Peut-on dire: «Tu dois donc tu peux ? »

Le commandement :  « Fais ton devoir sinon gare à la sanction ! » est un ordre que subit celui à qui il s’adresse, dès lors qu’il est accompagné d’une menace extérieure, ordre qui vise à inscrire l’action dans le cadre d’une nécessité irrésistible et à supprimer sa liberté de choix de son auteur. Le pouvoir d’agir qu’implique de faire son devoir, sinon de le réussir, est alors la conséquence de la menace et de la peur qu’elle provoque et non de la capacité du sujet à s’engager volontairement à agir parce qu’il sait qu’il le doit. En ce dernier cas, en effet, le devoir qu’il s’impose à lui-même obéit à l’idée qu’il se fait de la nécessité du devoir et donc en obéissant au devoir il n’obéit qu’à lui-même, tout en sachant qu’il pourrait désobéir et refuser de faire son devoir sans pour autant être sanctionné, sinon par sa conscience et le sentiment éventuel de culpabilité, voire de honte qu’il éprouverait en ce cas ; mais il reste libre de choisir son désir de ne pas faire son devoir auquel sa propre raison l’oblige, dès lors qu’il peut toujours se dire, pour se justifier et tenter d’échapper à sa mauvaise conscience voire à cette honte, qu’il déroge à son devoir car il ne peut agir par l’effet de ses inclinations irrésistibles C’est pour faire prendre conscience de la fragilité de cette échappatoire et rappeler qu’aucune inclination de la sensibilité ne peut être telle, sauf cas de déraison et donc de folie, qu’elle mette totalement hors jeu la pouvoir de la raison, pour résister à un désir aussi puissant soit-il, que Kant formule la proposition, non comme un constat objectif, mais comme simple appel à et rappel de la liberté morale de tout homme : « Tu dois, donc tu peux ! » ¨Etre libre c’est se croire capable d’agir selon son devoir, c’est donc d’abord se croire et se vouloir libre à l’encontre de cette mauvaise foi par laquelle celui qui agit contre l’idée qu’il se fait de son devoir pense ne pas en être capable, alors même qu’il est parfaitement conscient qu’il lui faut agir selon sa raison et non se soumettre à son désir.

Mais cette croyance dans le pouvoir de la raison de résister à nos inclinations naturelles, voire à la plus primaire d’entre elles celle de survivre et à la plus puissante, celle d’être heureux, est problématique : même Kant affirme que la liberté comme pouvoir de la raison sur soi-même ne peut se prouver ni par la logique, ni par l’expérience : elle est un concept métaphysique qui, en tant que tel, échappe à notre pouvoir de connaissance. Du reste, sur la question de savoir si l’homme dispose réellement de ce pouvoir de libre-arbitre sur ses désirs, rappelons que Spinoza s’oppose à Descartes, sans que l’on puisse décider qui a raison des deux. Même l’exemple du sacrifice vital dans un but altruiste, n’est pas probant : nul ne peut dire si ce sacrifice n’est pas déterminé par un désir héroïque narcissique (amour propre), ne serait-ce que pour tenter vainement de se prouver et de prouver aux autres que nous ne sommes pas des animaux mais des êtres supérieurs. ( « la liberté que tous se vantent de posséder », dit Spinoza) en tant que nous sommes libres vis-à-vis de nos tendances spontanées toujours naturellement et socialement déterminées, en particulier celle de la vanité, passion la plus humaine car liée à la conscience de soi, selon  Hobbes. Mais si la liberté c’est à dire la capacité de faire son devoir dès lors que l’on en est conscient n’est qu’une croyance et non une vérité, la formule « Tu dois, donc tu peux » peut être considérée comme exprimant un simple vœu pieux sans autre effet réel, dans le cas le plus favorable où il est cru, que d’orienter le narcissisme du sujet de l’action dans un sens favorable au devoir ; ce qui, pour le coup, ferait du devoir la conséquence d’un désir manipulé par cette croyance au libre-arbitre et non une exigence morale et libre que l’on prétend qu’il est….La croyance de la liberté morale ne serait alors rien d’autre qu’une illusion suscitée par l’éducation reçue visant à conditionner le désir (l’amour propre) de telle sorte que le sujet obéisse au devoir, non pas malgré son désir, mais à cause de lui, c’est à dire soit déterminé par lui à faire son devoir. L’illusion du libre-arbitre serait-elle alors liberticide au sens où elle produirait ce qu’elle dénie : la détermination du sujet dans l’expression de son désir d’Etre ? Mais on peut aussi supposer que cette croyance serait auto-réalisatrice dès lors qu’elle ferait que le sujet s’interroge sur le sens et la valeur des ses tendances pour les soumettre au contrôle de sa raison et qu’alors il se ferait réellement libre par l’effet même de la croyance qu’il peut faire ce qu’il doit et qu’il suffit qu’il ait conscience de son devoir pour pouvoir le faire. Comment trancher entre les deux interprétations ?  Si cela est possible, c’est à la condition que l’on se pose et puisse répondre à trois questions et que l’on argumente à partir d’elles, à savoir :
Qu’est-ce que le devoir dans son rapport avec l’action morale selon Kant ?
Quel est le statut du  pouvoir de la raison morale sur nos inclinations sensibles selon Kant?
En quoi (à quelles conditions) et dans quelles limites de ce pouvoir peut-il être réel et/ou réalisable ou proprement illusoire et trompeur?
L’enjeu philosophique de cette problématique est de juger (et non pas savoir, ce qui ici excèderait le pouvoir de la raison selon Kant lui-même) si l’on a raison ou non de croire au libre-arbitre pour fonder la moralité.


1) Du devoir moral comme fondement du pouvoir d’agir moralement.

1-1 Du devoir moral. Clarifions un point préalable : le devoir moral est tel que si on le distingue, sans nécessairement l’opposer, des devoirs sociaux, de même que si l’on distingue la morale au sens philosophique de la morale sociale et des mœurs existantes. La morale philosophique se veut universelle, c’est à dire valoir sans contradiction pour tous les hommes ; c’est la condition de sa rationalité, donc de sa valeur philosophique ce que ne sont pas les morales sociales et les devoirs qu’elles imposent (sous la menace de mort et/ou d’exclusion) à des individus en dehors de la question de savoir s’ils sont légitimes au regard de cette exigence. Or la morale philosophique universelle et sans contradiction ne peut être telle que si elle refuse toute domination et toute violence physique ou psychologique de l’homme sur l’homme et donc que si elle affirme comme un principe absolu ( c’est à dire ayant valeur catégorique, non-hypothétique et non-conditionnelle) fondateur de toutes les règles de comportements mutuels que chacun doit respecter l’humanité en chacun, c’est dire toujours considérer chacun comme « fin » de l’action, en tant qu’il est un être raisonnable (et non pas un être de désir) et donc, en cela seulement libre, et non pas seulement comme « moyen » et/ou « instrument » soumis sans droits et fins propres (ex : esclavage) à la volonté déraisonnable exclusive (sans réciprocité possible), au désir et à la puissance dominatrice d’un autre (voire éventuellement de la sienne qui agirait comme un autre en lui=> désir passion). Chacun doit donc, en tant qu’humain, être respecté comme sujet de droit et ne pas être réduit à l’état de simple objet de droit, c’est dire au statut juridique et inhumain d’objet possédé (cf le débat avec la position d’Aristote sur ce point). L’action n’est morale qu’à cette condition ; c’est donc bien le devoir moral du respect qui fait la valeur morale de l’action. On voit en quoi la morale sociale peut-être philosophiquement immorale dès lors que les règles de comportement qu’elle impose légalise la domination de l’homme sur l’homme ou sur la femme (éventuellement l’inverse, mais cette situation est plus théorique que réelle) Précisons les conditions théoriques de la relation du devoir de respecte à l’action morale.

1-2 Devoir et action morale Il y a deux manières de faire son devoir : l’une consiste à faire son devoir parce que l’on a socialement, voire psychologiquement intérêt à le faire et que faire son devoir (par exemple venir en aide à autrui dans la détresse) est exigé de soi sous la menace de sanction juridique ou psychologique (mépris des autres). L’autre consiste à faire son devoir alors même que l’on n’a aucun intérêt à le faire, car cela exigerait le sacrifice de son bonheur et ou confort, voire de sa vie (ex : risquer sa vie pour sauver quelqu’un qui se noie ou renoncer à faire carrière et à gagner de l’argent, pour consacrer sa vie à des activités humanitaires éprouvantes et peu reconnues) ; cette deuxième manière seule est morale en cela qu’elle est  déterminée par la seule conscience du devoir et non par un désir égoïste quelconque, ce que sont tous nos désirs dès lors qu’ils recherchent toujours une satisfaction et/ou une gratification pour soi, même lorsqu’ils la recherchent en contribuant au bonheur des autres, sous une forme apparemment altruiste. Il faut donc, selon Kant distinguer l’action « conforme eu devoir » qui est intéressée et donc égoïste et « l’action par devoir » qui est désintéressée car motivée par aucun désir du sujet, même le plus généreux ; seule cette dernière est véritablement morale ; la première est au mieux amorale car peu ou prou hypocrite : elle fait semblant, par intérêt, d’être désintéressée. Ainsi c’est la raison morale et la loi qu’elle nous impose comme un impératif catégorique de l’égal respect universel de l’homme pour l’homme qui est le critère unique de la valeur morale de nos actions. En quoi pouvons-nous faire notre devoir de cette manière ?

1-3 Devoir moral et pouvoir de la volonté. La raison est donc pour Kant supposée capable de déterminer seule nos actions et cette capacité est ce que l’on appelle la liberté comme autonomie, au contraire du désir toujours hétéronome, dès lors qu’il s’impose à nous sans que nous en décidions ; plus profondément la liberté, au sens métaphysique réside dans cette capacité de choisir entre obéir à la raison ou rester soumis au désir et elle devient pratique (effective) que si elle fait le choix de renoncer (résister) au désir afin de ses soumettre à la loi morale. Mais ce qui est en cause est non pas le pouvoir sur le monde (liberté extérieure) mais le pouvoir sur soi (liberté intérieure). Nos actions morales peuvent échouer quant à leur résultat pour des causes extérieures à nous ou par incapacité ou incompétence physique ou intellectuelle et technique de les mener avec succès, elles n’en sont pas moins morales dans leur intention si elles obéissent à la raison et non au désir et seule l’intention fait la moralité de l’action.
Conclusion partielle : Si le succès pragmatique de l’action ne décide en rien de sa valeur morale alors la formule de Kant signifie précisément : Tu dois donc tu peux agir selon une bonne intention morale, c’est à dire selon la raison et non le désir ; cela ne dépend que de toi et de ton pouvoir sur tes intentions. Dira-t-on que l’intention, sans être suivie de l’action ne suffit pas ? En effet, une intention qui ne serait pas mise en pratique ne serait rien qu’une simple idée sans force sur nous-même et nos désirs : une idée vide de tout contenu réel ; mais cette mise en pratique ne vaut moralement que si elle manifeste l’effort de celui qui agit en vue de réaliser l’intention morale et cet effort découle de sa volonté raisonnable elle-même donc la formule « Tu dois, donc tu peux » signifie aussi : tu dois et parce que tu dois, tu peux faire l’effort de mettre l’intention morale en pratique contre les circonstances extérieures et tes désirs même. Sur ce plan de l’effort moral et du pouvoir sur soi (autonomie) devoir et pouvoir sont une seule et même chose ; la différence éventuelle entre devoir et pouvoir ne tient qu’au pouvoir sur le monde : il ne suffit pas, en effet, même si cela est nécessaire, de devoir et de pouvoir réussir par exemple à sauver quelqu’un en danger, mais le devoir est la condition nécessaire et suffisante du pouvoir sur soi comme volonté réelle (pratique et non pas pragmatique) d’agir moralement.

Transition critique : Or cette autonomie de la volonté purement raisonnable, Kant lui-même en convient, ne va pas de soi : elle n’est qu’un postulat non démontrable de la moralité, c’est à dire une croyance, selon lui, moralement nécessaire ; non seulement on ne peut pas savoir si les intentions d’autrui sont morales, mais on ne peut encore moins le savoir (car on est les plus mauvais juges de soi-même), en ce qui concerne les siennes. Même les plus grands sacrifices peuvent être motivés par des désirs de valorisation héroïque de soi, plus ou moins déniés ; voir à ce sujet les analyses, percutantes dans leur cynisme, de La Rochefoucault. Kant reconnaît du reste l’existence d’un sentiment moral : l’estime de soi ou sentiment de sa propre dignité mais il n’en fait que la conséquence de l’action morale et non sa cause, c’est à dire l’effet sur la sensibilité du pouvoir de la raison. Or, si effet il y a, rien n’interdit de penser qu’il est aussi une cause et que l’estime de soi comme variante moralisée de l’amour de soi agit par anticipation (peur de la perdre ou honte imaginée comme conséquence d’une action immorale) dans notre capacité à agir moralement. Kant lui-même va jusqu’à admettre que le bonheur est une condition indirecte donc aussi un devoir indirect de la moralité ; en effet, celui qui est malheureux et s’y résigne se voit plus ou moins incapable d’agir selon sa volonté raisonnable. N’est-ce pas faire l’aveu que l’on ne peut dissocier, chez un homme, autant qu’on prétend le supposer, le pouvoir de la raison, de sa volonté  de la force de son désir de s’aimer lui-même? En cela la position morale de Kant vaudrait tout autant sinon plus, dit-il lui-même, pour des êtres surhumains qui seraient purement raisonnables mais pas seulement pour des humains toujours désirant.  Les individus peuvent-ils faire abstraction de leurs désirs et motivations sensibles pour agir ? Ne serait-elle pas lors inhumaine et donc déraisonnable, sinon irrationnelle ? La raison et le désir d’être et de se reconnaître comme valeur en tant qu’être libre dans ses actions, ne sont-ils pas nécessairement liés et l’éducation morale, pour être efficace, ne doit-elle pas s’adresser tout à la fois à la raison (en quoi une règle peut-il valoir pour tous ?) qu’à son désir d’être valorisé au travers de ses actions morales ? Il convient alors de nous reposer la question des rapports entre désir, raison et devoir pour penser le pouvoir sur soi-même, c’est à dire des conditions de possibilité réalistes et expérimentales de l’autonomie.


2) Désir d’être et pouvoir sur soi

2-1 Désir et raison. En l’homme le désir transcende et surdétermine le besoin et l’intérêt objectif de survie biologique et sociale par cela qu’il est conscient de lui-même et donc principalement motivé par l’amour de soi qui peut s’exprimer de bien des manières mais qui toutes visent le bonheur comme contentement intérieur dans le sentiment et la reconnaissance de sa propre valeur  (ex : la générosité selon Descartes, comme sentiment de sa liberté) ; d’où le fait universel que l’homme est prêt à tout, y compris le sacrifice de tout autre besoin  jusqu’à la mort pour éviter ou compenser l’humiliation subie ; sauf à croire que cette humiliation (humilité consentie, voire désirée) pourrait être la condition d’une valorisation ultérieure, voire posthume (rôle des religions). La passion vaniteuse, selon Hobbes, qui peut prendre la forme de la toute puissance et de la violence généralisée ou des formes plus raisonnables (pacifiques) est au fondement de toutes nos motivations et se déclinent selon des conditions et contraintes culturelles, économiques et sociales diverses. C’est dire que la raison est sans force contre le sentiment de l’humiliation qui génère la haine et le désir de vengeance qui est toujours désir de laver l’affront subi. La logique de l’honneur est toujours à l’œuvre dans l’action humaine, jusqu’à produire le désir de renverser et/ou détourner les valeurs dominantes lorsqu’elles ne sont pas favorables au désir de reconnaissance de tels ou tels individus ou groupes (ex : pb de la violence et de l’exclusion). La raison, pour être efficace et rendre possible une action motivée, ne peut être, d’une manière latente ou ouverte, qu’au service du désir de reconnaissance, de dignité, voire de l’honneur des individus ce qui revient au même que le désir d’être heureux et de s’aimer soi-même. Ainsi pour être raisonnable dans nos actions faut-il désirer l’être ou le devenir dans le sens non seulement de nos intérêts objectifs variables  mais surtout dans celui de la reconnaissance positive de soi comme incarnant des valeurs jugées générales, c’est à dire partageables avec autrui car la reconnaissance de soi implique toujours la conscience et le jugement d’autrui. Or ce désir de reconnaissance peut s’effectuer selon plusieurs stratégies possibles : soit dominer les autres par la menace ou la séduction pour se faire obéir et respecter, soit coopérer avec eux en vue de buts communs, soit un mixte des deux (ex :diriger en vue du bien commun ou mutuel). Hors ce désir de puissance et valorisation de soi, nul ne peut rien, sinon chercher à en finir avec une vie impuissante et donc  humiliante et. la question est donc de savoir en quoi la raison comme faculté de se donner des règles de l’action bonne pour autrui et soi, peut servir notre puissance d’être et d’agit et si elle nous impose des devoirs.

2-2 Passion et désir: Si la vanité ou amour de soi est le désir fondamental des hommes, la question est alors de savoir comment éviter la violence et la domination qu’elle génère spontanément de telle sorte que chacun ne soit pas en permanence menacé dans sa vie et/ou son honneur par n’importe qui désirant s’affirmer à ses dépens. Le problème est politique et éthique ; politique en tant qu’il engage la question d’une société juste permettant à chacun d’être reconnu par les autres sans exercer de violence physique (mort biologique) et/ou psychologique ( mépris), en inscrivant la compétition entre les individus dans un cadre pacifique et coopératif de réciprocité donnant/donnant ou gagnant/gagnant et non pas à somme nulle irréversible (gagnant/ perdant dans un processus d’exclusion des perdants), et éthique en cela qu’il exige que chacun puisse réguler son désir de reconnaissance dans le sens d’une réciprocité bienveillante et contractuelle et pour cela de s’imposer des règles de renoncement à la violence, au mensonge et de fidélité aux engagements contractuels. Ces règles sont bien de l’ordre du devoir (commandement intérieur) ; mais elles ne peuvent valoir comme conditions régulatrices de l’action éthique que si les individus deviennent capables de maîtriser ce désir vaniteux en vue de le mieux satisfaire (au moindre coût) dans le sens de la réciprocité coopérative et de réduire la passion de toute puissance et de vengeance qu’il génère devant le moindre conflit d’intérêt et d’honneur. C’est dire que le devoir ne peut valoir comme condition déterminante de l’action éthique que si le sujet de l’action en perçoit la nécessité du point de vue de son désir d’être et de sa dignité reconnue. La raison consiste donc à transformer la passion aveugle et destructrice en désir actif. Et pour cela elle doit bien se poser la question de l’universalité des valeurs (liberté, égalité, solidarité), des conditions de leur compatibilité (qui ne va pas de soi dans la pratique) et des règles de vie qu’elles fondent, car seule cette universalité peut concourir à la dignité réciproque des personnes en réduisant le risque de violence, de domination et en accroissant les chances d’une coopération mutuellement bénéfique et gratifiante pour tous. Le pouvoir sur soi, le "tu peux" est donc lié la régulation de notre désir de reconnaissance dans le sens de la non-violence, de l’autonomie et de la coopération réciproque. C’est à dire de la pacification de la vanité passionnelle destructrice et auto-destructrice.

Conclusion partielle :  On ne peut dire : « tu dois, donc tu peux » au sens où il suffirait de se soumettre à la raison pour agir moralement. Il convient au contraire de dire « tu peux car tu dois le désirer pour réussir à inscrire ton désir dans le cadre de rapports mutuellement satisfaisant aux autres et à toi-même ».
Transition : Mais un tel pouvoir sur soi comme capacité à réguler le désir de puissance suppose des conditions sociales et éducatives favorables dès lors que le désir de reconnaissance ne peut être raisonné que si les individus peuvent y trouver consciemment leur compte dans le cadre des expériences relationnelles négatives et positives qu’ils vivent et ont vécues. L’éthique du désir se construit ; il convient alors de dire à quelles conditions la conscience du devoir comme régulatrice du désir est possible et donc peut à son tour rendre possible un pouvoir autonome sur soi. Ce qui revient à s’interroger, loin de toute fiction  métaphysique absolue et du postulat de la liberté purement raisonnable, sur les conditions réalistes d’une pragmatique (logique de l’action et de ses règles en vue du succès) efficace du désir d’être et de reconnaissance de soi qui seule peut faire que la conscience d’un devoir détermine un réel pouvoir effectif sur soi.

3) Devoir et pragmatisme

3-1 Le succès comme critère de valeur Le pragmatisme est la conception de la connaissance et de l’action qui refuse de séparer l’intention ; ses principes et la démarche suivie, de l’exigence du succès. On doit juger d’une intention ou d’une idée à ses résultats pour soi et les autres comme on juge un arbre à ses fruits. La question ici est donc de savoir si un devoir ou une intention morale peuvent être bons, sans se soucier des capacités à les mettre réellement en œuvre avec succès et quelles que soient les conséquences constatées même catastrophiques et contraires au but poursuivi de l’action. Si l’on pense que le sens du devoir suffit à pouvoir réussir à faire une bonne action on se trompe assurément, l’enfer est pavé de bonnes intentions car souvent une bonne intention fait plus de mal que de bien (ex : aider quelqu’un peut le conduire à renoncer à toute autonomie et compromettre sa capacité même d’autonomie), c’est au contraire la bonne action ; celle dont le résultat améliore la qualité des relations humaines qui indique la justesse de l’intention. Un bon usage de l’égoïsme, dans la régulation des désirs humains, est souvent plus efficace que la croyance que l’on pourrait se libérer de toute influence de la sensibilité pour agir en vue du bien des autres. En cela la croyance dans le pouvoir absolu de la raison est le plus souvent contre-performante : elle démoralise et décourage celui que l’on veut convaincre de faire son devoir en refusant de considérer son droit au bonheur, c’est à dire à l’expression de son désir de reconnaissance. L’expérience montre toujours que l’action bienfaisante et bienveillante ne peut être motivée que par l’espoir d’une récompense, matérielle et/ou symbolique, sur terre ou au ciel. Même la religion la plus sévère a toujours su promettre le paradis pour encourager les hommes à s’aimer les uns les autres. « Ce que tu donnes, Dieu te le rendra au centuple » C’est dire que l’idée même « d’impératif catégorique » est nuisible car elle ne contribue en rien à la régulation du désir : dès lors qu’elle écarte celui-ci par principe comme motivation de l’action bonne, elle détruit tout pouvoir d’agir ! Il faut donc reconnaître lucidement que tout impératif est hypothétique et ne vaut comme principe et règle d’action effective efficace que comme condition du bien-vivre avec soi et les autres, c’est à dire du bonheur et de l’amour de soi. Cela est encore plus juste lorsque les conditions de cette régulation heureuse font défaut.

3-2 Le sens du devoir découle du droit à la recherche le bonheur. La condition d’un devoir éthique réside dans la reconnaissance du droit au bonheur de chacun. Dans un contexte d’exclusion et de misère sociale du à une trop grande inégalité telle qu’elle rend difficile sinon impossible la reconnaissance de la dignité de ceux d’en bas, le devoir est un terme vide de toute signification. La question est alors politique : seule la justice comme égalité en droit et en dignité sociale peut rendre possible la perception des devoirs en tant que condition régulatrice du droit au bonheur et à la dignité de chacun. Le sens du devoir n’est autre que l’expression de la reconnaissance que les autres ont les mêmes droits que soi (« ne pas faire à autrui, ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse »). Le fondement de nos devoirs, dans une société qui fait de l’autonomie et de l’initiative personnelle une valeur fondatrice, sont nos droits en tant qu’homme désirant le bonheur ; le droit fonde donc le devoir et non l’inverse. C’est dans ce cadre de justice vécue qu’une éducation au devoir régulateur du citoyen est possible. Il est vain, voire absurde, sans cela, de faire appel à la conscience morale et éthique des individus pour réduire le risque de violence et accroître leur désir de coopérer. En de telles conditions d’injustice et de mépris, ce qu’ils sont censés devoir, ils ne le peuvent justement pas, car leur seul désir passionnel est alors de faire usage de la violence pour tenter de rétablir leur honneur bafoué et du même coup de se valoriser aux yeux de ceux qui partagent le même sentiment d’exclusion et de frustration existentielle, en rejetant et en détournant à leur profit et contre elle les valeurs et les devoirs vécues comme pure hypocrisie de la société dont ils se sentent exclus et dans laquelle ils se reconnaissent comme victimes.

Conclusion générale :

Le « tu dois donc tu peux » n’a d’efficace et donc de valeur et de sens pratique que dans les conditions où chacun peut trouver dans la société dans laquelle il vit et dans laquelle il a été éduqué de quoi accroître sa puissance et son autonomie désirante afin de satisfaire au mieux son désir de reconnaissance, car  c’est en cela qu’il peut reconnaître comme un devoir le respect du droit des autres. Les devoirs sont la conséquence de la reconnaissance de la réciprocité des droits pour éviter la violence et rendre possible une coopération volontaire (contractuelle) entre les individus ou ne sont rien que paroles verbales, au mieux parfaitement stériles et au pire démoralisantes.
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