Bien que la consommation de la drogue puisse éventuellement
s'expliquer
rationnellement, la lutte contre la drogue est raisonnable; la drogue
est
objectivement un mal; les chercheurs peuvent aujourd'hui le
démontrer:
quant à la dépendance, toutes les drogues, quelles
soient légales ou non, sont dures et toutes elles tuent ou
dégradent
objectivement la vie physique, psychique et sociale; or quelles sont
les
drogues les plus pathogènes aujourd'hui? Ce sont l'alcool
et le tabac: en France plusieurs dizaines de milliers de morts par an
peuvent
leur être directement ou indirectement
imputées; elles sont toutes les deux en vente libre; par contre
le cannabis, qui ,pour le moment, fait infiniment moins de morts et
dont
il n'est pas démontré que sa consommation libre ferait
moins
de dégats physiologiques et sociaux est
interdit. Est-ce raisonnable, n'y a-t-il pas là une
contradiction
entre l'objectif de santé publique auquel on se
réfère
et cette différence de traitement entre l'alcool et tabac d'un
coté
et le cannabis de l'autre? Ne s'attaque-t-on pas
à l'un pour éviter de s'en prendre aux autres, au moins
aussi dangereux? Le cannabis ne serait-il pas l'arbre qui cache la
forêt
de la drogue, y compris légale voire médicale
(psychotropes)?
L'argumentation de ceux qui défendent le statu quo est la suivante:
Le cannabis est socialement plus dangereux parce qu'il est un
premier
pas vers les drogues dures dont la consommation, si elle devenait
massive,
aboutirait à l'autodestruction
généralisée
des individus et de la société; Le tabac et l'alcool
sont,
au contraire, des produits socialisés dont la consommation est
symboliquement
et traditionnellement ritualisée; ils
apparaîssent à ce titre comme socialement plus
contrôlables,
sinon toujours contrôlés; an contraire, la consommation du
cannabis semble manifester un comportement de rupture qui exprime le
refus
de s'intégrer dans la société des adultes
que faut-il en penser? Les choix d'une société, en ce
qui concerne l'usage des drogues, peuvent-ils
être raisonnables? La réflexion philosophique peut elle
aider à les rendre tels?
Que vaut cette argumentation?
- Elle est entièrement réversible: si on
légalisait
le commerce du cannabis, sa consommation deviendrait aussi socialisable
que celle du tabac et de l'alcool et alors le plus grand danger
supposé
se dissiperait.
- Le passage du cannabis aux drogues dites "dures"est possible, voire
probable, mais non-nécessaire et il est plutôt
favorisé
par l'illégalité de sa consommation; de plus, ceux qui
passent
de l'un aux autres étaient psychologiquement
déjà
préts à le faire et sans le cannabis y seraient
alors
allés directement; le problème est donc de traiter les
motifs
de ceux qui son tentés par cette forme de suicide physique ou
psychique
qu'est la drogue, légale ou illégale.
- L'illégalité et la répression ont des effets
ambigus: d'une part elles désignent l'interdit et
définissent
les frontières à ne pas franchir si l'on veut socialement
s'intégrer; mais d'autre part elles provoquent la tentation
fantasmatique
chez ceux qui, pour une raison ou motif quelconques, sont en situation
d'intégration difficile; enfin elle rend son usage et son
commerce
clandestins, donc criminogènes et difficilement
contrôlables
dans ses effets sur la santé et l'ordre publics.
Ainsi la situation juridique actuelle est contradictoire et elle ne
permet pas d'obtenir ce que l'on prétend rechercher: une
réduction
de la consommation de toutes les drogues et des dangers qu'elles
entrainent:
en autorisant certaines et non les autres, elles favorisent la
consommation
massive des premières en les faisant faussement apparaître
comme (plus)
inoffensives.
Il est déraisonnable de vouloir lutter contre la drogue en
interdisant
la consommation du cannabis tout en autorisant celle du tabac et de
l'alcool
car cela est contradictoire avec les objectifs que l'on prétend
poursuivre
mais est-ce irrationnel au sens de sans causes rartionnelles
déterminables?
La réponse philosophique à ce genre de question
est par principe négative: il faut toujours s'efforcer,
à
moins de vouloir, consciemment ou non, échouer, de se donner les
moyens d'expliquer ou d'interpréter rationnellement cette
déraison(abilité) apparente pour changer les conditions
de la lutte contre la drogue et ses effets, afin de la rendre plus
efficace.
3 motifs rationnels de cette attitude déraisonnable peuvent être invoqués:
1) Economique: La production et la vente du tabac et de l'alcool
sont
l'objet d'une activité traditionnelle faisant vivre des secteurs
producteurs et marchands puissants et organisés (y compris, en
France,
l'Etat!)
2) Idéologique: leur consommation est reconnue comme globalement
positive pour favoriser le lien social (repas de familles et d'amis,
cafés..)
3) Politique: Les électeurs en démocratie font la loi
et l'élection des candidats au pouvoir; or il sont
majoritairement,
sinon en faveur, du moins tolérants vis-à-vis de leur
consommation;
ce qui revient à dire qu'il y a des
drogues majoritaires et des drogues minoritaires, ce qui est lié
au hasard des cultures et de leur histoire.
Nous pouvons donc voir que ce qui est déraisonnable peut être expliqué rationnellement; et ce qui apparait déraisonnable est le résultat d'un choix qui met en jeu des critères et des analyses mal fondés ou contradictoires.
Mais comment se fait-il que la majorité des hommes ne s'aperçoive pas de cette déraison(abilité)?
A moins de penser que cette majorité d'hommes est
dépourvuie
de faculté de raisonner, l'interprétation la plus
rationnelle,
est que, pour cette majorité, la lutte contre la consommation de
l'alcool et du tabac apparait, à court terme, subjectivement
plus
coûteuse que les centaines de milliers de
morts que ces drogues provoquent objectivement ("cela n'arrive qu'aux
autres"dit-on, et les morts ne votent plus!)
Parce qu'ils ne consomment pas majoritairement du cannabis, le
coût
de son interdiction est moindre voire nul pour eux; il font alors payer
l'interdiction de la drogue à la minorité de
drogués
stigmatisés afin de se donner bonne conscience vis-à-vis
de la consommation des drogues légales et traditionnelles; leur
sentiment de culpabilité plus ou moins inconscient est ainsi
transféré
sur les consommateurs minoritaires des drogues illégales qu'ils
transforment en bouc-emissaires au service du statu quo qui
préserve
leur vice légal (ce qui est légal n'est pas
forcément
légitime ou
...raisonnable).
Quel doit être le rôle de la réflexion philosophique?
Son rôle est d'aider les acteurs sociaux, grace à
la production de concepts et à la problématisation
qu'elle rend possible, à dégager les contradictions
souvent inconscientes des comportement et des jugements de valeurs qui
les
fondent et d'éclairer leurs choix selon des valeurs plus
explicites
et plus cohérentes afin de rendre ceux-ci plus autonomes (= bien
voir le problème pour le traiter en faisant un choix en
connaissance
des raisons et des
causes); aux citoyens ensuite d'en tirer d'une manière
réfléchie
et critique les décisions qui leur paraissent les plus conformes
au bien ou au moindre mal mutuels; cela suppose des choix entre des
objectifs
valorisés et valorisants qui mettent en jeu, d'une
manière
toujours discutable, la raison dans son rapport aux désirs. A
chacun,
en démocratie, de tirer ensuite, par son vote, en son âme
et conscience, les conséquences politiques de cette
réflexion.
S. Reboul, le 08/10/99.