Le droit, la force et la justice

Le rapport des hommes à leur environnement soulève un problème fondamental: À qui appartient la nature et ses ressources? A l'ensemble des individus particuliers, hors de espaces dits publics, qui en sont individuellement les propriétaires privés et qui semble parfois disposer légalement du droit d'en user, voire d'en abuser à leur profit exclusif? À l'ensemble de l'humanité actuelle et future comme l'exigent certains écologiques qui refusent ce droit sans limite des propriétaires au nom du respect de l'intérêt général et des équilibres écologiques indispensables à la survie des espèces vivantes, à commencer par celle de l'espèce humaine, première responsable de ces déséquilibres? L'écologie politique affirmer que la nature est à tous et que les intérêts privés doivent être subordonnés aux exigences du développement durable des moyens et conditions de la vie humaine, voire de la vie dans sa diversité. Comment concilier le droit privé et le droit public, le droit et la liberté de chacun, confondus avec le droit de propriété, et le droit de l'humanité à vivre dans des conditions favorables à tous?

La valeur de justice comme idéal fondateur de toute société est au cœur de ce conflit entre l'intérêt privé et l'intérêt général ou public, dès lors en effet qu'elle se doit juridiquement de permettre définir les règles acceptables par tous de la subordination de premier au second, de la liberté de chacun à l'égale liberté de tous, actuels et futurs. Mais un tel enjeu peut-il être universellement accepté dès lors que le conflit ne peut être traité mais pas nécessairement résolu, sauf dans le cadre de compromis toujours instables, sans lutte et débat politique entre le droit privé et le droit collectif?

Or la question de la justice comme fondement du droit soulève un paradoxe. D'une part, le droit , soit coutumier, soit écrit (droit dit positif) est l'expression d'une société et d'un état qui peuvent être au regard du principe de l'égalité des droits et des devoirs injuste. D'autre part l'exigence du droit s'affirme, dans nos société laïques et démocratiques , toujours comme universelle, c'est à dire valant pour tous dans le cadre formel d'une égalité de principe dans l'exercice des libertés publiques et privée. Comment comprendre ce paradoxe qui fait de cette universalité une exigence prétendant valoir pour toutes les sociétés, y compris celles qui imposent un droit inégalitaire, comme le montre la montée en puissance d'un droit international se réclamant de la liberté dans l'égalité des droits? Quels rapports entre le droit et la force, l'égalité comme exigence et les rapports de forces sociaux et politiques, voire privés, (pensons au rapports de domination entre les possédants et les non-possédants, les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les dirigeants et les dirigés etc...) toujours réellement plus ou moins inégalitaires?

Le droit et la force

Le droit à d'abord pour fonction d'imposer des règles de régulations dans les rapports entre les groupes et les individus dans une société déterminée. Il impose pour ce faire, par la sanction et la force publique, un système d'obligations positives (devoirs) et d'interdits afin de maitriser la violence généralisée qui menace toute société humaine d'implosion d'auto-destructrice du fait des conflit d'intérêts, voire de valeur et de croyances, entre les groupes et les individus. Ainsi pour faire échec à la violence incontrôlable et sans fin de la guerre du tous contre tous, ou mieux de chacun contre chacun, le droit frappe d'interdit et réprime par la force tout acte susceptible de menacer l'ordre public et la paix civile.

Mais le finalité du droit n'est pas seulement négative, elle est aussi positive en cela que le droit tend par l'éducation et la menace de sanction, à modeler les comportements individuels dans le sens d'un auto-discipline consentie afin de rendre mutuellement avantageux la concorde et la paix civiles. Ainsi les règles concernant le mariage, la filiation, la transmission des biens, la propriété , les contrats de travail, le échanges économiques en général , la vie politique etc..Tout droit est donc conventionnel, construit, relatif à elle ou telle forme de société, mais aussi vise à mettre en œuvre une exigence universelle, la paix civile, la fin de la violence réciproque généralisée. Les règles peuvent variées mais cet impératif demeure. Pourquoi cette variation et en quoi le risque de violence est-il permanent? Comment réduire ce risque?

Deux conceptions s'opposent sur ce point: une vision qui se prétend réaliste qui considère que seule la répression par la puissance publique, voire la violence étatique organisée, peut être efficace et une vision plus idéaliste, ou que la première désigne comme telle, qui considère que la violence ne peut à elle-seule réduire la violence, sans prendre le risque de l'aggraver encore. Cette deuxième vision s'efforce de prévenir par l'éducation de la raison au sens de la justice, comme désir de réciprocité, en partie inné, le désir de violence, voire tout désir excessif toujours potentiellement violent.

Du prétendu droit du plus fort

Pour les réalistes, la violence caractérise l'état de nature des rapports entre les humains (mais aussi avec les animaux), c'est à dire l'état hypothétique des hommes hors leur soumission à une puissance supérieure politique et/ou religieuse souveraine chargée de faire respecter par la menace de sanction un droit pacificateur. La guerre de chacun contre chacun n'est pas accidentelle ou circonstancielle, elle trouve sa source dans deux passions naturelles constantes:

De la force du droit.

Si la force du droit réside dans sa puissance idéaliste, dans l'idéal de justice quelle incarne, elle

transcende donc en puissance toute forme absolue de domination, y compris celle qu'elle rend possible c'est à dire plus ou moins acceptable?. Comment comprendre cet apparent paradoxe?

Pour le comprendre il faut définir ce que sont les valeurs fondamentales du droit comme constitutives de l'idée politique de justice. Deux valeurs sont au fondement de l'idée de justice: la sécurité publique ou paix civile garanties par les états et les institutions publiques et les libertés individuelles rendues, par le droit civil et pénal, plus ou moins compatibles entre elles. Ces deux valeurs ne sont pas ,en effet, spontanément conciliables : il n'est pas de sécurité possible sans limite de la liberté individuelle et menace de sanction plus ou moins liberticide contre qui violerait ces limites. Privilégier la sécurité peut conduire en particulier dans les sociétés traditionnelles au refus pur et simple des libertés individuelles au nom de la tradition et d'une autorité supérieure politique et religieuse toute puissante qui dispose d'un pouvoir absolu de sanction ici-bas et après la mort (châtiment éternel). Or si la croyance religieuse est en recul, la valeur de liberté individuelle alors devient prédominante, au risque de voir s'instaurer des conflits potentiellement violentes entre les individus et les groupes sociaux. Il faut donc, en l'absence d'une menace transcendante, mettre la sécurité au service des libertés individuelles dans un cadre qui les universalise, sans que les conflits plus ou moins irréductibles qui traversent et anime toute société ne débouchent sur la violence généralisée . C'est l'invention du droit libéral contractuel et démocratique qui permet de se passer d'autorité religieuse pour rendre possible un ordre civil mutuellement consenti qui fasse du principe de l'égale liberté sa règle suprême et qui permette du même coup une compétition pacifique et une coopération volontaire, toujours précaires, entre les individus. 

La valeur de justice change alors de sens et fait de l'égalité la référence majeure de l'ordre civil et de la vie politique démocratique qui n'est telle, contrairement à ce que l'on pense souvent, non par soumission de la minorité à la majorité, mais en faisant des droits humains égaux son fondement dont le vote majoritaire n'est qu'une forme d'expression technique parmi d'autres. Dans les conditions des sociétés démocratiques modernes qui refusent la soumission de la politique à la religion, la fonction du droit n'est pas de conforter les rapports de domination et/ou d'autorité traditionnels, mais de garantir les droits et les libertés de chacun dans un cadre régulateur des rapports entre les individus et les groupes formel universel. Cette finalité du droit libéral peut être décliné en quatre points:

        - L'obligation de rechercher la paix à condition que les autres en fasse autant et de déléguer l'usage de la violence contre les violents à la puissance publique.

Mais ces quatre points resteraient lettres mortes sans une autorité disposant du pouvoir légal et la puissance capable de garantir à chacun qu'il ne sera pas victime d'autrui. Chacun peut être subjectivement certain de respecter ses engagements, mais il ne peut l'être à l'égard des engagements d'autrui. Or cette certitude est aussi la condition de l'engagement personnel. Il faut donc que la puissance publique ait le monopole de l'usage de la force légitime, monopole qui est le caractéristique de l'état de droit pour faire respecter les contrats. C'est en instituant pas contrat politique ou social, c'est à dire démocratiquement, l'état moderne comme puissance publique souveraine garantissant les droits des individus que le droit peut tout à la fois être libéral et sécuritaire.

La force du droit humain ne réside donc pas dans la domination de l'homme par l'homme, encore moins dans celle, imaginaire, d'un dieu tout puissant sur ses fidèles, mais dans le fait qu'il accorde à chacun, par la médiation de l'état démocratique, les même droits fondamentaux qu'aux autres et cela en contradiction avec la réalité des rapports de forces existants . Ce qui fait la spécificité du droit libéral sur le droit traditionnel religieux ou coutumier c'est qu'il est toujours en conflit avec la réalité sociale au nom de l'idéal de justice égalitaire qu'il promeut, y compris contre l'état dès lors que celui-ci peut toujours être soupçonné, comme toute forme de pouvoir, y compris formellement démocratique, d'abuser de son pouvoir contre les droits de l'homme. Or deux difficultés apparaissent du point de vue des droits de l'homme:

    1) celle qui met en jeu le conflit entre les droits sociaux et les droits des individus dans un système économique, le système capitaliste, qui tend à réduire les droits humains au seul droit de propriété, en particulier des modes production et d'échange, et donc à légitimer le droit des propriétaires sur leurs salariés en vue de l'accroissement de leur profit privé et donc à conforter les inégalités sociales au nom de la liberté formellement mais non pas réellement égalitaire des propriétaires

    2) celle qui ne retient que les droits des individus présents aux dépens des droits collectif de l'humanité actuelle et future comme le révèlent les menaces écologiques.

Droit individuels et droits sociaux

Le libéralisme de droite, quant à la question de la finalité du droit libéral et donc de la justice, est conservateur en cela qu'il instrumentalise les droits individuels formellement égaux pour préserver les inégalités réelles dans l'usage et la pratique de de ces droits. Cela vaut d'abord pour le droit de propriété dans la mesure où il ne distingue mal de droit concernant la propriété des biens de consommations, à l'évidence privés, et les biens de productions et d'échanges qui sont sinon seulement économiques, en tant que moyens de productions ou de réalisation de richesses pour les autres, mais aussi sociaux en tant que cette production met face à face des intérêts contradictoires entre les investisseurs. Les libéraux de droite prétendent à qui veut les entendre et les croire, qu'ils sont seuls producteurs ou créateur de richesses du fait qu'ils sont les propriétaires-dirigeants directs ou indirects des entreprises (confondant au passage l'entreprise et la société, anonyme ou non), et les salariés dont on voit pas en quoi ils seraient moins producteurs, par leur travail rémunéré, de ces même richesses.

Cette position est d'autant plus sophistique qu'elle occulte le fait évident pour tous que l'objectif du profit capitaliste maximal est en conflit permanent avec les coûts du travail, donc les salaires. Ce que Marx appelle l'exploitation capitaliste du travail vivant est le moteur du capitalisme dont le crédit (et donc la dette) est le carburant permanent. Or cette évidence de l'exploitation est à la fois pratiquée et niée par les capitalistes. La lutte des classe entre le capital et le travail est au fondement de l'attitude des capitalistes avec leurs salariés, travailleurs manuels ou intellectuels, mais elle est inavouable afin préserver le paix sociale bien précaire qui leur est indispensable. Il est à la fois comique et agaçant de constater les vains efforts des libéraux de droite de croire nous faire croire que l'exploitation de l'homme par l'homme et la luttes des classes seraient une invention marxistes alors qu'ils ne font que cela!

Il y a donc un fossé spontanément irréductible entre la prétention à l'égalité des droits que porte l'idée libérale du justice et la réalité des inégalités sociales. Ce qui fait l'insuffisance d'une vision purement individualiste de ces même droits, c'est l'impossibilité de faire respecter ces droits formellement égaux sans rétablir par le droit du travail et un état, explicitement ou non, social-démocrate, une réduction, si tant est que cela soit possible, des rapports inégaux de pouvoir et donc de droits réels entre les classes. Sans donc que des droits sociaux (y compris le droit du travail et de grève) viennent compléter les droits individuels pour précisément en faire progresser l'usage au bénéfice de tous en prenant d'abord en compte les intérêt collectif des plus défavorisés et des salariés dans leur relation au capital. Que cela mette le capitalisme en conflit avec la démocratie est un fait politique majeur, mais ce conflit est aussi la condition d'une régulation du capitalisme qui préserve sa légitimité idéologique libérale auprès des électeurs et donc aussi une des conditions de sa survie à terme dans le cadre d'une société pacifiée. Ce dont il a un impératif besoin. Il est significatif, à cet égard, que ce qui ait une des différences majeures entre une démocratie et un régime dictatorial est la reconnaissance du droit syndical autonome et du droit de grève, dans l'entreprise et à l'échelon des états.

Droits individuels et droit de l'espèce humaine à la vie 

La deuxième limite du prétendu libéralisme individualiste capitaliste qui met en compétition, pour son profit exclusif, chacun, individus, groupes et sociétés, contre chacun n'est plus seulement sociale mais générique en cela qu'elle concerne l'avenir de l'espèce humaine dans sa totalité. Le développement du capitalisme et la croissance productiviste qu'il impose pour toujours plus de profit à court et moyen terme, va de pair avec la montée des risques écologiques en cela que la capitalisme ne peut fonctionner qu'en exploitant d'une manière croissante les ressources naturelles en aggravant le risque de leur épuisement, de la pollution de la terre, de l'eau et de l'air, menaçant les conditions de vie de l'espèce humaine toute entière, voire de la vie en général. Cette compétition dans l'accès aux richesses et aux ressources naturelles raréfiées, rendue plus aiguë encore par le développement exponentiel de la démographie humaine et des inégalités croissantes que cette compétition dans la rivalité pour la survie et la richesse génèrent, ne peut qu'accroitre le risque de guerre sociale, mondiale et de violence généralisée.

Or un tel risque, à l'heure des armes de destruction massives, nucléaires ou biologiques, fait courir le danger de l'autodestruction de l'espèce humaine toute entière. Le danger écologique et le danger de guerre mondiale autodestructrice sont totalement corrélés entre eux et trouvent leur source dans la course au profit d'une capitalisme mondialisé disposant, par le progrès des technique, de quoi provoquer un désastre humain et vital irréversible Seul un droit international à inventer pourrait réduire un tel danger d'autodestruction de l'espèce humaine et des conditions de la vie sur notre planète. Il faut donc de toute urgence introduire dans le droit international et les droits nationaux le droit universel et collectif à la vie de l'humanité actuelle et future afin d'imposer des limites au droit que les ultra-libéraux individualistes voudrait absolu de la propriété privée.

Un tel droit à la vie de l'humanité ne va pas de soi, car face à un tel danger, la puissance passionnelle et infinie du désir humain, capté par la logique du profit maximum, peut très bien faire diversion à la prise de conscience de cette exigence, par les multiples jouissances consommatrices que cette mécanique aberrante de la croissance pour la croissance pour chacun contre tous les autres en vue de plus de satisfaction égoïste, provoque. Inutile ici de décliner les dangers écologiques scientifiquement avérés déjà bien présents et plus encore futurs que cette course au profit privé engendre, remarquons seulement que cette prise de conscience passera, comme toujours, malheureusement, par l'expérience de drames collectifs dont la violence auto-destructrice sera devenue insupportable, ce qui obligera, dans le moins mauvais des cas, les états et à se soumettre à un droit et à une gouvernance politique mondiale faisant des droits humains des droits individuels soumis en dernier ressort au droit de l'humanité à sa survie dans des conditions pacifiques, favorables au bien être de tous.

Face à une telle contradiction entre les intérêts privés qui sont au cœur de la logique capitaliste et l'intérêt général qui est l'exigence démocratique centrale du droit libéral, le pire n'est pas certain, mais il est, pour le moment, le plus probable. Reconnaissons le pour agir, dès lors qu'il est encore temps, si tant est qu'il ne soit pas déjà trop tard...Le travail politique commence là où la réflexion philosophique doit prendre fin, en lui ouvrant le voie et la voix. Ce travail politique ne sera juste que s'il s'efforce de lier et de concilier dans le monde les droits individuels, les droits sociaux et les droits de l'humanité.


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