« C’est cette partie dominante
dans
l'homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et
d'autant
plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle
infaillible de vérité, si elle l’était infaillible
du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne
donne
aucune marque de sa qualité, marquant du même
caractère
le vrai et le faux. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix
aux choses.
« Je ne parle pas des fous, je parle
des plus sages ; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de
persuader les hommes. Cette superbe puissance, ennemie de la raison,
qui
se plaît à la contrôler et à la dominer, pour
montrer combien elle peut en toute chose, a établi dans l'homme
une seconde nature.
Elle a ses heureux, ses malheureux, ses
sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter,
nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a
ses
fous et ses sages et rien ne nous dépite davantage que de voir
qu'elle
remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et
entière
que la raison.
Les habiles par imagination se plaisent
tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent
raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils
disputent
avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et
défiance
: et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans
l'opinion
des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur
auprès
des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ;
mais
elle les rend heureux, à l'envi de la raison qui ne peut rendre
ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre
de
honte».
Introduction du
thème
du texte :
Platon condamnait les images et plus encore celles qui sont produites
par l’imagination désirante : elles détournent de la
réalité
et donc de la vérité au profit de l’apparence trompeuse
et
de l’illusion (l’erreur que l’on prend pour une vérité
et/ou
le désir que l’on prend pour une réalité). D’une
part,
les images sensibles sont en effet mouvantes et donc rationnellement
inconnaissables
et d’autre part elles accrochent et séduisent la pensée
en
excitant les désirs à l’infini jusqu’à la
frénésie
violente. L’imagination qui produit des images d’objet absents ou
inexistant
tout en les faisant paraître quasi-réels (comme on le voit
dans le rêve) est donc trompeuse et de plus elle nous
enchaînent
à nos désirs sensibles chaotiques et contradictoires.
Le sage qui doit vivre une vie raisonnable, harmonieuse et
mesurée,
doit soumettre son imagination à la raison, voire ne plus
imaginer
: « Le vrai sage, disait Socrate, ne rêve plus ».
Cette
opposition entre l’imagination et la raison est donc au fondement de la
vie philosophique et, plus encore, le philosophe fait de la raison, du
logos, le fondement d’une vie supérieure, de la vie bonne et
libre
par opposition à celle qui voit dans le mythe et les
métaphores
imaginaires qu’il transmet le lieu originaire de la
révélation
du sens de la vie humaine. La philosophie est censée nous
délivre
du pouvoir fallacieux et générateur d’illusion de
l’imagination.
Le thème : Mais encore convient-il de savoir si la raison est
suffisamment armée pour cette délivrance et si la
philosophie
grâce à la dialectique ou dialogue intérieur,
lequel
soumet les croyances imaginaires à l’épreuve du principe
de non-contradiction, est capable de triompher des prestiges de
l’imagination
et si le philosophe peut l’emporter sur la poète (que Platon
voulait
chasser de sa cité idéale) dans l’esprit des hommes et
des
citoyens.
La thèse de l’auteur : À cette question Pascal
répond,
dans le texte tiré des « Pensées » qui nous
est
proposé, par la négative : L’imagination est toujours la
plus forte, y compris chez ceux qui sont crus ou qui se croient les
plus
sages et les plus raisonnables. Le pouvoir de l’imagination est
irrésistible
et le raison, dans le meilleur des cas travaille à son service;
d’ennemie en théorie elle devient pratiquement son esclave
consentante
et soumise.
Le problème philosophique que soulève cette position
: Mais cette thèse, anti-philosophique en apparence, est
elle-même
paradoxale : si la philosophie est une illusion dès lors qu’elle
prétend nous libérer du faux prestige de l’imagination ,
la dénonciation philosophique de cette illusion philosophique
par
Pascal n’est-elle pas à son tour inconséquente et
stérile
? Quel est le but de Pascal : nous persuader que nous ne pouvons
devenir
sage, quelques soit nos efforts, ou nous alerter sur la puissance de
l’imagination
pour mieux nous en défendre et tenter de devenir plus
raisonnables
?
L’enjeu de cette position :
De deux choses l’une en effet : ou la philosophie suffit à mener
un vie sensée et à rendre les hommes plus heureux ici-bas
ou elle en est incapable est alors la religion devient le seul moyen de
combattre les effets pervers de l’imagination désirante qui
menace
hommes
de folie.
L’étude de ce texte nous permettra d’approfondir la question
des rapports entre l’imagination et la raison et des conditions,
philosophiques
ou non, à mettre œuvre en vue du mieux-vivre.
1) Analyse du texte
1-1) Analyse globale
Ce texte est construit sur le renforcement argumentitatif d’une
thèse
: celle que l’imagination est non seulement « la folle du logis
»
mais que l’homme ne peut la mettre à la raison, c’est au
contraire
l’imagination qui commande l’esprit humain en mettant la raison
à
son service; l’homme est donc faible : il ne peut accéder par
ses
propres moyens à la vérité. dans une
première
partie il montre en quoi l’imagination est source d’erreur et de
fausseté
: elle confond par nature le vrai et le faux et donc produit
l’illusion.
Dans une seconde partie il montre en quoi l’imagination est universelle
et son pouvoir irresistible : la raison non seulement chez les fous,
mais
chez les plus sages met hors jeu le contre-pouvoir théorique de
le raison en l’instrumentalisant. et dans une troisième il rend
compte de la source de cette puissance : le désir d’être
ici-bas
heureux qui se confond avec l’amour de soi et la gloire et qui
l’emporte
toujours sur le désir de vérité. Dans une
quatrième
partie, que nous n’aurons pas à étudier il en conclue que
l’imagination mène le monde social et politique et constitue la
force essentielle du maintien de l’ordre social. De cette étude
globale préliminaire nous pouvons alors tirer trois questions
qui
nous permettrons et d’expliquer d’approfondir la position de Pascal en
en analysant les concepts fondamentaux mis en jeu.
1) En quoi l’imagination domine-t-elle l’esprit ?
2) En quoi et pourquoi sa domination est-elle universelle ?
3) En quoi trouve-t-elle la source essentielle de son pouvoir dans
le désir de bonheur ?
1-2 Analyse détaillée ordonnée
1-2-1) En quoi l’imagination domine-t-elle l’esprit ?
« C’est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. »
Explication : L’imagination est le pouvoir de produire des images et des représentations d’objets absents et/ou inexistants. En cela elle déforme la réalité en mélangeant des éléments et des sensations provenant d’objets réels et ceux produits par le sujet sous la pression de ses désirs. « Elle est maîtresse d’erreur et de fausseté » en cela qu’elle domine la raison et la séduit, c’est à dire la détourne de la vérité sous l’influence du désir, d’erreur en cela qu’elle confond ce qui imaginé avec ce qui est réel et de fausseté en cela qu’elle rend impossible la distinction entre l’erreur et la vérité et qu’elle fait prendre une erreur pour la vérité en interdisant de rechercher l’erreur ou de mettre en doute l’illusion qu’elle génère; elle ne détient aucun critère objectif pour faire cette distinction, au contraire de la raison : le principe de non–contradiction qui définit la raison est étranger à l’imagination qui peut produire des représentations contradictoires entre elles et avec la réalité sans aucune limites. De plus, la raison est incapable de lui résister : n’étant qu’une faculté de connaître la réalité telle qu’elle est (non-contradictoire) elle n’est pas capable de faire un quelconque jugement de valeur des objets pour nous et de décider de ce qui est conforme ou non à nos désirs, elle est donc démotivante car elle vide la perception de réel de toute référence au désir, voire dévalorise les objets du désir en les présentant comme irréalistes, confus et/ ou illusoires. ses exigences sont donc sans effet sur la volonté désirante ; elle ne peut que « crie »r dans le désert. on peut alors comprendre en quoi et pourquoi l’imagination exerce son pouvoir chez tous les hommes.
1-2-2) En quoi et pourquoi sa domination est-elle universelle ?
« Je ne parle pas des fous, je
parle
des plus sages ; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de
persuader les hommes. Cette superbe puissance, ennemie de la raison,
qui
se plaît à la contrôler et à la dominer, pour
montrer combien elle peut en toute chose, a établi dans l'homme
une seconde nature.
Elle a ses heureux, ses malheureux, ses
sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter,
nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a
ses
fous et ses sages et rien ne nous dépite davantage que de voir
qu'elle
remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et
entière
que la raison. »
Explication : Les fous ont perdu la raison ; leur
représentations
se présentent donc sous une forme tellement irrationnelle, c’est
à dire contradictoires entre elles et avec la
réalités
perçus par les autres qu’elles se dénoncent elles
même
comme illusoires aux yeux de ces derniers ; mais comme les autres
hommes
se croient raisonnables et refusent de considérer qu’ils
pourraient
vivre dans l’illusion, ils ne seraient pas convaincus que ce qui vaut
pour
les fous, vaut aussi pour eux, c’est pourquoi Pascal écarte
l’exemple
des fous pour prendre celui de ceux qu’on dit les plus raisonnables,
les
sages, pour montrer qu’ils sont eux-même victimes de la puissance
de l’imagination et par conséquent tous les hommes avec eux. Car
celle-ci a établi chez tous les hommes « une seconde
nature
». Dire qu’il s’agit d’une seconde nature, c’est dire que les
hommes
ne peuvent y échapper et qu’il leur est devenu naturel que la
raison
première nature soit soumise à l’imagination. Comment
comprendre
cela ?
Une seule interprétation est possible : l’imagination
instrumentalise
la raison aux fins du désir qui en est la source.
« elle fait croire, douter, nier la raison »
La raison est mise alors au service de l’illusion en tentant de
rationaliser
ce qu’elle a de faux pour lui donner l’aspect d’une
vérité
rationnelle cohérente objective . Bien que la raison
(première
nature donnée par Dieu aux hommes) soit en droit l’ennemie de
l’imagination
en cela qu’elle vise à désubjectiver les
représentations
au profit d’une vérité universelle objective, elle
devient
alors l’alliée plus ou moins consentante de l’imagination, en
justifiant
ses productions, voire ces inventions. aux yeux des autres et du sujet
lui-même. La puissance de découverte de la
vérité
par excellence, la raison, se trouve alors au service de l’illusion
qu’elle
renforce du même coup. Dans ces conditions, la raison ne peut
opérer
la critique des illusions de l’imagination (en faisant un bon usage du
principe de non-contradiction) puisqu’elle travaille à son
service
; elle mettra sa capacité critique naturelle (première
nature),
au service de la critique de tout ce qui peut contester ou mettre en
doute
les contenus de l’imagination (seconde nature) : la raison,
première
nature, n’est pas remplacée par l’imagination mais elle retourne
la raison contre la fin propre originaire de celle-ci, la
vérité
véritable , au profit de l’illusion comme vérité
trompeuse,
et cela chez les plus sages d’entre les hommes. De plus «
elle suspend les sens, elle les fait sentir », en
cela qu’elle détourne les sens de la réalité pour
leur faire sentir le choses autrement qu’elle ne sont. Elle
opère
un brouillage entre le monde extérieur perçu et le monde
inventé par l’esprit et produit la confusion entre les deux
génératrice
d’illusion.
Tel est le donc pouvoir universel de l’imagination qui donne jour
à
une seconde nature plus naturelle encore que la première. Les
désirs
des hommes commandent alors leur pensée, or il n’y a de bonheur
et de malheur que par l’effet du désir et le pouvoir du
désir
est ambivalent : nous ne sommes heureux que parce que nous avons
été
ou pouvons être malheureux et nous n’éprouvons le malheur
que parce que notre désir de bonheur a été
déçu
; le riche ne se croit jamais suffisamment riche et se sent toujours
menacé
dans ses richesses ; et le pauvre peut rêver devenir riche et y
croire
; un homme sain peut s’imaginer malade (hypocondrie) et un homme malade
sain pour ne pas affronter sa maladie et réduire l’angoisse
qu’elle
génère en lui; l’espoir et crainte mêlés ne
sont que les conséquences indissociables de nos désirs
mis
en scène par notre imagination. Les sens qui nous mettent en
relation
avec la réalité se trouve soit démentis par
l’expérience,
soit nié par elle au profit des affres positifs ou
négatifs
du désir et des représentations imaginaires qu’il
produit.
ainsi l’imagination tire sa puissance de sa capacité à
rendre
heureux toujours accompagné du fantasme du malheur. C’est
pourquoi
il convient de comprendre le rapport entre la pouvoir de l’imagination
et la recherche du bonheur
1-2-3) L’imagination et le bonheur
« Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte ».
Explication : En mettant en scène le désir d’être heureux, l’imagination a pour seule loi le principe de plaisir qui est contraire au principe de réalité puisqu’on ne désire que ce qui n’est pas réel et que l’imaginaire fait paraître réel ce qui n’est qu’un fantasme du désir et/ ou sert ce fantasme. Or le bonheur réside dans l’affirmation de soi comme valeur, dans l’amour de soi récompensé et reconnu ; c’est pour cela que ceux qui se livrent aux délices de l’imagination rencontrent la gloire, car croyant en eux et dans le pouvoir de leur désir, il se persuade en persuadant les autres qu’ils sont les meilleurs. Quant aux sages, conscients de leur limites réelles, toujours soucieux d’opposer la raison à l’imagination, alors même qu’ils en sont victimes, seront toujours perçus comme faibles et imparfaits donc connaîtront plutôt la honte que la gloire. Les plus fous, s’imaginant tout puissants seront heureux et les moins fous, donc les plus sages, plus ou moins conscients de leurs limites, ne pourront que se sentir misérables par rapport aux premiers. Ceux-ci auront même tendance pour se préserver de l’illusion positive de s’imaginer qu’elle engendre nécessairement la désillusion et donc à se représenter par anticipation, pour faire contre-poids, les déceptions qu’elle engendre afin d’éviter d’avoir à souffrir de la déception; ils seront donc tristes pour ne pas être trop illusoirement heureux et d’en être ensuite d’autant plus victimes: ainsi Montaigne nous recommande de penser à la mort lors d’une fête pour éviter de se croire immortel et Pascal, lui-même condamne les divertissements qui nous détournent de la misère de notre condition. Dans ces conditions tous les rapports de pouvoir dans la société sont nécessairement tributaires de la capacité imaginante qui fait paraître ceux d’en haut comme plus valeureux que ceux d’en bas. L’ordre social fondé sur des rapports hiérarchiques de domination est donc lui-même une construction imaginaire collective mise en scène par ceux qui détiennent le pouvoir pour accréditer leur supériorité fantasmatique afin d’impressionner l’imagination de ceux qu’ils dominent pour obtenir qu’ils consentent à leur obéir..
4) Imaginaire et société, Suite du texte qui n’était pas à expliquer
« Qui dispense la
réputation
? qui donne le respect et la vénération aux personnes,
aux
ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ?
Combien toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son
consentement
!(…)
1
Nos magistrats ont bien connu ce
mystère.
Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillotent en chats
fourrés,
les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil
auguste
était fort nécessaire ; et si les médecins
n'avaient
des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets
carrés
et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient
dupé
le monde qui ne peut résister à cette montre si
authentique.
S'ils avaient la vérité et
la justice et si les médecins avaient le vrai art de
guérir,
ils n'auraient que faire de bonnets carrés, la majesté de
ces sciences serait assez vénérable d'elle-même.
Mais n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent en vain instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là ils s’attirent le respect. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle, ils s’établissent pas la force, les autres par la grimace. »
2) Commentaire
2-1 Rappel des termes du débat et enjeu du texte :
La thèse de Pascal est sans compromis : la raison, dont les philosophes ont fait la faculté reine de l’esprit humain, est trop faible pour autoriser la croyance dans la capacité de la philosophie à discipliner l’existence personnelle et collective des hommes. Pour l’auteur cela signifie que l’homme n’est pas apte à connaître par lui-même la vérité et encore moins à se diriger par lui-même en vue du salut et du bonheur éternel. Il a besoin de Dieu pour savoir comment bien-vivre : la foi est au fondement de l’existence humaine et, loin d’être un produit de l’imagination, elle révèle à l’homme une vérité absolue et donc incontestable, supérieure et fondatrice de la raison en tant que la foi est la source unique de toutes les vérités possibles en ce monde et dans l’autre. La position de Pascal est donc une critique de l’ambition de la philosophie de rendre les hommes plus sages, au nom et au profit de la religion, qui seule peut faire qu’ils échappent à leur misère que les philosophes partagent nécessairement et même encouragent en prétendant faire de la raison et l’esprit humain la seule source de la vérité et du bien-vivre. Cette illusion de la philosophie doit être dénoncée pour faire que les hommes renoncent à l’orgueil de se croire maître de leur destinée et acceptent de se soumettre à la volonté divine. Mais cette remise en question philosophique du rôle et de la valeur de la philosophie présuppose, justement, que la foi n’est pas un produit du désir et de l’imagination des hommes et qu’elle n’est donc pas, à son tour, une illusion. Or, pas plus que l’imagination, elle ne peut prouver la vérité de ses assertions et l’existence de ce Dieu dont elle fait la source de la vérité et du salut (bonheur suprême éternel) des hommes. Preuve en est la diversité des religions et de leurs commandements : rappelons que le Christ n’est pas Dieu pour les juifs et les musulmans et que le commandement « d’aimer son prochain comme soi-même, y compris son ennemi », est inconnu, voire considéré comme absurde, par de très nombreuses religions. D’autre part les religions, loin d’avoir mis fin aux guerres, les ont largement entretenues et justifiées ; les guerres appelées guerre de religions, dès lors qu’elle se posent en défense de la toute puissance incontestable du vrai Dieu afin que triomphe la vraie foi contre celle des mécréants et autres hérétiques, deviennent du même coup interminables comme l’histoire et la plus récente actualité nous le montre tous les jours dans toutes les parties du monde. Chaque religion qui se prétend absolue dans sa vérité, a nécessairement tendance à croire les autres absolument fausse et mauvaise au bien-vivre hommes et à la combattre pour l’emporter : c’est, alors, la croisade du bien contre le mal dont on connaît les conséquences désastreuses, voire suicidaires, pour la paix mondiale.
2-2 Limites et intérêt philosophique de la position de l’auteur
Cette affirmation de la suprématie de la foi sur la raison
pour
conduire les hommes devient donc à son tour contestable : un foi
irrationnelle s’affirme encore plus dangereuse qu’une raison faible
pour
ramener l’imagination dans des limites raisonnables : elle peut
parfaitement
être de l’ordre d’un imaginaire qui se prend pour la
vérité
sacrée, donc incriticable par la raison et à laquelle il
faut se soumettre aveuglément quelles qu’en soient les
conséquences.
Or justement l’homme raisonnable ne l’est qu’en tant qu’il peut prendre
la mesure de sa faiblesse et de son incapacité à
détenir
une vérité définitive sur le monde et sur
lui-même.
Philosopher c’est dialoguer avec soi sur les principes et croyances
fondamentales
qui sont en nous sans justifications rationnelles suffisantes et se
remettre
en question par le doute actif et rationnel afin d’éviter ou de
limiter le risque de fausseté et de violence irrationnelle
généré
par l’imagination dont la foi ne serait que le rejeton le plus
dangereux.
De plus, la réflexion ou retour sur soi qu’ implique l’acte
de philosopher, renforce en nous la capacité de se critiquer
soi-même
(usage du principe de non-contradiction) et de devenir plus raisonnable
et plus ouverts aux autres que la foi, laquelle a toujours tendance
à
considérer l’autre qui ne partage pas cette foi comme un ennemi
à combattre au nom du tout-puissant, de sa vérité
absolue révélée et indiscutable et du salut de
l’humanité.
Ainsi, le scepticisme relatif que la raison critique rend possible et
nécessaire
est à la source de tous les progrès de la connaissance,
de
la tolérance et de la prise en considération des droits
de
l’homme en tant qu’être libre et potentiellement
raisonnable.
Faut-il alors récuser la position de Pascal comme étant
philosophiquement perverse dans son intention de rétablir la
primauté
de la foi sur la raison au risque de disqualifier la philosophie et
tous
les progrès qu’elle a permis de faire faire à la culture
humaine? Non, car il est de la tache de la philosophie de se remettre
en
question dans ses prétentions et de prendre du recul par rapport
au risque que fait courir aux hommes leur imagination plus ou moins
délirante
(y compris dans ses manifestations religieuses), surtout, dans le
pouvoir
qu’elle exerce sur leur raison. La philosophie a elle-même trop
longtemps
cru qu’elle était capable de découvrir par la voie de la
raison pure le vérité définitive du monde et de
l’existence
humaine, alors même qu’elle restait tributaire du désir
humain
et de l’imaginaire plus ou moins religieux du salut définitif
qu’il
suscite en chacun. Cette auto-critique de la philosophie peut devenir
alors,
grâce à Pascal, une auto-critique vis-à-vis de
cette
prétention religieuse laïcisée de la philosophie
elle-même,
au profit d’une ambition plus modeste mais combien plus raisonnable :
ouvrir
notre esprit au progrès infini de la connaissance et de la
compréhension
raisonnée et régulatrice de soi.
Conclusion:
Utiliser le pouvoir de l’imagination pour concevoir des idées nouvelles et les mettre à l’épreuve du principe de non-contradiction entre elles et avec notre expérience heureuse et malheureuse de la vie relative et mortelle ici-bas, devient alors la seul objectif raisonnable d’une raison autocritique d’elle-même. En cela réside pour nous l’essentiel de l’intérêt philosophique du texte de Pascal ; devenir de meilleurs philosophes en apprenant à nous méfier des délires raisonnables suscitées par une imagination démesurée et en mettant notre imagination au service de la raison en vue du mieux-vivre, ce qui implique le claire distinction entre ce qu’on désire, ce qu’on imagine, et ce qui est réel et/ou réalisable.