élèves dans l’effort pour s’améliorer ? Ne sommes nous pas, avant tout, des éveilleurs de la pensée et des éducateurs des esprits ?

Mais j’ai conscience de toucher là à un tabou de notre tradition  républicaine : le bac en double aveugle est censé garantir l’égalité des chances entre tous, alors même qu’il ne fait que maintenir, par le recours à des réunions d’harmonisation normalisatrices qui ne changent rien à sa fonction de sanction des seules performances , une fiction d’objectivité, derrière laquelle la subjectivité sans contre-poids et donc irresponsable du correcteur peut s’exprimer sans autre limite que celles qu’il consent à se donner.
Que le bac, dans sa forme actuelle, suscite le bachotage et que celui-ci n’est pas le meilleur moyen de conférer à la pensée une disponibilité critique indispensable à l'effort  philosophique, me paraît devoir justifier sa remise en question, au moins en ce qui concerne notre discipline, dont l’objet est d’apprendre  à penser personnellement  d’une manière rationnelle et (auto)critique..


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