La vérité dans les sciences chez Bergson.

Le thème et le titre de mon exposé peuvent paraître étranges et ambigus.
Que viennent faire la connaissance et la vérité scientifiques à propos d'un philosophe qui n'en est rien un philosophe des sciences, mais qui s'est voulu, au contraire, un métaphysicien à la recherche d'une vérité supérieure, un penseur qui doit et a du sa notoriété à son refus d'enfermer la Vérité dans les sciences, comme prétendait le faire le scientisme ?
Mais justement n'est-ce pas dans son rapport avec les sciences que l'on peut tenter d'apprécier la tentative de Bergson de cerner les limites de ces dernières pour fonder la possibilité de cet autre mode de connaissance qu'est l'intuition, dont nous a entretenu M. Guirlinger ?
Que signifie dans les sciences ? Serait-ce que la vérité y réside, qu'elle s'y trouve malgré tout chez elle ? Mais quelle vérité ? Serait-ce au contraire qu'elle y est retenue prisonnière et qu'il convient de la libérer pour qu'elle ne perde pas son âme?
On peut définir deux attitudes critiques vis à vis des sciences - Celle qui consiste à refuser tout caractère de vérité à la science pour la dénoncer comme une interprétation réductrice de monde plus dangereuse car plus dépersonnalisante que les autres. - Celle qui refuse de donner à la science le droit de parler seule au nom de la Vérité et lui reproche de vouloir en détenir abusivement le monopole.  Dans quelle catégorie ranger Bergson ? La réponse n'est pas facile, car il glisse selon les sciences de l'une dans l'autre, apparemment insaisissable.
L'ambiguité de notre titre se veut l'expression de l'apparente ambiguïté de la position de Bergson à propos de la valeur des sciences.  Loin de moi l'intention de la résoudre tout à fait, d'autant qu'elle me semble relever non du hasard mais d'une intention philosophique délibérée.  Je me contenterai d'en cerner les contours et pour ce faire je prendrai trois exemples de problèmes scientifiques examinés par Bergson empruntés l'un à la physique, l'autre à la biologie et le troisième à la psychoneurologie.  Dans un deuxième temps j'essaierai de préciser la nature et le sens de sa réflexion critique sur la légitimité et les limites de la Vérité dans les sciences pour, enfin, formuler d'une manière volontairement polémique le problème de la valeur philosophique de son entreprise.  Faut-il encenser une pensée pour l'honorer?  Je n'en crois rien et si la pensée de Bergson est vivante, il faut la traiter comme telle: dans le cadre d'un dialogue sans concession.  Disons que ie prends le risque de la franchise pour lancer le débat et vous per-mettre de réagir sans prendre de gants.
 

De trois problèmes scientifiques

Il convient tout d'abord de définir l'attitude de Bergson vis à vis des sciences.  Contrairement à d'autres philosophes il ne se contente pas d'instruire une critique externe de celle-ci. Il s'attache au contraire à entrer dans le vif du sujet en s'informant sur l'état des recherches et l'évolution des théories. Il s'intéresse en particulier à ce que nous appelerions aujourd'hui des «questions vives» c'est à dire aux problèmes que rencontrent les sciences et qui les obligent à réfléchir sur leurs principes, leur méthodologie, leurs présupposés philosophiques, pour éventuellement les remettre en cause. La Méthode de Bergson consiste à suivre la démarche des sciences de l'intérieur jusqu au point où elles manifestent leurs limites voire leurs insuffisances.
Le premier exemple concerne la théorie de la relativité restreinte d'Einstein.

De la relativité du temps («Durée et simultanéité»)

Nous savons que la question du temps est centrale dans la pensée de Bergson. Le temps de la physique classique, absolu, homogène, divisible, mesurable est un temps artificiellement spatialisé pour pour les besoins de l'action.  Ce temps n'est pas le temps réel, vécu par la conscience. Celui--ci est en effet « multiplicité sans divisibilité », « succession sans séparation » (ID p. 42). Il est par conséquent incommensurable. Distinguer le temps de la physique et la durée, objet de notre expérience immédiate, ne signifie pas qu'ils n'entretiennent pas des rapports.  Le premier procède de la seconde, il nous faut expliquer comment.
Nous passons de l'une à l'autre par le fait que nous percevons le monde matériel comme à la fois intérieur (état de conscience) et extérieur à vous. A chaque moment de la conscience correspond simultanément un momerît du corps et de la matière qui lui est associé, ce qui est généralisant fait apparaître l'idée d'un univers ne formant qu'un seul tout s'inscrivant dans un temps homogène continu et divisible qui serait le temps indépendant des consciences individuelles et de la temporalité vécue par chacune d'elles. Le temps de la physique constitue ainsi l'expérience d'une conscience hypothétique universelle et impersonnelle qui serait le trait d'union entre les consciences individuelles d'une part et les consciences et la matière spatiale d'autre part.

Qu'introduit la relativité à l'idée de temps en physique ?
En quoi cela intéresse-t-il Bergson ?

La relativité avance l'hypothèse d'une variabilité du temps et de l'espace selon la vitesse du système et du mobile physique considéré. Disons que plus un mobile est animé d'une vitesse élevée plus le temps se dilate (la seconde devient plus longue) et l'espace se contracte (le mètre devient plus court). Voîlà qui semble remettre en cause le temps universel et absolu, expression spatialisée et symbolique du temps vécu.
Rappelons que celui là est mesurable grâce à la notion de simultanéité d'instants. Or l'idée d'instant provient de l'idée de point spatial ; parler d'instant c'est assimiler le mouvement à sa trajectoire dans un espace divisible à l'infini. La simultanéité consiste à affirmer que deux événements se sont produits au même instant ponctuel sur la flèche spatialisée du temps absolu. C'est ce qui nous permet de mesurer le temps grâce à des horloges car la mesure suppose: (ID p. 53)

1) que l'on note la simultanéité d'un phénomène et d'un moment de l'horloge

2), que l'on pointe tout au long de notre durée les simultanéités de ces moments avec des moments de notre durée créés par l'acte de pointage lui même sinon cette mesure ne saurait être celle du temps. Il n'y a en effet de temps que pour la conscience qui dure. Que change la relativité ? Elle introduit l'idée d'une simultanéité relative entre deux horloges éloignées l'une de l'autre; elles seraient perçues comme marquant la même heure par un observateur situé à l'intérieur du système animé d'une vitesse « V » et ne marquant pas la même heure pour un observateur placé à l'extérieur de ce système, dans un système animé d'une vitesse V'. Comment interpréter cette paradoxiale distorsion dans la perception de la simultanéité ? (ID p. 88) (ce qui est simultanéité devient successif).  Deux hypothèses sont possibles:

- Soit les deux temps et leurs mesures changent vraiment, ils sont effectivement différents

- Soit cette différence apparente n'est qu'un effet de perspective. Bergson tente de montrer que c'est la deuxième interprétation qui est la bonne et cela contre l'avis des scientifiques ; pour lui,, en effet, les deux points de vue des deux observateurs étant incompatibles et incommunicables, le temps réellement mesuré par chacun en fonction de sa propre durée ne change pas à l'intérieur de son système propre : les horloges marquent bien la même heure ; c'est le temps de l'autre qui paraît changer à chacun d'eux par l'effet de la différence des vitesses (ID p. 89).

Quel est son argument principal ? (ID p. 90 - 103).  Il faut reprendre pour le comprendre l'exemple d'Einstein:

Soit un train arrivé d'une vitesse « V » par rapport -à la voie, 2 éclairs simultanés par rapport à la voie se rencontrent en M pour un observateur placé sur celle-ci à ce point. Ces deux éclairs sont-ils simultanés en M pour un observateur placé dans le train ? La réponse selon Einstein est négative car le train avançant à la rencontre de l'éclair B et s'éloignant de l'éclair A l'observateur du train verra nécessairement en M l'éclair B avant l'éclair A.
C'est pourquoi dans le cas des deux horloges, par le fait soit que leurs indications se propagent optiquement, soit qu'elles sont réglées optiquement, elles paraîtront synchrones pour un observateur animé d'une vitesse « V-» et non synchrones pour un observateur animé d'une vitesse V'.
Ce qui permet à Einstein de conclure:
« Chaque système de référence a son temps propre »
C'est cette conclusion que va tenter de réfuter Bergson.  Comment ? en rétablissant le principe de réciprocité entre le train et la voie. Si en effet les 2 systèmes sont interchangeables il se passera la même chose en M pour un observateur sur la voie prenant son système comme référentiel fixe que pour un observateur dans le train prenant le train comme référentiel fixe (la voie étant alors en mouvement par rapport au train) ; les deux éclairs sont simultanés en M.

Ce qui est simultané par rapport au train pour un observateur réel dans le train, prenant le train comme référentiel, est aussi simultané par rapport à la voie pour observateur réel sur la voie, prenant la voie comme référentiel à condition que l'on renonce de se placer d'un seul point de vue au contraire du physicien qui s'y trouve obligé pour des raisons opératoires. Le physicien contraint de choisir un point de vue compare ce qu'il constate lui-même réellement à ce qu'il constate de la constatation d'autrui ramenée à son propre système référentiel. Ainsi Einstein a tord: il n'y a qu'un seul temps: celui perçu effectivement par l'un des observateurs, l'autre n’est qu'un temps symbolique converti en représentation scientifiquement utilisable de son point de vue. La critique de l'interprétation réaliste de la relativité permet à Bergson d'établir ce qui l'intéresse sur le plan philosophique:

1) Que la théorie d'Einstein n'ajoute rien de nouveau à la conception classique du temps en physique, si ce n'est l'effet de perspective produit par la différence des vitesses.  Les temps multiples ne sont que des expressions symboliques rapportées au temps seul directement mesurable de l'observateur.

2) Que par conséquent la relativité du temps, loin d'infirmer, confirme la thèse bergsonienne que le temps de la physique est une construction artificielle et symbolique opérée par l'intelligence pour les besoins de l'action à partir de la durée vécue, en la travestisant du même coup. Ainsi la physique rencontre là sa limite: elle ne peut qu'élaborer des théories opératoires et efficaces d'un certain point de vue mais est incapable de rendre compte de la réalité elle-même. Bergson prétend ici le démontrer de l'intérieur du discours scientifique lui-même par la confrontation de 2 principes de la relativité: celui du changement dans la mesure du temps et celui de la réciprocité des mouvements.

L'évolution de l’œil (« L'évolution créatrice » p. 61 - 89)

Le second exemple que je prendrai concerne la théorie de l'évolution biologique: il s'agit du développement de cet organe complexe qu'est l’oeil.
Considérons un oeil de vertébré : tous les éléments sont ordonnés avec une précision et une finesse extrême au point que la plus légère anomalie entraîne une modification de la vision, alors que chez l'infusoire celle-ci se réduit à l'effet chimique de la lumière sur une tache de pigment.
Comment comprendre cette formidable évolution ?  La Science biologique avance deux théories:
celle de Lamarck et celle de Darwin qui se subdivise elle-mème en une théorie qui considère que les changements ont été insensibles et continus et l'autre qui les conçoit comme brusques et discontinus.  La théorie de Darwin explique l'évolution de la vision par des modifications accidentelles de l'organe, sélectionnées par le milieu (mécanisme).
Celle de Lamarck explique l'évolution de l'organe par la fonction (finalisme).
Que valent l'une et l'autre de ces hypothèses ?
La réponse de Bergson est qu'elles sont rationnellement à la fois équivalentes et également insuffisantes. Pourquoi?

Considérons l'insuffisance de la Théorie de Darwin d'abord, dans ses deux modalités (variations continues, variations brusques) -
- Si les variations sont accidentelles et insensibles elles ne peuvent être d'emblée complémentaires. Chacune d'elles loin d'améliorer la vision va la perturber. Elle sera donc éliminée par la sélection naturelle.
- Si elles sont brusques, comment les différentes parties de l'oeil peuvent-elles avoir muté ensemble d'une manière complémentaire sans s'être consultées pour améliorer leur fonction ? Le hasard suffit-il à l'expliquer ?
Bergson remarque une analogie entre l'oeil des vertébrés et l'oeil d'un mollusque tel que le Peigne, analogie qui laisse penser à une évolution analogue et indépendante.  Si l'on peut supposer que le hasard a réussi l'improbable une fois, comment l'aurait-il fait deux fois sans que cela tienne du prodige? Si des changements correlés sont possibles, dès lors qu’ils ne compromettent pas le fonctionnement des organes, cela signifie qu'il sont coordonnés. Mais on ne peut expliquer leur coordination par leur corrélation. Une chose est un ensemble de changements solidaires, autre chose un système de changements complémentaires (ID p. 67). Ainsi Bergson conclut: si les variations accidentelles sont insensibles il faudra faire appel à un bon génie pour conserver et additionner ces variations, car la sélection aveugle sur le long terme jouera dans le sens de leur élimination et si elles sont brusques il faudra avoir recours au bon génie pour obtenir la convergence des changements simultanés.
- Voyons maintenant l'insuffisance de l'hypothèse de Lamarck. Selon ce dernier les variations ne seraient plus accidentelles, elles naîtraient de l'effort des êtres vivants pour s'adapter de mieux en mieux aux conditions de leur milieu. La théorie de Lamarck repose sur deux principes

- Le principe de la transmission de l'acquis

- Le principe de l'action du soma (cellules du corps) sur le germen (cellules reproductrices).

Outre que ces deux principes ont été, jusqu'à présent, infirmés par l'expérience, on voit mal comment une telle hypothèse peut expliquer le développement d'un organe tel que l'oeil. Le nombre énorme de variations toutes dirigées dans le même sens, qu'exige son évolution, implique nécessairement une finalité consciente, surnaturelle qui dirigerait l'effort de millions d'individus.

Ainsi l'hypothèse de Darwin a probablement raison d'affirmer que les causes de l'évolution sont internes au germen et n'ont rien à voir avec l'effort somatique des individus, elle ne rend pas compte pour autant de l'évolution elle-même, car le changement ne peut être purement accidentel.

Celle de Lamarck a raison de voir dans le changement autre chose que le fruit du hasard, mais elle a tord de la référer à une action somatique sur le germen très improbable. Si effort il y a, il est plus profond que l'effort individuel, il est commun à tous les individus d'une même espèce et il est intérieur au germen luimême. Il est l'effort de la vie comme principe créateur de toute for-me vivante. Il est, dit Bergson, élan vital.  De plus Darwinisme et Lamarckisme ont le tord de supposer l'un et l'autre un déterminisme soit mécaniste soit finaliste qui tend à faire croire que l'évolution ne fait que produire des effets prévisibles alors qu'il convient d'interpréter celle-ci comme l'effet d'un effort tout à la fois imprévisible dans ses résultats concrets et orientés dans son inspiration générale.  Il faut plutôt voir dans la vie une capacité a contourner des obstacles.  Ainsi la vision serait une puissance qui rendrait en droit une infinité de choses accessibles à notre regard mais serait canalisée et réduite pour les besoins de l'action par un appareil corporel que l'élan vital aurait progressivement créé pour cela dans le cadre de contraintes matérielles déterminées. L'action de cet élan présente le caractère de la contingence dans la perspective d'une visée fonctionnelle: la perception visuelle nécessaire à l'action de l'organisme.

En examinant attentivement les théories scientifiques de l'évolution, Bergson les soumet aux questions suivantes : «Répondent-elles à leur ambition ? Peuvent-elles expliquer le développement du vivant ?»

La réponse est négative de par leur préjugé déterministe elles en sont incapables. Cette incapacité autorise par conséquent la métaphysique à penser la vie telle qu'elle est pour la conscience, dans l'intuition de la durée qui est son être même. Néanmoins si la science biologique ne peut saisir l'essence de la vie, elle permet de définir les constituants physico-chimiques du vivant et leurs relations, que la vie utilise pour agir sur et dans la matière.

De la psycho-neurologie: l'aphasie. (« Matière et Mémoire» p. 137)

Qu'est-ce que l'aphasie ? C'est l'incapacité pour un malade d'interpréter le sens des mots qu'il entend parfaitement comme s'il avait perdu le souvenir de leur sens. La psychoneurologie interprète l'aphasie comme une surdité psychique, comme l'effet d'une perte de mémoire due à un accident cervical (lésion).  Cette interprétation est la conséquence de la théorie d'une mémoire matérielle, c'està-dire d'une inscription des souvenirs dans telle ou telle zone de cerveau selon leur nature et leur origine. Selon Bergson cette théorie est intenable pour au moins trois raisons.

1) Elle revient à multiplier à l'infini les zones cervicales des souvenirs jusqu'à rendre incompréhensible le fait psychologique fondamental que la mémoire et la pensée sont synthétiques. Les schémas d'interprétation deviennent de plus en plus compliqués pour réunir ce que la théorie a arbitrairement séparé. Ainsi, ce qui fait la compréhension du langage n’est autre que la relation entre les mots images et leur mouvement continu, donc la pensée ne peut en tant que continue et mouvement résider dans telle ou telle zone du cerveau.

2) Si la perception demeure dans le cerveau comme souvenir, cette trace matérielle ne peut être que dans la zone impressionnée, or l'expérience montre que la surdité psychique n'empêche pas d'entendre ce qui prouve que cette zone n'est pas celle du souvenir; il faut donc assigner à la perception et au souvenir deux zones distinctes. Mais alors comment expliquer le fait qu'un souvenir puisse tendre progressivement vers la perception et qu'une perception attire à elle un souvenir, sans jamais qu'ils puissent se confondre ? Comment encore une fois relier ce qui a été séparé.

3) Comment enfin comprendre dans l'amnésie que les souvenirs disparaissent alors qu'il n'y a aucune lésion cervicale et qu'inversement en cas de lésions bien délimitées ce ne soit pas tels ou tels souvenirs qui sont oubliés mais la fonction de rappel des souvenirs qui ne s'exerce plus ?

Une seule conclusion s'impose selon Bergson: la pensée, la mémoire ne sont pas dans le cerveau, elles lui sont extérieures au même titre que les objets de la perception. Celui-ci n'est rien d'autre qu'un centre d'interconnexion entre la mémoire et la perception pour produire une interprétation en vue d'actions déterminées. Cela explique à la fois la persistance des souvenirs et l'impossibilité due elle à une lésion cervicale qu'ils soient associés à telle ou telle perception.

 La signification philosophique de la critique Bergsonienne des sciences

Trois questions me semblent devoir être posées pour cerner le sens de la critique bergsonienne des sciences.
Y a-t-il de la Vérité dans les sciences ?
Quelle vérité ?
Quelles sont ses limites ?

Remarquons que l'ordre des exemples que j'ai choisi n'est pas l'effet du hasard. il obéit à une progression dans l'examen critique que Bergson fait des sciences.

Dans le premier il remet en question non la théorie de la relativité, mais une certaine interprétation réaliste de la pluralité des temps mesurés. Dans le deuxième il s'agit d'une critique des limites des théories scientifiques de l'évolution alors que, dans le troisième, il instruit une véritable réfutation de la théorie matérialiste de la mémoire.

La vérité de la physique

La physique est la science de la matière et à ce titre ses trois présupposés philosophiques que sont le matérialisme, le déterminisme et le mathématisme sont justifiés. Entre l'intelligence qui analyse, découpe, compare, réduit à l'identique afin de permettre des prévisions et la matière il y a symétrie concordance, correspondance. En cela en physique la vérité scientifique réalise l'adéquation de la pensée et de son objet: on peut la dire absolue. Si «nous trouvons, écrit Bergson, que les articulations de l'intelligence viennent s'appliquer exactement sur celles de la matière, nous ne voyons donc pas pourquoi la science de la matière n'atteindrait pas un absolu » (La pensée et le Mouvant p. 36). Mais d'autre part cette vérité est ainsi relative dès lors qu'elle n'appréhende la réalité qu'au travers de paramètres généraux (concepts) et des relations constantes (lois) que l'intelligence lui impose pour les besoins de l'action et d'un certain point de vue; la vérité de la physique apparaît aussi comme pragmatique et relative. Elle ne vaut que pour l'action qu'elle vise et autorise. Elle semble perdre alors son caractère absolu, elle devient une vérité pratiquement nécessaire mais réellement apparente. Une vérité de l'apparence (comme la pluralité relativiste du temps) et non pas une vérité de l'Être.  Ne sommes nous pas là au coeur d'un paradoxe dans la pensée de Bergson ? Il peut sembler que la contradiction disparaît si l'on admet que la matière peut objectivement être divisée, immobilisée, réduite à des phénomènes répétitifs sans être ni falsifiée ni même vraiment déformée. Or la matière est effectivement divisible car elle est étendue. Ainsi est-elle prête à recevoir les découpages de causes à effets qui ne sont que l'expression des relations pratiques de moyens à fins.
Néanmoins insiste Bergson dans la pensée et le mouvant p. 211, la réalité extérieure elle-même est mouvement. « Il n'existe pas de choses faites mais seulement des choses qui se font, pas d'états qui se maintiennent mais seulement des états qui changent, le repos n'est jamais qu'apparent ou plutôt relatif ». La science est obligée de substituer à la mobilité la stabilité car notre intelligence, quand elle suit sa pente naturelle, procède par perceptions solides (concepts) d'un côté et par conceptions stables (lois) de l'autre. On peut donc dire que la science physique transforme la réalité extérieure en matière pour la connaître selon les besoins de l'action, la vérité n'est donc pas absolue.

Ne retrouvons-nous pas là le paradoxe précédent ?
La réponse réside peut-être dans l'analyse de ce mouvement de la matière.
Il doit être tel qu'il autorise cette immobilisation artificielle. Or c'est bien le cas si l'on suppose que ce mouvement ne créé rien de nouveau.  Il est en effet vibration régulière, mouvement périodique, donc mouvement neutre qui peut servir de support à nos actions sans offrir de véritable résistance.
D'où vient ce mouvement ? Qu'est-ce que la matière ?

Le statut de la matière

Dans les pages 278 et 279 de Matière et Mémoire Bergson définit le mouvement de la réalité extérieure comme un mouvement extensif puisqu'elle est étendue, un mouvement de détente, se détendant progressivement dans l'espace. Le mouvement répétitif, amorphe, indifférencié est la forme de cette immobilisation dans l'espace qui permet à la science de l'interpréter analytiquement et mathématiquement et cela sans le trahir puisqu'il est dans la nature de ce mouvement de se laisser faire. «Répondre à une action subie par une réaction immédiate qui en emboite le rythme et se continue dans la même durée, être dans le présent qui recommence sans cesse, voilà la loi fondamentale de la matière, en cela consiste la nécessité écrit Bergson dans «Matière et Mémoire» p. 236. »
Ainsi la matière elle-même est fondamentalement mouvement et continuité donc durée. «Reliez les objets discontinus de votre expérience journalière, resolvez ensuite la continuité immobile de leurs qualités ébranlements sur place.., vous obtiendrez de la matière une vision fatigante peut-être, mais pure, débarassée de ce que les exigences de la vie vous y font ajouter dans la perception extérieure. Rétablissez maintenant les exigences de la vie, le regard que vous jeté autour de vous ne saisit qu'une multitude de répétitions discontinues dont nous rétablissons (artificiellement) la continuité par les mouvements relatifs que nous attribuons à des objets dans l'espace». Ainsi «le changement est partout mais en profondeur, nous le localisons çà et là mais en surface et nous constituons des corps à la fois stables quant à leurs qualités et mobiles quant à leurs positions». On peut donc dire que pour Bergson si la réalité matérielle se prête, bonne fille à ce traitement par l'esprit c'est sans doute qu'elle est de l'esprit, de la durée projetée dans l'espace, transformée à nouveau par l'esprit en mouvement que sont la conscience agissante et créatrice pour satisfaire les besoins de la vie.

On peut tenter de résumer la conception que Bergson se fait du statut de la matière.

1) Elle est d'abord le résultat d'une transformation de la réalité perçue, opérée par l'intelligence dans un but pragmatique.

2) Mais en tant que telle elle correspond néanmoins à un certain niveau à la réalité extérieure d'un mouvement extendu, retombée du mouvement intensif de l'Esprit créateur.  C'est pourquoi la vérité de la physique peut à la fois être considérée comme objective et conforme aux nécessités transformantes et « subjectives » de l'action et de l'intelligence.
C'est pourquoi l'action est efficace et que les prévisions de l'intelligence se voient confirmées.  La matière est indissociablement une création de l'intelligence qui connaît et un certain niveau superficiel de la réalité objective.

Il reste néanmoins que pour Bergson la vérité de la physique n'exprime pas toute la réalité du monde extérieur, elle n'en exprime que l'apparence réelle conforme à l'action.  Si la physique est Séductrice sans être falsificatrice, un autre regard sur le monde atteind la réalité profonde, son ssence spirituelle: le regard e de l'artiste ou du philosophe selon Bergson.

Matière et esprit

Sous ces conditions le dualisme qu'établit apparemment Bergson
entre l'Esprit et la matière est fondamentalement un monisme. La matière est de l’esprit dégradé, c’est pourquoi, si l’esprit peut comprendre la matière, la matière ne peut comprendre l’esprit

Les sciences biologiques et psychologiques sont incapables d’expliquer la vie et la conscience et se limitent à décrire la machine corporelle et son fonctionnement. Or leur préjugé matérialiste les condamne à étendre leurs prérogatives au-delà de leur domaine et à errer de contradictions en contradictions lorsqu'elles prétendent expliquer le vivant par l'inerte et la pensée par le cerveau.
 

La vérité dans les sciences et hors les sciences

Les sciences ne peuvent accéder à l’être profond, à l'Esprit créateur, au mouvement inventif de la vie, à la durée intensive de la conscience. La connaissance vraiment absolue, comme parfaite coïncidence de soi avec soi, de la pensée avec l'Ètre, comme réflexion de la pensée sur elle-même ne peut être que de l'ordre d'une intuition métaphysique. Une telle démarche est sympathie et fusion avec l'objet.  C'est dire que si la science et la métaphysique sont égales en dignité comme l'affirme Bergson dans la Pensée et le Mouvant P. 43 en écrivant, «nous croyons qu'elles sont ou qu'elles peuvent devenir également précises et certaines», la seconde apparaît néanmoins plus égale que la première. Il convient donc, me semble-t-il, de faire la part de l'intention tactique dans l'interprétation des propos de Bergson dans cette page 43 de la pensée et du Mouvant.  Ne peut-on pas voir, dans cette reconnaissance apparente de la valeur de la science, une concession de forme destinée à faire passer sa justification de la métaphysique ?
Il suffit de remarquer que s'il critique les limites de la vérité scientifique, l'intuition métaphysique elle, échappe par nature à toute critique. Peut-on encore sérieusement parler d'égalité dans ces conditions ? Il est permis d'en douter.

L'intuition exige de nous détourner de l'action et des habitudes intellectuelles qu'elle a déterminées en nous, elle nous impose donc un effort de déconditionnement auquel le philosophe selon Bergson doit préparer les esprits s'il ne veut pas être le chien de garde d'une science aux prétentions ouvertement impérialistes. Le rôle du vrai philosophe est bien de libérer la Vérité en montrant de l'intérieur que la science ne peut être sa résidence principale que pour ce qui concerne la matière considérée en tant que support de nos actions, pour le reste elle devient la prison asphyxiante de l'Esprit, elle fait régner une oppression intolérable sur la pensée. Ouvrir des brèches de l'intérieur de cette prison en retournant contre les sciences les armes même de la science, telle me paraît être la signification de l'entreprise critique de Bergson.
 

Des limites des sciences aux limites de la philosophie de Bergson

Que penser à notre tour de cette impressionnante tentative de restaurer la philosophie dans son droit à penser la vérité par elle-même ?

Remarquons que si elle a incontestablement le mérite d'avoir secoué le joug du scientisme triomphant, on est en droit de se poser deux questions : pour quel profit ? Au profit de quoi ?

Il est douteux que la critique de Bergson ait influencé le développement des sciences. Nous savons par sa correspondance qu'il n'a pu ébranler la conviction des physiciens à propos de la réalité de la relativité temporelle, d'autant que l'expérience a tranché par la suite en faveur de cette interprétation. Mais surtout les sciences ne peuvent prendre au sérieux une critique même formellement rigoureuse (ce qui est le cas) qui ne rend pas possible la formulation d'aucune hypothèse opératoire et expérimentalement refutable (cf K. Popper).  D'autant plus que Bergson semble avoir promu la pratique du spiritisme en critère de validité de son spiritualisme métaphysique. S'il n'a pas rendu service aux sciences, a-t-il servi la philosophie ? Je répondrai pour ma part que son spiritualisme au bout du compte mystique (cf «Les deux sources de la Morale et de la Religion ») me laisse sur le bord de la route. Je me sens un peu comme l'imbécile du proverbe chinois : je vois bien que Bergson m'indique le chemin vers l'absolu connaissable, mais je regarde désespérément le doigt incapable de voir ce qu'il désigne. Suis-je trop) attaché au criticisme kantien ? Sans doute, mais j'ajoute que je trouve dans la finitude du sujet connaissant, dans son incapacité à fusionner avec l'objet ou l'être en soi, dans l'affirmation kantienne de l'irréductible dualité de l'expérience, l'espoir d'un possible progrès à l'infini, la condition de notre historicité et de son sens.
 

Bergson, nous l'avons dit, s'est efforcé de philosopher non contre les sciences, dès lors qu'elles limitent leur ambition à la connaissance de la matière support ou instrument de nos actions, mais contre l'extension de la démarche scientifique au domaine de la vie et de l'Esprit et surtout contre une certaine idéologie qui prétendrait faire des sciences le parangon de toute vérité. Critiquer rationnellement les limites de la démarche scientifique pour fonder la possibilité d'une connaissance suprarationnelle, tel est l'enjeu du regard «compréhensif» que Bergson porte sur les sciences. C'est dire que sa démarche est à la fois philosophiquement paradoxale et paradoxalement philosophique.
Philosophiquement paradoxale car elle consiste à philosopher avec rigueur contre la rigueur de la philosophie critique.
Paradoxalement philosophique car elle augmente et démontre rationnellement les limites de la philosophie rationnelle.
Si Bergson est d'accord avec Kant pour estimer que la philosophie critique a ruiné définitivement tout espoir de reconstituer une métaphysique rationnelle, il se sépare de ce dernier en posant non seulement la possibilité mais la certitude quasi révélée de la connaissance métaphysique intuitive à laquelle il nous convie.
Reste à savoir si une telle métaphysique est encore philosophique et si, au-delà de la Raison, le philosophe ne devrait pas, très modestement, laisser la place au poète qui seul peut s'efforcer de figurer l'indicible. Pour ma part j'ai tendance à considérer qu'une connaissance inéffable est rigoureusement insoutenable. Je suis tenté de voir là le paradoxe de la philosophie de Bergson : Pour avoir voulu montrer philosophiquement les limites de la connaissance scientifique celui-ci abouti en fait à exprimer les limites de la philosophie au-delà desquelles elle bascule dans l'inexprimable. En paraphasant l'impératif célèbre de Wittgenstein j'ouvrirais le débat par cette formule: «En philosophie comme dans les sciences, ce qu'on ne peut dire rationnellement, il faut le taire»

Sylvain REBOUL



            Bergson, de la logique de la guerre à la mystique de la paix.
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