Un désir altruiste est-il possible? Une discussion serrée...

Avertissement: 

Ce débat est partiellement repris d'une discussion dont j'ai pris initiative sur un site public, ouvert et gratuit et donc sans droit d'auteur. J'ai résumé les positions et arguments en présence, selon la longue tradition de dialogues philosophiques, de Platon à aujourd'hui sur le net en passant par les échanges célèbres de Galilée, Descartes, Leibnitz, Spinoza, Hume etc.. Il est permis de douter que ces auteurs aient toujours respecté à la lettre les noms et les propos de leurs correspondants et/ou partenaires. Je ne publie pas le nom de mon interlocuteur, car je ne suis pas autorisé à le faire. Je considère de plus que sa position ne lui appartient pas plus que la mienne ne m'appartient, dès lors qu'elles participent d'un débat général entre deux manières de philosopher dont cette discussion  est un exemple éclairant. Le débat entre un logicisme qui fait l'impasse de et sur  l'expérience humaine et croit pouvoir tout démontrer logiquement, y compris les prémisses de nos raisonnement, ce que même les mathématiques sont incapables de faire, et un empirisme néanmoins rationnel qui veut s'appuyer sur l'expérience pour penser d'une manière critique  par rapport aux idéologies communes, les définitions conceptuelles et principes qui font le contenu de nos raisonnements. C'est le premier rôle de la philosophie, depuis son origine, de nous aider à nous interroger sur le sens et la pertinence des concepts que nous utilisons dans nos raisonnement déductifs et inductifs en nous appuyant sur des auteurs reconnus, sans faire de leur(s) position(s) des autorités indiscutables, mais au contraire des éléments d'ouverture du et au débat . Ce que mon partenaire, par principe, s'est refusé à faire. Ce que je trouve pour ma part dommage pour la qualité et la rigueur philosophique de sa position. Je le remercie néanmoins pour m'avoir permis de clarifier ma pensée sur ce thème, central en philosophie éthique et poltique, du rapport entre altruisme et désir.. 

Aux lecteurs seuls de juger  de l'intérêt général dans et de cet échange.


Sylvain Reboul:

Si toute émotion altruiste parait désintéressée qui ne se soucierait que d'autrui jusqu'au sacrifice de soi comme fin égoïste de l'action, cela ne prouve en rien 
qu'elle le soit. Kant lui-même considérait que l'on ne pouvait prouver que l'homme était capable d'altruisme pur, à savoir dépourvu de toute référence à la recherche de la satisfaction pour soi, était possible dès lors qu'il savait que la sensibilité naturelle de l'homme le pousse à rechercher son bonheur, y compris lorsqu'il agit conformément à son devoir (impératif hypothétique) . Il doutait que l'action par devoir (impératif catégorique) soit réellement possible et prouvable en tant que telle, mais il voulait croire, en postulant cette liberté de la raison par rapport au désir auto-centré, que l'action purement altruiste (prendre autrui comme fin de son action et non seulement comme moyen) était au moins un idéal nécessaire à la moralité, tout en nuançant cet impératif par cette formule en effet ambiguë: « Prendre autrui, en même temps, comme fin de son action (et pas seulement) », ce qui laisse ouverte la question de savoir si d'autre motivation, moins altruiste, ne sont pas toujours présentes dans toute action y compris à but altruiste, voire par devoir.

Il faudrait en effet, pour montrer qu'une action est totalement désintéressée, que la conscience de soi comme valeur y est tout à fait absente; ce qu'on aurait du mal à faire, sauf à faire (et à dire que ) de ces motivations altruistes de simples pulsions biologiques dépourvues de toute référence à la valeur de l'action et de cette motivation pour se juger soi-même bon (ou mauvais), ce qui parait très contestable.
Or, si la conscience éthique de soi comme valeureux, accompagne tous nos actes conscients et interfère toujours, en tant que telle avec nos motivations même et surtout les plus altruistes (en apparence), alors cette motivation participe à la recherche du bonheur comme satisfaction égo-centrée de l'amour de soi (dignité estime, fierté, honneur etc..) dont Rousseau faisait une passion naturelle spontanée qui, avec la pitié, était pour lui au fondement de tout sentiment moral.

Ainsi il ne faut pas trop restreindre la notion d'intérêt et élargir celle-ci, selon moi, à ce que l'on appelle l'intérêt social et psychologique, voire moral à bien faire pour bien être; ce qui me parait déterminant dans le désir humain (amour de soi) qu'il faut distinguer du simple besoin biologique dont l'objet gratifiant est extérieur à soi...


Objection.

Mais il est difficile de nier que nous avons des émotions altruistes est qu'il est probable qu'un bon paquet d'entre elles provient de notre héritage biologique. Cela dit, une grande partie du chapitre II est consacrée à l'évolution culturelle et à l'acquisition sociale de normes.

(ii) Vous avancez beaucoup de choses sans preuve. Par exemple, êtes-vous certain que la conscience de soi accompagne nécessairement tous nos actes (quid des actes manqués ? des actes fais par habitude ?). Et même si c'était le cas, cela ne prouverait rien contre le désintéressement. Ce n'est une objection que si nous agissons pour avoir une meilleure "conscience" de nous-mêmes, ce qui est différent. On peut très bien (i) agir, et (ii) avoir conscience de soi agissant et pourtant (iii) ne pas agir dans le but d'avoir une meilleure opinion de nous -mêmes. Vous semblez dire que (ii) implique (iii), mais ce n'est pas le cas (du moins d'un point de vue logique).

(iii) Vous semblez considérer que toute pulsion biologique ne peut être qu'un besoin. Pourquoi ?


Sylvain Reboul

Vous parlez d'actes manqués, à savoir d'actes fait contre notre volonté consciente ou in-volontaires; C'est justement cette différence entre notre désir conscient (de dignité, de maitrise de soi comme sujet éthique ou désir d'autonomie, fondamental en philosophie et/ou de puissance d'être et d'agir selon les termes de Spinoza etc...) et nos désirs dits inconscient qui fait la différence entre un acte altruiste éthique et un acte, altruiste automatique, à savoir non éthique. 

Je ne pense pas pour ma part que l'on puisse dériver le premier du second, pour une simple raison: le premier n'est pas plus désintéressé, comme toute expression d'un besoin qui vise une satisfaction de soi par celle de l'autre, que le second, sauf que seul le second peut conférer au besoin la dimension d'un désir assumé par un sujet dont la conscience de soi est toujours valorisée et par la même valorisante. Même le plus immoral des criminel sait qu'il a commis un crime et voit dans celui-ci un motif de se valoriser par la puissance qu'il affirme contre la morale ou le droit ambiants.

Un sujet conscient de son acte et partant responsable, qui sait ce qu'il fait, ne peut pas le faire sans mettre dans ce qu'il fait l'idée de lui-même comme but et motif de ce qu'il fait en vue d'une satisfaction psychologique en terme de reconnaissance, à tort ou à raison, positive de soi. On ne peut désirer disait déjà Socrate (de Platon) que le bien indissociable de son bien, sauf que l'on peut se tromper sur celui-ci dès lors que ce bien est injuste et contredit celui, éthique, des autres et partant notre propre bien. 

Le seul acte désintéressé authentiquement altruiste serait, selon les termes de Kant un acte qui aurait pour seul motif non pas son bonheur ou celui des autres, but qui est de même nature, selon lui, et qui n'est pas en soi altruiste, mais un acte qui obéirait à un impératif catégorique posé par la raison morale pure en dehors de toute satisfaction sensible. Hors je doute, comme Kant du reste, qu'un tel acte soit humainement possible.

Kant le savait qui parlait d'insociable sociabilité comme une caractéristique et réelle (et pas seulement logique; il faut bien sortir de la logique pure pour penser le réel) ) indépassable de l'espèce humaine

Je pense en effet que tout besoin vise une satisfaction biologique socialement sur-déterminée, y compris un besoin masochiste (il vaut mieux souffrir par l'autre et en jouir que d'être victime de son indifférence), mais que le désir conscient et assumé pose dans l'acte la motivation de l'auto-valorisation , ce qui n'est pas le cas du besoin déterminé dans son objet extérieur à soi.

Tout désir est narcissique même celui de se soumettre aux autres (ou à Dieu) et tout besoin consciemment assumé est toujours mu par un désir: comme le disait Spinoza le désir et non pas le besoin est l'essence de l'homme (de sa puissance d'être), voir a contrario le cas de la dépression suicidaire dans laquelle le sujet préfère le suicide à une vie qu'il juge, à tort ou à raison, dévalorisée et dévalorisante et donc non désirable


Objection

(i) "Je pense en effet que tout besoin vise une satisfaction biologique socialement sur-déterminée". Si vous le dites. Mais ce n'est pas ce que je vous demandais, je vous demandais à l'invere si toute pulsion biologique est un besoin. Je vous demandais si selon vous tout A est B, et vous me répondez "oui, tout B est A".

(ii) "Un sujet conscient de son acte et partant responsable, qui sait ce qu'il fait ne peut pas le faire sans mettre dans ce qu'il fait l'idée de lui-même comme but et motif e ce qu'il fait et y prendre une satisfaction psychologique en terme de reconnaissance, à tort ou à raison, positive de soi." C'est justement ce dont je doute. Le répéter sans cesse n'y changera rien, même avec du "name dropping". Il ne suffit pas d'affirmer quelque chose ou de s'autoriser d'un certain nombre d'autorités pour le rendre vrai. Ma question est depuis le début : quel argument pouvez-vous avancer en faveur de cette thèse ? J'ai beau vous relire, je ne vois pas.

(iii) Comme je l'esquisse dans ce compte-rendu, l'auteur a un argument contre cette thèse. L'argument peut être résumé de la façon suivante :
A) Il existe des pulsions biologiques nous poussant à venir en aide à autrui. Prenons l'exemple de l'instinct maternel (une mère se jette à l'eau pour sauver son enfant).
B) Ces pulsions biologiques se sont développés parce qu'il était en quelque sorte avantageux pour nous (ou notre patrimoine génétique) d'aider autrui (dans le cas de la mère : sauver ses enfants permettra la propagation de son génôme).
C) La sélection naturelle a donc du favoriser les motivations (pulsions biologiques) les plus efficaces dans ce but.
D) Or, un mécanisme qui nous pousse à sauver l'enfant parce que nous voulons sauver l'enfant sera plus efficace de ce point de vue qu'un mécanisme indirect qui nous pousse à sauver l'enfant parce que nous voulons avoir une bonne conscience de nous-mêmes et comprenons que sauver l'enfant est bon pour avoir une bonne conscience de nous-mêmes et concluons de ces deux prémisses qu'il faut sauver l'enfant.
E) Donc ce qui pousse une mère à aider son enfant est un mécanisme du premier type, plus probablement qu'un mécanisme du second type.

(iv) Vous me direz peut-être (avec Kant) qu'une mère poussée à sauver son enfant par "instinct maternel" n'accomplit pas un véritable acte altruiste. Mais comme le sens commun est contre cette idée et qu'il y a beaucoup de philosophes respectables qui pensent le contraire, je pense qu'il n'est pas besoin de considérer longuement cet argument...


SR: mais opposer le sens commun au travail philosophique sur les concepts et leur pertinence est un argument anti-philosophique; on le sait depuis Socrate...


Suite de l'objection:

"Tout désir est narcissique même celui de se soumettre aux autres (ou à Dieu) et tout besoin consciemment assumé est toujours dépassé par un désir: comme le disait Spinoza le désir et non pas le besoin est l'essence de l'homme (de sa puissance d'être), voir a contrario le cas de la dépression suicidaire dans laquelle le sujet préfère le suicide à une vie qu'il juge, à tort ou à raison, dévalorisée et dévalorisante"
Encore une fois : affirmation gratuite. Argument ?


Sylvain Reboul:
Vous oubliez mon argument factuel: qu'est-ce qui pousse toujours un sujet au suicide? La réponse pour tous ceux qui savent quelque chose de ce syndrome ou qui l'ont vécu est: la perte du sens de sa propre vie c'est-à-dire de sa valeur personnelle à faire quelque chose de sa vie qui ait à ses propres yeux et aussi aux yeux des autres (en particulier de ceux qui nous aiment ou sont censés nous aimer ou que l'on voudrait qu'ils nous aiment ) un sens gratifiant. La logique de l'honneur ou de l'estime de soi est universel dans toutes les sociétés humaines même chez les criminels. Vous pouvez contester ce fait comme universel en invoquant le cas du masochiste qui aime se faire humilier, mais j'ai déjà répondu que c'était l'exception qui confirme la règle; il s'agit là d'une motivation perverse de l'amour de soi.

Vous connaissez quelqu'un qui aime se faire insulter et se faire mépriser, hors le masochiste qui voit en cela une marque paradoxale de sa valeur aux yeux de son dominateur et par là à ses propres yeux (par identification au plaisir du sadique)?

Quant aux rapport entre besoin et biologie je crois avoir répondu que tout besoin est biologique dans son fondement (ou condition psycho-biologique de possibilité) et s'exprime dans des conditions culturelles et sociales données et vice-versa qui en font varier la forme. Le désir lui est précisément humain car il est préparé, à la fois, par des pulsions biologiques et une condition cognitive (la réflexion comme reconnaissance de soi) et se vit en désir de valorisation de soi (ou amour de soi) médié par celui des autres. Tous ceux que travaillent avec des délinquants savent que ce désir est à la racine de leur évolution positive ou négative.
Encore une fois, on ne peut raisonner purement logiquement sans faire intervenir des faits ou des expériences existentielles universelles, bien que s'exprimant sous des formes différentes.


Objection:

Je suis désolé, mais l'argument du suicide est fallacieux. Ce que vous devez montrer pour réfuter l'existence d'actions altruistes, c'est que :

a) Toute action est faite en motivée par le fait de vouloir augmenter sa valeur personnelle.

Ce qui me semble douteux. Tandis que votre exemple du suicide montre que :

b) Certaines actions (dont certaines formes de tentatives de suicide) sont motivées par le faut de vouloir augmenter sa valeur personnelle.

Ce qui me semble évident et difficile à nier. Mais vous avouerez qu'entre (b) et (a), il y a un gouffre difficile à franchir, non ?


Sylvain Reboul;

Je re-précise donc le rapport et la différence entre réaction aveugle et action consciente (de soi) : 

Toute action dont le sujet assume la responsabilité, ce qui ne vaut pas pour des actions entièrement conditionnées par des pulsions irrésistibles ou des besoins purement biologiques ou liées à des habitudes ou rituels automatisées.

Ce qui veut dire:

1) qu'une action prétendument "altruiste" qui consiste à agir pour un enfant au prix d'un autre enfant, ou pour ses proches aux dépends des droits des étrangers, n'est en rien éthique, ni altruiste. Elle peut répondre néanmoins à une impulsion biologique sélectionnée par l'évolution.

2) qu'une action qui se place dans le registre éthique de la responsabilité est nécessairement liée à des valeurs supra-biologiques qui donnent sens et valeur au sujet de l'action comme motivation et but de l'action (dignité ou estime de soi). Elle n'est donc n'est pas purement altruiste mais toujours, en même temps, comme le disait déjà Kant, auto-centrée et égo-altruiste et certainement pas, en tant que telle, purement biologique, même et surtout si elle prend appui sur des émotions spontanées déjà présentes ou biologiquement possible (ex: sentiment de devoir accompli) .



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