Narcissisme et relations aux autres. Conférence prononcée à l'UATL en mars 2017.


Présentation de la conférence:  "Le christianisme historique oppose l'amour de soi à  l'amour des autres et de Dieu. Il a tenté, sans succès,  pendant des siècles, de faire du sacrifice de soi (abnégation)  la condition, voire la preuve,  de l'amour tout à  fois  humain et divin  (christique). Or chacun sait que, sans estime de soi et sans désir de s'affirmer comme une valeur estimable aux yeux des autres, dont  la dépression et  de l'effondrement psychiques du sujet sont le premier symptome,  ce mépris, voire cette haine de soi,  loin de permettre l'altruisme le rendent impossible. Mais tout amour excessif et par trop narcissique de soi rend insensible au autres au point de faire d'eux, par la domination exercée sur eux,  de simples moyens pour se mettre en valeur à leurs dépens.  Est-il possible de sortir de ce paradoxe? Si oui à quelles conditions? Si non peut-on en faire bon usage pour améliorer la qualité éthique des relations humaines ?" Je ferai référence  aux "Maximes" de La Rochefoucauld (1665) pour conduire cette interrogation sur le double visage du narcissisme.


"Parlez-moi d'moi 
Y a qu'ça qui m'intéresse 
Parlez-moi d'moi 
Y a qu'ça qui m'donne d'l'émoi 
De mes amours mes humeurs mes tendresses 
De mes retours mes fureurs mes faiblesses 
Parlez-moi d'moi 
Parfois avec rudesse 
Mais parlez-moi, parlez-moi d'moi 

Vous me dites-ci 
Vous me dites-ça 
Comment vous avez vaincu vos orages 
Vos petits soucis 
Et vos gros tracas 
Mais si vous voulez m'toucher davantage 

Parlez-moi d'moi 
Y a qu'ça qui m'intéresse 
Parlez-moi d'moi "


En savoir plus sur http://www.paroles.net/jeanne-moreau/paroles-parlez-moi-d-moi#CePlZeTI7ltM34DY.99

Guy Béart

Le plus souvent pour le déplorer, parfois pour s’y résigner, les penseurs critiques auto-déclarés de la modernité nous parlent de notre société comme d’une société du spectacle, plus précisément d’une société qui développe le désir de chacun, devenu peu ou prou irrésistible, de se mettre en permanence en scène comme individu « remarquable » sous le regard des autres. Ces autres que l’on sollicite en permanence par téléphone portable ou sur les réseaux dits sociaux, au point de subir souvent, de leur part, le contre-coup humiliant de cette exhibition impudique. Cette quête éperdue de l’image positive des soi, indissociable du regard des autres sur soi, de désir impératif de s’aimer soi-même se transforme en besoin existentiel aussi pressent que le boire et le manger, parfois plus encore. Il suffit de prendre l’exemple de celle et de ceux que l’on dit anorexiques ou hyper-bodyssés, qui, pour préserver une maigreur valorisée et valorisante ou une musculation exceptionnelle, sont près à souffrir le martyre jusqu’à mettre leur vie en danger. Nous serions donc das une société de moins en moins collectivement narcissique, car toute société l’est plus ou moins, ne serait-ce que par la fierté nationale que l’on éprouve lorsque l’équipe de foot de notre pays gagne, mais dans laquelle chacun doit montrer qu’il est plus beau, plus performant, plus admirable, physiquement ou intellectuellement que ceux dont il convoite l’approbation pour s’assurer le confort, voire la jouissance éphémère d’une bonne image de lui-même.


Ainsi le narcissisme, à la fois mutualisé et compétitif , comme amour plus ou moins exclusif de soi dans nos relations aux autres, serait devenu le ressort profond des relations interindividuelles dans un monde qui aurait perdu toute valeur collective contrainte et traditionnelle de solidarité et d’identification collective, qui constituaient, antérieurement, la solidité du lien social. Nous serions dans un société devenue liquide dans laquelle chacun tente de surfer sur la vague des modes et des compétitions pour tirer son épingle du jeu en position avantageuse. Une telle société n’offre aucun idéal collectif qui assurerait sa permanence, elle n’est plus en état d’exiger quelque sacrifice que ce soit au nom d’une transcendance religieuse ou nationale. Elle est donc vide de sens.

C’est bien pourquoi certains jeunes, chez nous, déboussolés, se trouvent un Dieu vengeur, ailleurs que dans leur culture éclatée qui prône l’individualisme échevelé, et se transforment en anges exterminateurs pour détruire une société libertaire dont ils se sentent exclu, par défaut d’identification valorisante. La violence extrême est une vengeance impitoyable, qui est, elle-même, le conséquence de cette humiliation radicale que produit sans cesse, chez eux, cette compétition pour la reconnaissance narcissique individuelle dont ils se sentent exclus. Seul une nouveau narcissisme collectif sacralisé, donc religieux semble pouvoir leur offrir dans l’hyper-violence, c’est à dire dans l’hyper puissance d’une communauté soudée car entièrement soumise au « tout-puissant » leur promettant le salut post-mortem en tant que collectif. Seule une société ou un état théocratique peut leur paraître salvateurs, car ils leur délivre un sens de la vie et de la mort, à la condition d’exterminer tous ceux qui conteste ou résistent au pouvoir de Dieu, transformé fantasmatiquement en leur propre pouvoir sans limite, dont peuvent jouir tout aussi narcissiquement. Le narcissisme collectif vient compenser, chez eux du narcissisme individuel défaillant, car humilié. 

De même, certains sont-ils tentés de revendiquer les prétendues racines chrétiennes de la France et de l’Europe pour s’opposer plus efficacement au prétendu communautarisme islamique, voire à la religion musulmane dans son ensemble rendue faussement responsable du terrorisme djihadiste. Ils cherchent par là à réduire l’idéologie dominante de la société libérale et individualiste fondée sur la valeur de l’amour de soi qu’ils considèrent comme disqualifiée, car trop permissive, pour résister au terrorisme. Mais il faut être clair : une société libérale est nécessairement individualiste, en cela que ce sont les individus qui ont des droits, que l’on appelle les droits de l’homme, leur seul devoir est de respecter les libertés égales des autres et les engagements qui concernent le bien commun. Or celui-ci n’est défini que par la loi votée par les individus et non pas imposés par une quelconque communauté, religieuse ou ethnique, qui transcenderait la volonté, les désirs et l’amour de soi des individus-citoyens. Le désir libertaire « mutualisé » par la loi et donc le désir de chacun de développer sa puissance d’être et d’agir en société qui définit l’amour de soi est au principe de toute société libérale. Toute condamnation du narcissisme individualiste contemporain est donc une condamnation des libertés fondamentales qui constituent, selon le mot de Benjamin Constant, le liberté des modernes par opposition à celle des anciens.

L’absence de Dieu et de la religion comme constitutif de le vie politique, ce que l’on appelle la laïcité, favorise nécessairement l’amour de soi aux dépens des solidarité traditionnelles. Mais ne soyons pas dupes, vouloir restreindre l’amour de soi au profit de l’amour des autres, de la communauté et de l’amour altruiste en faveur de qui on aime. est un leurre, car nous savons aussi que ce dernier n’est rien sans l’amour de soi. Aimer l’autre où les autres met toujours en jeu le désir d’en être aimés, sauf à ne devenir qu’un devoir imposé par la menace du jugement dernier ou de l’exclusion sociale. Pas d’amour des autres possible donc sans amour de soi. Mais alors comment comprendre cette condamnation du narcissisme individualiste, toujours au profit du narcissisme collectif national-religieux de type populiste, quand ce n’est pas en vertu d’un devoir moral supérieur qui définirait la justice politique contre les intérêts des individus et leur désir s’aimer dans l’accroissement de leur puissance d’agir et de paraître aux yeux des autres ? .

Pour comprendre ce renversement idéologique de l’amour collectif et identificatoire de soi en amour individuel de soi, il nous faire un retour sur la condamnation de l’amour de soi, en tant que péché d’orgueil, que nous a transmis le christianisme, mais aussi sur celle, pré-chrétienne, que la légende antique de Narcisse, mise en poème par Ovide dans les métamorphoses, a initié et nous a léguée dans la culture dite occidentale.


Ovide et la mort de Narcisse,  8 ap:

Tout d’abord Ovide nous présente Narcisse comme un jeune garçon « à la tendre beauté », c’est à dire à la beauté androgyne, insensible aux désirs des filles et des garçons qu’il suscite, il est donc objet d’amour bisexuel, mais sa beauté est réfractaire au désir altruiste, sa libido envers les autres qui le désirent est absente. Si aucun désir altruiste ne l’affecte, Il est le bel indifférent d’autant plus beau et désirable qu’il reste un pur objet de désir inaccessible, sans en être le sujet.Un jour il entend une voix, celle de la nymphe Echo, qui ne sait que répéter les dernières paroles ou mots qu’elle entend, sans pouvoir rien dire d’autre. Elle a été en effet punie par la déesse Junon, jalouse du pouvoir de séduction des nymphes sur Jupiter qui l’a condamnée à cette absence de réponse autonome pour l’avoir empêchée de retenir ces dernières dans leur tentative de séduction de premier des dieux. Mais Echo tombe, comme tous et toutes les autres, immédiatement amoureuse de Narcisse, mais sans pouvoir lui parler de son amour pour lui, elle ne peut que répéter en écho les dernières paroles de celui-ci. A la question de Narcisse : « il y a quelqu’un ? » elle ne prononce que le mot « quelqu’un », mais celui-ci est vide de sens pour Narcisse, car ne délivrant aucun message alternatif, aucun réponse sensée, si ce n’est une répétition sonore vide de tout contenu ; ainsi Echo est rendue incapable d’une relation amoureuse dès lors qu’elle est privée de la parole pour l’exprimer. Sur ce plan elle n’existe pas. Alors Narcisse lui demande de se monter physiquement :  Rejoignons-nous », dit-il, et Écho, qui jamais ne pourrait avoir son plus agréable à renvoyer, répondit : « Rejoignons-nous ». cette question rencontre donc une réponse qui a un sens pour Narcisse, mais qui a surtout un sens réel pour Echo qui peut croire qu’ils vont en effet pouvoir s’entendre et s’aimer ; cette réponse, en vérité vide, peut signifier pour les deux un accord  ; mais dès que Echo apparaît, Narcisse s’enfuit, effaré par la tentative de celle-ci de le serrer contre lui jusqu’à l’étouffer, pour, dirions nous aujourd’hui, lui mettre la grappin dessus. Son désir est ailleurs et il ne peut supporter la contrainte d’un amour qui nie sa superbe indépendance, au contraire de l’amitié qu’il éprouve pour ses fidèles compagnons, mais qui jamais ne peut se transformer en amour.


Dans la suite Ovide nous montre que l’un de ses compagnons tente de passer de l’amitié à l’amour , il le dédaigne et provoque, chez celui-ci, un vœux  : « Puisse-t-il tomber amoureux lui-même, et ne pas posséder l'être aimé ! » C’est un vœux de dépit, comme un juste retour, en forme de vengeance, de la souffrance éprouvée par cet ami qui voudrait devenir son amant. C’est bien, en effet, ce qui va arriver, mais de la manière la plus radicale qui soit : l’amour exclusif de soi pour soi, comme si cette incapacité à l’amour altruiste ne pouvait se terminer que par un amour exclusif de soi qui, parce qu’il est un amour de soi pour soi, ne peut en rien être une relation de domination que suppose dans cette légende tout au moins, mais aussi pour les anciens, une relation amoureuse réussie qui ne peut être telle que si elle est relation de domination ou de possession. Or une telle relation n’est possible qu’avec un objet extérieur à soi, car nul, selon Ovide, ne peut se posséder lui-même, parce que se posséder soi-même est absurde : c’est, en effet, ne rien posséder et ne jouir de rien de plus que ce que nous avons déjà, or nous ne pouvons désirer que ce qui manque, un objet extérieur à soi, puisque sujet et objet alors ne font qu’un, il ne peut y avoir d’objet réel du désir . L’amour est possession de l’autre en tant qu’autre ou est un amour sans objet et sans satisfaction véritable possible. Tout est déjà dit là. La suite qui ne fait que réaliser cette prophétie, nous la connaissons. Narcisse va mourir épuisé de cet amour impossible pour une image de soi évanescente, dépourvue de réalité charnelle qu’il ne peut consommer en vue d’assouvir un désir sans objet réel..

Il existait une source limpide, aux ondes brillantes et argentées ; ni bergers ni chèvres paissant dans la montagne ni autre troupeau ne l'avaient touchée ; nul oiseau, nulle bête sauvage, nul rameau mort ne l'avaient troublée. Elle était entourée d'un gazon nourri de l'eau toute proche, et cet endroit, la forêt ne laisserait aucun soleil l'échauffer. Une pure nature dépourvue de présence humaine et animale. Qui ne semble être que le décors bucolique destiné à son plaisir exclusif et solitaire..

Ici l'enfant (Narcisse), épuisé par une chasse animée sous la chaleur, se laisse tomber, séduit par l'aspect du site et par la source et, tandis qu'il désire apaiser sa soif, une autre soif grandit en lui :en buvant, il est saisi par l'image de la beauté qu'il aperçoit. Il aime un espoir sans corps, prend pour corps une ombre. Il est ébloui par sa propre personne et, visage immobile, reste cloué sur place, telle une statue en marbre.

Admirant tous les détails qui le rendent admirable, sans le savoir, il se désire et, en louant, il se loue lui-même ; quand il sollicite, il est sollicité ; il embrase et brûle tout à la fois. Que de fois il a donné de vains baisers à la source fallacieuse, que de fois il a plongé ses bras au milieu des ondes pour saisir la nuque entrevue, sans se capturer dans l'eau ! Il ne sait ce qu'il voit, mais ce qu'il voit le consume, et l'erreur qui abuse ses yeux en même temps les excite.

Naïf, pourquoi chercher en vain à saisir un simulacre fugace ? Ce que tu désires n'est nulle part ; détourne-toi, tu perdras ce que tu aimes ! Cette ombre que tu vois est le reflet de ton image : elle n'est rien en soi ; elle est venue avec toi et reste avec toi ; avec toi elle s'éloignera, si du moins tu pouvais t'éloigner ! Son image n’est rien en soi, car elle n’est qu’une image inactive ou passive et que le moi ne peut être une réalité pour soi ; sa seule existence est dans l’action de se projeter hors de soi, d’être en relation avec des êtres hors de soi, dans le monde réellement extérieur à soi, pour le conquérir à la mesure de son désir de puissance et de la puissance de ce désir….

Cet être, c'est moi : j'ai compris, et mon image ne me trompe pas ; je me consume d'amour pour moi : je provoque la flamme que je porte. Que faire ? Me laisser implorer ou implorer ? Que demander, du reste ? L'objet de mon désir est en moi : ma richesse est aussi mon manque. Ah ! Que ne puis-je me séparer de mon corps ! Vœu inattendu de la part d'un amant : je voudrais que s'éloigne l'être que j'aime. Déjà la douleur m'ôte mes forces, le temps qui me reste à vivre n'est pas long, et je m'éteins dans la fleur de l'âge. Du reste, la mort ne m'est pas pénible : dans la mort, je cesserai de souffrir. Cet être que j'aime, je voudrais qu'il ait vécu plus longtemps ; maintenant unis à deux par le cœur, nous mourrons d'un seul souffle» Narcisse crie son impuissance à atteindre un objet d’amour qui n’est que l’image passive de lui-même et qui n’a d’autre réalité que d’être le reflet de cette impuissance à exister vraiment comme sujet d’un désir de conquête et d’affirmation de soi dans le monde extérieur à soi. Cette image de son insaisissable beauté est l’image de sa propre impuissance à se saisir d’un objet extérieur à soi. Cette impuissance ne peut que l’épuiser, car toute sa force, y compris vitale, devient sans objet, ni réalité. Il est donc intérieurement vidé de sa vie, de son désir de vivre, comme puissance d’exister, et ne peut que mourir de cette impuissance à être.


L'ultime parole de Narcisse, regardant toujours vers l'onde, fut : « Hélas, enfant que j'ai aimé en vain ! », et les alentours renvoyèrent autant de mots, et quand il dit « adieu », Écho aussi le répéta. Il laissa tomber sa tête fatiguée dans l'herbe verte, la mort ferma les yeux qui admiraient encore la beauté de leur maître. Même après son accueil en la demeure infernale, il se contemplait dans l'eau du Styx. Ses soeurs les Naïades se lamentèrent et déposèrent sur leur frère leurs cheveux coupés. Les Dryades pleurèrent ; Écho répercuta leurs gémissements. Déjà elles préparaient le bûcher, les torches et le brancard funèbres : le corps ne se trouvait nulle part ; au lieu d'un corps, elle trouvent une fleur au coeur couleur de safran, entourée de pétales blancs. » Cette mort est évanouissement total de l’être et du corps qui ne font qu’un . Celui-ci, en effet, est actif ou n’est rien. Ainsi, même le cadavre de Narcisse a disparu, dans l’extinction de tout désir, ne laissant place qu’à la beauté de fleurs rappelant, par le la couleur jaune safran de son cœur, la trace de la disparition de la vie, entourée de pétales blancs ; cette blancheur, en tant qu’elle est l’absence de couleur, symbolise, me semble-t-il l’innocence dans l’ immobilité d’un corps dont tout désir s’est enfui, l’immobilité de la mort de qui n’a jamais été réellement humain ou pu se réaliser comme tel. Narcisse a été l’ange d’un désir pervers impossible, celui de l’amour exclusif de soi.


Mais cette condamnation de l’amour, toujours plus ou moins, exclusif de soi, comme inhumain, n’est-elle pas elle même insuffisante à éradiquer celui-ci, dès lors qu’il apparait chevillé au corps et à la vie terrestre ? La narcissisme n’est-il pas indissociable de la vie qui cherche, avant tout, à persévérer dans son être, à son conatus, à son désir d’être contre tout ce qui lui fait obstacle , comme disait Spinoza ? Comment combattre un désir narcissique sans mettre la vie du sujet en danger de mort imminente ? Comment vivre et désirer vivre, sans s’aimer soi-même ? Mais notre vie n’a-t-elle de sens que dans la survie terrestre qui s’éteindra quoique nous fassions. Une telle vie n’est-elle pas absurde, dès lors qu’elle est vouée à l’anéantissement de la mort? Il reviendra au religions dites du livre, en particulier, au christianisme, dans notre culture, de refuser cette absurdité par l’affirmation, voire le pari du salut après la mort, dans la foi, par la grâce de Dieu, en une autre vie éternelle sans souffrance et donc sans désir une vie béate post-mortem .


Le christianisme a historiquement opposé l'amour de soi à  l'amour des autres et de Dieu. Il a posé l’humilité, le refus de s’affirmer comme puissance vitale, comme une vertu. Il a même parfois été jusqu’à adopter une vision doloriste de la vie en faisant de la souffrance, non un mal, un bien salvateur, à l’exemple de la passion du Christ. Il a tenté, sans grand succès,  pendant des siècles, à faire du sacrifice de soi (abnégation)  la condition, voire la preuve,  de l'amour tout à  fois  humain et divin  (christique) Celui qui est allé le plus loin dans la volonté d’exclure le narcissisme spontané des humains dans la perspective d’une vie chrétienne en vue du salut post-mortem est certainement le néo-augustinien Pascal.


Pascal, Les pensées, 1670


Commentons ses considérations sur le refus radical de l’amour de soi et/ou du moi.

« Je sens, écrit Pascal dans les pensées (1670) que je puis n’avoir point été car le moi consiste dans ma pensée, donc moi qui pense n’aurais point été si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé » donc je ne suis pas un être nécessaire, je pourrais ne pas exister, mon existence est donc contingente. »


"Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

« Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »

Si le moi n‘existe pas pour soi comme une chose dont la valeur et l’existence serait nécessaires, il n’existe donc pas nécessairement non plus pour les autres, car ceux qui n’aiment, n’aiment qu’un aspect momentané de moi, et non une chose, le moi, qui serait un être permanent par delà ses apparences ou ses qualités éphémères. On ne peut donc ni s’aimer soi-même durablement ni être aimé des autres, pour des qualités externes ou intérieures pour des qualités toujours changeantes et il faut le rappeler destinées à disparaître dans la vie terrestre peu à peu et définitivement dans le mort.


« Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante,memoria hospitis unius diei praetereuntis,le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ? » Donc je ne suis rien en tant que chose, physique ou spirituelle qui s’appellerait « moi  disposant de qualités permanentes qui me définiraient d’une manière stable.

Conséquence : l’amour de soi est un amour de rien et pour rien, un amour sans objet véritable et donc trompeur et illusoire. Bien plus il est haïssable, car il trompe celui qui s’y livre et trompe les autres, en les décevant nécessairement , cet amour ne peut en effet qu’être déçu et donc faire souffrir, jusqu’à la dépression , à savoir le désamour qui confine toujours à la haine de soi. Là va s’opérer un renversement de l’amour de soi et de la déception qu’il génère à la haine volontaire et entretenue a priori de soi, comme seule salvatrice en cela qu’il nous réserve de l’injustice que génère nécessairement l’amour de soi . Il faut donc que le moi, comme objet d’un amour fallacieux et trompeur soit par avance haïssable, pour ne pas désirer se supprimer tout à fait, victime de la désillusion qu’il provoque nécessairement, que le moi soit objet de haine et non d’amour ! Toute la question est de savoir s‘il existe un véritable objet d’amour qui pourrait nous sauver de la haine de soi  et de la dépression suicidaire! (Dieu ?)


« Le moi est haïssable. » en quoi et pourquoi ?


« Ainsi ceux qui ne l’ôtent (l’amour de soi) pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables ». Il faudrait donc non pas seulement recouvrir cet amour de soi ou du moi par un autre amour, d’un ou d’une autre qui ne ferait que continuer de le faire vivre indirectement, car aimer autrui c’est le plus souvent continuer à s’aimer soi-même à travers l’autre, mais il est impératif d’ôter cet amour illusoire de soi par soi radicalement, si c’est possible. C’est pour cela qu’il convient pour l’ôter, de haïr le moi, en opposant à cette passion spontanée qu’est l’amour du moi, une passion contraire, artificiellement entretenue, la haine. Cette haine est à la fois la conséquence nécessaire de l’amour de soi déçu et la cause, dès lors qu’il est possible de l’anticiper, non pas de son dépassement , dans la réciprocité de la relation aux autres, mais de son éradication, de sa suppression à sa source, dans le moi.


Objection « Point du tout, direz vous ; car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n’a pas sujet de nous haïr. »  Pour ceux qui refuse cette haine du moi, c’est en aimant les autres dans la réciprocité que serait résolu l’injustice qui est au cœur de l’amour de soi. Ainsi l’ amour de soi, d’une part ne serait pas déçu, d’autre part ne serait plus injuste, car égalitaire, dans l’ amour réciproque nul ne serait lésé, le moi alors ne serait et ne devrait plus être haïssable. Le moi deviendrait du même coup aimable, car l’amour social des autres nous gratifie durablement, sans danger ou préjudice moral pour personne.


« Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais, parce qu’il est injuste, et qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. »

Ainsi pour Pascal, La haine de l’amour du moi ou son refus radical dans la haine du moi a une autre raison que la déception psychologique qu’il entraîne : une raison morale : il est toujours injuste, c’est à dire egocentrique ou egoïste exclusif, car même dans la réciprocité apparente il profondément est injuste, en cela qu’il privilégie toujours la fin sur les moyens, à savoir la gratification en retour pour soi-même sur la gratification des autres, dans la mesure où il manifeste toujours un rapport de forces et la possibilité permanente d’un chantage sur l’autre en le menaçant de ne plus l’aimer s’il en répond pas à ce que nous attendons de lui. Dans la réciprocité la domination de l’autre reste le but de chacun et l’emporte toujours dans la relation de domination ou de pouvoir, celui qui aime le moins... En effet, « En un mot le moi a deux qualités ; il est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il le veut asservir ; car chaque moi est l’ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres. Le moi est par nature égocentrique en cela qu’il cherche en permanence à dominer les autres,même lorsqu’il leur veut du bien, l’amour des autres n’est jamais qu’un calcul égoïste pour mieux s’aimer soi-même, il n’est en rien un sacrifice de soi (au contraire de la passion du Christ) . « Dans ce cas, vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice » car en les dominant vous le ferait haïr aux justes qui verront cet amour comme une ruse visant à les asservir sous la forme d’une dette d’amour dont ils vous seront infiniment redevables: « vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes ».” Croire que l’on peut convertir l’amour du moi en le rendant plus juste et en le transférant sur d’autres pour en espérer le retour pour soi-même, ce n’est rien d’autre que généraliser l’injustice, en l’aggravant du même coup et faire de cette injustice générale un facteur de conflit permanent pour la domination tyrannique , dans une guerre des ego sans fin pour se séduire réciproquement, sans jamais y parvenir réellement, c’est à dire à parvenir une une réciprocité authentique et durable. Chacun essayant, par son amour à la fois imaginaire et feint par de faux signes de sacrifice de soi au profit de cet autre, de tromper l’autre pour l’emporter sur l’autre.


 Ainsi « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et notre propre être ; nous voulons vivre dans l’idée des autres une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. »

« Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre. »  Dans l’amour de soi pour soi par les autres, nous vivons une vie imaginaire qui nous pousse à paraître aimables aux autres en oubliant que notre moi sans Dieu et l’amour de dieu n’est rien. La vie n’est plus qu’un théâtre inauthentique une illusion décevante, un faire semblant, un savoir paraître et non pas un savoir vivre pour la mort et le salut divin, à savoir la vie dans l’amour de Dieu pour lui même qui s’est sacrifié pour nous par amour, en vue de la béatitude éternelle.

Si  le moi est haïssable, par nature et par principe, tous les plaisirs et gratifications terrestres qui mettent en jeu l’amour de soi sont du même coup haïssables. En particulier ceux qui relèvent de l’exercice du pouvoir, de l’honneur , de la gloire, de l’ambition, de la beauté apparente, de la richesse etc...Face à la mort, à le vie éternelle et au salut ils ne sont que des divertissements illusoires et décevants.


« Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas seulement bas ; ils sont encore faux et trompeurs ; c’est à dire qu’ils ont pour objet des fantômes et des illusions, qui seraient incapables d’occuper l’esprit de l’homme, s’il n’avait perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s’il n’était rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d’orgueil, et d’une infinité d’autres vices : et ils ne nous soulagent dans nos misères, qu’en nous causant une misère plus réelle, et plus effective

Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.



 "Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il est vrai que c’est une des merveilles de la Religion Chrétienne, de réconcilier l’homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de soi-même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs, que l’agitation et le commerce des hommes. Aussi n’est-ce pas en arrêtant l’homme dans lui-même qu’elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n’est qu’en le portant jusqu’à Dieu, et en le soutenant dans le sentiment de ses misères, par l’espérance d’une autre vie, qui l’en doit entièrement délivrer.

  puisque l’homme ne s’ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d’occupations que parce qu’il a l’idée du bonheur qu’il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu’il n’est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul »


Au contraire de l’amour de celui qui s’est sacrifié pour nous, l’amour humain, seulement humain, même réciproque est haïssable, peut être même surtout l’amour prétendument réciproque, car il est plus trompeur et plus injuste encore, au sens où il masque encore plus l’égocentrisme profond de l’amour de soi. Cet amour de soi nous livre au péché, car, il nous détourne de Dieu, du souci de la justice de Dieu et de notre salut.


Or Cette argumentation ne vaut qu’au regard du pari pascalien qui lui-même, loin de l’établir, repose déjà sur la croyance en la vie éternelle. Ce pari ne s’adresse en effet qu’à ceux qui pensent que l’immortalité est au moins possible, ce qui est pour le moins un acte de foi. Rappelons les termes de ce pseudo-raisonnement de probabilité :  « Dieu est, ou il n'est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n'y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l'extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre; par raison, vous ne pouvez défaire nul des deux. Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n'en savez rien. — Non ; mais je les blâmerai d'avoir fait, non ce choix, mais un choix; car, encore que celui qui prend croix et l'autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier. — Oui, mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu'il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. (...). Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. » Mais pourquoi sommes nous obligés, selon Pascal, de choisir sinon parce que quelque-chose d’autre que la raison qui, elle, nous invite, selon Pascal, à ne pas choisir donc à choisir de refuser ce pari, nous y contraint. Ce quelque chose est la foi dans la possibilité irrationnelle de la vie éternelle. Donc ce pari ne démontre rien, en cela qu’il ne fait que conforter la foi irrationnelle implicite dont il pourrait douter au regard de sa raison . Il ne peut que convaincre ceux qui pensent qu’il y a une vérité supérieure à la raison pour les conforter dans leur foi toujours déjà là, que ce soit par tradition culturelle ou par révélation, mais une foi incertaine rationnellement, laquelle risque d’entraîner un doute agnostique que, précisément, veut combattre Pascal. Mais sur un rationaliste convaincu et plus encore un athée un tel parti est sans effet, car vide de sens aux deux sens du terme, vide de contenu expérimental prouvé et vide de direction pour la vie. La foi, en ce qu’elle a de nécessairement irrationnel, ne peut servir de fondement à un quelconque raisonnement ! Contrairement à ce que dit Pascal le non-croyant à tout à perdre à parier sur la foi, c’est à dire sur l’existence de Dieu et de la vie éternelle: car celle-ci l’empêche de vivre le plus heureux, à renoncer au bonheur terrestre, ici-bas, par peur de la justice divine, au nom d’un bonheur post-mortem auquel il n’a aucune bonne raison de croire et qui pour lui est de l’ordre du mirage et de l’illusion.


La Rochefoucauld, maximes 1665

Nulle trace du Dieu de la foi pascalienne chez La Rochefoucauld. Mais seulement l’observation des hommes qui cachent bien mal leur seule motivation. Sans ce dieu de la foi que reste-il, en effet, des motivation humaines? Il reste la religion qui humilie la vanité des hommes et les conduit à sacrifier leur désir de vivre, c’est à dire ce qui les motive à vivre : la vanité, l’orgueil, la fierté, l’honneur voire la dignité, autant d’expression de l’amour de soi, du narcissisme qui constitue le tout du désir humain, même et surtout dans l’amour d’autrui, voire dans l’amour du Dieu dont la religion dit qu’il exige pour le mériter que l’on se sacrifie pour lui que l’on renonce à la vanité, source du désir illimité humain à vivre ici-bas. en s’humiliant sa vanité devant lui , ce qu’elle appelle l’humilité.


"L'humilité est l'autel sur lequel Dieu veut qu'on lui fasse des sacrifices.”

En cette formule lapidaire et cinglante LR met fin à la prétention pascalienne à la « haine du moi », au sacrifice ou au renoncement au moi, à l’abnégation, comme source et condition , voire preuve nécessaire et suffisante , d’un amour de l’autre authentique dont le modèle est l’amour que Dieu, le Christ, nous porte par son sacrifice et à l’amour sacrificiel de soi que l’on doit porter à Dieu . La « haine du moi » ne serait alors qu’une mystification ou un marché de dupe. L’humilité ne serait qu’une feinte pour faire croire à l’autre que l’on dit aimer, qu’on l’aime pour lui-même au prix du renoncement à soi , qu’on l’aime plus que soi-même au point de se sacrifier pour lui ou elle. Faire semblant d’aimer l’autre aux dépens de soi-même révèle en cela son contraire, le fait d’exiger que l’autre nous aime en retour pour mieux s’aimer soi-même. Cette feinte peut-être et même est le plus souvent inconsciente. La duplicité de l’amour de soi transformé en haine apparente de soi pour mieux capté l’amour de l’autre, voire du grand Autre, trompe tout autant l’amant que l’aimé. C’est pourquoi il apparaît sincère. C’est par cette sincérité apparente qui recouvre et masque un amour du moi inconscient qu’il est efficace. Que nous dit, en effet, LR à ce sujet ? :



" L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. " L’amour propre, l’amour du moi est partout, y compris dans tout amour des choses étrangères qui n’est qu’un amour pour soi-même projeté sur d’autres choses ou sur d’autres objets et êtres. Dans tout amour y compris pour les autres, il y a d’abord de l’amour propre. Celui-ci se cachent derrière mille figures, dont celle la plus éminente et la plus convaincante de toutes, celle du sacrifice de soi et de l’humilité face aux autres.  Ainsi « L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde ». Il se cache derrière son contraire, il, prend le masque de la vertu d’humilité, voire de la haine du moi. Cette habilité à se déguiser va jusqu’à s’aimer en disant du mal de soi " On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler. " car parler de soi, même en mal, c’est encore exister pour soi-même et s’affirmer soi-même en se profilant aux yeux des autres.  « On a fait une vertu de la modération pour borner l’ambition des grands hommes, et pour consoler les gens médiocres de leur peu de fortune, et de leur peu de mérite. "

: " Nous aurions souvent honte de nos plus belles actions si le monde voyait tous les motifs qui les produisent. " l’humilité n’est qu’une façon de limiter le trop violent amour de soi des ambitieux qui prétendent être meilleur que les autres, afin d’affirmer un pouvoir tel qu’il pourrait faire violence aux autres et apparaître pour ce qu’il est, une volonté de dominer et d’exploiter. Mais même les plus hautes actions, les plus généreuses, les plus courageuses au regard du risque que l’on prend pour soi-même en faveur des autres, ne sont motivés que par l’amour exclusif et caché, voire inconscient à nos propres yeux de soi. Mêmes chez les philosphes prônant le plus la vertu de renoncement aux plaisirs du monde qui ont fait de la,philosophie la recherche de la sagesse, de la modération, de la maîtrise des passions, en particulier celle qui les suscite toutes, l’amour narcissique.

  « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d'elle"

Le mépris des richesses était dans les philosophes un désir caché de venger leur mérite de l'injustice de la fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait; c'était un secret pour se garantir de l'avilissement de la pauvreté; c'était un chemin détourné pour aller à la considération qu'ils ne pouvaient avoir par les richesses ». Citation de Platon tirée du Banquet : Socrate «Mais, Diotime, lui dis-je, quels sont donc les gens qui font de la philosophie, si ce ne sont ni les sages ni les ignorants? — Il est tout simple, même pour un enfant, répondit-elle, ce sont ceux qui tiennent le milieu entre les uns et les autres, et l'Amour est de ce nombre. Les philosophes sont donc ceux qui désirent devenir sages et renoncer au désir infini , ce sont les amoureux de la sagesse» Les philosophes ont toujours prétendu vouloir renoncer à l’ambition, a la poursuite des plaisirs et des biens extérieurs et au pouvoir sur les autres pour devenir sages en limitant leur désirs, et ont appeler les autres à en faire autant, mais, selon LR avant Nietzsche, le plus souvent, c’est par dépit de n’avoir pas les moyens d’assumer ces désirs extérieurs, le désir de s’enrichir et de conquérir le pouvoir. « Les biens ostentatoires sont trop verts et bons pour les goujats » pourrait-on dire en paraphrasant La Fontaine. Faisant de leur impuissance vertu ; ils s‘auto-valorisent en prétendant y renoncer tout en gagnant et afin de gagner la considération, voire l’admiration, des autres par la ruse qui consiste à leur faire croire que cette impuissance dans le monde n’est que le résultat d’une puissance exceptionnelle sur eux-mêmes. Plus l’on prétend renoncer aux biens de ce monde et aux désirs de ces biens, plus on affirme que l’on est moralement meilleur et plus sage que les autres, au point de vouloir se donner en exemple au monde. Ainsi : « L'orgueil se dédommage toujours et ne perd rien lors même qu'il renonce à la vanité. » Or « L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour ». « L'intérêt (personnel) parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé ». Le désintéressement n’est qu’une comédie que l’on joue pour mieux satisfaire son désir narcissique, son orgueil et sa fierté . Rien de plus orgueilleux et de plus vaniteux que de masquer sa vanité derrière son ostentatoire absence. Dans cette présentation ostentatoire de modestie et de sagesse on, c’est à dire ici même le philosophe, ne perd rien de son amour propre, car on l’affirme d’autant plus qu’on le masque aux autres et à soi-même. Pour LR il n’y a pas de place pour l’honnêteté que serait l’absence de narcissisme dans les comportement humains, sinon à titre d’idéal inaccessible que les hommes ont tôt fait de manipuler et de simuler pour cacher leur vanité. L’honnêteté apparente serait donc l’hommage que le vice rend à la vertu pour pouvoir se manifester sans risquer la désapprobation sociale et les représailles générées par la compétition entre les vanités. C’est pourquoi nouss dit notre auteur, « Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois. » l’une pour ce que l’on a fait de bien pour les autres, l’autre pour le fait que l’on refuse d’en être félicité. C’est tout à fait cette attitude qu’exprime la formule bien connue : « je n’ai fait que mon devoir, vous ne me devez rien »   « Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. La prudence les assemble et les tempère, et elle s'en sert utilement contre les maux de la vie. » Tout comportement est un assemblage de vice (le narcissisme) et de vertu dans lequel le narcissisme doit toujours trouver son compte ;, sauf à voir cette vertu, c’est à dire le bien que l’on fait aux autres, impossible.
  La vertu n'irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie. »
La vertu n’est donc rien d’autre qu’une manière indirecte de s’affirmer et de se valoriser davantage, aux yeux des autres et de soi-même.

Qu’en est-il alors de l’amour et de l’amitié pour notre auteur, s’il n’est jamais un sacrifice de soi pour l’autre et encore moins un don de soi inconditionnel à l’autre?

« Il est difficile de définir l'amour. Ce qu'on en peut dire est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits c'est une sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une envie cachée et délicate de posséder ce que l'on aime après beaucoup de mystères. » Pour notre auteur l’amour désintéressé, le pur amour pour l’autre, est l’expression d’un désir de dominer et de posséder l’autre, celui qu’on aime, dans son esprit et son corps. Dans son esprit, cela se marque par la sympathie quand elle n’est pas feinte, laquelle n’est que le sentiment que l’on éprouve pour qui nous ressemble et/ou à qui on veut ressembler, pour se valoriser soi-même ; dans son corps l’amour n’est que le désir plus ou moins masqué par le mystère qu’introduisent les convenances amoureuses par la comédie de la pudeur et du respect, afin d’obtenir la permission de l’autre pour jouir sexuellement de son corps pour soi-même. Quand, par chance, l’autre semble nous offrir et/ou faire montre de sa propre jouissance, celle-ci n’est que l’adjuvant le stimulant de la nôtre qui en est la fin. « Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus a la haine qu'à l'amitié.

"Plus on aime une maîtresse, et plus on est près de la haïr. » En effet l’amour demande à être réciproque, l’amant exige d’être aimé. S’il n’en est rien, alors l’amour, ou le désir de l’autre devient humiliant et suscite chez celui qui en est victime, la haine de celui ou de celle qui ne répond pas à son désir narcissique d’être aimé, afin d’être aimable à ses propres yeux. Comment alors l’amour peut-il durer ?

« Il y a deux sortes de constance en amour: l'une vient de ce que l'on trouve sans cesse dans la personne que l'on aime de nouveaux sujets d'aimer, et l'autre vient de ce que l'on se fait un honneur d'être constant. » Il peut durer lorsque, par un hasard plutôt rare, on trouve sans cesse des qualités dans l’autre qui le rende aimable, en cela que ces qualités répondent au narcissisme de l’amant qui se valorise de ces qualités de l’être aimé qui lui sont destinées, puisqu’il est aimé et qu’il possède pour lui-même exclusivement l’être qui en est porteur: beauté, puissance, richesse, intelligence etc... Il peut durer aussi parce que cette durabilité devient par elle-même un motif d’orgueil narcissique qui manifeste un pouvoir sur l’autre et/ou une puissance propre de séduction dans le temps. Cette puissance peut se manifester de deux manières en effet: par le fait qu’elle s’applique à un seul partenaire subjugué durablement ou par le fait de la conquête donjuanesque de toujours nouvelles personnes. Mais la première est mieux considérée que la seconde par la morale sociale traditionnelle et religieuse et donc plus valorisante. Qu’en est-il de l’amitié ?

« Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts, et qu'un échange de bons offices; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.
 
 
Nous nous persuadons souvent d'aimer les gens plus puissants que nous; et néanmoins c'est l'intérêt seul qui produit notre amitié. Nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.
  L'amour-propre nous augmente ou nous diminue les bonnes qualités de nos amis à proportion de la satisfaction que nous avons d'eux; et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec nous. »
L‘amitié se distingue de l’amour par le seul fait qu’il n’est pas question de posséder le corps de l’autre pour en jouir sexuellement, mais seulement de narcissisme social réciproque. C’est du narcissisme social mutualisé dans lequel chacun, autant qu’il le peut, aide l’autre à satisfaire son désir narcissique pour, en retour, s’aider lui-même à se croire apprécié et du même coup valorisé. Mais il est clair que ces relations d’amour ou d’amitié d’inter-relations narcissiques restent marquées spontanément pas des déséquilibres quant aux rapports de force entre les désirs de chacun. Disons que celui qui est le plus dépendant de l’amitié ou de l’amour de l’autre se trouve en position de faiblesse et doit donner plus, comme preuves de soumission, au narcissisme de l’autre que ce qu’il reçoit, celui qui est position de force peut alors en profiter davantage et être tenté d’en abuser pour dominer.

C’est là que s’introduit le risque permanent de la perversion narcissique. Celle -ci me semble être de deux sortes : 1) Utiliser l’amour ou l’amitié ou l’admiration identificatoire qu’il suscite pour réduire l’autre à n’être qu’un faire valoir et l’enfoncer davantage en l’humiliant pour le persuader que sans lui il n’est rien. 2) Pratiquer et instrumentaliser la haine générée par la souffrance ou la blessure narcissique des autres pour se présenter comme le seul capable d’y mettre fin et créer autour de lui une force collective unie pour se la soumettre en tournant la haine devenue collective contre des boucs-emissaire jugés naturellement ou culturellement inférieurs ou plus faibles encore de telle sorte que le groupe puisse d’identifier à la puissance du chef comme incarnation dans sa personne de celle du collectif ainsi formé.. Nous avons là toutes les variantes de la xénophobie, du racisme, et de la haine de l’autre. Les exemples historiques récents sont nombreux de Hitler à Trump, dont le désir n narcissique, devenu sans limite par la soumission des autres qui s’y reconnaissent positivement, confine à la paranoïa, au délire de sur ou de toute puissance infinie hyper-violente.

Sommes tous menacés par la perversion violente ou séductrice, violente et séductrice, et l’expression du désir de toute puissance que génère la narcissisme bléssé?

En un sens oui, car nous sommes tous tentés par le désir de vengeance afin de compenser l’humiliation subie du fait de l’impuissance que nous avons tous expérimentée dans l’enfance face aux adultes. En effet, afin d’échapper à la haine de soi que génère cette impuissance humiliée et afin de la compenser, nous sommes tous tentés de projeter sur les autres cette haine de soi ? Cette projection est vécue comme une délivrance, par l’affirmation d’une supériorité fantasmatique qui ne peut s’incarner que dans l’usage d’une violence physique ou morale sur les autres . C’est dire que la haine de soi et haine des autres , contrairement à ce prétend Pascal, sont psychologiquement indissociables. Loin de nier ce désir violent latent ou ouvert universel il faut en prendre conscience, car nous sommes tous potentiellement victimes du désir meurtrier de la toute puissance comme nous l’étions dans la petite enfance où le moi et le monde était confondus (narcissisme primaire selon la formule de Freud) .

En un autre sens, non, car l’enfant rencontre la limite du monde dans l’expression du désir narcissique des autres et sous la menace de représailles il doit apprendre à limiter son désir de puissance pour le rendre compatible avec celui des autres. Il doit apprendre à réguler son narcissisme primaire, selon la terminologie freudienne, pour l’investir dans des rapports narcissique mutuellement avantageux il doit en cela le transformer en narcissisme secondaire par lequel l’amour de soi recherche sa gratification dans l’approbation, et la bienveillance des autres. Mais la blessure narcissique est parfois telle que cette éducation du narcissisme spontané est ratée et que pour compenser cette blessure, le narcissisme primaire s’impose dans la perversion et la paranoïa plus ou moins contagieuse qui, alors, d’individuelle devient collective et totalement destructrice de la possibilité de la paix civile. Il convient pour combattre ce danger permanent d’hyper-narcissisme primaire de faire de l‘amour du moi aussi un amour des autres en reconnaissant leur droit à s’aimer eux-mêmes et de s’appuyer sur lui pour mieux s’aimer soi-même. Encore faut-il que les conditions sociales et le hasard des circonstances s’y prête ...Remarquons à ce sujet une évidence massive : toute société, tout groupe humain organisés hiérarchiquement se doivent de mettre en œuvre des systèmes de reconnaissance et de récompense symboliques selon des critères acceptés ainsi que des compétitions pour les obtenir, afin de mettre le narcissisme individuel au service du collectif. Ce qui est certain est que l’amour désintéressé des autres n’existe pas ; il n’est qu’un leurre, le savoir est indispensable pour avoir quelques chances de réussir nos relations avec autrui, chacun pour qu’une relation marche doit y trouver son compte en termes de gratification narcissique En l’absence du Dieu d’amour, punissant nos péchés, de son regard qui juge nos désirs, nous sommes, nous modernes, hommes de peu de foi, rivés à l’amour humain, à la reconnaissance des autres et à l’inter-narcissisme immanent généralisé comme les jeunes nous en donnent l’exemple par l’usage intensif qu’ils font des selfie et des réseaux dit sociaux qui usent et abusent du « j’aime » avec « émoticons » .Toutes les technologies modernes d’échange sont des moyens de s’exprimer en tant qu’individus , de se représenter de se mettre en scène, de communiquer pour se faire remarquer, de se distinguer positivement en vue d’obtenir une récompense narcissique immédiate. Ainsi L’amour fusion, l’amour sacrificiel de soi est une illusion pathologique, car pour reprendre la fameuse formule de Jacques Lacan « cet amour est un don de ce que le sujet n’a pas, la capacité à aimer l’autre sans narcissisme, à quelqu’un qui ne le désire pas » dès lors que ce sacrifice devient pour ce dernier une dette insupportable.et infinie qui le lie à jamais. Il ne peut, alors, que générer la haine de l’autre et de soi, le crime passionnel et le suicide.




Conclusion: L'estime de soi se fonde sur des valeurs généreuses, il est tourné vers les autres qui nous en sont plus ou moins reconnaissants. L'amour exclusif de soi est l'expression d'une peur des autres ressentis comme une menace pour l'amour de soi. Je n'ai rien contre l'amour de soi que Rousseau distinguait de l'amour propre et exclusif de soi. Cet amour de soi est ce que Freud appelait le narcissisme primaire qui devait être, par l'éducation, transformé en narcissisme secondaire ouvert aux autres. C'est dire que la notion même de narcissisme est neutre, elle est un fait universel, inhérent à la conscience humaine et réflexive de soi, comme le savait La Rochefoucauld. Ce qui ne l'est pas, c'est l'usage plus ou moins généreux que l'on en fait et/ou que l'on est capable d'en faire.. Un usage contre les autres est la marque d'une blessure narcissique et d'un ratage dans l'éducation reçue. Il est une compensation fantasmatique à un sentiment plus ou moins enfoui de mépris de soi, qu'il cherche à masquer, y compris à ses propres yeux, d'une manière délirante par le mépris des autres et la vantardise . C'est ce que nous montre Trump, qui est l'exemple typique du pervers narcissique qui vise à se satisfaire (être content de soi) dans la souffrance que l'on impose aux autres et/ou à les séduire pour les manipuler au profit exclusif de sa propre jouissance. "América first" est l'expression du fantasme paranoïaque de la toute puissance pour soi même, identifiée à la puissance collective d'un peuple entièrement uni sous son commandement ou pouvoir, sans contre-pouvoir possible. Mais cela peut être aussi et même souvent l'identification au pouvoir absolu d'un Dieu qui ordonne tout ce que l'on (il) désire, y compris par l'extrême violence sur les autres, accompagnée de la certitude d'être soi-même sauvé après la mort par ce Dieu tout puissant. Ceci n'est pas une critique de l'argumentation de E.M, seulement une précision conceptuelle qui n'oppose pas l'amour de soi à l' estime de soi, mais l'amour de soi au mépris de soi, recouvert et (ma)l compensé et par l'amour vaniteux de soi,c'est à dire l'amour exclusif de soi. Tout cela pour dire que l'amour de soi est au moins aussi puissant chez cette journaliste, dans l'usage qu'elle fait du contre pouvoir que lui confère son statut, que chez E.M. Sauf que chez lui, ce narcissisme secondaire, est moins hostile à son interlocutrice, que celui de cette journaliste à son égard, au point qu'elle semble regretter qu'il présente un programme pour les autres dont elle préjugeait qu'il en était incapable par excès de vanité et d'amour propre. C'est elle qui attaque et non lui en voulant transformer le débat démocratique en guerre entre des ego.



Dernières citations de d’Aristote et de LR pour conclure et pour ouvrir le débat :

N'est-il pas vrai qu'on ressent un plaisir inexprimablelorsqu'on peut se direceci est à moi ?Ce n'est pas une illusion que l'amour de nous-mêmes.

Ce sentiment est gravé dans notre âme par la main de la nature.

L'égoïsmevoilà le genre d'amour qui est justement décriéparce qu'il n'est pas l'amour de soimais une passion désordonnée de soipassion funeste qui entraîne l'avare vers son argent,et tous les hommes vers l'objet de leurs désirs.

L'égoïsme n'est pas l'amour de soi, mais une passion désordonnée de soi.

La Rochefoucauld « Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts, et qu'un échange de bons offices; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner"