Pensée et cerveau

Dialogue entre Jacques Bonniot(noir) et Sylvain Reboul (rouge)



Jacques Bonniot est co-auteur de "La sensibilité", "Autrui" et "50 fiches de lecture en philosophie" chez "Bréal Éditeur"en 2 tomes; dernier tome paru en janvier 2000 :
"De Hegel à la philosophie contemporaine", "Eléments de culture générale" (Ellipses 1999)
écrits en collaboration avec G. Guislain et P. Dumont
Dictionnaire des philosophes(100) par Sébastien Blanc et Jacques Bonniot, Alphabac Philosophie, Albin Michel-Education, août 2000.
"Le nombril", Éditions du Seuil (nouveau)
"Levinas, le visage de l'autre" , Seuil 2001
Culture G.ellipses.
Site de Jacques Bonniot

Jacques Bonniot:

1. Je ne pense pas qu'on puisse assimiler pensée et langage , même s'il n'y a pas de pensée sans langage. Une langue est un phénomène collectif qui ne peut donc pas avoir de support matériel comme un cerveau ou un super-ordinateur, mais qui contribue à façonner le cerveau de tous ceux qui parlent cette langue. (Je te signale au passage le biologiste Alain Prochiantz qui est à mon avis sur des positions très proches des miennes, et qui est amené à dire, pour des raisons tenant à la biologie et non à la philosophie, que c'est la pensée qui façonne le cerveau bien plus que le contraire).

SR: Tout à fait d'accord

 

2. Dire que des "actes cognitifs" sont inscrits dans le cerveau me semble relever de la confusion terminologique, consistant à parler d'actes comme de choses (Cf. les critiques de Sartre par exemple).

SR: Oui le cerveau comme ensemble de processus bio-dynamiques  chimico-electriques est un système actif et ouvert à son environnement social et symbolique (et donc linguistique)
 

3. "Les actes cognitifs" ne sont pas identiques (égaux) à leur base neuronale : ils leur correspondent. :Je suis d'accord qu'il n'y a pas d'acte cognitif sans base neuronale. Mais parler de correspondance me semble bien indéterminé (le philosophe en convient). S'agit-il d'un parallélisme au sens de Spinoza ? Pour moi non, dans la mesure où les bases neuronales conditionnent la pensée (lui sont nécessaires). Mais dire qu'ils ne leur sont pas égaux/identiques me semble insuffisant, et laisser encore la porte grande ouverte à des confusions terminologiques (cf. la fin du texte où le philosophe n'exclut pas qu'un jour, on parvienne à un état des sciences pour lequel les actes cogniftifs se ramèneraient sans reste à ces bases neuronales.) Pour moi, ce qui n'est pas pensé et qui devrait venir du philosophe, c'est l'interrogation sur ce que c'est qu'un acte, qui n'est ni un fait, ni une chose. Donc pour moi, il ne suffit pas de dire que les actes cognitifs ne sont pas identiques = égaux au bases neuronales, il faut dire qu'ils leur sont hétérogènes . Que ce ne sont pas des phénomènes du même ordre = que ce qui est visé par la terminologie "acte cognitif" ne sera jamais susceptible d'apparaître sous un microscope ou dans une IRM, même si on peut visualiser une activité neuronale (ce n'est pas pris en compte en tant qu'acte).

SR: C'est là où l'énigme demeure: la pensée dite subjective est-elle un effet de l'activité du cerveau, une expression-traduction, voire une transduction? Est-elle  à son tour sinon une substance, un attribut "autonome" ou l'effet d'une partie (?) de la réalité neuronale ayant  en retour une efficace  "propre" sur son activité? Tout cela passe par l'étude  de l'intentionalité et de l'attention dite consciente dans son rapport au fonctionnement cérébral. Le moins que l'on puisse dire c'est que les recherches neuro-biologiques doivent se poursuivre pour en percevoir les limites éventuelles: il est possible que cette question soit scientifiquement insoluble; mais encore convient-il de savoir en quoi et en quoi cela n'autorise pas, sur le plan de la connaissance, le refus de savoir qu'une certaine métaphysique idéaliste (transcendance de la pensée comme activité substantielle) entretient en condamnant d'avance la neuro-biologie sous prétexte de  ce qu'il peut y avoir d'excessif dans ses positions heuristiques.(matérialisme "réducteur") hypothétique.
 

4. Le critère de la logique formelle ne me semble pas du tout suffisant. Parler de "critère scientifique ultime" me semble revenir à préjuger de ce qui est en question (la science aura  le dernier mot = c'est elle qui fixe le critère ultime = il n'y a pas d'impensé de la science que le philosophe pourrait avoir pour tâche de faire venir au jour, de démasquer.).

SR: Là, je serais plus net: il n'y a de jugement déterminant vrai possible qu'au regard, non de la seule logique formelle (nécessaire mais non suffisante dit Kant), mais du dialogue hypothético-expértimental; car seule les méthodes scientuifiques définissent des critères fiables de validité de leur énoncés déterminants (et non pas réflechissants, ce en quoi les sciences touchent plus ou moins naïvement et sans trop le savoir elles-même au champs de la philosophie). La philosophie de la connaissance  n'est pas et ne sera jamais une science; mais une herméneutique critique de la connaissance et  de ses présupposés éthico-heuristique. Une philosophie n'a pas à être vraie mais juste!
 

5. Pour moi, l'argument majeur et décisif n'est jamais abordé (il devrait l'être par le philosophe) et je n'ai encore entendu ou lu personne le réfuter,ni même répondree à cet argument. ( à toi de jouer Sylvain...)
Que sommes-nous en train de faire ? Quel est le sens de cette discussion de positions différentes ? A quelles conditions est possible (et a un sens) ce que nous sommes en trin de faire ?
Si chacun ne fait que coucher sur son clavier l'effet de traces inscrites dans son cerveau, de traces neuronales, il n'y a qu'une apparence ou une illusion de dialogue. Par principe, d'avance, il faut renvoyer dos à dos les 2 positions (ou plus). Ce qui se passe dans le cerveau du biologiste n'a ni plus, ni moins de valeur que ce qui se passe dans celui du philosophe. Ni l'un ni l'autre n'a la moindre chance d'être "vrai" en quelque sens que l'on puisse prendre ce terme. On aboutit fatalement à un relativisme ou à un scepticisme absolu.
Par définition, les préjugés du premier des pékins venus n'a ni plus, ni moins  de valeur que la théorie biologique la plus élaborée (l'une et l'autre doivent être pensées par quelqu'un qui les juge, qui pose un acte de repenser et d'accorder ou non son approbation.) Quoi que disent les savants (Changeux par exemple), aucun d'eux n'accepterait cette conséquence, donc j'en conclus qu'aucun d'eux ne croit ou ne pense ce qu'il avance. Ils ne font que faire semblant, en s'excluant mentalement, implicitement, consciemment ou non, des conséquences de ce qu'ils avancent. Leur théorie scientifique au moins a un satut, une dignité plus grande que d'être la simple trace, le simple effet de processus qui se passent dans leur cerveau. Ils font l'impasse sur un transcendantal sur lequel ils font en même temps fond en permanence...

SR: Le relativisme est une absurdité philosophique  car il n'y a pas de conflit possible entre la vérité scientifique et les "vérités" non-scientifiques car la question de la vérité des ces dernière ne se posent pas, sinon d'une manière nécessairement acritique et indécidable (voir les apories  métaphysiques dogmatiques chez Kant). Tout autre énoncé que scientifique est hors du champs de la seule vérité que nous puissions établir sur des critères objectifs et universalisables: la vérité hypothético-expérimentale. mais cela ne signifie pas qu'ils sont sans valeur pratique et/ou pragmatique...(négative ou positive). Il y a bien des principes transcendantaux de la connaissance scientifique: ce sont les principes ethico-heuristique dont je parle plus haut; mais leur valeur n'est pas de vérité mais de performance quant  à la fécondité de la production des connaissances scientifiques.(principes régulateurs)
6. Je ne comprends pas très bien quand le philosophe dit "l'esprit s'inscrit dan le cerveau sans être lui-même matériel", puis il se dit matérialiste... C'est là qu'il me manque le début de la discussion. Pour ma part je ne souscris pas du tout à cette formule. "L'esprit s'inscrit dans le cerveau" : on a l'impression qu'il est censé venir d'ailleurs (mais d'où donc ?) pour venir dans un deuxième temps s'"incarner" dans le cerveau... Pas de pensée sans cerveau, et je serais très prudent dans le maniement du terme "esprit" (les biologistes n'en parlent pas, c'est un concept largement interne à la philosophie et à mon sens il faut en faire l'économie lorsqu'on dialogue avec des scientifiques sous peine de générer et d'entretenir en effet des querelles de mots ou des malentendus (je suis d'accord avec le dernier § du scientifique). Dire que l'esprit n'est pas matériel, c'est dire qu'il pourrait l'être, c'est en faire une chose immatérielle (epnsée donc selon le paradigme de l'objet de science), alors que c'est un acte, l'acte du "je pense" dont il n'y a pas de sens à se demander s'il est un non matériel.
SR: Tout à fait d'accord
 
7. Pour rebondir sur ce que dit le scientifique :  "L'introduction du cerveau vivant dans le domaine de l'observable me paraît donc porteur de potentialités énormes dans les   décennies à venir" On ne peut que se réjouir de toutes les avancées dans la compréhension du cerveau animal ou humain. Mais c'est se tromper lourdement que de croire que contester des formules réductrices comme celles de Changeux, c'est être réticent face à l'exploration du cerveau. Certainement pas. On peut respecter le sérieux et le caractère fécond des recherches de sceitngiques (des neurosciences pour Changeux) tout en critiquant la naïveté ou le simplisme de leurs positions philosophiques implicites ou explicites.
En fait l'enjeu n'est pas là : l'enjeu n'est pas : faut-il poursuivre dan la voie de l'exploration du cerveau ?(il le faut. On ne peut que s'en réjouir et il est pleinement légitime que le cerveau humain tombe "dans la sphère de l'observable".) L'objet de la discussion est ailleurs : que peu-on raisonnablement attendre de cette connaissance toujours plus poussée du cerveau, et a contrario quelle attente serait illégitime, infondée, reposerait sur une confusion ?
SR: Soit mais avec la réserve que, au delà des recherches scientifiques, nous entrons dans d'autres jeux de langage que celui de la vérité et que nous ne savons pas où sont les limites de la position philosophique  (éthico-heuristique) de Changeux sans en explorer les potentialité scientifiques; d'autant qu'à la lecture de "l'Homme de vérité"  sa position authentique ( et non pas vraie) est loin d'être aussi réductioniste qu'elle peut paraître: il insiste sur l'épigénétique et le rôle du social et du symbolique dans l'activité pensante du cerveau. Dire que "la pensée façonne le cerveau" est ambigu et peu laisser croire à une résurgence d'idéalisme métaphysique que rejette Prochiantz: ne serait-il pas mieux (plus fécond) de dire, sur le plan scientifique, que l'activité du cerveau (la pensée) est une activité auto-régulée par le cerveau? et qu'il faut rechercher les mecanismes et les conditions, voire les processeurs neuro-cognitifs de cette auto-régulation, savoir s'ils sont génétiques et/ou épigénétiques etc..?
 

8.Sur l'incrimination par le scientifique de la part trop belle que la philosophie moderne ferait à la subjectivité : (il me manque ici le début de la discussion à laquelle il est fait allusion). C'est là à mon avis que la tâche du philosophe est de pointer du doigt l'impensé et les présupposés non assumés de la science moderne. La science moderne se prévaut de n'avoir affaire (ou de ne vouloir rien connaître d'autre) que l'objectivité, sans s'apercevoir que subjectivité et objectivité sont deux concepts corrélatifs, solidaires, et que l'on ne peut penser l'un san l'autre. Il n'y a d'objet que pour un sujet. Toute l'orientation de la connaissance moderne en direction de l'objet et de l'objectivité est une conséquence, un contre-coup du primat absolu accordé à la subjectivité par la pensée moderne à partir de Descartes. C'est bien parce que l'on part (implicitement maintenant, alors que c'était mis en pleine lumière par descartes) de la subjectivité du sujet qu la tâchepeut se présenter comme celle consistant à rejoindre l'objectivité de l'objet : l'atteindre enfin, ce serait, pour nous modernes, accéder à la vérité = sortir de l'enfermement dans la sphère de la subjectivité. Donc l'orientation de la science moderne n'est pas à opposer à celle de la philosophie moderne dont elle est au contraire entièrement tributaire. Elle ne peut pas non plus faire contrepoids ou rééquilibrer le primat excessif accordé à la subjectivité puisqu'elle est tout entière normée par ce primat.
En fait, ce que la science moderne ne voit pas, c'est que le concept d'objet est tout aussi problématique que celui de sujet (voir mon texte sur Michel Henry), et ce exactement pour les mêmes raisons. Mais s'élever à la compréhension du fait que des notions comme "expérience", "objet", "vérité", sont problématiques en soi, c'est adopter sur elles un point de vue philosophique (Cf. Michel Henry, L'essence de la manifestation p.117), c'est s'élever au dessus de toutes les sciences positives qui doivent présupposer ces notions et les réputer d'avance claires par elles-mêmes,non problématiques, pour pouvoir commencer. (Quitte à découvrir après coup qu'elles sont loin d'être aussi claires que ça : la physique quantique contraint les physiciens à prendre conscience que les notions d'objet, de réalité, de vérité sont des notions problématiques. Cf. Bernard d'Espagnat.)

SR: La coupure Subjectivité/objectivité est problématique, en effet, et c'est pour cela que les sciences définissent des critères et des méthodes pour  l'instituer et assurer le contrôle du contenu objectif des  énoncés en vue de leur (in)validation nécessaire. Je ne pense pas que cette complexité puisse mettre en cause l'indispensable distinction à "instituer" entre vérité objectivre et conviction subjective, au risque, sinon, que tu signales du reste, de réintroduire le relativisme intégral et un  scepticisme radical qui dissoudrait la possibilité de la connaissance vraie. La physique quantique n'est pas moins objective(iste), même si elle l'est différemment, que la physique classique; mais c'est un autre débat...
Langage, conscience et politique
À propos du dialogue entre J.P.Changeux et P.Ricoeur: Le cerveau et la pensée
Psychiatrie et neurologie
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