Débat
sur la liberté d'expression et ses limites
entre
Monsieur Bruno Guitton
(en rouge), professeur de philosophie, (Blog de Monsieur Bruno Guitton),
et Sylvain Reboul (en vert)
Texte de
référence proposé par Monsieur Bruno Guitton:
La
liberté des opinions ne peut être sans limites. Je vois
qu'on la revendique comme un droit tantôt pour une propagande,
tantôt pour une autre. Or on comprend pourtant bien qu'il n'y a
pas de droit sans limites ; cela n'est pas possible, à moins que
l'on ne se place dans l'état de liberté et de guerre,
où l'on peut bien dire que l'on se donne tous les droits, mais
où, aussi, l'on ne possède que ceux que l'on peut
maintenir par sa propre force. Mais dès que l'on fait
société avec d'autres, les droits des uns et des autres
forment un système équilibré ; il n'est pas dit du
tout que tous auront tous les droits possible ; il est dit seulement
que tous auront les mêmes droits ; et c'est cette
égalité des droits qui est sans doute la forme de la
justice ; Alain,
Propos d'un Normand n°1794, du 14 février 1911. Il a
été, après sa parution dans la
Dépêche de Rouen et de Normandie, repris en recueil,
plusieurs fois, la plus récente dans le recueil intitulé
Propos sur les pouvoirs (Gallimard, Folio-Essais), VII, I, pp. 287-288.
1- Seriez-vous d'accord avec cette
institution de la limitation des droits telle qu'Alain la
réfléchit ? Est-elle, quant à son fondement,
suffisante pour garantir aux personnes juridiques des droits justes?
Sylvain Reboul :
Aucune liberté n'est sans limites ni conditions
régulatrices, sauf à ce qu'elle
dégénère, à coup sûr, en
violence liberticide voire meurtrière, faite à autrui;
pour ce qui concerne la liberté d'opinion, celle-ci exclut et
interdit en droit libéral l'appel au racisme et au meurtre de
même que l'incitation à la haine contre les religions et
leurs fidèles. À ce sujet il faut du reste soigneusement
distinguer la critique argumentée de la caricature haineuse ou
mensongère: l'une utilise des concepts relativement
définis et circonscrits au débat d'idée et non des
images ou symboles polysémiques et fait droit de réponse
dans le cadre d'un dialogue respectueux des personnes et de leur(s)
croyance(s), l'autre méprise, par l'usage passionnel et et
pervers qu'il fait de l'image et des symboles, non seulement les
croyants que l'on prétend ostraciser ou détruire,
mais de ceux qu'il s'agit de mobiliser dans la haine contre eux en
déniant ou en occultant leur capacité de
réflexion ainsi que l'interprétation que les
personnes font de leurs croyances. En insultant les symboles de ces
croyances et donc aussi nécessairement ceux qui s'y
reconnaissent , en les amalgamant sans distinction, ni
enquête, aux plus fanatiques, voire aux terroristes, les
soi-disant partisans de la liberté d'expression absolue
(comme si l'invocation de l'absolu n'était pas par
définition non négociable et donc potentiellement
liberticide) pratiquent une violence morale ou psychologique qui est au
coeur de toute violence: celle du mépris de l'autre au travers
de la valeur qu'il se reconnaît, comme tout un chacun, à
tort ou à raison, dans l'usage qu'il fait de ses croyances.
C'est dire que le refus de la pseudo liberté de la haine et de
la discrimination est d'abord un problème juridique
sanctionné par la loi , mais aussi et d'abord pour qui
philosophe un problème de combat contre toute les formes de
haine des autres; ce qui, je le rappelle, implique le droit à la
libre critique qui ne peut être telle que si elle s'incrit dans
le contexte d'un dialogue rationnel et qui, en tant que telle, fait du
respect à la capacité critique de l'autre un
présupposé pratique indispensable. Il est temps que cesse
cette démagogie à sens unique et ce
dévoiement de l'idée de liberté en
liberté de dire n'importe et donc irresponsable qu'aucun
philosophe n'a jamais soutenue, et pour cause: elle est parfaitement
déraisonnable et dangereuse pour les libertés publiques.
C'est pourquoi je ne peux qu'être d'accord avec le propos d'Alain
que vous citez, lequel exprime un présupposé non
seulement de la philosophie mais de la démocratie
libérale.
Bruno Guitton :
La liberté sauvage et absolue met en son fondement un sujet qui
ne fait pas société politique avec d?autres. Elle est a
politique en ce sens. Alain avait remarqué à juste titre
que la revendiquer, c'est-à-dire présenter dans le
domaine public son exigence d?absoluité cachait de bien
mauvaises intentions : celles des liberticides qui usent de la
propagande pour en finir avec l?existence même de droits pour
tous. J?adhère en ce sens, à la fois à la
thèse d'Alain et à l?analyse que vous en proposez. Mais
ce qui est en droit doit s?inscrire dans les faits, c'est-à-dire
dans la vie républicaine où le processus historique de
conquête d?une meilleure démocratie pose la question
qu?Alain n?examine pas, essentielle ici, de l'évolution de
l'extension de ces droits. Qu'est-ce qui nous permet de gagner en
liberté ? Certes, le droit, pour exister, devra
dépendre d'une stricte égalité formelle des
citoyens, condition nécessaire. Mais la limite n?en est pas
pourtant immuable. La démocratie peut exclure par exemple
des oeuvres d'art dont le contenu et la forme remettent en cause
de grands tabous. Ainsi un Etat peut en finir avec l'oeuvre de Sade,
jugée une atteinte aux bonnes moeurs, tandis que des dizaines
d'années plus tard, elle devient objet d'études dans des
thèses d?université. Or il m'apparaît que ce n'est
pas seulement en vertu du vieil adage : « autres temps
autres m?urs », mais plutôt parce que son pouvoir de
transgression a abouti dans l'espace public à une reconnaissance
d?une esthétique, d?une philosophie du désir. Sade
aurait, comme tant d?autres transgresseurs, fait reculer la limite en
permettant une plus ample extension de la liberté d'expression.
Ce qui donnerait alors : « chacun des citoyens d'une
démocratie peut écrire un ouvrage érotique,
une oeuvre, qui exprime la violence du désir ou son illimitation
à condition qu'il ne s'agisse point d'un prosélytisme,
toujours militant, sorte de propagande, qui viserait à
revendiquer pour tous et de la même façon, ce type de
rapport au désir ». Ce qui serait un non sens
politique puisque l'on retomberait dans une propagande de plus et dans
la guerre de tous contre tous. Le passage au-delà du droit n?est
alors pas compris comme passe-droit, plutôt comme moteur d'une
dialectique entre la fixité de la limite à un moment
donné, et une possible propédeutique à un gain,
pour tous, de liberté de parole. Un autre exemple, philosophique
celui là. Nous enseignons Nietzsche, nous les professeurs de
terminale, dans l'analyse de la figure du prêtre
ascétique. Affirmer qu'il est un être faible,
biologiquement malsain, car il a besoin de créer les
arrières mondes des valeurs morales pour que sa volonté
de puissance réactive s'épanouisse, en asservissant les
natures généreuses qui ne connaissent pas le pire des
maux, c'est-à-dire le sentiment de culpabilité, est-ce
acceptable dans l'espace public d'un Etat qui reconnaît à
chacun le droit d'adhérer et d'exercer sa religion ?
N'oublions pas que la croyance est un assentiment parfait de tout
l'être du croyant. Certes, la pensée de Nietzsche
est une philosophie (avec ce que cela suppose de génial et de
novateur), mais elle présente, vous les connaissez comme moi,
des pages plus qu'offensives, pour ne pas dire offensantes sur la
question de la religion et de la croyance. Une distinction conceptuelle
est alors à opérer : je me sens offensé, on
m?a causé un dommage. Le premier sens renvoie à la
subjectivité de l'offensé, donc à une
évaluation individuelle, le second renvoie à la
volonté d?un agent extérieur de me faire mal,
c'est-à-dire à une préméditation du
dommage. Nietzsche est offensant mais n'est pas acteur du mal. En cela,
il a joué, comme les philosophes du soupçon en
général, le rôle d'un émissaire de plus, sur
le plan historique, du recul de la limite et donc d?une plus grande
extension de cette liberté d'expression. Alors de deux choses
l'une ou la thèse de l'immutabilité de la limite est une
bonne fois inscrite dans le marbre, avec le risque d'un politiquement
correct qui n'alimente pas d'après moi, la bonne santé
démocratique, ou au contraire, la démocratie est
démocratisation de la parole comme acceptation des
transgressions, avec comme ultime limite, non négociable bien
sûr, et là pour le coup apodictique, le refus de la
suppression ontologique du contradicteur. Ce qui n?empêchera
nullement, qu'à chaque stade du développement historique
de ces droits, la même limite vale pour tout le monde.
Sylvain Reboul :
Vous dites, et vous avez
raison, que les progrès vers la liberté de penser (que je
préfère à celle de pensée) ont
toujours ont toujours été précédées
de provocations, voire de transgressions des normes existantes et des
idées ou croyances dominantes; provocations et transgressions
qui ont pu permettre d'instaurer un débat argumenté
faisant progresser la liberté de penser et vous me citez
là l?exemple de Nietzsche. Je serais quant à moi
plus prudent et je relativiserais cette constatation en disant que cela
a dépendu du contexte de réception et de la forme des
écrits provocants. La philosophie, avec beaucoup de
difficultés chez nous au départ, a pu, dans une
classe très minoritaire de lettrés, conquérir ses
lettres de noblesse et instaurer au travers des révolutions de
l'élite sociale et économique de plus en plus
commerçante, c'est à dire assurant son pouvoir sur
l'argent qui comme on la sait n'a pas d?odeur, et donc progressivement
de religiosité et aussi en partie du fait des guerre de
religions et de la violence dont les églises historiques
étaient porteuses, un climat de plus grande tolérance au
conflit des idées, afin, justement de réduire
l?expression physique et politique de cette violence, toujours latente.
La démocratie a ensuite élargi cet espace à
l'ensemble de la société et cela avec le
développement de l'école pour tous (publique) et de la
laïcité qui a du s'imposer dans le combat interne que vous
savez contre toute position théologico-politique longtemps
hégémonique (y compris pendant longtemps dans
l?école publique).La tolérance, y compris aux formes les
plus agressives de conflit idéologique, est un acquis pour nous
que nous acceptons dans la contexte de la sortie de la religion comme
fondement de la vie sociale, mais pas encore pour ceux qui ne
sont pas issus de la même histoire que nous, et qui ne
comprennent pas encore le sens socialisant de la valeur de
tolérance de nos sociétés démocratiques et
qui au nom de leur tradition sont tentés de refuser ce qui leur
paraît ouvrir un risque mortel pour le lien social auquel ils
restent attachés. Déjà Voltaire
considérait que, en son temps, il fallait éviter
d'exposer la "populace" à la virulence des débats
philosophique et que, pour elle, rien de tel pour éviter le
désordre et la révolte que de la soumettre à
une bonne religion incontestable. Même Locke, je vous le
rappelle, voulait exclure les athées de la société
démocratique, car il pensait que, dépourvus de religion,
ils étaient nécessairement dépourvus de morale et
donc des asociaux et des criminels en puissance. Que faire et
comment faire donc avec ceux qui n'en sont pas au même point que
nous pour les amener à considérer la tolérance
comme une valeur qui ne les rejette pas radicalement dans l'idée
qu'ils se font de leur identité sociétale? La
première chose à éviter c'est de les
condamner par le mépris et l?insulte afin d'éviter de les
crisper dans une attitude hostile qui ne peut faire le jeu que des plus
intégristes d'entre eux ce qui ne manquerait pas de renforcer
leur propension à la violence en s'attirant la sympathie
de ceux en plus grand nombre qui se sentent humiliés par ce
mépris. La seconde est de rechercher le dialogue avec la
majorité non-violente et ses représentants en acceptant
de soumettre à l?examen critique rationnel, donc avec
équilibre, ses croyances; critique à la fois
positive et négative au regard de présupposés
universalisables communs que dans toute religion on peut en trouver,
lesquels cherchent à éviter le recours
à la violence pour traiter les conflits entre les
personnes et les groupes. La troisième est que cette
recherche des conditions du dialogue, nous oblige à ne pas
considérer les symboles religieux comme unilatéralement
mauvais, mais nous invite à ouvrir leur signification dans deux
directions: dans le sens d'un débat interne sur la
diversité des sens possibles et dans le but de les
réinsérer dans le contexte historique qui les a vu
naître. C'est dire que, nous en tant que philosophes, conscients
des responsabilités qui sont les nôtres en faveur de la
liberté de penser, nous devons de toute urgence critiquer
quiconque, au nom de la philosophie, prétendrait refuser ou
ferait tout pour rendre impossible, les conditions d'un dialogue
rationnel avec qui ne vit pas la même expérience de foi ou
de l'absence de foi que nous. Il nous faut donc rigoureusement
distinguer ce qui relève de l'insulte méprisante et
violente (et la violence est selon moi principalement morale (il n' y a
de violence que dans l'humiliation subie) , toujours falsificatrice et
le dialogue critique dont j'ai tenté de définir quelques
principes régulateurs de possibilité. Le
problème de la forme de la critique est donc, selon moi,
décisive dans le contexte qui est le nôtre vis
à vis des musulmans. Ce n'est pas une question qui se
règle par un principe théoriquement et faussement
absolu de dire publiquement n'importe quoi, mais c'est une question
pratique d'efficacité et de responsabilité
concrètes quant aux conséquences de nos propos.
Bruno Guitton :
J’acquiescerais volontiers, et
à titre théorique, à votre limitation du dialogue
à partir des principes régulateurs rationnels qui visent
le respect de la différence à partir d’un socle de
communauté entre les religions. Mais, si les principes
régulateurs ne font pas problème à mon sens, le
socle ou point commun consensuel m’interroge davantage.
Qu’entendez-vous au juste par cette entente des religions sur un fond
commun ? Elle suppose comme l’a rappelé Benoît XVI
une discursivité théologique qui accepte la dialectique
entre foi et raison. Ce rapport critique et questionnant est la
garantie du refus de la violence. Ce qui n’est d’ailleurs plus
absolument de l’ordre du religieux d’après moi, mais bien plus
nettement du philosophique. Or cette dialectique est difficile à
accepter pour ceux chez qui tout est avant tout, et en dernière
analyse, de l’ordre des croyances. Vous dites également qu’il
faut refuser le préjugé athéiste dans le cadre de
l’herméneutique des symboles, cependant, qui est prêt
vraiment à l’herméneutique des symboles ? Elle fut
enjeu de guerre de religion, non pas entre athées et croyants,
mais entre croyants au cœur d’une même religion puisque
était justement refusée la diversité des sens
possibles et leur contextualisation…
Par ailleurs, tout en
adhérant à vos remarques sur la responsabilité
totale que les philosophes ou plus généralement les
intellectuels, doivent avoir vis à vis de leurs propos, je
crains aussi que les pressions d’un monde où les fanatiques sont
de retour, ne nous mènent à une sorte d’auto censure
où interroger une religion deviendra acte de blasphème
parce que la géopolitique du moment le veut ainsi. Benoît
XVI en a fait la cruelle expérience avec sa maladresse de la
citation de l’empereur Paléologue II dans une conférence
qui, brillamment, situait la position de ce que serait une
théologie rationnelle nécessaire à notre
modernité. Convenons alors du rétrécissement
actuel de l’espace de la liberté d’expression, avec pour
corollaire, une marge de dialogue à chaque fois plus
étroite, dans la mesure où une référence
peut déchaîner les passions et la violence. Le prix
à payer pour passer du rationnel des principes
régulateurs au raisonnable des échanges me paraît
se faire au prix d’un certain renoncement à une liberté
qui interroge et critique. On est loin de cette petite marge de
transgression qui fait signe vers la santé de la
démocratie.
Pour élargir davantage
notre débat, je rappellerai la manière avec laquelle vous
avez clôturé une de vos conférences (celle qui
s’intitulait : Valeurs et qui figure sur le site des professeurs
de philosophie de l’Académie de Nantes) où vous
présentiez ces mêmes principes régulateurs :
cela suffit avez-vous dit. Il m’apparaît au contraire que nous
sommes entrés dans une post-modernité où justement
cela ne suffit plus. Pour l’expliciter, je m’appuierai sur une remarque
de Socrate dans l’Apologie que lui consacre Platon. Il interroge
Mélétos l’un de ses accusateurs :
« Admets-tu que j’enseigne l’existence de certains dieux -
en ce cas, croyant moi-même à des dieux, je ne suis en
aucune façon un athée et à cet égard je
suis hors de cause- mais prétends-tu que mes dieux ne sont
pas ceux de la cité, que ce sont d’autres dieux, et est-ce de
cela que l’on me fait grief ? Ou bien soutiens-tu que je ne crois
à aucun dieu et que j’enseigne à ne pas y
croire ? » J’en tirerais une première
remarque : pour être citoyen de la cité, il faut
croire en ses dieux. On ne peut donc parler dans la cité
politique que si cette première condition est acceptée.
Seront donc exclus ceux qui n’y croient pas ou ceux qui croient
à d’autres dieux.. Socrate veut ici s’assurer de sa
légitimité à interroger les athéniens sur
les valeurs ou, si vous préférez, de son identité
de citoyen : a-t-il respecté le fondement même
d’Athènes, c'est-à-dire ce qui relie les citoyens
à leur société, leur histoire et leur
identité, ou pour le dire autrement, la croyance en les
dieux ? Si oui, ( et l’oracle de Delphes le sous-entend puisque
Socrate est l’homme le plus sage) alors, toute la maïeutique
socratique n’aura pas excédé la liberté
d’expression qu’Athènes confère à ses citoyens.
L’on pourrait actualiser le texte
avec le cas de notre république. Avons-nous des dieux ?
Non, pas dans le sens d’êtres surnaturels à qui tout
discours devrait se soumettre, et sur lesquels tout comportement
devrait se régler. Par là même, toute personne
prétendant imposer une croyance dans la sphère publique
s’en exclut automatiquement. Mais pour autant, sommes-nous
dépourvus de valeurs transcendantes qui vaudraient comme
références fondatrices de notre
identité politique? Non, et notre histoire l’a
montré : le caractère sacré de notre pacte
social (le chapitre du Contrat Social intitulé De la Religion
Civile LIV,CHVIII), la raison émancipatrice, la volonté
générale, les Droits de l’Homme, etc. en sont des
exemples. Revenons alors à Socrate, mais
indirectement : si ces valeurs sont bien nos Dieux, à nous
français de la Ve République, alors ils fixent un cadre
politique à l’expression publique et relèguent la
croyance dans l’intimité de l’être, tout en permettant un
culte, très largement encadré par le respect de l’ordre
public. Notre transcendance est viscéralement laïque.
De votre côté, je
sens bien que vous vous attachez à défendre des principes
régulateurs de la liberté comme principes de
fonctionnement, car rien n’est au-dessus de l’espace républicain
et de sa rationalité interne. Quant à moi, je
m’attacherais plutôt à reconnaître que même la
démocratie est un régime de la transcendance, et que par
conséquent, elle s’expose à d’autres formes de
transcendance, notamment religieuses. Et dans cette mesure, les
principes régulateurs risquent d’être bien insuffisants
pour se protéger des manipulations ou des propagandes comme le
disait Alain, à moins qu’une religion affiche clairement sa
séparation entre le spirituel et le temporel et se limite
toujours à des convictions privées. Mais est-ce
concrètement toujours possible si l’on veut bien accepter qu’une
religion est une vision totalisante du monde ?
Pour conclure, je dirais que
si la question de la liberté d’expression se repose aujourd’hui
sous la forme d’une recherche de ses limites face à certaines
croyances, c’est que nos vieilles démocraties ont cessé
de penser que cette liberté était devenue une tradition,
qu’elle n’était plus à défendre et qu’elle ne
nécessitait plus la conscience aigue de sa jouissance. Et c’est
plutôt bon signe car les temps présents vont interroger
les citoyens avec force : la démocratie vaut-elle que l’on
se batte pour elle en luttant contre les obscurantismes insidieux en
s’appuyant sur sa laïcité offensive, ou notre conception de
la démocratie comme vieille assurance vie va-t-elle
entraîner la mollesse et l’excessive prudence des discours, face
à ceux qui ne sont ni mous, ni prudents, et qui souhaitent sa
fin
Sylvain Reboul
Je suis d'accord avec vous: aucune société ne peut se
dispenser de principes régulateurs (terme que je
préfère à celui de valeurs) transcendantaux. mais
je fais, avec Kant, une différence conceptuelle entre
transcendant et transcendantal,: Un principe transcendantal peut
être interrogé sur un plan d'immanence rationnelle (donc
pratico et pragmatico politique et en cela je suis post-kantien) alors
qu'un principe transcendant fait référence à
une révélation métaphysique de l'absolu qui
dépasse, comme le dit Kant, les limites toujours relatives de la
simple raison. Cela signifie que la liberté critique est
une exigence démocratique transcendantale, en tant que postulat
nécessaire de la raison dialoguante, mais qu'elle
rencontre une limite tout aussi transcendantale dans l'usage pratique
et pragmatique (souci des conséquences) que l'on en fait,
à savoir celui du respect des personnes et des convictions
que l'on prétend critiquer ? Ce qui veut dire,
à l'égard de la liberté d'expression, que le
discours critique ne doit pas être perçu comme
insultant ou humiliant vis-à-vis de celui à qui on
s'adresse et que, quand on se dit philosophe, une exigence de
vérité, quand on prétend critiquer une idée
ou une croyance non seulement dans son contexte textuel mais aussi
historique, est requise.
Je ne sais ce qu'est une démocratie ou une laïcité
"post-modernes" mais je sais que le respect des croyances n'est pas
contradictoire avec leur nécessaire critique et
que ce respect est nécessaire au débat rationnel;
nous avons affaire comme toujours sur le plan pratique à
des exigences en conflits (ou conflits de principes pratiques) dont il
nous faut mesurer les conséquences pragmatiques pour
évaluer la manière de les traiter dans un contexte
déterminé afin de faire avancer le débat et non
pas de bloquer ou de la voir régresser en haines
réciproques qui rendraient impossible tout dialogue.
Je sais bien que certains refusent toute critique de leurs croyances ,
même respectueuse; dans ce cas il n' y a pas de compromis
possible: les règles de la liberté d'expression doivent
être défendues et garanties sans complaisance. Mais sur ce
point je pense que nous sommes d'accord: la liberté de critique
ne doit pas être celle d'inciter à la haine religieuse et
c'est à le justice de dire le droit et d'en juger.
Bruno Guitton :
Pour conclure notre entretien, je dirais mon accord avec Alain sur
l’impossibilité d’une liberté absolue,
c'est-à-dire illimitée dans le champ politique. Il faut
donc limiter la liberté et de la même façon pour
tous. Mais je maintiendrais les manques d’Alain : il ne nous dit
pas ce qui peut permettre à un régime politique
démocratique d’étendre aussi loin que soutenable les
libertés. J’avais émis l’hypothèse de cette
fonction de transgression qui, peu à peu dans
l’histoire et en fonction de la maturité des peuples, peut
servir à conforter la belle santé démocratique.
Par ailleurs, il ne nous dit pas non plus en fonction de quels
référents la limitation est identifiée.
J’ai aussi émis quelques
doutes sur des principes régulateurs qui ne seraient
réduits qu’à leur pure fonctionnalité. Je
pencherais plutôt vers des principes trancendants qui
garantiraient comme modèles, le bon fonctionnement des principes
immanents. L’usage empirique ne pouvant jouer son rôle que s’il
est cautionné de façon transcendante. Vous savez bien que
l’homme a besoin de quelque chose de plus grand que lui en
politique : c’est ce que j’appelais de mes vœux avec la
laïcité comme valeur.
En
vous remerciant Sylvain Reboul d’avoir accepté de dialoguer sur
ces questions philosophiques, d’actualité en quelque sorte.
Sylvain Reboul
Je
doute, pour ma part, que l'on puisse en philosophie se
référer à des principes "transcendants" sans
référence à une position religieuse ou
métaphysique (toujours contestable) fondatrice;. C'est pourquoi
je préfère en termes laïcs le terme kantien de
"transcendantal" en ajoutant que de tels principe régulateur
transcendantaux doivent être évalués à
l'aune de leurs conséquences pragmatiques régulatrices
aux regard des exigences parfois opposées qu'ils
prétendent poursuivent (liberté/égalité;
liberté individuelle/solidarité;
liberté/responsabilité etc..) Je me méfie,
probablement plus que vous, de positions qui ne seraient que la
déclinaison plus ou moins dogmatique de
présupposés régulateurs a priori; sans pour autant
nier la nécessite de se donner des principes, à titre
d'hypothèses rationnelles pratico-pragmatique.
À
mon tour de vous remercier pour cet échange
éclairant tant en ce qui concerne nos convergences que ce sur
quoi nous divergeons; ce qui suffit à définir la valeur
d'un échange philosophique pour quiconque pourra le reprendre
à son compte afin de nourrir sa propre réflexion.
Le 20/12/06