Descartes et la philosophie ; étude d’un texte tiré des "Principes de la philosophie" (1644)
 

"J'aurais voulu premièrement y expliquer ce que c'est que la philosophie, en commençant par les choses les plus vulgaires, comme sont que ce mot de philosophie signifie l'étude de la sagesse, et que parla sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir  tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts ; et qu’afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu’elle soit déduite  des premières causes, en sorte que pour étudier à l'acquérir, ce qui se nomme proprement philosopher, il faut commencer par la recherche de ces premières causes, c'est-à-dire des principes; et que ces principes doivent avoir deux conditions : l'une, qu'ils soient si clairs et si évidents que l'esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu'il s'applique avec attention à les considérer; l'autre, que ce soit d'eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu'ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux; et qu'après cela il faut tâcher de déduire tellement de ces principes la connaissance des choses qui en dépendent, qu'il n'y ait rien dans la suite des déductions qu'on en fait qui ne soit très manifeste. (... )
J'aurais ensuite fait considérer l'utilité de cette philosophie, et montré que, puisqu'elle s'étend à tout ce que l'esprit humain peut savoir, on doit croire que c'est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d'autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux; et ainsi que c'est le plus grand bien qui puisse être dans un État que d'avoir de vrais philosophes.  Et outre cela que, pour chaque homme en particulier, il n'est pas seulement utile de vivre avec ceux qui s'appliquent à cette étude, mais qu'il est incomparablement meilleur de s'y appliquer soi-même; comme sans doute il vaut beaucoup mieux se servir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir par même moyen de la beauté des couleurs et de la lumière, que non pas de les avoir fermés et suivre la conduite d'un autre; mais ce dernier est encore meilleur que les tenir fermés et n'avoir que soi pour se conduire. Or, c'est proprement les veux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance celles qu'on trouve par la philosophie; et, enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n'est l’usage de nos yeux pour guider nos pas.  Les bêtes brutes, qui n'ont que leur corps à conserver, s'occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir; mais les hommes, dont la principale partie est l'esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture.."
 

Introduction :

Le texte de Descartes se présente comme une défense et une illustration de la philosophie telle que Descartes lui-même la conçoit. La philosophie, en effet s’est toujours trouvée confrontée à un certain nombre de critiques quand ce n’est pas à la répression de la part des pouvoirs et institutions idéologiques et politiques établies: sa prétention à parvenir à la vérité par le moyen de la raison heurte en effet les préjugés et les opinions communes et plus profondément encore l’autorité de ceux qui en font usage pour se maintenir au pouvoir, tant temporel que spirituel. De deux choses l’une en effet : soit la vérité (accord entre ce qu’on pense et ce qui est) vient de Dieu où de ceux qui prétendent le représenter sur terre (prêtres ou rois) et est l’objet d’une révélation incontestable à laquelle tous doivent se soumettre inconditionnellement (exemple : « le soleil tourne autour de le terre, car cela est écrit dans le bible »), sans même parfois pouvoir la comprendre (les fameux « mystères » de la religion), soit elle est le résultat de l’effort des hommes et d’abord de chacun d’entre eux , car toute réflexion ne peut être qu’individuelle, à mettre en ordre et à démontrer et/ou prouver d’une manière rationnelle (non-contradictoire) la valeur de vérité et/ou de justesse de ses représentations du monde et de la vie. Dans ce cas la raison se fait critique des idées toutes faites et refuse par principe de se soumettre à quelque norme et autorité supérieures que ce soit pour juger de vrai et du faux, du bien et du mal et du juste et de l’injuste. Après la condamnation des thèses de Galilée (la terre tourne autour du soleil et non l’inverse) par l’église catholique (1633) la science rationnelle naissante est non seulement attaquée et réprimée dans une de ses hypothèses particulières  centrales mais elle devient victime dans son ensemble, c’est à dire dans sa prétention autonome à la vérité, de la volonté de l’église de la réduire à n’être plus qu’une servante de la religion , en faisant de la la foi et des textes sacrés (indiscutables) les guides absolus et irrévocables de la raison. Mais du même coup la vérité de la foi et la vérité de la science s’affirment comme incompatibles, dès lors que celle-ci cherche à s’affranchir de la sujétion de celle-là. Or, et c’est là la problème de Descartes, pour lui c’est la science qui a raison contre la foi dès lors que celle-ci semble contredire celle-là en ce qui concerne les choses de la nature « que l’homme peut savoir’ » par lui-même grâce à sa raison. Il lui faut donc construire l’idée d’une science (la philosophie idéale) dont la vérité rationnelle soit telle qu’elle devienne incontestable, c’est à dire totalement démontrable à partir des évidences universelles de la raison humaine, de telle sorte que celle-ci, don de Dieu aux hommes, soit admise comme le seul fondement légitime du savoir humain. Contre ceux donc qui doutent du pouvoir de la raison à trouver par elle même la vérité, Descartes doit établir la légitimité de ce pouvoir et définir en quoi la philosophie est capable de le faire. De plus cette connaissance rationnelle systématique et unifiée du monde est le seul moyen par lequel l’homme peut se rendre comme maître et possesseur de la nature, car elle est la seule à nous faire connaître les causes naturelles sur lesquelles on peut agir soi-même pour produire des effets souhaitées et éviter les conséquences nuisibles des forces naturelles ; enfin, au delà de son usage technique, par cette connaissance purement humaine, l’homme peut connaître des joies incomparables à se reconnaître comme capable de connaître le monde dans sa vérité ordonnée et donc sa beauté.

Il convient donc de lire et d’étudier ce texte pour dégager les arguments de Descartes en tant qu’ils inaugurent la pensée moderne, comme pensée des Lumières et des individus (le cogito) dans leur effort pour se libérer de l’obscurantisme magico-religieux et des pratiques inefficaces, voire dangereuses pour la connaissance et le bien-vivre qu’il génère. Quitte, dans un commentaire critique ultérieur, à considérer les limites d’un tel projet au regard de l’histoire et de la pratique scientifique elle-même. L’enjeu du texte est donc bien la question de savoir si l’homme, grâce à la philosophie, peut penser le monde et sa vie par lui-même en tant qu’il dispose de la raison universelle et donc sortir du religieux, comme soumission au sacré, aux mystères et obligations et interdits irrationnels qu’il impose, pour mieux vivre, c’est à dire plus heureux (content de soi) et plus libre (plus autonome), ici-bas.

 Etude du texte

1)  Etude globale

Descartes après avoir proposé une définition générale et idéale de la philosophie qui reprend et précise l’étymologie même du mot (« étude de la sagesse ») s’emploie à analyser en quoi elle peut réaliser cet idéal de « connaissance parfaite » de « tout ce que l’homme peut savoir ». Dans une deuxième partie du texte il va décliner les conséquences heureuses de la philosophie pour les états et les sociétés en tant qu’elle participe du progrès de la civilisation (utilité politique) d’abord et pour les individus ensuite en tant qu’elle est une condition essentielle de la mise en œuvre du libre-arbitre, propre de l’homme en tant que sujet qui pense (cogito) , et du bonheur dans le rapport au monde («jouir de sa beauté) et à soi par la reconnaissance de la puissance de son esprit qu’elle provoque.
De cette analyse rapide de l’enchaînement, selon un plan analytique, des idées du texte on peut tirer 3 questions dont l’analyse conceptuelle nous permettra de préciser et d’expliquer les réponses argumentées de l’auteur. :
- Qu’est que la philosophie pour Descartes ?
- En quoi est-elle une connaissance parfaite, c’est à dire nécessairement vraie et selon quelle idée de la vérité ?
- Quelle est son utilité, pour les sociétés d’abord et les individus ensuite et selon quelles idées de la civilisation et du bonheur ?
 

2) Etude conceptuelle

2-1  Qu’est ce que la philosophie ?

« J'aurais voulu premièrement y expliquer ce que c'est que la philosophie, en commençant par les choses les plus vulgaires, comme sont que ce mot de philosophie signifie l'étude de la sagesse, et que parla sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir  tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts »

Explication: Dans cette phrase où tous ses arguments en faveur de la philosophie sont condensés, Descartes reprend, pour la préciser, la définition classique : le philosophe est l’ami de la sagesse en tant qu’il l’étudie afin de devenir plus sage ; mais il prend soin de distinguer deux modalités de la sagesse : celle vulgaire, populaire, empirique qui la réduit à la seule prudence dans les affaires, c’est à dire dans les activités extérieures par opposition à l’amélioration de notre esprit et de ses capacités à connaître. Or la prudence populaire traditionnelle est par nature liée à l’expérience du passé : il s’agit d’éviter les dangers en évitant d’innover, c’est à dire en répétant ce que les anciens ont toujours fait et qui semble avoir fait ses preuves. L’inconnu est angoissant car par définition il n’est pas maîtrisable : innover comporte donc toujours un risque incalculable ; contre un tel risque, ce que l’on appellerait aujourd’hui le principe de précaution nous incite à refuser tout progrès dans nos possibilités d’action et par ce refus à renoncer même à connaître le monde dans ses lois et ses causes car une telle connaissance ouvrirait la porte à l’innovation par nature inquiétante pour la plupart de ceux qui ne disposent pas eux-même de cette connaissance . La sagesse traditionnelle ne se fie qu’aux résultats plus ou moins positifs des actions passées, sans en connaître les vraies causes, elle est donc par essence conservatrice, voire réactionnaire : elle prends la conformité superficielle aux traditions du passé  comme critère de valeur pour juger des actions présentes. Mais à ce compte elle renonce à améliorer la condition des hommes quand elle ne perpétue pas des procédés et des procédures d’action contre-performants par le seul fait qu’ils semblent avoir été efficaces dans le passé. Or pour Descartes, l’homme doit se rendre comme « maître et possesseur de la nature » (y compris de la sienne) afin d’éviter les dangers que sont la maladie (par prévention), la violence (par la morale) et mieux exploiter les forces de la nature en un sens favorable à la volonté agissante des individus (par la mécanique). Or La médecine préventive implique la connaissance précise des conditions (causes) de la santé pour réduire le risque de maladie et cela est plus efficace que l’application aveugle quant aux causes réelles de techniques mal établies pour la traiter lorsqu’elle est déclarée (médecine traditionnelle, voire magique) ; la morale exige la connaissance des passions négatives violentes qui prennent naissance dans le corps pour  soumettre l’esprit à sa pression alors que seul il peut juger de ce qui est bon , afin de restaurer le pouvoir de l’esprit sur le corps et de la volonté, qui juge et décide librement, sur les passions ; la mécanique qui permet à l’homme d’exploiter les forces de la nature à son service  et qui exige pour cela la connaissance précise et nécessaire des lois de causes à effet qui régissent les phénomènes selon  l’adage que « savoir c’est prévoir et que prévoir c’est pouvoir ». Dans tout ces domaines Descartes propose donc de substituer un principe de prévention et de progrès dans l’accroissement de notre puissance d’action au principe trop conservateur de précaution trop facilement confondu à tort avec le risque zéro et avec le refus traditionaliste de toute innovation : connaître rationnellement le monde c’est donc refuser par principe l’inconnaissable et à l’avance réduire l’inconnu qui suscite l’angoisse, en anticipant les effets de nos actions par la connaissance des relations de principes à conséquences qui régissent les phénomènes naturels, au profit d’une véritable réduction des risques car elle seule rend capable et de mesurer les dangers réels de nos actions pour les éviter tout en améliorant leur efficacité. Le déterminisme mécanique rationnel (les mêmes causes antécédentes produisent toujours les mêmes effets) est seul capable de nous permettre d’innover sans danger car il est cette « parfaite » connaissance de « tout » ce que l’homme peut savoir qui, dans l’esprit de Descartes, ne concerne que les choses de la nature et non pas celles qui échappent par nature au pouvoir de la raison humaine: les intentions et les mystères divins, la vie après la mort, le surnaturel: la théologie n’est pas la philosophie et celle-ci ne vaut que pour les phénomènes et la vie terrestre. Ainsi pour que cette connaissance soit parfaite, c’est à dire absolument vraie encore faut-il qu’elle soit totalement rationnelle. Descartes doit donc définir à quelles conditions une telle connaissance peut être possible.

2-2 En quoi la connaissance humaine peut-elle être parfaite (certainement vraie) ?

« et qu’afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu’elle soit déduite  des premières causes, en sorte que pour étudier à l'acquérir, ce qui se nomme proprement philosopher, il faut commencer par la recherche de ces premières causes, c'est-à-dire des principes; et que ces principes doivent avoir deux conditions : l'une, qu'ils soient si clairs et si évidents que l'esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu'il s'applique avec attention à les considérer; l'autre, que ce soit d'eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu'ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux; et qu'après cela il faut tâcher de déduire tellement de ces principes la connaissance des choses qui en dépendent, qu'il n'y ait rien dans la suite des déductions qu'on en fait qui ne soit très manifeste. (... ) »

Explication: Pour qu’une connaissance soit parfaitement rationnelle elle doit, selon Descartes, avoir la forme déductive, c’est à dire démonstrative, des mathématiques : celles-ci en effet partent de principes évidents par eux-même ou propositions premières dont le vérité s’impose à l’esprit (les axiomes ou postulats) pour déduire logiquement des conséquences aussi vraie que les principes, ou mieux, dont la vérité n’est que celle des principes que leur a été transmise par la déduction qui met en évidence des relations d’identité ou d’implication entre conséquences et principes; mais encore faut-il distinguer ces principes parmi d’autres évidences subjectives (opinions, préjugés contestables) moins rationnelles et la seule manière de les distinguer est leur simplicité incontestable (on ne peut les décomposer en entités plus simples : ex on peut décomposer un triangle en  trois cotés mais pas une ligne droite)) et l’impossibilité de les mettre en doute, dès lors qu’elles résistent à l’épreuve de la contradiction logique, sans s’interdire de penser et de connaître quoi que ce soit, voire de tenir un discours sensé (cohérent). Ces principes ou premières causes doivent donc être cherchés c’est à dire dégagés par l’esprit attentif en tant qu’ils sont par eux-même clairs (leur objet est sans ambiguïté possible) et distincts (leur contenu est manifeste) parmi d’autres qui ne sont pas tels. L’évidence de ces principes est donc intellectuelle (acte de la raison) et non pas sensible (donnée de l’expérience), objective et universelle (valant pour tous) et non pas subjective et particulière, provoquée et volontaire par l’usage du doute méthodique et non pas subie (influences extérieures à la raison diverses. La déduction doit être telle qu’elle n’ admet aucune rupture dans l’enchaînement des propositions : pas de propositions non démontrée antérieurement si ce n’est les principes eux-même et toutes les propositions (ou connaissances rationnelles) ne doivent être démontrées et démontrables qu’à partir de ces principes de telle sorte qu’elles ne manifestent que la seule vérité évidente des principes. Toute la philosophie , c’est à dire la connaissance universelle unifiée autour de vérités rationnelles évidentes concernant l’âme et le corps, la pensée et l’étendue et la nature de leurs rapports, doit donc être entièrement déduites des principes de la raison et non pas induite d’expériences diverses et désordonnées ; c’est au contraire les connaissances des données de l’expériences sensibles et des relations de causes à effets chronologiques (succession dans le temps) sans lien logique apparent qui doivent être ramenées à relations logiques intemporelles (procédant par identifications et/ou implications transitives) de principes à conséquences. La raison axiomatico-déductive est le seule source de la connaissance de l’expérience et de la nature. Connaître c’est rationaliser la nature : il n’y a pas pour Descartes de différences entre démonstration logique et preuve expérimentale ; la seconde doit pouvoir se réduire entièrement à la première car les relations de causes à effets ne sont que des relations de principes à conséquences. Et ainsi, cette certitude logique appuyée sur l’évidence rationnelle est la seule possible en philosophie et de plus elle garantit les prévisions que l’on peut faire quant aux résultats de notre action car elle est éclairée par une connaissance certaine (on ne peut en douter), nécessaire (les choses ne peuvent pas logiquement se dérouler autrement) et anticipée de leurs conséquences. En cela la philosophie est donc la condition nécessaire fondamentale au mieux-vivre avec les autres ( la société et l’état) et avec soi (la liberté et le bonheur)

2-3 En quoi la philosophie, ainsi définie, est-elle nécessaire au bien-vivre ?

2-3-1 Elle est présentée par Descartes comme utile au bien-vivre ensemble d’abord :

« J'aurais ensuite fait considérer l'utilité de cette philosophie, et montré que, puisqu'elle s'étend à tout ce que l'esprit humain peut savoir, on doit croire que c'est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d'autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux; et ainsi que c'est le plus grand bien qui puisse être dans un État que d'avoir de vrais philosophes »
Elle est indispensable pour nous faire progresser dans le recherche de la vérité et en cela elle nous distingue des sauvages qui se conduisent selon leurs passions instinctives égoïstes toujours potentiellement violentes et non leur raison et des barbares dont les règles de vie sont irrationnelles et contradictoires et provoquent des conflits incessants. La connaissance des passions permet à chacun d’en limiter les effets pernicieux et violents et d’en exploiter l’énergie au service de la paix et de la sécurité de chacun, donc permet à chacun de se conduire selon une volonté pacifiée et pacifiante sans que l’état soit contraint par la folie passionnelles des individus à faire usage de violence excessive pour faire respecter l’ordre public. L’état, dans son rôle régalien du sécurité et de justice en est donc renforcé. La force de cet argument de Descartes vient qu’il retourne la position des gouvernants: l’état a souvent, si ce n’est toujours, suspecté les philosophes d’être des fauteurs de troubles dès lors qu’ils s’autorisaient de la raison pour critiquer les faits et gestes plus ou moins violents et arbitraires de ceux qui occupent des fonctions d’autorité dans l’état comme déraisonnables. Socrate ne l’oublions pas a été condamné à mort sous l’accusation de subvertir la jeunesse et d’impiété dans un monde où la religion, du temps même de Descartes, était encore au fondement de l’autorité de l’état (monarchie personnelle absolue de droit divin). Or pour notre auteur les injustices des gouvernants et les violences excessives qu’il manifestent dans une société composée d’individus conduits par leurs passions aveugles, ruine à terme leur légitimité, car loin de faire cesser la violence elle en entretient le cycle en l’aggravant et en cela affaiblit l’état lui-même contre ses ennemis potentiels, car, en opposant la passion des gouvernants à celles des gouvernés, elle affaiblit ce qui fait son autorité légitime et la reconnaissance durable de celle-ci par les gouvernés: la justice au service du bien public et de la paix civile. En substituant le dialogue et la recherche raisonnée de la vérité au conflit violent et irrationnel, la philosophie est donc la condition essentielle de la civilisation qui n’est autre que le développement d’une culture des hommes dans la visée d’un accord universel et d’une vérité commune fondée en raison, laquelle, contrairement aux croyances et passions subjectives collectives, est idéalement et réellement également partagée par tous. Etre philosophe c’est être poli au sens d’être policé, raisonnable et moins impulsifs dans ses jugement et dans ses actions et au sens d’être soucieux des autres et d’éviter la violence qui mal-traite les conflits d’intérêts et de valeurs en les rendant insolubles, et cela  en vue d’aboutir à un accord dont chacun peut être convaincu de sa justesse pour la paix civile dont il peut profiter au même titre que les autres. Mais si l’état dans sa mission pacificatrice sort renforcé dans sa mission de justice par la philosophie, c’est d’abord parce que les individus qui sont sous son autorité pacifiante y trouve le bonheur dans la liberté et donc n’ont aucune bonne raison de se révolter contre ceux qui gouvernent.

2-3-2 La philosophie est ensuite présentée comme nécessaire au bien-vivre de l’individu dans sa relation au monde et à lui même.

« Et outre cela que, pour chaque homme en particulier, il n'est pas seulement utile de vivre avec ceux qui s'appliquent à cette étude, mais qu'il est incomparablement meilleur de s'y appliquer soi-même; comme sans doute il vaut beaucoup mieux se servir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir par même moyen de la beauté des couleurs et de la lumière, que non pas de les avoir fermés et suivre la conduite d'un autre; mais ce dernier est encore meilleur que les tenir fermés et n'avoir que soi pour se conduire. Or, c'est proprement les veux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance celles qu'on trouve par la philosophie; et, enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n'est l’usage de nos yeux pour guider nos pas.  Les bêtes brutes, qui n'ont que leur corps à conserver, s'occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir; mais les hommes, dont la principale partie est l'esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture.. »

La philosophie est par excellence la discipline qui permet de penser et d’agir par soi-même contre toutes les influences extérieures et intérieures. Dès lors que chacun s’applique à chercher et à trouver par lui-même la vérité ; il devient maître de ses choix et de ses décisions : de virtuellement libre de par sa capacité à penser selon la raison ; il le devient réellement de par la philosophie qui est par excellence activité de connaissance rationnelle du monde et de soi. Cette liberté se définit ici en un double sens : d’une part comme liberté de choisir en connaissance des causes extérieures et intérieures de nos actions en fonction de critères objectifs du bien : réduire la souffrance dans le long terme et acquérir la sérénité durable en soi-même en établissant volontairement un ordre cohérent entre nos désirs et entre nos désirs et la réalité du monde extérieur afin d’établir l’équilibre bénéfique entre le souhaitable et le possible « Mieux vaut, en cela, dit Descartes changer nos désirs que l’ordre du monde » (« Discours de la méthode »), devenir d’autant résolu dans nos actions que nous sommes conduits par la connaissance vraie trouvée en et par soi-même (sa propre raison) de leurs conséquences bonnes et des risques que nous encourons ; Libre en un deuxième sens subordonné : la vérité rationnelle reconnue comme telle par la raison du sujet élargit sa puissance d’agir sur le monde et sur lui-même (ses passions) en améliorant les techniques que la science met à sa disposition afin de se rendre « comme maître et possesseurs de la nature et de soi» et cet accroissement de puissance est la générosité par laquelle chacun peut se reconnaître avec fierté comme pleinement homme, réellement libre et non pas esclave des autres. « Se conduire par ses propres yeux » est une satisfaction supérieure à toutes les autres car elle met en jeu l’amour de soi en tant qu’homme absolument libre qui, avec la joie de voir le monde selon l’ordre de la raison humaine et de s’y reconnaître (la beauté ordonnée selon la raison de la diversité du monde mise en pleine lumière par la connaissance vraie) , constitue la félicité suprême, dans la mesure même où cette liberté totale que nous confère la puissance de la raison nous met à l’image et à la ressemblance de Dieu (« Discours de la méthode ») et nous place au-dessus des animaux par la révélation de ce qui est universel en chacun de nous : le libre-arbitre ou la puissance qui fait de chacun de nous la cause de lui-même. La philosophie est donc pour Descartes la condition essentielle de la liberté en acte et du bonheur de vivre selon sa raison, dans l’expérience esthétique supérieure de la beauté rationnelle de la nature dans laquelle sa raison peut se reconnaître, et non dans celle, chaotique et frustrante de l’expérience sensible immédiate imprévisible et inquiétante . Se reconnaître dans sa liberté et dans la cohérence monde comme être non seulement de chair destiné à la mort, mais esprit potentiellement immortel car par essence l’esprit, contrairement au corps, n’est pas divisible et donc n’est limité ni dans l’espace ni dans le temps.

Conclusion:

Ainsi, l'homme peut et doit se reconnaître comme immortel par son esprit raisonnable et par son absolu liberté  et cela implique que la vraie nourriture de l’homme est  spirituelle et non charnelle et que cette nourriture spirituelle libératrice est produite par la philosophie comme plein usage de la raison dans sa prétention à la vérité certaine, plus encore que par la religion et ses « mystères », qui peu ou prou soumettent l’homme à ce qu’il ne peut rationnellement comprendre.


Ebauche de commentaire:

Nous savons aujourd'hui que le projet de Descartes a échoué: aucune science parfaite dont la vérité serait certaine et indubitable n'est possible, car la raison  est  un chantier en (re)construction permanente (" la raison est une allure"disait Bachelard), sinon dans ses a priori logiques (identité, principe de non-contradiction) formels, lesquels ne disent rien sur la réalité objective (ils sont vides de tout contenu objectaux), mais dans ses hypothèses mathématiques et physiques de bases: les théories ne sont valides du point de vue de la vérité comme conformité et/ou adéquation à la réalité (les phénomènes de la nature) que pour des classes déterminées de phénomènes expérimentaux auxquels la raison doit ajuster ses modèles opératoires: leur valeur est donc hypothétique, partielle et relative. Mais ce projet dans et par son échec même a réussi à rendre les sciences indépendantes des religions, en faisant de la raison le seul fondement de nos connaissances. Cette dépendance, en effet, bloquait leur capacité à se développer par elle-même et à faire de la technique scientifique le moteur de l'évolution de nos modes de vie dans notre désir de soumettre le monde à notre maîtrise sans avoir besoin d'invoquer la puissance divine pour cela. Nous sommes et les société modernes avec nous les héritiers de Descartes : l'esprit critique (le doute rationnel) et la volonté de nous soumettre la nature, y compris  parfois pour le pire, l'affirmation de notre entière liberté de penser et d'agir sur notre environnement où plus rien ne paraît sacré (intouchable), nous le lui devons. La philosophie est bien étude la sagesse ; mais celle-ci ne peut plus croire au pouvoir absolu d’une raison intemporelle, son pourvoir est essentiellement critique et à responsabilité limité. À nous nous d'en assumer les effets sur le plan éthique...Mais c'est un autre débat.

Sylvain Reboul, le 01/11/2002


Descartes et les passions: Etude de texte
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