Le paradoxe de la laïcité comme fondement de l'état.
La
question de la laïcité est, en Europe, controversée. La définition
que l’on donne de ce terme, quand définition il y a (ce
qui n’est pas le cas en Allemagne), peut varier énormément d’un
état à l’autre : certains états réclament même qu’il
soit inscrit dans la constitution européenne ou ce qui en tient
lieu, le traité de Lisbonne, l’origine judéo-chrétienne de
l’Europe comme fondement de son unité culturelle. Il faut
constater que le principe de laïcité à la française comme stricte
séparation de(s) l’église(s) et de l’état et de la religion et
de la politique ne va de soi pour la plupart de nos partenaires
européens. Cette séparation semble se heurter à un paradoxe que
l’on peut formuler de la manière suivante : comment interdire
à un état de se référer, quant à ses principe fondamentaux, à
des valeurs, qui plus est considérées comme sacrées, qui font
consensus dans la société ? La démocratie n’a-t-elle pas
vocation à exprimer les choix éthique et moraux de la majorité des
citoyens pour définir ce qui est juste ou injuste ?
Tout
état ne peut durablement exercer le pouvoir sur les sujets ou
citoyens que s'il dispose du monopole de la force légitime (et non
pas seulement légale). C'est le droit qui confère cette légitimité,
comme légalité instituée, encore faut-il que celle-ci soit perçue
comme juste, c'est à dire au service de l'intérêt général et de
la concorde civile. Pascal affirme que, ne pouvant faire que le droit
seul soit fort, les états se sont efforcés de faire que la force
soit perçue comme juste dans l'usage qu'il en font. Contrairement à
certaines interprétations réductrices, cette transformation du
droit, chez Pascal, n' est pas seulement un mensonge cosmétique pour
masquer une domination, tyrannique, mais est indispensable à la paix
civile, le premier des biens commun. De plus, de ce point de vue
réaliste, tout gouvernement qui en est le sommet décisionnel, en
tant qu'autorité régulatrice centrale de la vie sociale, ne peut
apparaître comme légitime ou juste aux yeux de ceux sur lesquels il
exerce son pouvoir hiérarchique que s'il met en œuvre, dans sa
politique concrète, des valeurs qui fassent l'accord du plus grand
nombre. La force au service de la loi ou du droit, comme ensemble de
règles favorables à l'intérêt général, est donc seule légitime
au contraire d'une force tyrannique violente. Ainsi tout état repose
sur un contrat social tacite (théologico-naturaliste monarchique) ou
explicite (constitutionnel républicain, voire démocratique) qui en
fonde la légitimité.
C'est pourquoi, comme le disait Max Weber, l'état tend à disposer du monopole de l'usage légitime de la violence pour faire régner la paix civile et satisfaire à l'exigence de justice en interne et, à l'extérieur, pour défendre la société contre ses ennemis hors frontières. Il est, en cela, absolument souverain sur son territoire. Sa violence, légitimée par le droit, est une force protectrice réputée non tyrannique et donc non-despotique, favorable à la paix, c'est à dire à la concorde civile, voire dans nos sociétés libérales, favorable aux droits universels de l'homme et du citoyen à l'intérieur, ainsi qu'à liberté de tous vis-à-vis d'un éventuelle domination étrangère.
Mais pour ce faire il est indispensable que l'état, dans la personne du monarque ou dans la constitution républicaine, incarne des valeurs communes indiscutées, sinon indiscutables. Or la manière historiquement la plus efficace d'obtenir un tel consensus a été et est encore traditionnellement la religion qui sacralise les valeurs éthiques et politiques et donc produit les conditions d'une légitimité sacrée ou sacralisée par le recours à la soumission à l'autorité divine qui ordonne absolument ce qui est bien et ce qui est mal, y compris en terme de hiérarchie sociale ici bas en vue du salut post-mortem. Obéir à l'état et accepter les inégalités de pouvoirs et de biens dans la société qu'il ordonne et préserve, c'est obéir à un pouvoir divin qui transcende la pluralité des intérêts et des valeurs opposées que génère spontanément la diversité sociale. Ainsi toute société doit, pour être ordonnée, disposer d'un état dont la légitimité repose sur des valeurs sacrées transcendant les égoïsmes personnels et collectifs particuliers. Seules les religions transcendantes ont traditionnellement jouer ce rôle de justification des pouvoirs établis. « Tout pouvoir humain vient de Dieu a affirmé Paul de Tarse ».Que ce soit celui des empereurs, des rois, des nobles, des hommes sur les femmes, des maîtres sur les esclaves etc... tout pouvoir est divin, car seul Dieu peut conférer à un homme un pouvoir supérieur stable et/ou héréditaire sur les autres. Sans cette validation divine, un pouvoir serait, en effet, immédiatement renversé par impuissance à s'imposer durablement.
Or cette unicité religieuse des sociétés traditionnelles se défait toujours, à terme, sous le coup des contradictions sociales que génèrent les conflits d'intérêt et de valeurs dans les sociétés complexes et hiérarchiquement divisées en évolution. Ces conflits se transforment alors en guerres de religions interminables, puisque chaque camp revendique pour lui même et contre les autres la justice divine, voire le sacré. Le guerre entre absolus ou interprétations divergentes de l'absolu divin (guerre des dieux comme disait Max Weber) ne connait nécessairement aucun compromis pacifique possible. Tout compromis suppose, en effet, l'acceptation que la justice est relative à des exigences contradictoires et donc non divines entre des intérêts et des valeurs opposées. Pour sortir des guerres de religions en tant que telles interminables et de la violence sacrée et donc sacrificielle de soi et des autres, il faut que l'état renonce à tout fondement religieux transcendant et qu'il s'affirme comme laïque ou séculier, c'est à dire non théocratique. La loi est celle que se donnent démocratiquement des citoyens idéologiquement divisés et non pas celle de Dieu ou d'une église et état autoritaires de type théocratique.
Mais l'on voit poindre le paradoxe de l'état laïque : celui-ci doit favoriser un consensus qui rend légitime les inégalités des pouvoirs sociétaux (ne serait que le sien), la régulation des conflits sociaux, une exigence de justice pour tous, sans avoir recours à un pouvoir unificateur supérieur ou extérieur à la division idéologique et sociale de la société. Il doit instituer une religion laïque minimale non transcendante autour de valeurs proprement humaines ou humanistes tout en étant sacralisées (indiscutables) que sont la liberté, l'égalité et la fraternité qui s'incarne dans les droits de l'homme et du citoyen. Une religion que d'aucuns (ex : R. Debray) après Rousseau appellent civile.
Cependant cette reconnaissance de ces valeurs unificatrices ne va pas de soi. En effet elles sont, sinon logiquement contradictoires, le plus souvent pratiquement opposés et donc leur interprétation et la hiérarchie a mettre en œuvre entre elles est l'enjeu de débats politiques que les procédures démocratiques ont pour fonction non pas de dépasser mais de pacifier sous la règle majoritaire qu'il faut admettre comme momentanément (entre deux élections) incontestable ! La justice et l'intérêt général sont ce qu'une majorité de citoyens a, à tel moment, admis comme tels, quitte à changer de position aux prochaines élections (alternance).
On voit alors en quoi la démocratie est fragile et en quoi la laïcité, dès lors que des courants religieux qui se réclament de valeurs divines continuent à orienter les comportements politiques des citoyens, peut être contestée ou combattue, comme étant athée, voire anti-religieuse et donc conduire à refuser la loi de la majorité ou bien, à la faveur d'une majorité de circonstance, à imposer à tous les valeurs de leur croyances particulières et rétablir un théocratisme politico-moral tyrannique majoritaire anti-pluraliste. C'est pourquoi les libertés ou droits de l'homme et la laïcité doivent être protégés contre tous ceux qui, majoritaires ou non, au nom de leur foi, les mettraient en cause. Et cela ne peut être fait qu'en soumettant la loi majoritaire au respect des valeurs laïques humanistes et non divines en faisant de la laïcité un principe fondateur de tout régime démocratique. Ce qui implique la mise en place d'une institution transcendante, politique et juridique, apte à décider en dernier ressort, que telle loi ou comportement politique, même majoritaire, est conforme ou non aux principes constitutionnels fondamentaux humanistes et laïques. Seules seront concernés par le principe majoritaire, l'interprétation concrète des valeurs de liberté, égalité et fraternité, toujours plus ou moins opposés dans une société divisée en classes, ainsi que la hiérarchie, dans tel ou tel contexte de conflit sociaux (lutte de classes), à mettre en œuvre entre elles.
Il est clair que si la laïcité doit consacrer la séparation de la religion et de la politique ,des églises et de l'état, il reste que 3 visions de cette séparation se partagent l'offre politique dans nos démocratie :
La vision la plus incohérente est celle que l'on observe dans toutes les démocraties qui subventionnent les cultes (par l'intermédiaire d'un impôt d'église) et qui font des religions et des églises des acteurs politiques officiels parties prenantes des décisions politiques et de leur exécution au plus haut niveau et à qui l'on confie un monopole ou une hégémonie de fait sinon de droit, sur toute une partie des activités sociales de l'état : éducatives, culturelles et sociales.
La vision inverse est apparemment la plus cohérente : elle refuse toute immixtion des religions dans la vie publique et politique en les cantonnant dans le sphère strictement privée. Elle a l'avantage de régler théoriquement ou abstraitement le problème, mais à l'immense défaut de refuser la libre expression des croyances religieuses, pourtant constitutive de la laïcité, dans l'espace public et sur le plan pratique elle est inapplicable : toute religion est collective et donc doit pouvoir convertir publiquement pour exercer sa mission propre.
Ma position est de séparer la religion de la politique en distinguant ce qui relève de la vie politique et de la vie publique .Elle implique
1) L'autorisation des manifestations religieuses (sauf trouble de l'ordre public) dans l'espace public,
2) mais l'interdiction du port de signes religieux pour tout fonctionnaire ou ayant une mission relevant de la vie civique e des partis politiques se référant à une position religieuse ou biblique (ex : Christine Boutin brandissant la bible lors d'une séance de l'Assemblée nationale)
3) l'exigence de l'emploi d'arguments proprement religieux dans le débat citoyen. Ce qui veut dire que tout argument politique doit être toujours présenté comme rationnel, c'est à dire susceptible de recevoir l'assentiment raisonné de tous, croyants ou non, sur fond des valeurs de la république.
4) Enfin l'interdiction du délit de blasphème et bien sûr le refus de toute référence à la religion et à Dieu dans la constitution.
La
laïcité, comme compromis politique démocratique nécessaire à la
concorde civile, dans une société idéologiquement pluraliste, est
donc, tout à la fois, tolérance publique de l'expression des idées
religieuses et anti-religieuses, et séparation du pouvoir proprement
politique (temporel) et du pouvoir idéologique ou spirituel
d'influence que les diverses croyances religieuses tentent
d'instaurer sur l'ensemble de la société civile. Ce compromis ne va
pas de soi. Il est clair donc que la référence à des racines
historiques religieuses dont la fonction serait de nous enraciner à
une position religieuse particulière, bien que très floues dans ses
conséquences concrètes, ouvrirait la possibilité d'imposer, à qui
ne croit pas ou qui se réfère à des croyances provenant d'autres
origines religieuses, des comportements éthiques et des normes
juridiques qui relèvent de croyances particulières rendues en droit
incontestables. C'est pourquoi les pays les plus laïques sont ceux,
dont la France, qui ont admis l'athéisme comme une idée aussi
légitime que les différentes croyances religieuses et qui refusent
en conséquence de lier la décision politique à des considérations
religieuses.
Rien ne peut justifier, sur le plan du droit démocratique européen, que tous les européens devraient se sentir judeo-chrétiens lorsqu'ils participent à la vie politique, sauf à refuser le principe de la liberté de conscience et donc les droits de l'homme, seuls authentiques fondements de la vie démocratique. La démocratie en effet n'est pas une tyrannie majoritaire dans laquelle une majorité théocratique pourrait interdire la pluralisme idéologique et religieux. Les droits de l'homme ne doivent en rien être soumis à un quelconque droit divin, fût-il judeo-chrétien dont nul, hors telle ou telle église particulière, ne peut, du reste, fournir de définition unifiée et indiscutable.