Peut-on dire: «Tu dois donc tu
peux
? »
Le commandement : « Fais ton devoir sinon gare à la
sanction
! » est un ordre que subit celui à qui il s’adresse,
dès
lors qu’il est accompagné d’une menace extérieure, ordre
qui
vise à inscrire l’action dans le cadre d’une
nécessité
irrésistible et à supprimer sa liberté de choix de
son
auteur. Le pouvoir d’agir qu’implique de faire son devoir, sinon de le
réussir,
est alors la conséquence de la menace et de la peur qu’elle
provoque
et non de la capacité du sujet à s’engager volontairement
à
agir parce qu’il sait qu’il le doit. En ce dernier cas, en effet, le
devoir
qu’il s’impose à lui-même obéit à
l’idée
qu’il se fait de la nécessité du devoir et donc en
obéissant
au devoir il n’obéit qu’à lui-même, tout en sachant
qu’il
pourrait désobéir et refuser de faire son devoir sans
pour
autant être sanctionné, sinon par sa conscience et le
sentiment
éventuel de culpabilité, voire de honte qu’il
éprouverait
en ce cas ; mais il reste libre de choisir son désir de ne pas
faire
son devoir auquel sa propre raison l’oblige, dès lors qu’il peut
toujours
se dire, pour se justifier et tenter d’échapper à sa
mauvaise
conscience voire à cette honte, qu’il déroge à son
devoir
car il ne peut agir par l’effet de ses inclinations
irrésistibles
C’est pour faire prendre conscience de la fragilité de cette
échappatoire
et rappeler qu’aucune inclination de la sensibilité ne peut
être
telle, sauf cas de déraison et donc de folie, qu’elle mette
totalement
hors jeu la pouvoir de la raison, pour résister à un
désir
aussi puissant soit-il, que Kant formule la proposition, non comme un
constat
objectif, mais comme simple appel à et rappel de la
liberté
morale de tout homme : « Tu dois, donc tu peux ! »
¨Etre
libre c’est se croire capable d’agir selon son devoir, c’est donc
d’abord
se croire et se vouloir libre à l’encontre de cette mauvaise foi
par
laquelle celui qui agit contre l’idée qu’il se fait de son
devoir
pense ne pas en être capable, alors même qu’il est
parfaitement
conscient qu’il lui faut agir selon sa raison et non se soumettre
à
son désir.
Mais cette croyance dans le pouvoir de la raison de résister
à
nos inclinations naturelles, voire à la plus primaire d’entre
elles
celle de survivre et à la plus puissante, celle d’être
heureux,
est problématique : même Kant affirme que la
liberté
comme pouvoir de la raison sur soi-même ne peut se prouver ni par
la
logique, ni par l’expérience : elle est un concept
métaphysique
qui, en tant que tel, échappe à notre pouvoir de
connaissance.
Du reste, sur la question de savoir si l’homme dispose
réellement
de ce pouvoir de libre-arbitre sur ses désirs, rappelons que
Spinoza
s’oppose à Descartes, sans que l’on puisse décider qui a
raison
des deux. Même l’exemple du sacrifice vital dans un but
altruiste,
n’est pas probant : nul ne peut dire si ce sacrifice n’est pas
déterminé
par un désir héroïque narcissique (amour propre), ne
serait-ce
que pour tenter vainement de se prouver et de prouver aux autres que
nous
ne sommes pas des animaux mais des êtres supérieurs. (
«
la liberté que tous se vantent de posséder », dit
Spinoza)
en tant que nous sommes libres vis-à-vis de nos tendances
spontanées
toujours naturellement et socialement déterminées, en
particulier
celle de la vanité, passion la plus humaine car liée
à
la conscience de soi, selon Hobbes. Mais si la liberté
c’est
à dire la capacité de faire son devoir dès lors
que
l’on en est conscient n’est qu’une croyance et non une
vérité,
la formule « Tu dois, donc tu peux » peut être
considérée
comme exprimant un simple vœu pieux sans autre effet réel, dans
le
cas le plus favorable où il est cru, que d’orienter le
narcissisme
du sujet de l’action dans un sens favorable au devoir ; ce qui, pour le
coup,
ferait du devoir la conséquence d’un désir
manipulé
par cette croyance au libre-arbitre et non une exigence morale et libre
que
l’on prétend qu’il est….La croyance de la liberté morale
ne
serait alors rien d’autre qu’une illusion suscitée par
l’éducation
reçue visant à conditionner le désir (l’amour
propre)
de telle sorte que le sujet obéisse au devoir, non pas
malgré
son désir, mais à cause de lui, c’est à dire soit
déterminé
par lui à faire son devoir. L’illusion du libre-arbitre
serait-elle
alors liberticide au sens où elle produirait ce qu’elle
dénie
: la détermination du sujet dans l’expression de son
désir
d’Etre ? Mais on peut aussi supposer que cette croyance serait
auto-réalisatrice
dès lors qu’elle ferait que le sujet s’interroge sur le sens et
la
valeur des ses tendances pour les soumettre au contrôle de sa
raison
et qu’alors il se ferait réellement libre par l’effet même
de
la croyance qu’il peut faire ce qu’il doit et qu’il suffit qu’il ait
conscience
de son devoir pour pouvoir le faire. Comment trancher entre les deux
interprétations
? Si cela est possible, c’est à la condition que l’on se
pose
et puisse répondre à trois questions et que l’on
argumente
à partir d’elles, à savoir :
Qu’est-ce que le devoir dans son rapport avec l’action morale selon
Kant
?
Quel est le statut du pouvoir de la raison morale sur nos
inclinations
sensibles selon Kant?
En quoi (à quelles conditions) et dans quelles limites de ce
pouvoir
peut-il être réel et/ou réalisable ou proprement
illusoire
et trompeur?
L’enjeu philosophique de cette problématique est de juger (et
non
pas savoir, ce qui ici excèderait le pouvoir de la raison selon
Kant
lui-même) si l’on a raison ou non de croire au libre-arbitre pour
fonder
la moralité.
1) Du devoir moral comme fondement du
pouvoir
d’agir moralement.
1-1 Du devoir moral. Clarifions un point préalable : le
devoir
moral est tel que si on le distingue, sans nécessairement
l’opposer,
des devoirs sociaux, de même que si l’on distingue la morale au
sens
philosophique de la morale sociale et des mœurs existantes. La morale
philosophique
se veut universelle, c’est à dire valoir sans contradiction pour
tous
les hommes ; c’est la condition de sa rationalité, donc de sa
valeur
philosophique ce que ne sont pas les morales sociales et les devoirs
qu’elles
imposent (sous la menace de mort et/ou d’exclusion) à des
individus
en dehors de la question de savoir s’ils sont légitimes au
regard
de cette exigence. Or la morale philosophique universelle et sans
contradiction
ne peut être telle que si elle refuse toute domination et toute
violence
physique ou psychologique de l’homme sur l’homme et donc que si elle
affirme
comme un principe absolu ( c’est à dire ayant valeur
catégorique,
non-hypothétique et non-conditionnelle) fondateur de toutes les
règles
de comportements mutuels que chacun doit respecter l’humanité en
chacun,
c’est dire toujours considérer chacun comme « fin »
de
l’action, en tant qu’il est un être raisonnable (et non pas un
être
de désir) et donc, en cela seulement libre, et non pas seulement
comme
« moyen » et/ou « instrument » soumis sans
droits
et fins propres (ex : esclavage) à la volonté
déraisonnable
exclusive (sans réciprocité possible), au désir et
à
la puissance dominatrice d’un autre (voire éventuellement de la
sienne
qui agirait comme un autre en lui=> désir passion). Chacun
doit
donc, en tant qu’humain, être respecté comme sujet de
droit
et ne pas être réduit à l’état de simple
objet
de droit, c’est dire au statut juridique et inhumain d’objet
possédé
(cf le débat avec la position d’Aristote sur ce point). L’action
n’est
morale qu’à cette condition ; c’est donc bien le devoir moral du
respect
qui fait la valeur morale de l’action. On voit en quoi la morale
sociale
peut-être philosophiquement immorale dès lors que les
règles
de comportement qu’elle impose légalise la domination de l’homme
sur
l’homme ou sur la femme (éventuellement l’inverse, mais cette
situation
est plus théorique que réelle) Précisons les
conditions
théoriques de la relation du devoir de respecte à
l’action
morale.
1-2 Devoir et action morale Il y a deux manières de
faire son
devoir : l’une consiste à faire son devoir parce que l’on a
socialement,
voire psychologiquement intérêt à le faire et que
faire
son devoir (par exemple venir en aide à autrui dans la
détresse)
est exigé de soi sous la menace de sanction juridique ou
psychologique
(mépris des autres). L’autre consiste à faire son devoir
alors
même que l’on n’a aucun intérêt à le faire,
car
cela exigerait le sacrifice de son bonheur et ou confort, voire de sa
vie
(ex : risquer sa vie pour sauver quelqu’un qui se noie ou renoncer
à
faire carrière et à gagner de l’argent, pour consacrer sa
vie
à des activités humanitaires éprouvantes et peu
reconnues)
; cette deuxième manière seule est morale en cela qu’elle
est
déterminée par la seule conscience du devoir et non par
un
désir égoïste quelconque, ce que sont tous nos
désirs
dès lors qu’ils recherchent toujours une satisfaction et/ou une
gratification
pour soi, même lorsqu’ils la recherchent en contribuant au
bonheur
des autres, sous une forme apparemment altruiste. Il faut donc, selon
Kant
distinguer l’action « conforme eu devoir » qui est
intéressée
et donc égoïste et « l’action par devoir » qui
est
désintéressée car motivée par aucun
désir
du sujet, même le plus généreux ; seule cette
dernière
est véritablement morale ; la première est au mieux
amorale
car peu ou prou hypocrite : elle fait semblant, par
intérêt,
d’être désintéressée. Ainsi c’est la raison
morale
et la loi qu’elle nous impose comme un impératif
catégorique
de l’égal respect universel de l’homme pour l’homme qui est le
critère
unique de la valeur morale de nos actions. En quoi pouvons-nous faire
notre
devoir de cette manière ?
1-3 Devoir moral et pouvoir de la volonté. La raison est
donc
pour Kant supposée capable de déterminer seule nos
actions
et cette capacité est ce que l’on appelle la liberté
comme
autonomie, au contraire du désir toujours
hétéronome,
dès lors qu’il s’impose à nous sans que nous en
décidions
; plus profondément la liberté, au sens
métaphysique
réside dans cette capacité de choisir entre obéir
à
la raison ou rester soumis au désir et elle devient pratique
(effective)
que si elle fait le choix de renoncer (résister) au désir
afin
de ses soumettre à la loi morale. Mais ce qui est en cause est
non
pas le pouvoir sur le monde (liberté extérieure) mais le
pouvoir
sur soi (liberté intérieure). Nos actions morales peuvent
échouer
quant à leur résultat pour des causes extérieures
à
nous ou par incapacité ou incompétence physique ou
intellectuelle
et technique de les mener avec succès, elles n’en sont pas moins
morales
dans leur intention si elles obéissent à la raison et non
au
désir et seule l’intention fait la moralité de l’action.
Conclusion partielle : Si le succès pragmatique de
l’action
ne décide en rien de sa valeur morale alors la formule de Kant
signifie
précisément : Tu dois donc tu peux agir selon une bonne
intention
morale, c’est à dire selon la raison et non le désir ;
cela
ne dépend que de toi et de ton pouvoir sur tes intentions.
Dira-t-on
que l’intention, sans être suivie de l’action ne suffit pas ? En
effet,
une intention qui ne serait pas mise en pratique ne serait rien qu’une
simple
idée sans force sur nous-même et nos désirs : une
idée
vide de tout contenu réel ; mais cette mise en pratique ne vaut
moralement
que si elle manifeste l’effort de celui qui agit en vue de
réaliser
l’intention morale et cet effort découle de sa volonté
raisonnable
elle-même donc la formule « Tu dois, donc tu peux »
signifie
aussi : tu dois et parce que tu dois, tu peux faire l’effort de mettre
l’intention
morale en pratique contre les circonstances extérieures et tes
désirs
même. Sur ce plan de l’effort moral et du pouvoir sur soi
(autonomie)
devoir et pouvoir sont une seule et même chose ; la
différence
éventuelle entre devoir et pouvoir ne tient qu’au pouvoir sur le
monde
: il ne suffit pas, en effet, même si cela est nécessaire,
de
devoir et de pouvoir réussir par exemple à sauver
quelqu’un
en danger, mais le devoir est la condition nécessaire et
suffisante
du pouvoir sur soi comme volonté réelle (pratique et non
pas
pragmatique) d’agir moralement.
Transition critique : Or cette autonomie de la volonté
purement
raisonnable, Kant lui-même en convient, ne va pas de soi : elle
n’est
qu’un postulat non démontrable de la moralité, c’est
à
dire une croyance, selon lui, moralement nécessaire ; non
seulement
on ne peut pas savoir si les intentions d’autrui sont morales, mais on
ne
peut encore moins le savoir (car on est les plus mauvais juges de
soi-même),
en ce qui concerne les siennes. Même les plus grands sacrifices
peuvent
être motivés par des désirs de valorisation
héroïque
de soi, plus ou moins déniés ; voir à ce sujet les
analyses,
percutantes dans leur cynisme, de La Rochefoucault. Kant
reconnaît
du reste l’existence d’un sentiment moral : l’estime de soi ou
sentiment
de sa propre dignité mais il n’en fait que la conséquence
de
l’action morale et non sa cause, c’est à dire l’effet sur la
sensibilité
du pouvoir de la raison. Or, si effet il y a, rien n’interdit de penser
qu’il
est aussi une cause et que l’estime de soi comme variante
moralisée
de l’amour de soi agit par anticipation (peur de la perdre ou honte
imaginée
comme conséquence d’une action immorale) dans notre
capacité
à agir moralement. Kant lui-même va jusqu’à
admettre
que le bonheur est une condition indirecte donc aussi un devoir
indirect
de la moralité ; en effet, celui qui est malheureux et s’y
résigne
se voit plus ou moins incapable d’agir selon sa volonté
raisonnable.
N’est-ce pas faire l’aveu que l’on ne peut dissocier, chez un homme,
autant
qu’on prétend le supposer, le pouvoir de la raison, de sa
volonté
de la force de son désir de s’aimer lui-même? En cela la
position
morale de Kant vaudrait tout autant sinon plus, dit-il lui-même,
pour
des êtres surhumains qui seraient purement raisonnables mais pas
seulement
pour des humains toujours désirant. Les individus
peuvent-ils
faire abstraction de leurs désirs et motivations sensibles pour
agir
? Ne serait-elle pas lors inhumaine et donc déraisonnable, sinon
irrationnelle
? La raison et le désir d’être et de se reconnaître
comme
valeur en tant qu’être libre dans ses actions, ne sont-ils pas
nécessairement
liés et l’éducation morale, pour être efficace, ne
doit-elle
pas s’adresser tout à la fois à la raison (en quoi une
règle
peut-il valoir pour tous ?) qu’à son désir d’être
valorisé
au travers de ses actions morales ? Il convient alors de nous reposer
la
question des rapports entre désir, raison et devoir pour penser
le
pouvoir sur soi-même, c’est à dire des conditions de
possibilité
réalistes et expérimentales de l’autonomie.
2) Désir d’être et pouvoir
sur
soi
2-1 Désir et raison. En l’homme le désir
transcende
et surdétermine le besoin et l’intérêt objectif de
survie
biologique et sociale par cela qu’il est conscient de lui-même et
donc
principalement motivé par l’amour de soi qui peut s’exprimer de
bien
des manières mais qui toutes visent le bonheur comme
contentement
intérieur dans le sentiment et la reconnaissance de sa propre
valeur
(ex : la générosité selon Descartes, comme
sentiment
de sa liberté) ; d’où le fait universel que l’homme est
prêt
à tout, y compris le sacrifice de tout autre besoin
jusqu’à
la mort pour éviter ou compenser l’humiliation subie ; sauf
à
croire que cette humiliation (humilité consentie, voire
désirée)
pourrait être la condition d’une valorisation ultérieure,
voire
posthume (rôle des religions). La passion vaniteuse, selon
Hobbes,
qui peut prendre la forme de la toute puissance et de la violence
généralisée
ou des formes plus raisonnables (pacifiques) est au fondement de toutes
nos
motivations et se déclinent selon des conditions et contraintes
culturelles,
économiques et sociales diverses. C’est dire que la raison est
sans
force contre le sentiment de l’humiliation qui génère la
haine
et le désir de vengeance qui est toujours désir de laver
l’affront
subi. La logique de l’honneur est toujours à l’œuvre dans
l’action
humaine, jusqu’à produire le désir de renverser et/ou
détourner
les valeurs dominantes lorsqu’elles ne sont pas favorables au
désir
de reconnaissance de tels ou tels individus ou groupes (ex : pb de la
violence
et de l’exclusion). La raison, pour être efficace et rendre
possible
une action motivée, ne peut être, d’une manière
latente
ou ouverte, qu’au service du désir de reconnaissance, de
dignité,
voire de l’honneur des individus ce qui revient au même que le
désir
d’être heureux et de s’aimer soi-même. Ainsi pour
être
raisonnable dans nos actions faut-il désirer l’être ou le
devenir
dans le sens non seulement de nos intérêts objectifs
variables
mais surtout dans celui de la reconnaissance positive de soi comme
incarnant
des valeurs jugées générales, c’est à dire
partageables
avec autrui car la reconnaissance de soi implique toujours la
conscience
et le jugement d’autrui. Or ce désir de reconnaissance peut
s’effectuer
selon plusieurs stratégies possibles : soit dominer les autres
par
la menace ou la séduction pour se faire obéir et
respecter,
soit coopérer avec eux en vue de buts communs, soit un mixte des
deux
(ex :diriger en vue du bien commun ou mutuel). Hors ce désir de
puissance
et valorisation de soi, nul ne peut rien, sinon chercher à en
finir
avec une vie impuissante et donc humiliante et. la question est
donc
de savoir en quoi la raison comme faculté de se donner des
règles
de l’action bonne pour autrui et soi, peut servir notre puissance
d’être
et d’agit et si elle nous impose des devoirs.
2-2 Passion et désir: Si la vanité ou amour de
soi est
le désir fondamental des hommes, la question est alors de savoir
comment
éviter la violence et la domination qu’elle génère
spontanément
de telle sorte que chacun ne soit pas en permanence menacé dans
sa
vie et/ou son honneur par n’importe qui désirant s’affirmer
à
ses dépens. Le problème est politique et éthique ;
politique
en tant qu’il engage la question d’une société juste
permettant
à chacun d’être reconnu par les autres sans exercer de
violence
physique (mort biologique) et/ou psychologique ( mépris), en
inscrivant
la compétition entre les individus dans un cadre pacifique et
coopératif
de réciprocité donnant/donnant ou gagnant/gagnant et non
pas
à somme nulle irréversible (gagnant/ perdant dans un
processus
d’exclusion des perdants), et éthique en cela qu’il exige que
chacun
puisse réguler son désir de reconnaissance dans le sens
d’une
réciprocité bienveillante et contractuelle et pour cela
de
s’imposer des règles de renoncement à la violence, au
mensonge
et de fidélité aux engagements contractuels. Ces
règles
sont bien de l’ordre du devoir (commandement intérieur) ; mais
elles
ne peuvent valoir comme conditions régulatrices de l’action
éthique
que si les individus deviennent capables de maîtriser ce
désir
vaniteux en vue de le mieux satisfaire (au moindre coût) dans le
sens
de la réciprocité coopérative et de réduire
la
passion de toute puissance et de vengeance qu’il génère
devant
le moindre conflit d’intérêt et d’honneur. C’est dire que
le
devoir ne peut valoir comme condition déterminante de l’action
éthique
que si le sujet de l’action en perçoit la
nécessité
du point de vue de son désir d’être et de sa
dignité
reconnue. La raison consiste donc à transformer la passion
aveugle
et destructrice en désir actif. Et pour cela elle doit bien se
poser
la question de l’universalité des valeurs (liberté,
égalité,
solidarité), des conditions de leur compatibilité (qui ne
va
pas de soi dans la pratique) et des règles de vie qu’elles
fondent,
car seule cette universalité peut concourir à la
dignité
réciproque des personnes en réduisant le risque de
violence,
de domination et en accroissant les chances d’une coopération
mutuellement
bénéfique et gratifiante pour tous. Le pouvoir sur soi,
le
"tu peux" est donc lié la régulation de notre
désir
de reconnaissance dans le sens de la non-violence, de l’autonomie et de
la
coopération réciproque. C’est à dire de la
pacification
de la vanité passionnelle destructrice et auto-destructrice.
Conclusion partielle : On ne peut dire : « tu dois,
donc
tu peux » au sens où il suffirait de se soumettre à
la
raison pour agir moralement. Il convient au contraire de dire «
tu
peux car tu dois le désirer pour réussir à
inscrire
ton désir dans le cadre de rapports mutuellement satisfaisant
aux
autres et à toi-même ».
Transition : Mais un tel pouvoir sur soi comme capacité
à
réguler le désir de puissance suppose des conditions
sociales
et éducatives favorables dès lors que le désir de
reconnaissance
ne peut être raisonné que si les individus peuvent y
trouver
consciemment leur compte dans le cadre des expériences
relationnelles
négatives et positives qu’ils vivent et ont vécues.
L’éthique
du désir se construit ; il convient alors de dire à
quelles
conditions la conscience du devoir comme régulatrice du
désir
est possible et donc peut à son tour rendre possible un pouvoir
autonome
sur soi. Ce qui revient à s’interroger, loin de toute
fiction
métaphysique absolue et du postulat de la liberté
purement
raisonnable, sur les conditions réalistes d’une pragmatique
(logique
de l’action et de ses règles en vue du succès) efficace
du
désir d’être et de reconnaissance de soi qui seule peut
faire
que la conscience d’un devoir détermine un réel pouvoir
effectif
sur soi.
3) Devoir et pragmatisme
3-1 Le succès comme critère de valeur Le
pragmatisme
est la conception de la connaissance et de l’action qui refuse de
séparer
l’intention ; ses principes et la démarche suivie, de l’exigence
du
succès. On doit juger d’une intention ou d’une idée
à
ses résultats pour soi et les autres comme on juge un arbre
à
ses fruits. La question ici est donc de savoir si un devoir ou une
intention
morale peuvent être bons, sans se soucier des capacités
à
les mettre réellement en œuvre avec succès et quelles que
soient
les conséquences constatées même catastrophiques et
contraires
au but poursuivi de l’action. Si l’on pense que le sens du devoir
suffit
à pouvoir réussir à faire une bonne action on se
trompe
assurément, l’enfer est pavé de bonnes intentions car
souvent
une bonne intention fait plus de mal que de bien (ex : aider quelqu’un
peut
le conduire à renoncer à toute autonomie et compromettre
sa
capacité même d’autonomie), c’est au contraire la bonne
action
; celle dont le résultat améliore la qualité des
relations
humaines qui indique la justesse de l’intention. Un bon usage de
l’égoïsme,
dans la régulation des désirs humains, est souvent plus
efficace
que la croyance que l’on pourrait se libérer de toute influence
de
la sensibilité pour agir en vue du bien des autres. En cela la
croyance
dans le pouvoir absolu de la raison est le plus souvent
contre-performante
: elle démoralise et décourage celui que l’on veut
convaincre
de faire son devoir en refusant de considérer son droit au
bonheur,
c’est à dire à l’expression de son désir de
reconnaissance.
L’expérience montre toujours que l’action bienfaisante et
bienveillante
ne peut être motivée que par l’espoir d’une
récompense,
matérielle et/ou symbolique, sur terre ou au ciel. Même la
religion
la plus sévère a toujours su promettre le paradis pour
encourager
les hommes à s’aimer les uns les autres. « Ce que tu
donnes,
Dieu te le rendra au centuple » C’est dire que l’idée
même
« d’impératif catégorique » est nuisible car
elle
ne contribue en rien à la régulation du désir :
dès
lors qu’elle écarte celui-ci par principe comme motivation de
l’action
bonne, elle détruit tout pouvoir d’agir ! Il faut donc
reconnaître
lucidement que tout impératif est hypothétique et ne vaut
comme
principe et règle d’action effective efficace que comme
condition
du bien-vivre avec soi et les autres, c’est à dire du bonheur et
de
l’amour de soi. Cela est encore plus juste lorsque les conditions de
cette
régulation heureuse font défaut.
3-2 Le sens du devoir découle du droit à la recherche
le
bonheur. La condition d’un devoir éthique réside dans
la
reconnaissance du droit au bonheur de chacun. Dans un contexte
d’exclusion
et de misère sociale du à une trop grande
inégalité
telle qu’elle rend difficile sinon impossible la reconnaissance de la
dignité
de ceux d’en bas, le devoir est un terme vide de toute signification.
La
question est alors politique : seule la justice comme
égalité
en droit et en dignité sociale peut rendre possible la
perception
des devoirs en tant que condition régulatrice du droit au
bonheur
et à la dignité de chacun. Le sens du devoir n’est autre
que
l’expression de la reconnaissance que les autres ont les mêmes
droits
que soi (« ne pas faire à autrui, ce que tu ne voudrais
pas
qu’il te fasse »). Le fondement de nos devoirs, dans une
société
qui fait de l’autonomie et de l’initiative personnelle une valeur
fondatrice,
sont nos droits en tant qu’homme désirant le bonheur ; le droit
fonde
donc le devoir et non l’inverse. C’est dans ce cadre de justice
vécue
qu’une éducation au devoir régulateur du citoyen est
possible.
Il est vain, voire absurde, sans cela, de faire appel à la
conscience
morale et éthique des individus pour réduire le risque de
violence
et accroître leur désir de coopérer. En de telles
conditions
d’injustice et de mépris, ce qu’ils sont censés devoir,
ils
ne le peuvent justement pas, car leur seul désir passionnel est
alors
de faire usage de la violence pour tenter de rétablir leur
honneur
bafoué et du même coup de se valoriser aux yeux de ceux
qui
partagent le même sentiment d’exclusion et de frustration
existentielle,
en rejetant et en détournant à leur profit et contre elle
les
valeurs et les devoirs vécues comme pure hypocrisie de la
société
dont ils se sentent exclus et dans laquelle ils se reconnaissent comme
victimes.
Conclusion générale :
Le « tu dois donc tu peux » n’a d’efficace et donc de
valeur
et de sens pratique que dans les conditions où chacun peut
trouver
dans la société dans laquelle il vit et dans laquelle il
a
été éduqué de quoi accroître sa
puissance
et son autonomie désirante afin de satisfaire au mieux son
désir
de reconnaissance, car c’est en cela qu’il peut reconnaître
comme
un devoir le respect du droit des autres. Les devoirs sont la
conséquence
de la reconnaissance de la réciprocité des droits pour
éviter
la violence et rendre possible une coopération volontaire
(contractuelle)
entre les individus ou ne sont rien que paroles verbales, au mieux
parfaitement
stériles et au pire démoralisantes.
Retour à
la page
d'accueil
2