1) Tout désir est désir d'être, c'est à dire désir de reconnaissance positive de soi par la médiation du désir d'être des autres. Il peut se vivre en désir d'avoir, en désir d'agir et/ou en désir de paraître.
2) Le corps sensible est source et lieu du désir; le corps est désirant et désirable; c'est-à-dire objet et sujet du désir; le cerveau est le viscère de la pensée.
Celle-ci est l'idée du corps en acte; idée produite dans le corps par le cerveau, agissant par et pour le corps; cette idéest plus ou moins adéquate, c 'est à dire plus ou moins consciente des conditions favorables ou défavorables à la réalisation active du désir d'être. Le refus "idéaliste" du corps est une manière détournée, confuse et illusoire de compenser l'image obsessionnelle du corps souffrant et mortel; son effet n'a d'autre fonction que de calmer la souffrance due à et dans une situation d'impuissance qu'elle aggrave en retour. L'activité corporelle est, selon l'idée que l'on a de son corps, plus ou moins efficace dans la mise en oeuvre du désir d'être comme puissance d'action;
Le corps ne se reconnaît
lui-même
en tant que sujet avoué/dénié du désir que
dans la relation au(x) corps désirants et désirés
des autres. L'idée du corps se construit par la médiation
des traces symboliques des valeurs socialisées du désir
et
des signes des rapports du désir comme rapports de pouvoir; ces
valeurs et ces rapports structurent la "mise en scène" qui
instituent
et instruisent les corps plus ou moins conscients en acteurs plus ou
moins
originaux de leur recherche du bonheur dans leurs relations au corps
des
autres. Cette recherche du bonheur est conditionnée par des
conventions
sociales plus ou moins explicites (réglées) qu'il est
possible
de détourner, de suspecter voire de contester.
Tout jeu social implique comme "convention
non-dite" la possibilité de la transgression, dans certaines
limites
et à certaines conditions, de ces conventions plus ou moins
réglées.
Ces limites et conditions restent nécessairement floues (logique
floue des facteurs humains) car elles font l'objet d'une
négociation
permanente entre les acteurs, sur la base de leurs
conflits d'intérêts et selon des rapports de forces et de
pouvoirs mouvants: c'est le jeu politique. Chaque corps tend à
accroître
ses marges de manœuvres et à reculer les limites de son domaine
plus ou moins protégé d'initiative sans sacrifier son
besoin
vital de sécurité; Ainsi doit-il "en interne" et
"en
externe" "gérer" le conflit entre les valeurs toujours
contradictoires
du désir d'être que sont la liberté et la
sécurité.
Les restrictions à l'initiative ne sont consenties que dans le
cadre
d'un échange donnant/donnant plus ou moins illusoirement ou
fictivement
égalitaire. Le jeu politique efficace exige le recours à
la raison critique et à la remise en question de l'illusion
égalitaire
en vue de sa tranformation en fiction libératrice comme
condition
d'une action libératrice non-fictive. C'est pour cela, au risque
d'apparaître cynique, qu'il convient toujours, en politique, de
choisir
la lucidité, l'ironie et l'humour contre l'illusion, le
sérieux
et le pathos des grands sentiments moraux (sauf à les
instrumentaliser).
3) La raison est la ruse du
désir:
elle imagine, selon l'exigence de cohérence, des projets de
désir
logiquement possibles; elle calcule les conséquences et oriente
les stratégies symboliques du désir, y compris
lorsqu'elle
prétend s'en abstraire. Le corps pense d'une manière plus
ou moins réfléchie pour ou contre le désir de
vivre:
désir de se reconnaître dans la vie et le plaisir du corps
ou dans la mort et la souffrance transfigurées et
valorisées
car fantasmées comme valorisantes (jusqu'à faire de la
mort
et de la souffrance une promesse perverse de bonheur et de vie!).
Le corps pense et se pense à
l'intersection
conflictuelle du biologique et du social, de la conscience explicite et
de l'inconscient, du court terme et du long terme, de la vie et de la
mort,
du moi et des autres, du principe de plaisir et du principe de
réalité.
La contradiction est le moteur de la vie. Et l'on ne doit pas
désirer
la dépasser; mais l'on doit construire une éthique
rationnelle
pour en faire le meilleur usage, dans l'affirmation positive de soi qui
définit la liberté.
4) Le bonheur est la gratification plus ou moins durable que ressent le sujet par le fait des signes symboliques de la reconnaissance de cette liberté (objets, gestes rituels, expressions corporelles, paroles etc..). Le bonheur se vit dans l'amour de soi appuyé sur ces signes toujours réinterprétés par le sujet.
5) Il peut se vivre dans l'inégalité comparative singulière: Mon être vaut plus que celui des autres dès lors que je peux exercer un pouvoir, que la puissance de mon désir domine ou utilise celle de l'autre à mon profit . Ce pouvoir peut être institué (autorité) ou d'influence (informel). Cette comparaison gratifiante suppose des valeurs de référence considérées par le sujet, à tort ou à raison, comme devant valoir pour tous. Il n'y a pas de pouvoir valorisant sans valeurs de légitimation.
6) Il peut se vivre dans l'appartenance à une identité collective valorisée et valorisante, mais toujours aux dépens d'une identité collective jugée inférieure. Cette appartenance positive repose sur des valeurs communes considérées comme supérieures à celles d'autres collectivités; elles exigent donc la certitude subjective que ces valeurs supérieures valent, à leur corps défendant, pour les groupes alternes. Cette inégalité se prouve par un rapport de pouvoir culturel et symbolique permettant de reproduire sa légitimité illusoire; y compris, si possible dans les représentations du groupe dominé.
7) Il peut tenter, enfin, de
s'inscrire
dans une évaluation "égalitaire" croisée,
fondée
sur des règles de réciprocité rationalisables,
c'est
à dire universalisables sans contradictions formelles
apparentes.
Cela suppose l'affirmation d'une universelle égalité
morale
entre tous les hommes, dans leur droit au bonheur (désir de
conserver
son être et sa puissance valorisante). Mais cette
égalisation
n'existe jamais, si tant est qu'elle le puisse, sans une lutte
permanente
contre tous ceux qui la refusent et que l'on ne peut prétendre
convertir
à la croyance en l'universelle valeur humaine par de simples
raisonnements.
Une telle réciprocité implique
donc un double rapport de force et de pouvoir:
- L'égalité virtuelle des forces
entre tous, laquelle exige la lutte des opprimés contre leurs
oppresseurs.
- Le déséquilibre par
conséquent
des forces au profit de ceux qui partagent cette conception universelle
de la valeur humaine et l'attribuent à priori à tous.
8) Donc la question du pouvoir et des rapports de forces est celle de la condition de possibilité de toute recherche du bonheur inscrite dans le désir d'être de chacun dans le jeu plus ou moins consciemment réglé des relations égalitaires/inégalitaires au désir d'être des autres.
9) Le don ("de soi") est une illusion
ou une fiction (ce qui vaut mieux pour ne pas s'enfermer dans l'absolu
de la passion) nécessaires à la mise en oeuvre de la
réciprocité
amoureuse amicale ou familiale. Celle-ci, en effet, est échange
apparemment gratuit de gratifications. Qu'est-ce-à-dire?
L'égalité dans la reconnaissance
se met alors hors la visée explicite de domination qui soutend
toujours
la rivalité entre les désirs de chacun. Chacun doit
donner
à croire (jusqu'à un certain point) qu'il donne sans
exiger
un équivalent, ce qui ferait de celui qui reçoit un
obligé
et ce qui compromettrait d'emblée son accès à la
joie
d'être reconnu pour lui-même. Mais que se passe-t-il si
aucun
retour suffisant, à la longue ne s'opère? La fin de
l'amour
ou l'auto valorisation de soi dans et par le sacrifice plus ou moins
consciemment
utilisé vis à vis des autres comme moyen de chantage...
Où l'on reconnaît, encore!, la
catastrophique et liberticide passion religieuse.
10) Mieux vaut donc s'efforcer de
mutualiser
le pouvoir, en le limitant par le pouvoir, que de sombrer dans la
niaiserie
d'un désir de bonheur sans rapport de pouvoir, ce qui
inévitablement
conduit au pouvoir religieux plus ou moins occulte et
intériorisé
et ce qui, par conséquent, laisse le dominé sans
défenses.
CONCLUSION:
Tout désir est indissociablement
désir
du pouvoir et pouvoir du désir (désir de désir);
le
bonheur réside dans la gestion raisonnablement
régulée
des rapports de désirs comme rapports de pouvoirs; le principe
fondamental
de cette régulation est l'égalité du droit au
bonheur
de chacun, c'est-à-dire du droit de chacun à faire valoir
son désir dans des relations positives aux autres; la politique
a pour rôle d'assurer à tous les conditions juridiques,
sociales
et économiques d'ensemble de la mutualisation de ce droit au
bonheur.
S.REBOUL, le 20/10/99.
Désir
et aliénation consommatrice
Quelques remarques
1) L'économie moderne est une économie
généralisée du désir et non du besoin. Le
désir est désir d'être, de puissance et de
paraître aux yeux des autres et ce désir de reconnaissance
est marqué par la concurrence et la rivalité. Pourquoi?
tout simplement parce que nous ne sommes plus sous le regard
égalisateur de Dieu et ne sommes plus suffisament convaincus que
le salut qui exige ici-bas le renoncement, voire le sacrifice du
désir personnel , viendra après la mort. Nous ne pouvons
nous affirmer comme ayant une valeur réconnaissable que dans la
comparaison aux autres et par la médiation de leur regard. La
mort donc est refusée ou oubliée comme but de la vie
(bien vivre pour bien mourir en l'absence de perspective de salut ou de
résurrection post-mortem), elle devient une fin
indésirable; l'angoisse de la mort comme anéantissement
ne peut alors être compensée que par le divertissement
dans l'expression illimitée du désir de reconnaissance,
d'être et d'agir ici-bas. Dans ces conditions le besoin est
dépourvu d'attraits dès lors qu'il enferme dans le
routine de la survie, c'est à dire de la
répétition ennuyeuse du Même et ne permet pas de se
distinguer aux yeux des autres et aux siens.
2) Cette économie du désir existait dans les
sociétés antérieures mais elle s'exprimait
à
la marge: chez les puissants et aritocrates à qui tous les
plaisirs et le prestige étaient permis, voire étaient une
obligation pour faire reconnaître leur supériorité
(dépenses somptuaires des grands), ou dans des moments bien
délimités (balisés) de fêtes plus ou moins
orgiaques et transgressives pour les autres. La dépense
superfétatoire du désir du toujours plus s'est
démocratisée alors même que sa puissance
illimitée ne peut être capté, ou dirons
d'autres régulée par le désir de Dieu et du salut.
3) L'économie capitaliste exploite dans ces conditions le
désir de paraître et de reconnaissance par la
publicité envahissante, exacerbant le frénésie
spontanée du désir débarrassé de l'image
iconographique de Dieu, pour en faire la source essentielle de la
"réalisation" marchande du profit découlant de
l'exploitation salariale croissante de la force de travail. Elle
suscite les inégalités réelles et symboliques,
mais elle fait de ces inégalités un modèle
dynamique pour tous de telle sorte que chacun pense pouvoir
paraître autre et fait de la consommation le moyen
privilégié (c'est la cas de la dire) de promotion de soi.
En l'absence de hiérarchie figée en un ordre
sociétal immuable et divin, accepté comme
irréversible, la rivalité mimétique fait du
désir individualisé (autocentré) le moteur de la
vie sociale (trans)figuré en droit de chacun à rechercher
le bonheur ( amour de soi) quelque soit son grade et statut actuel.
4) Cette aliénation dans la consommation marchande ne peut
être surmontée que dans et par la créativité
personnelle esthétique ou dans la production culturelle
relationnelle.
La philosophie n' a de rôle à jouer que si elle accepte la
modernité comme déreligiosation de la vie ou
désenchantement du monde, en montrant que dans notre monde
moderne il n'y a d'alternative qu'entre des désirs passifs
(addictifs) et les désirs actifs. Que si elle se met son
interrogation rationnelle au service du désir en ce qu'il peut
devenir efficace, c'est à dire actif et créateur de soi.
De quoi les choses désirables sont-elles le symbole?
Toujours et dans tous les cas où désir et besoin se
disjoignent sans se séparer tout à fait (et il n'y a de
désir que par cette conjonction/disjonction) Des valeurs
auto-valorisantes de l'image de soi médiée par le
désir d'autrui.
Derrière tout désir il faut lire la diversité des
figures de l'amour de soi: être aimé ou
désiré, pouvoir, prestige, orgueil, honneur;
dignité, distinction, appartenance valorisante, sacrifice
salvateur etc..
Le désir est donc infini car aucun signe ne peut être
suffisant dans le durée, aucun désir, comme amour de soi,
n'est éternel. Le paradis, en tant que réalisation de
l'amour éternel du Dieu est , s'il existe, sans désir
possible et donc indifférent. C'est parce que l'on craint Dieu
et son jugement dernier que croit le désirer pour se
désirer soi-même.