Raison
théorique, raison morale et action politique chez Kant
Pour
qui lit Kant attentivement, ce qui frappe est l'écart qu'il
pose entre la raison théorique (qui connaît ce qui est)
et la raison pratique (qui définit ce qui doit être): ce
qui est vrai n'est pas nécessairement moral et ce qui est
moral n'est pas vrai . l'être et le devoir être sont des
objets différents de la raison et peuvent paraître le
plus souvent s'opposer. Cette opposition apparente génère
à son tour un conflit entre deux attitudes antagonistes
possibles: celle d'un réalisme cynique qui répudie
l'exigence morale (le moralement souhaitable) au nom du réellement
possible et celle qui refuse la réalité et l'action
réellement efficace au nom d'un idéal purement moral
qui serait nécessairement trahi par le monde et l'action, en
particulier politique dans le monde. Traditionnellement ce conflit
semblait exiger pour être dépassé la foi dans une
transcendance salvatrice et réconciliatrice de la raison ou
par l'affirmation hégelienne d'une ruse de la raison
transcendante qui mènerait le monde et qui ferait que que ce
qui est réel est toujours rationnel, même ce qui paraît
contraire à la raison, à savoir les passions les plus
immorales. Rien de grand (comprenons ce qui fait progresser la raison
dans l'histoire) disait Hegel ne se fait sans passion.
Mais
on ne peut philosophiquement totalement se satisfaire de
l'intervention d'une transcendance (qu'elle soit aimante ou
rationnelle), dès lors que celle(s)-ci n'est (ne sont) et ne
peuvent être, selon Kant, ni démontrée(s), ni
démontrable(s), par la raison théorique. Cette croyance
ne peut, selon Kant, qu'être une croyance ou un objet de foi
objectivement douteux. Qu'en est-il donc pour lui de la relation
entre la raison théorique et la raison pratique pour rendre
l'action morale réelle facteur d'un progrès moral
possible, sinon ou voire vrai?
Kant
distingue, dans "La critique de la raison pure", 3 types de jugements de la raison dans le connaissance (ou
théorique)
- les
jugements analytiques à priori qui sont les jugements dans
lesquels le prédicat découle d'une manière
purement logique de la définition du sujet: ex: « les
corps sont étendus »
- les
jugements synthétiques à priori que sont les jugements
mathématique ex: 7+3=10; ainsi que les axiomes et théorèmes
de la géométrie et les propositions de l'arithmétique. Ces jugements sont formés à priori sont
et/ou construit et/ou s’expriment dans l’imagination pure (non
empirique) selon sa théorie du shématisme transcendantal (et là il y a
débat chez les historiens de la philo).
- les
jugements synthétiques a posteriori qui sont tous les
jugements qui ne peuvent être tirés que de l'expérience
empirique raisonnée, à savoir ordonnée par les
catégorie de l'entendement (cause effet, quantité,
qualité etc..) et les deux précédents types de
jugements. (ex: "les corps sont pesants)
Ces
derniers sont seuls susceptibles d'être des connaissances
phénoménales (objets pour nous en tant que nous les
observons et dans les limites de ce que nous observons) , c'est à
dire portant sur une réalité objective empirique
observable. En cela leur valeur de vérité n'est pas et
ne peut être absolue: celle-ci est doublement relative: à
l'expérience sensible et à notre mode rationnel de
connaître, ainsi qu'aux limites de notre pouvoir d'observer et
de connaître. C'est pourquoi il y un progrès ou une
histoire possibles de la connaissance théorique phénoménale.
Les
jugements métaphysiques portant sur des « objets
en soi » qui dépassent l'expérience
empirique (Dieu, l'âme, la vie après la mort etc..)
sont des illusions vides de tout contenu de connaissance. Alors que
les jugements à priori ne sont que formels en tant que
conditions formelle a priori (propédeutique dit Kant) de la
connaissance empirique (et no pas empiriste)
Ces
jugements empiriques raisonnés peuvent seuls fonder une
action sur le monde techniquement et objectivement efficace.
L'action
politique se trouve à l'entrecroisement entre la raison
théorique, la science empirique raisonnée d'où
découle la technique politique et la morale ou raison
pratique.
Dans
ses moyens elle se doit d'être conditionnée par des
connaissances empiriques ou expérimentales raisonnées
vraies (ou prouvées par l'expérience empirique), dans
ses fins elle doit être conduite par la morale ou impératifs
absolus que sont la paix perpétuelle et le respect de l'homme
pour l'homme ("Traité sur la paix perpétuelle"). Celles-ci relèvent non de la connaissance ou de
la raison théorique qui a pour objet ce qui est pour nous
(donc observable dans l'expérience raisonnée
universelle objective), en tant que sujet universel de la
connaissance expérimentale, mais de la raison pratique qui a
pour objet ce qui doit être au regard d'impératifs
moraux,; considérés par Kant comme inconditionnels
quant, non pas à leur réalité ou réalisation,
mais quant à leur valeur impératives que s'expriment
par le « je dois viser telle ou telle fin morale parce
que je le dois pou ne pas être en contradiction avec moi
même (ex: « ne pas mentir » respecter
autrui en tant qu'il est mon semblable) quelles que soient mes
désirs, les intérêts ou les circonstances et
conditions objectives et subjectives qui elles ne concernent que la
capacité réelle de réussir à les mettre
en oeuvre ici, maintenant ou plus tard.
Or
même les guerres ou les révolutions peuvent
conditionnellement être, pour Kant, des facteurs de progrès
vers les fins morales de la raison pratique (et donc dans le sens de
la moralisation des relations réelles entre les hommes) bien
qu'elles paraissent en contradiction avec elles ; mais logiquement
elles ne sont pas telles puisqu'elles ne se situent pas dans le même
temps (ou au même moment) elles ne peuvent être que des
moments ou étapes en vue d'un progrès vers ces fins
morales et leur prise de conscience et réalisation
effectives, si tant est que la paix perpétuelle et le respect
absolu (ou inconditionnel) de l'homme pour l'homme soient possibles
sans exiger une conversion, disons surnaturelle. Or on ne peut,
selon Kant , que supposer ou espérer (et non pas savoir) que
la nature humaine est capable de cette conversion, en tant que
principe régulateur (et non pas en tant que vérité
prouvée de l'humaine condition, puisqu'une telle vérité
dépasserait, selon Kant, notre pouvoir de connaître. La
réalisation de ces fins morales , comme ces conditions que
celle de la liberté raisonnable (comme pouvoir d'agir
indépendamment de ses désirs et intérêts)
de l'homme et aussi selon Kant de l'existence de Dieu et du salut
post-mortem ne sont donc que des croyances moralement nécessaires
("Fondements de la métaphysique des moeurs") et non pas des vérités , non un savoir ou une
connaissance démontrable par la raison théorique, mais
des croyances ou des objets d'une foi moralement nécessaire
de la raison pratique. La question du pouvoir réel de mettre
en jeu de telles fins morale en tant qu'absolues restent donc
ouverte.
C'est
ainsi que, pour Kant, la politique en tant qu'action réelle
ne peut se réduire pas à la morale et qu'elle a besoin
de la connaissance empirique (par ex: du rapport des forces entre
ennemis et adversaires, du terrain etc) pour définir des
stratégies gagnantes. C'est pourquoi Kant est, en politique,
un réaliste qui ne fait pas de l'idéal un refuge pour
ne rien faire et se garder les mains pures, contrairement à
ce qu'affirme Hegel du prétendu moralisme impuissant de la
« belle âme ».
L'action
réelle n'est jamais purement morale, même et surtout si
elle doit (devrait) l'être, elle doit seulement conduire à
devenir non pas nécessairement objectivement plus moraux
dans l'absolu (nous n'en savons rien) mais moins objectivement
immoraux dans nos relations aux autres et à nous-même
et ce progrès doit s'inscrit(re) dans le droit juridique et
politique républicain qui exige toujours un droit pénal
de sanction de la faute ("Idées d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique") . Ainsi Kant se prononce, par exemple, pour
la peine de mort, dans le cas de crime de sang mortel ("Critique de la raison pratique"), non seulement
comme menace mais aussi comme peine rationnellement proportionnée
à la faute, non seulement pour dissuader par la menace, mais
pour rappeler la force objectivement contraignante de la loi
moralement bonne dans ses fins, sinon dans ses moyens. Respecter
l'homme dans le criminel, pour Kant, c'est, par la sanction, le
rappeler, ainsi que tous les hommes, à la conscience de la
loi et de sa responsabilité, donc de sa culpabilité,
le « forcer à être libre » comme
disait déjà Rousseau dans une formulation provocante
apte à nous faire prendre conscience que la morale sans le
droit est impuissante.
Ainsi Les
guerres et les révolutions, comme le droit pénal,
pour Kant
peuvent contribuer au progrès moral sans pour autant que
celui-ci en
découle nécessairement (Kant n’est pas hégelien)..
Mais sans guerre l’humanité en serait, dit-il, restée
à une
société de bergers d’Arcadie pacifiques mais incultes. Texte: "les opuscules sur l’histoire" et surtout: les "idées sur l’histoire d’un point de vue cosmpolique".
Les guerres et les révolutions sont donc des conditions nécessaires
mais pas suffisantes du progrès, l’éducation de la raison théorique et
pratique est tout aussi et même plus nécessaire. Or il n’y a pas
d’éducation sans sanction et apprentissage du sens et du goût de
l’effort sur soi-même pour se dépasser. Toute la question (que Kant ne
résoud pas, mais qu’il a le mérite de poser dans son tranchant) est de
savoir quels doivent être les éducateurs, dès lors qu’ils éduquent, non
pas pour se reproduire, mais pour être eux-mêmes dépassés dans le déploiement de la raison.
Si
nous ne pouvons pas savoir si les hommes peuvent devenir moraux (et
donc sans avoir besoin d'un droit civil) , nous savons théoriquement
que sans le droit civil et pénal républicains,
extérieurement menaçants, ils ne le pourraient pas.
Tout homme doit être éduqué pour devenir
raisonnable et il ne peut y avoir d'éducation sans pouvoir
raisonnable de sanction. ("Réflexions sur l'éducation" et "l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique")
le 18/05/08