BERGSON: De La logique de la guerre à la mystique de la paix
 
 

Lecture de l'ouvrage : LES DEUX SOURCES DE LA MORALE ET DE LA RELIGION

En temps de paix, nous considérons la guerre comme immorale.  La morale vise en effet la préservation, voire la promotion de la vie humaine; la guerre, au contraire, sa destruction ou sa soumission à la force brutale. Or, nous avertit BERGSON, cette opposition confortable et réconfortante s'écroule en temps de guerre: « Le meurtre, le pillage, la perfidie, la fraude et le mensonge ne demeurent pas seulement licites, ils deviennent « méritoires » (p. 26). Il convient donc de ne pas trop écouter la société quand elle nous dit que nous avons l'obligation de respecter les hommes, «il vaut mieux, affirme BERGSON, pour savoir ce quelle pense, regarder ce qu’elle fait». Quand elle désigne certains comme des ennemis, elle met tout en oeuvre pour que, vis-à-vis d’eux, chacun sacrifie tout à cette «ardente obligation, de détruire et de mépriser l’ennerni » et le refus de le faire est alors dénoncé et réprimé par elle «comme un acte de trahison, passif des plus graves sanctions». Il nous faut donc en convenir: «Nos devoirs sociaux visent la cohésion sociale ; bon gré mal gré, ils nous composent une attitude qui est celle de la discipline devant l'ennemi » (p. 27). La société se constitue et se maintient sous et par la menace de la guerre. Or, si l'on admet que la société est l'état naturel de l'homme, il est permis de penser que la guerre est naturelle, c'est-à dire nécessairement liée à l'existence sociale de l'homme. La guerre serait doublement nécessaire.

Elle découlerait logiquement de la nature de la société et de l'homme en tant qu'« animal politique » selon la définition aristotelicienne. Elle serait pratiquement indispensable à la formation et à la pérenité de la cohésion sociale...

La guerre est naturelle

a) La guerre est naturelle.

La nature ne s’oppose pas nécessairement à la culture, car toute « Toute latitude est laissée à notre intelligence et à notre volonté pour suivre l'indication que la nature nous a laissée ».. « Ce schéma vague et incomplet », ajoute Bergson, «correspondrait dans le domaine de l'activité raisonnable et libre à ce qu'est le dessin, cette fois précis de la fourrniliaire ou de la ruche dans le cas de l'instinct » (p. 291).  L'anthropologie ne peut que procéder par tâtonnements et recoupements sans résultat assuré, puisqu'elle n'envisage les sociétés différentes que de l'extérieur, lesquelles mêlent inextricablemant l'inné et l'acquis.  Or l'acquis ne détruit pas le naturel, mais, précise BERGSON, le recouvre. Les sciences humaines ne sont au mieux qu'un auxiliaire de l'introspection dès lors que l'on cherche à connaître la nature de la société. Cette nature est déposée au fond de la conscience socialisée de chaque individu.  Il s'agit d'un instinct assez lâche pour permettre certaines évolutions ou remises en cause mais assez déterminant pour faire retour sous des formes substitutives, dissirnulé derrière les habitudes acquises qui se transmettent par la culture. La tendance à valoriser ceux de sa communauté aux dépens des autres, la tendance à se clore sur soi, sur l'identité que nous confèrent notre culture et notre langue, la tendance à exclure la différence sont innées et subsistent virtuellement en nous-, pour se manifester dans les situations de crise, la guerre par exemple. Alors la violence -plus ou moins aveugle et le mépris de l'autre sont brusquement justifiés à l'encontre des valeurs « humanistes » de dialogue et de compréhension mutuels et cela au nom de Dieu, du -droit ou des intérêts légitimes, voire de ces mêmes valeurs. Nous sommes le Bien,. les autres incarnent par principe
le Mal. , Tel est 1'instinct  primitif heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation » (p . 28). « Auiourd'hui nous aimons, naturellement nos parents et nos concitoyens tandis que l'amour de l'humanité est indirect et acquis » et ajouterais-je fragile puisqu'ïl exige un effort constant que les circonstances peuvent compromettre à tout instant.  En clair, la société ne nous apprend pas à aimer les hommes, mais elle-même, en s'appuyant sur notre instinct social spontané. La pression sociale est en nous en phase avec notre instinct pour nous persuader d'établir cette clôture qui nous met en contradiction avec l'exigence humaniste. L'adage est connu: «Je préfère ma fille à ma cousine, ma cousine à ma voisine, et ma voisine à des étrangers ».(Hume) ; dans ces conditions, selon BERGSON, la guerre est normale et non pas pathologique.

b) La normalité de la guerre.

« Il est conforme à nos habitudes, écrit BERGSON, de considérer comme anormal ce qui est relativement rare et exceptionnel, la maladie par exemple; mais la maladie est aussi normale que la santé, laquelle envisagée d'un certain point de vue apparaît comme un effort constant pour prévenir la maladie et l'écarter » (p. 27). Il en est de même de la guerre et de la paix.  La société naturelle, nécessairement close, nous entraîne logiquement à et pour la guerre. Il en va de sa cohésion (« l'union sacrée »), de son existence même.  Si la guerre est naturelle, c'est parce que la société naturelle est guerrière et que les hommes sont déterminée par leur instinct à vivre dans des sociétés naturelles.  La recherche de la paix exige au contraire un effort d'ouverture, d'effraction hors du social dans la visée créatrice de valeurs transcendantes. La société naturelle pousse à la guerre comme la nuée porte l'orage, pourrions-nous dire en paraphrasant Jean Jaurès. Pour BERGSON, la pression sociale instinctive est guerrière, l'aspiration à la paix est divine. La difficulté de comprendre cela vient du fait que la civilisation à chaque étape de son évolution établit des compromis entre cette pression et cette aspiration et cela peut nous faire croire que les sociétés ont radicalement changé de nature. Mais les valeurs de la civilisation sont toujours ambiguës, voire ambivalentes. Elles permettent, par exemple, de justifier la guerre au nom de l'idéal de la paix.  De telles ambiguïtés sont tout à la fois des compromis « progressistes» mais aussi des compromissions plus ou moins hypocrites. Comment s'empêcher de penser que la paix, que la société nous présente comme une fin, est un simple moyen de préparer la guerre ? L'illusion récurrente de la « dernière guerre », de la «der des ders » nous rappelle à la lucidité. Car, plus profondément, la guerre est non seulement une conséquence de la -société naturelle, mais aussi la condition de la constitution, de la reproduction et du développement de toute société.

 La guerre est nécessaire à la vie sociale

« La paix, nous rappelle BERGSON, a toujours été jusqu'à présent une préparation à la guerre.» Pouvons-nous affirmer que nous sommes sortis du temps de la guerre, de la domination de la guerre sur la paix ? Les contradictions entre les sociétés et au sein même des sociétés entre les riches et les pauvres, loin de s'affaiblir dans l'ère industrielle, s'accroissent comme s'accroissent les inégalités entre des sociétés de plus en plus nombreuses.  Il convient donc de regarder la réalité en face : la guerre est indispensable à la vie sociale elle-même, dès lors que les sociétés visent leurs fins propres. Il n'existe pas de sociétés ouvertes, pas plus qu'il n'existe de pays sans frontières.  Les sociétés s'ouvrent plus ou moins selon leurs intérêts ou ceux de leurs dirigeants.  Il y a une nature fondamentale, il y a des acquisitions qui se superposent à la nature, l'imitent sans se confondre avec elle (p. 289).  On doit donc admettre que la nature est indestructible, c'est-à-dire la clôture des sociétés, «on a donc tort de dire, ajoute BERGSON, chassez le naturel, il revient au galop » car le naturel ne se laisse pas chasser. Il est toujours là. Alors que l'habitude qui se transmet par la culture peut se perdre ou évoluer. De telle sorte que «si on éliminait de I"homme actuel ce qu'a déposé en lui une éducation de tous les instants, ou le trouverait identique à ses ancêtres les plus lointains » (p. 290). Cette élimination, dès lors qu'il n'y a pas transmission génétique des caractères acquis, est en droit toujours possible. La guerre, tant qu'une société universelle n'est pas réalisée, si tant est qu'ele soit possible est alors un besoin inhérent à la formation et au fonctionnement des sociétés.
La recherche de la paix exige au contraire un effort d'ouverture, d'effraction hors du social dans la visée créatrice de valeurs transcendantes. La difficulté de comprendre cela vient du fait que la civilisation à chaque étape de son évolution établit des compromis entre cette pression et cette aspiration et cela peut nous faire croire que les sociétés ont radicalement changé de nature. Mais les valeurs de la civilisation sont toujours ambiguës, voire ambivalentes.  Elles permettent, par exemple, de justifier la guerre au nom de l'idéal de la paix. De telles ambiguïtés sont tout à la fois des compromis « progressistes » mais aussi des compromissions plus ou moins hypocrites.  Comment s'empêcher de penser que la paix, que la société nous présente comme une fin, est un simple moyen de préparer la guerre ? L'illusion récurrente de la « dernière guerre », de la «der des ders » nous rappelle à la lucidité.  Car, plus profondément, la guerre est non seulement une conséquence de la -société naturelle, mais aussi la condition de la constitution, de la reproduction et du développement de toute société.

Guerre et formation de la société.

a) La société humaine

BERGSON Pense que l'homme avait été fait pour vivre dans de très petites sociétés. Ce que semble montrer les sociétés primitives mais aussi l'examen des sociétés modernes. En effet, selon lui, les communes dans celles-ci peuvent être administrées à la satisfaction générale, sans trop de difficultés, mais quel est le gouvernement que les gouvernés se décideront à déclarer bon ? C'est qu'ici le mécontentement est général, et ajoute-t-il, « l'extrême rareté des hommes politiques de quelque envergure tient à ce qu'ils doivent résoudre à tout moment, dans le détail, un problème que l'extension prise par les sociétés a peut-être rendu insoluble ;! » (P. 293).  En ce sens, les sociétés nombreuses ne sont pas naturelles mais artificielles - mais cela ne signifie pas qu'elles soient contre nature. « La nature, écrit BERGSON, a ouvert la porte à l'agrandissement des petites sociétés afin que, en s'unissant, elles puissent faire échec aux menaces de guerre », dès lors -que celle-ci était naturellement inévitable comme nous l'avons montré. Mais cette union ne peut être que fragile et instable à moins d'avoir été imposée par la guerre elle-même.  C'est pourquoi, constate BERGSON, « la guerre est à l'origine des empires».  Ils sont nés de la conquête. «Même si la guerre ne visait pas la conquête, c'est à une conquête qu'elle aboutît » (p. 294).  Ainsi sont nés fes grands empires, plus ou moins éphémères.  Selon que la force conquérante a plus ou moins laissé la place à une force de cohésion s'exerçant de l'intérieur : le patriotisme, les empires se sont écroulés ou ont donné jour aux grandes nations et c'est grâce au sentiment patriotique que peuvent être mises en échec les forces de dislocation engendrées par l'instinct primitif d'un retour aux sociétés originaires. On voit donc que la guerre est bien à la fois une conséquence de l'antagonisme entre les sociétés et la cause initiale, nécessaire mais apparemment insuffisante, de la formation des sociétés nombreuses et idéologiquement unies ou politiquement unifiées que sont les nations modernes. Soyons clairs, sans la guerre pas d'empire, sans empire pas de nation, mais encore faut-il que la guerre de conquête ait cessé au profit d'une entente librement acceptée. Serait-ce que la guerre n'est plus nécessaire aux nations une fois constituées ? L'histoire récente nous montre q u'il n'en est rien : les sociétés restent closes, car la clôture est inscrite dans leur nature. La guerre vis-à-vis de l'extérieur ou sa menace devient à son tour la condition d'existence du sentiment patriotique.

b) La guerre et l'ordre social.

L'ordre social suppose, selon BERGSON, dans une société qui sort des mains de la nature, un dimorphisme psychique qui sépare les hommes en deux catégories : celle des chefs et celle des sujets. Ces deux catégories ne sont pas irréductibles, preuve en est que, lors des révolutions, des citoyens modestes, humbles et obéissants jusqu'alors se réveillent un matin avec la prétention d'être des conducteurs d'hommes et y parviennent, en effet (p. 127). Or, les chefs, dès lors que les sociétés sont organisées pour la guerre, doivent d'abord avoir les qualités exigées par elle: la férocité, le sang-froid face à la mort. l'absence de scrupules, la ruse. Le meurtre, précise BERGSON, est trop souvent resté « le ratio ultima quand ce n'est prima de la politique».  La classe dirigeante doit toujours se croire supérieure et. si possible, faire croire que cette supériorité est innée.  Elle s’impose «pour cela une discipline qui lui permet de conserver une réelle supériorité de force» (,P. 298).
Les dirigés considérant cette supériorité s'y soumettent d'autant plus volontiers qu'elle leur paraît indispensable -pour gagner ou préparer la guerre.  Le visage de la société naturelle ', et toute société l'est peu ou prou, se résume donc à quelques traits : repliement sur soi, cohésion, hiérarchie, autorité absolue du chef (p. 292).  La cohésion et l'existence du groupe qui se sent menacé sont donc déterminées par l'esprit de guerre. Rien de tel pour assurer l'unité de la société que de désigner un ennemi extérieur, d'exploiter l'instinct guerrier. « C'est dire que l'homme auquel la société fait appel pour la discipline (devant l'anneni, précise-t-il auparavant) a beau être enrichi par elle de tout ce qu'elle a acquis pendant des siècles de civilisation, elle a néanmoins besoin de cet instinct primitif (p. 27): l'instinct profond de guerre (p. 306).
Ainsi, la boucle est bouclée: la société existe en vue de la guerre et renforce sa hiérarchie garante de sa cohésion par la guerre.  Ne sommes-nous pas dans un cercle vicieux ? La guerre de nécessaire ne devient-elle pas fatale ? Nous devons pour répondre à cette question nous demander dans quelle mesure cet instinct originel « qui soude inextricablement la guerre et la sociabilité pourrait être réprimée ou tournée » (p. 307).  Sur quoi donc fonder l'espoir de la paix et à quelles conditions cet espoir peut-il être réalisable ?

La mystique de la guerre contre la logique de la paix

Société et moralité ouverte

La nécessité de la guerre deviendrait fatale si rien ne pouvait briser le cercle par lequel la guerre produit la société pour la guerre. Or, une autre exigence supérieure s'oppose à celle de la nature: l'aspiration à l'amour universel. Celle-ci s'exprime dans la morale des droits de l'homme: non pas l'homme socialisé, défini par sa nationalité, sa fonction, son statut, mais l’être humain, éprouvé comme un absolu transcendant dont la dignité vaut pour ele-même. Malgré les ouvertures antérieures : celle de Platon qui affirmait que tous les hommes ont la même essence, et qui faisait de l'idée d'homme une idée éternelle, celle du stoïcisme qui proclama que tous les hommes sont frères et que le sage est citoyen du monde (pp. 76-77), il fallut attendre le christianisme pour que « l'idée de fraternité universelle, laquelle implique l'égalité des droits et l'inviolabilité de la personn.e devient agissante » (p. 77), plus près de nous cette idée sera reprise dans la Déclaration des droits de l'homme proclamée par les puritains d'Amérique et les révolutionnaires français.  Or qu'exige-t-elle de nous cette idée ? Rien d'autre que ceci: «qu'aucun innocent ne puisse être sacrifié à l'existence même de l'humanité à plus forte raison au groupe social».  Que ferions-nous, interroge BERGSON, si nous apprenions que pour le salut du peuple, pour l'existence même de l'humanité, il y a quelque part un homme, un innocent qui est condamné à subir des tortures éternelles ? S'il fallait savoir que cet homme est soumis à des supplices atroces pour que nous puissions exister... ah, non ! Plutôt accepter que plus rien n'existe ! plutôt laisser sauter la planète!.,. (p. 76). Ainsi, cet appel à l'amour de la personne humaine ne trouve pas son origine dans la société. Celle-ci, en sa nécessaire clôture, s'y oppose : elle affirme au contraire la fausse universalité de la patrie, contre l'universel de l'humanité. La différence entre les deux n'est pas simplement de degrés, mais de nature (p. 28). On ne peut passer de l'un à l'autre. «On se plaît à dire, écrit BERGSON, que l'apprentissage des vertus civiques se fait dans la famille et que de même à chérir sa patrie, on se prépare à aimer le genre humain » (p. 27). Or, c'est là une illusion car la distance entre les deux types d'obligations est infinie.

a) Raison et moralité ouverte (p. 87-90).

Ce n'est pas non plus la raison qui est au fondement des droits universels contrairement à ce que pensent de très nombreux philosophes.  Elle n'est en effet, selon BERGSON, qu'un instrument formel mieux à même de servir nos intérêts que les exigences de la morale ouverte à l'infini qui sont celles de l'amour universel.  Notre auteur démontre, par exemple, que l'obligation de restituer un dépôt ne repose sur aucune nécessité logique.  Le formalisme de la Raison n'implique pas l'engagement de remettre l'objet déposé mais seulement l'avertissement, par celui qui l'a déposé, qu'il viendra le rechercher plus tard. Le dépositaire peut sans se contredire décider de ne pas restituer s’il estime en avoir besoin. Si l'on veut au contraire définir le dépôt comme lié à l'obligation de le restituer, ce ne peut être que dans le cadre d'une certaine culture qui reconnaît l'idée de contrat, le droit de la propriété, etc.  La non-restitution serait alors contradictoire, mais cette contradiction n'est pas logique, car elle est indissociable d'un certain contenu: la définition «discutable» que l'on donne au mot « dépôt ». Par conséquent, la morale universelle ne peut être fondée sur la logique formelle comme semblait le penser Kant (selon Bergson), mais c'est au contraire la logique formelle qui tire les conséquences d'une obligation morale préexistante. «Ainsi, aucune fin, pas même le double souci de maintenir la cohésion sociale et faire progresser Inhumanité, ne s'imposera,d'une manière obligatoire en tant que simplement proposée par la Raison.» Il serait facile d'ériger par exemple le souci de l'intérêt personnel en principe universel de moralité, il suffirait de montrer qu'il implique l'amour propre et l'honneur et que ceux-ci impliquent à leur tour l'intérêt général. La Raison peut même justifier- la guerre (au nom de la patrie, de la lutte pour la vie, du progrès.) S'il est vrai que la nature est violente puisqu'elle a voulu la clôture sociale (l'intérêt national), une philosohie rationnelle justifiant la violence n'est pas en droit impossible, même si elle peut paraître paradoxale. Le paradoxe, selon BERGSON, est inscrit au coeur de toute philosophie rationnelle qui prétendrait réduire la vie et le réel au concept.  Si donc la philosophie refuse la guerre et se réclame du respect absolu de la personne humaine, cela ne vient pas de la Raison, de l'intelligence, mais d'une exigence supérieure de la vie que Bergson appelle « l’élan vital », force motrice universelle, divine, que les grands mystiques ont incarné par leurs paroles et leurs actes.
 

b) Paix et mysticisme.

Le mystique est un homme exceptionnel en qui s'est révélé, et incarné, par delà la matérialité de la vie corporelle et sociale, pardelà la religion statique populaire, la dimension universelle, l'amour infiniment créateur de l'élan vital. Cette révélation exige un effort, mais un effort sans sacrifice ni obstacle : l'effort confiant et serein de la vie elle-même. « Une âme capable et digne de cet effort, écrit BERGSON, ne se demanderait pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toutes choses ou si ce n'est que sa délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu'elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s'y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’eux comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparàbilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n'est qu'amour » (pp. 224-225).  Si l'histoire est un progrès, si elle n'est bas fatale, c'est sous l'impulsion d'individus privilégiés, les héros et les saints qui ont su « se porter vers l'humanité en général dans un élan d'amour » (p. 97) et ne sont pas restés rivés à la solidarité établie par la nature, celle qui enferme dans le groupe social ou national.  Ainsi «l’émotion créatrice qui soulevait ces âmes et qui est un débordement de vitalité s'est répandu autour d'elles : enthousiastes, elles rayonnaient un enthousiasme qui ne s'est jamais complètement éteint et qui peut toujours retrouver sa flamme». C'est parce que le saint est porteur de l’énergie créatrice elle-même qu'il peut entraîner les autres à rompre avec le passé, la société close et la morale statique. Sa solitude est absolue mais son action est universelle. En cela, la paix n'est qu'une promesse : la promesse d'une société entièrement ouverte, unique, «embrassant tous les hommes». Celle-ci n'existe pas encore et n'exîstera peut-être jamais. Mais il est permis d'espérer qu'un «génie mystique surgisse et qu'il entraîne derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l'âme par lui transfigurée» (p. 332) pour qu'apparaisse une espèce nouvelle, ou plutôt la délivrance de l’humanité de n'être plus une espèce qui implique stationnement collectif mais d'être l'expression de l'existence complète qui est mobilité dans l'individualité, amour universel dans la liberté créatrice de chacun. Cet espoir dans la paix trouve donc son fondement dans la foi qu'incarnent les vrais mystiques par delà, voire contre les religions constituées et les valeurs closes qu'elles imposent.  Encore faut-il que cet espoir s'inscrive dans des projets et des actes.

Les conditions d'un progrès vers la paix

« Ne comptons pas trop, nous avertit BERGSON, sur l'apparition d'une grande âme privilégiée.» Nous devons nous préparer à l'entendre et être prêts à le suivre.

« Vienne alors l'appel du héros: nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire et nous connaitrons le chemin que nous élargirons si nous y passons» (p. 333).  Comment nous préparer et faire de l'espoir dans la paix autre chose qu'un acte de foi ?

a) Les caractéristiques de la guerre moderne.

Il nous faut, tout d'abord, définir ce qui caractérise, selon BERGSON, les guerres modernes à l'âge industriel. Les causes ne sont plus seulement la volonté de puissance et la conquête afin de constituer des empires susceptibles d'assurer illusoirement, nous l'avons vu, la sécurité collective face aux ennemis réels ou potentiels ; les guerres modernes ne visent plus la seule cohésion sociale et le maintien de leur hiérarchie qui la constitue.  Elles relèvent de l'interdépendance économique des sociétés. Le monde industriel a besoin de matières premières, de ressources, d'énergie et de produits agricoles provenant de sociétés moins avancées dans le développement industriel afin de produire toujours davantage de moyens de satisfaire les besoins et les désirs de plus en plus artificiels.  Les hommes réclament toujours plus de confort, de bien-être, de luxe. Le souci de confort et de luxe semble être devenu préoccupation principale.  Des besoins nouveaux surgissent provoquant « une ruée dans la course au bien-être » (p. 308). Le -monde industriel détermine une frénésie de consommation illimitée, d'objets matériels.  Mais ce faisant, les sociétés industrielles deviennent dépendantes des sociétés moins «avancées». Il suffit que celles-ci n'acceptent plus leurs produits transformés ou refusent de leur fournir les moyens de les produire pour que la masse des ouvriers soit condamnée à mourir de faim (p. 308). Ce sera alors la guerre. Celle-ci provient donc de la synergie d'une double causalité: l'interdépendance entre pays producteurs des produits manufacturés et pays fournisseurs de matières premières d'une part et leur inégalité économique d'autre part. L'ouverture des relations entre les sociétés et non plus leur clôture semble être à l'origine des guerres modernes, mais en vérité, c'est leur fausse ouverture, à savoir leur interdépendance dans le maintien de la clôture de leur finalité égoïste  On se bat alors pour se maintenir à un certain niveau de vie au-,dessous duquel on croit qu'il n'est plus la peine de vivre (p. 305).  Dans ces conditions, tous se battent contre tous avec des armes forgées par une civilisation qui met au service de la destruction les moyens techniques de plus en plus puissants. «L'extermination totale de l'adversaire devient alors possible » (p. 305).  Tel est le sombre tableau que Bergson dresse des relations internationales à l'époque industrielle.  Que faire alors si l'on ne veut pas seulement compter sur une intervention surnaturelle ? Jamais les risques qu'entraine la guerre n'ont été si grands et donc jamais l'exigence de définir les conditions de préparer la paix ne s'est à ce point imposée aux hommes de bonne volonté.

b) Les conditions de la paix.

La tâche de la paix implique : la conversion de la puissance spirituelle engagée jusqu’à présent dans la production de biens matériels vers l'amour universel entre les hommes.  La lassitude engendrée par la jouissance ininterrompue préparera le terrain, selon BERGSON, à cette conversion d'autant plus que la puissance de la science et de la technique a donné aux hommes confiance dans la puissance de l'esprit. «Ainsi, pense Bergson, si les parents se félicitent de l'état présent comme d'une acquisition qu'ils se rappellent avoir payée cher, les enfants n'y pensent pas plus qu'à l'air qu'ils respirent; en revanche, ils seront sensibles à des désagréments qui ne sont que l' envers des avantages douloureusement conquis par eux» (p. 312). Ce flux et ce reflux, ces allers-retours sont caractéristiques de la modernité.  Parler de reflux ne signifie pas un retour à la société naturelle, mais une reprise des valeurs spirituelles de solidarité compromises par la frénésie de consommation.  La question est donc d'élever cette solidarité à l'échelon de l’humanité. Ce recul apparent sera une avancée réelle si on en prépare les conditions à l'échelon du monde. La première d'entre elles est la mise en cause politique de la clôture des sociétés naturelles par l'organisation des nations sous l'égide d'une société des nations. Une telle société des nations a pour tâche essentielle l'abolition de la guerre et pour objectif le traitement de ses causes en instaurant la régulation démographique, la régulation de la répartition des matières premières et de la libre circulation des produits (p. 309).  Plus généralement, cet organisme « international doit établir une justice indépendants des Etats afin de faire droit aux exigences antagonistes présentées de part et d'autre comme vitales » (p. 309).  Pour ce faire, même si cela est difficile (p. 306), il conviendra de donner à cet organisme les moyens, y compris militaires, d'intervenir dans les affaires des Etats. « C'est une erreur dangereuse, nous avertit BERGSON, que de croire qu'un organisme international obtiendra la paix définitive sans intervenir, d'autorité, dans la législation des divers pays et peut-être même dans leur administration. » La difficulté peut être surmontée à condition qu'une portion « suffisante » de l'humanité accepte la réduction de la souveraineté des Etats.

La deuxième condition pour établir les chances de la paix relève de l'éducation.  Il s'agit de favoriser la compréhension mutuelle entre les peuples par l'enseignement des langues et des cultures étrangères : « Celui qui connait à fond la langue et la littérature d'un peuple, écrit Bergson, ne peut pas être tout à fait son ennemi », car l'imprégnation de l'esprit par la civilisation «étrangère» peut faire tomber d'un seul coup la prévention voulue par la nature contre l'étranger, en général (p. 305).

La troisième condition est comme nous l'avons montrée éthique.- la conversion des âmes qu'im-plique un renoncement à la frénésie de consommer.  Sachons que cette frénésie a pris la suite d'une autre : celle de l'idéal ascétique qui a çlominé le Moyen Age qui trouve sa source et son fondement même dans l'élan créateur (ou nature naturante), c'est-à-dire la vie. «Tout est obscur, écrit Bergson, si l'on s'en tient à de simples manifestations qu'on les appelle toutes ensemble sociales ou que l'on considère plus particulièrement, dans l'homme social, l'intelligence. Tout s'éclaire au contraire si l'on va chercher par-delà ces manifestations, la vie elle-même » qui, elle, relève de l'intuition mystique (pp. 56 et 103).  Le rôle du philosophe n'est donc pas de hurler avec les loups mais de rappeler chaque homme à la conscience de l'humain qui se révèle dans l'intuition de l'élan créateur.
La question se pose alors de savoir si cette espérance est autre chose qu'un désir qui se prendrait lui-même comme objet réel (et qui donc serait illusoire) ou s'il faut admettre que la foi mystique est en effet requise pour déplacer les montagnes. Il y a dans les propos de BERGSON sur la guerre, dans leur grandeur et les doutes qu'il soulève, la résurgence du pari pascalien. Il me semble néanmoins que nous serions impardonnables de ne pas réfléchir sur eux, de ne pas s’efforcer de «convertir» sa mystique en logique dans la mesure du possible, comme la logique et les indications de son texte nous y invite.

Sylvain Reboul. 



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