De l'usage de Carl Schmitt

La thèse de Carl Schmitt qui définit la politique comme la capacité à le détermination de l'ennemi est à la fois fascinante et très inquiétante.

Dans la mesure même où il tente de définir l’essence de la politique dans la capacité exclusive de l’état à décider de l’ennemi et à déclarer la guerre, il récuse toute perspective humaniste universaliste et pacifiante comme fondement de la politique. Refuser à l’état le pouvoir exclusif de décider de l’ennemi c’est au fond, pour lui, refuser la politique pour ne faire de l’état qu’un gestionnaire des affaires privées courantes sans aucune ambition, ni aucun pouvoir autonome propre et c’est préparer la dissolution du corps politique qui impose l’union sacrée face à l’ennemi. Il n’y a pas d’état sans frontières et pas de frontières sans possibilité de et préparation à la guerre contre quiconque en est du même coup déclaré extérieur, c’est à dire étranger. L’unité du Peuple, comme volonté collective et comme catégorie politique, qu’il faut distinguer de la population de fait vivant dans un cadre territorial et juridique donné, suppose toujours selon C.Schmitt la catégorisation d’un ennemi commun et celle-ci un état habilité à le faire.

De plus la décision proprement politique dans une situation concrète suppose toujours que l’on excède les règles générales du droit dans la mesure où celles-ci sont trop abstraites et parfois trop contradictoires dans leurs finalités pour être mécaniquement appliquées sans interprétations et sans décision de la hiérarchie et de la priorité des exigences. L’état seul peut donc faire du droit abstrait un droit décisionnel et seul peut décider, quand la situation l’exige, au regard de la lutte contre l’ennemi (qui peut être à la fois politiquement extériorisé et géographiquement intérieur dans la mesure où il est décidé de la considérer commun un ennemi public) d’outrepasser le droit existant pour créer par cette décision même un droit nouveau. Le guerre et la politique sont donc pour C.Schmitt indissociables, au point qu’il est possible de dire que l’état normal de la politique au sens de l’état qui en révèle l’essence, c’est l’état d’exception et /ou l’état de guerre ; les fonctions administratives ne sont que des fonctions infra-politiques.

Selon lui la politique démocratique de l’état libéral de droit, fondée sur la reconnaissance et le respect des droits de l’homme et la soumission de la décision de l’état à l’opinion ne font que réduire la politique à ce qui lui est proprement étranger : un simple commerce pacifique qui vise à gérer les relations entre des forces et intérêts mutuels particuliers, sans dimension propre (entendons proprement politique) ; un état impuissant et voué à succomber à n’importe quel ennemi extérieur ou intérieur déterminé, car incapable d’exiger de quiconque le sacrifice suprême qu’exige le défense du collectif. Tout état ne peut être authentiquement politique qu’en dominant de sa transcendance incontestable la société civile et ses règles ordinaires de fonctionnement.

La puissance déductive de la thèse de C. Schmitt est intellectuellement fascinante en cela qu’elle développe la logique interne de l’idée réelle de la politique traditionnelle sans faux-semblants hypocrites ; mais elle est fallacieuse en cela qu’elle prétend définir une essence guerrière et despotique intemporelle de la politique hors de l’histoire ; elle nous oblige alors à nous demander si cette vision métaphysique de la politique vaut pour tout contexte historique et, si oui, s’il ne convient pas de remettre en question l’idée même de la politique,

- soit en la démystifiant radicalement de son caractère quasi-divin jusqu’à renoncer purement et simplement à la politique traditionnelle et à son expression étatique comme puissance transcendant la société civile pour l’unifier,
- soit en faisant de la politique un simple art empirique, dépourvu de toute dimension mystique et sacrificielle, de la régulation (et non pas la suppression) des conflits en vue de la paix civile et de la mutualisation des intérêts privés et de l’universalisation des droits individuels.

Il conviendrait pour cela de machiaveliser la lecture de cet auteur afin de vider ses propos de l’inquiétante fascination qu’ils provoquent.. Le lire ?
Certainement pour la cohérence rigoureuse et éclairante de ses propos, mais en philosophe critique et non en idéologue moralisant.


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