Marx est-il mort dans le marxisme?


Conférence faite à l'UATL le 25/02/2016

L'oubli de la pensée de Marx est paradoxal : jamais sa vision des contradictions du capitalisme n'a été autant validée par l'actualité et pourtant très peu de commentateurs, même parmi les plus éclairants, y font référence comme si le désastre des ex-pays, prétendument socialistes et réellement totalitaires, avait disqualifié une pensée dont ces régimes se sont avérés pourtant comme un dévoiement mortel.

La crise actuelle du capitalisme, en effet, met en cause, à l'évidence, le système capitaliste dans son fondement même, à savoir la recherche sans limite du profit par l'exploitation forcenée des forces productives et des ressources naturelles, la spoliation financière appelée par euphémisme “spéculation”. C'est précisément cela qui était au cœur même des analyses de Marx dans le Capital. D'où les questions : le capitalisme est-il mortel, comme le pensait Marx ? La crise actuelle en est-elle le prélude ? Ou, Marx se serait-il trompé ?

Quels sont les points de la critique que fait Marx du capitalisme qui nous permettent de comprendre la crise, y compris morale et politique, dans laquelle nous nous enfonçons ? Et pourquoi cette critique ne suffit peut-être pas à penser une sortie révolutionnaire crédible à celle-ci, voire en quoi l'idée même d'une révolution post-capitaliste, sauf dérive totalitaire anti-libérale sur le plan économique et sociale et antidémocratique sur le plan politique, est-elle impensable ?

Rappelons schématiquement, les critiques que Marx fait du capitalisme pour en justifier l'actualité, face à la crise actuelle.

Rappelons que pour Marx, le capitalisme fonctionne et se reproduit en tant que système d'exploitation de la force de travail dans le but, pour la capitaliste, de maximiser son profit privé.

D'où vient le profit ?

Valeur d'usage et valeur d'échange

Un objet est consommé pour satisfaire un besoin : c'est sa valeur d'usage.

Cet objet est acheté selon une certaine valeur exprimée par un prix moyen sur un marché plus ou moins concurrentiel. Cette valeur dite d'échange est autonome par rapport à sa valeur d'usage, sinon on ne pourrait l'exprimer par un prix en comparant cette valeur à celle d'autres objets ; deux valeurs marchandes exprimées par un même prix, par exemple, supposent un élément commun identique, il ne peut résider dans la valeur d'usage incomparable de ces deux objets et donc il ne peut provenir que d'une même quantité de force de travail nécessaire pour produire ces deux objets, laquelle seule peut permettre une comparaison.

De l'exploitation capitaliste et de ses contradictions

Le mode de production capitaliste repose sur la séparation entre celui qui dispose d'un capital, terrain, usine, machines, matières premières etc., et celui qui n'a que sa force de travail pour vivre et doit la vendre contre salaire au capitaliste pour survivre. Il s'ensuit que le capitaliste ne peut faire un profit que si la valeur produite par le travail du salarié est supérieure à la valeur de cette force de travail. Or celle-ci, comme toute marchandise, vaut la somme des valeurs d'échange qu'ils consomment (biens et services) pour reproduire cette force de travail. Cette différence entre valeur de la force de travail et valeur d'échange des objets produits par le travail constitue la plus-value qui elle-même est l'origine du profit capitaliste. La force de travail est donc la seule marchandise capable de produire plus de valeur que celle qui est nécessaire pour la produire et reproduire ! Dans le système capitaliste c'est le capitaliste qui s'approprie cette plus-value et non pas le salarié.

Mais encore faut-il que ces objets produits soient vendus et donc que leur valeur d'échange soit réalisée sur le marché. Or, à terme, cette vente est menacée par le rapport d'exploitation lui-même ; ceux qui travaillent en effet, puisqu’ils ne sont pas rétribués selon la valeur produite par leur travail mais selon la valeur de leur force de travail, ne pourront pas acheter cette première valeur. Le taux de profit, c'est à dire le rapport entre le capital investi et le profit obtenu, tendra donc à baisser car la surproduction de marchandises par rapport à la demande solvable fera nécessairement baisser les prix, jusqu'à faire que la valeur d'échange des marchandises ne puissent plus se réaliser sur la marché.

De la gestion capitaliste de ces contradictions et la crise actuelle.

La seule manière de compenser cette baisse du taux de profit est donc pour la capitaliste d’accroître le taux d'exploitation c'est à dire de faire baisser le coût de la force de travail en accroissant la productivité et/ou en exportant la production dans des lieux où le coût de la force de travail est encore inférieur tout en s'efforçant de vendre les marchandises selon une valeur maintenue dans des pays dits encore plus solvables que les pays de production. Mais cela n'est qu'un pis-aller. Cela engendrera du chômage de masse et cette solvabilité s'évanouira donc la surproduction entraînera la déflation voire une croissance dite ironiquement négative et le capital ne saura plus où s'investir dans l'économie réelle (productrice de marchandise utiles) et aura tendance à s’investir dans des activités purement financières, générant les bulles spéculatives que nous connaissons, fondées sur un accroissement exponentiel du crédit non remboursable.

Mais ce processus d'accroissement exponentiel de la dette privée ne peut fonctionner que par la confiance dans la monnaie créée par la dette elle-même. Or cette confiance est justement mise à mal par cette dette d'où, après une période illusoirement faste d’inflation, cette incapacité à faire face au remboursement des dettes privées oblige les états, pour éviter l'effondrement du système financier, à reprendre cette dette à leur compte et donc à substituer de la dette publique dite souveraine à la dette privée et pour cela à faire marcher ce que l'on appelle la planche à billets, ce qui veut dire à émettre de la monnaie sans rapport avec des valeurs marchandes réelles. Jusqu'à ce qu’après la période d'inflation apparaisse une période de déflation potentiellement mortelle. Le système capitaliste est donc un système qui, sauf par l'innovation et par le monopole, voire par le monopole de l'innovation, mais qui ne sont plus possibles aujourd'hui, sauf potentiellement dans certains secteurs de pointe très innovants tels l'économie numérique et informationnelle, tend à la réduction du taux de profit du fait de la concurrence aujourd'hui mondialisée. Or, même dans ces secteurs, la rentabilité du capital n'est pas assurée. Cela semble être confirmé par le fait prouvé que les investissements dans l'économie réelle sont de moins en moins rentables. Il faut en effet de plus en plus d'investissement en recherches et développement, en machines numériques et en logiciels pour accroître la productivité du travail et tenir sur les marchés, sans que le taux de profit en soit augmenté au contraire. Cette baisse tendancielle du taux de profit moyen provoque, pour y résister, la hausse du taux d'exploitation par la baisse des salaires moyens, par la délocalisation de la production et même de la recherche et développement en des régions du monde où le coût de la force de travail est plus bas, par la précarisation de l'emploi et le chômage de masse. Ce à quoi nous assistons tous les jours. Cette baisse du taux de profit (retour sur investissement) tend elle-même à faire passer la spéculation financière de l'économie casino mondialisée et le crédit comme une source de profit autonome prédatrice de l'économie productrice de réelles richesses, produits dérivés, CDS, spéculation à la baisse, investissement sans capital par le recours au crédit pour générer des effets dits de levier etc.

Du gonflement catastrophique aujourd'hui de la dette privée et publique.

Pour maintenir la demande sur les marchés, les crédits à la consommation se développent à tout va (ex : crédit revolving à des taux usuraires) et, via le gonflement de la bulle financière générée et gérée par l'économie financière spéculative, ce gonflement de le dette privée et publique (c'est la même) tend à contrecarrer la baisse tendancielle du taux moyen des profits, mais seulement à très court terme. Or cela s'avère catastrophique à moyen terme, dès lors que les salariés, du fait de l'augmentation du taux d'exploitation, ne pourront plus rembourser les crédits et payer les intérêts afférents, ce qui remet en cause l'équilibre de l'offre et de la demande financière et provoque, par la titrisation de dettes pourries non remboursables, une bulle financière généralisée obligeant les états à intervenir en creusant les dettes dites souveraines et/ou par le recours, inflationniste et à terme déflationniste, à la planche à billets. Les marchandises produites ne trouvent plus assez de preneurs solvables sur le marché mondial, sauf à accroître le coût de la force de travail et les salaires dans les pays dits émergents, ce qui ferait à nouveau baisser le taux d'exploitation et donc le taux de profit moyen. Nous rencontrons là la fameuse contradiction – centrale dans la pensée critique du capitalisme de Marx – entre le niveau de productivité des forces productives toujours plus coûteuses en investissements et les rapports sociaux de production. Cette contradiction, entraînant un chômage endémique élevé, est un facteur croissant d'exclusion du marché de l'emploi et donc du marché tout court. Elle génère une tendance à la surproduction dans l'économie réelle compensée à court terme par l'économie financière spéculative au prix d'une catastrophe systémique bancaire et financière, mais aussi économique, dont les états eux-mêmes seront les victimes dès lors que les dettes privées individuelles et bancaires et les dettes publiques sont, ou tendent à devenir, une seule et même dette généralisée. Cette domination de la plus-value dégagée par la spéculation financière sur l'économie réelle et le gonflement de la dette met l'ensemble de l'économie en danger mortel. Principalement par le fait de l'hégémonie de plus en plus exclusive du court-terme sur le long terme : consommer, pour des consommateurs mal-payés, afin d'assurer temporairement l'équilibre de l'offre et de la demande tout de suite grâce au crédit dit facile, et exiger 15% par an de retour sur investissement pour les investisseurs deviennent la norme. Or l'économie réelle suppose du temps et l'argent investi selon un rentabilité de 4 ou 5%, comme le disait déjà A. Smith, voire sans rentabilité immédiate à court terme, aux dépens des investissements à long terme pour innover et développer et vendre des biens et des services utiles.

Enfin il semble - et ce point est aujourd'hui très discuté - que le capitalisme, du fait même de la révolution des technologies dite intelligentes pourraient à terme se passer des hommes pour faire produire et même concevoir les marchandises par des machines dont les hommes, de moins en moins nombreux, n'assureraient qu'un rôle de contrôle et de programmation. Une telle évolution verraient disparaître le travail manuel, voire les tâches intellectuelles elles-mêmes, mises à part celles qui concernent l'innovation, le développement, l'organisation de la production et des échanges, la communication et les loisirs ainsi que l'aide directe aux personnes. Certains même considèrent que l'essentiel de la production pourrait, à terme, se passer d'usines au profit d'ateliers autonomes voire individuels capables d'assurer automatiquement la construction d'objets physiques complexes par l'utilisation d'imprimantes numériques pouvant être pilotées par les consommateurs eux-mêmes, sans avoir besoin de passer par la marché pour les produire, sauf en ce qui concerne des moyens automatisés de production peu ( ?) coûteux. Un telle évolution semble confirmer une prophétie de Marx, à savoir que le profit sur fond d'exploitation d'une classe ouvrière de moins en moins nombreuse obligerait à repenser l'économie dans son ensemble dès lors que :

1) La source essentielle du profit capitaliste, le sur-travail d'une classe ouvrière nombreuse se verrait tarie et l’investissement en machines deviendrait de plus en plus coûteux (contradiction entre niveau des forces productives et rapports de production) ; Nous l'avons dit plus haut.

2) le chômage de masse généré par cette évolution interdirait au plus grand nombre d'accéder au marché et donc mettrait en échec la réalisation de la plus-value et donc la source même du profit. Le capitalisme serait donc condamné en son cœur même par son succès et son dynamisme technologique !

En ce sens toutes les analyses critiques que fait Marx du capitalisme, de son injustice fondamentale – à savoir l'exploitation maximale de l'homme par l'homme – sont confirmées et tous les commentateurs critiques du capitalisme et de la crise ne font rien d'autres que de reprendre à leur compte tels ou tels éléments de cette critique, sans toujours le dire. Et il est vain de croire que le système capitaliste pourrait devenir juste par lui-même. Pourquoi donc un tel silence?

Il semble bien qu'il soit l'effet de l'effondrement des prophéties de Marx sur la fin nécessaire ou inéluctable du capitalisme, effondrement dû à l'échec de toutes les révolutions anti-capitalistes ou prétendument socialistes qui ont engendré des régimes monstrueux. Ceux-ci se sont réclamés du dépassement du capitalisme pour justifier la destruction des droits et des libertés par la répression sans limite des oppositions à la dictature de la bureaucratie d'état.

Ce sont les pronostics révolutionnaires de Marx qui sont la source des limites de sa pensée. Quelles sont-elles ? En quoi reposent-t-elles sur des croyances politiques illusoires, voire mythiques ?

Les illusions de Marx et ses dérives « marxistes ».

Plusieurs croyances non réfléchies par Marx, sauf en quelques analyses historiques dont il ne tire aucune conséquence générale, ont nourri le marxisme politique en son temps et après lui, marxisme qui lui a fait dire, à la fin de sa vie, selon certains de ses proches, en un ultime sursaut de lucidité, que « tout ce qu'il savait, c'est qu'il n'était pas marxiste »... :

1) sa croyance en l'automaticité d'une révolution prolétarienne et en une loi quasi naturelle de l'histoire qui mettrait à bas le capitalisme – et avec lui les droits de l'homme dont le droit de propriété des moyens de production et le droit d'entreprendre liés à l'économie de marché et la démocratie – qualifiés de bourgeois pour faire place à un socialisme transitoire, sous la forme de la dictature temporaire du prolétariat. Dans l'esprit de Marx cette dictature instaurerait les conditions d'une société sans classe, car sans exploitation ni domination de l'homme par l'homme, et donc ferait naître le communisme instaurant l'égalité sociale et les libertés individuelles intégrales et non pas seulement formelles, sans un état ou instance de pouvoir politique de domination de l'homme par l'homme. Tout état pour Marx en effet ne peut être que la dictature d'une classe sur une autre. La fin des classes entraînerait, selon lui, la fin de la lutte des classes et donc le dépérissement de l'état et du droit égoïste de propriété au profit d'une simple administration technique et rationnelle des biens et des services distribuant gratuitement des biens et services à chacun selon ses besoins. Cette position s'affirme d'une manière déterminante dans la critique radicale que Marx opère des droits de l'homme ; nous examinerons plus loin les points essentiels de cette critique.

2) la croyance que la politique et l'économie seraient toujours et partout convergentes dans le sens révolutionnaire souhaité par lui, alors que le nationalisme idéologique et/ou le communautarisme religieux et les unions sacrées entre les classes qu'ils génèrent font que cette convergence n'a rien d'automatique, mais qu'elle est généralement, pour le moins, spontanément impossible. Il a méconnu ainsi la puissance fusionnelle et identitaire des mythes idéologiques – aujourd'hui remplacés par le consumérisme exacerbé, par l'idéologie dominante du bonheur « commercial » individualiste (les hypermarchés, dimanches compris débordent de clients pendant que les églises se vident) – sur la conscience des exploités et des dominés les plus souvent endettés, qui va le plus souvent à l'encontre de la conscience de soi de classe unificatrice de la libération révolutionnaire pour laquelle il militait. Et cela s'est fait, nous l'avons vu, au prix du développement quasi-illimité du crédit donc de la dette qu'elle soit privée ou publique (c'est la même), d'où la crise financière dans la quelle nous sommes. L'oubli de l'idéologie et de la conscience désirante des hommes, comme facteurs d'illusions et comme forces motrices autonomes de l'histoire par rapport aux rapports de production et/ou de classes, est au centre de la dérive dite marxiste ; lequel oubli, dénié, a fait un retour pathologique dans la propagande politique monolithique par le parti unique au pouvoir absolu, de forme quasi-religieuse, la plus exacerbée dans les pays totalitaires prétendument marxistes où toute déviance, à défaut de ne pouvoir utiliser la menace de l'enfer et la promesse du paradis dans l'au-delà, était interdite et réprimée par le sang et le goulag,

3) la croyance que le développement infini des forces productives induira un socialisme et une économie automatiquement respectueux des conditions écologiques nécessaires et durables à la vie pacifique dans le monde. La crise écologique, le réchauffement climatique et les catastrophes que les sciences de l'environnement nous annoncent, nous rappellent que tout doit être fait pour que ce progrès soit contrôlé à l'échelon mondial, afin qu'ils ne conduisent pas tout simplement à la violence extrême entre populations pour l'accès aux ressources primaires que sont la terre, l'eau, la mer, l'énergie, l'air etc., sans parler des ressources secondaires. Une telle destruction de l'environnement, une telle violence guerrière ou terroriste, à l'époque des armes de destructions massives disséminées, pourrait, au bout du compte, déboucher sur l'auto-destruction de notre espèce. Penser que socialisme et écologie sont indissociables est une erreur anthropologique fondamentale, c'est méconnaître le désir de chacun en tant que concurrentiel au désir des autres. Ce désir dont Hegel faisait le fondement de la conscience de soi dans les relations aux autres, se manifeste sous la forme de l'amour comparatif et compétitif de soi. Il est au cœur des motivations humaines individuelles et collectives. L'individualisme personnel ou collectif et le désir de liberté sont indissociables et rien ne peut rendre nécessaire la sagesse qu'exige le respect des équilibres écologiques et de l'homme par l'homme ; sinon la conscience politique et l'éducation citoyenne. L'individu n'est pas spontanément écologiste. Il ne peut le devenir que s'il prend conscience, dans le malheur et le désastre, des limites du progrès et de ce que l'on appelle la croissance. Si ce n'est pas une régulation du capitalisme qui rendra efficace le souci écologique, c'est la catastrophe écologique qui rendra universellement nécessaire, sauf suicide généralisé, cette régulation du désir compulsif. Le désir d'être pourrait alors, mais ce n'est en rien une certitude, s'investir dans le cadre de relations mutuelles de reconnaissance valorisante entre les individus. Mais la peur est et sera sans doute le seul régulateur en dernière instance de l'hybris suicidaire du désir, spontanément infini, d'avoir et de paraître (la cupidité et le prestige conféré par la domination).

Enfin l'aspect le plus négatif de la pensée de Marx réside dans sa critique radicale et réductrice des droits de l'homme qui, selon moi, est à l'origine des pires déviations du marxisme historique.

Marx et les droits de l'homme

Selon Marx il convient de distinguer, parmi ces droits, ceux qu'il appelle les droits civiques qui sont ceux des citoyens (ex. : le droit de vote et autres droits politiques en tant que les citoyens sont membres d'une communauté solidaire et sont appelés à participer à la définition d'un intérêt général, et pas seulement mutuel) et les droits individuels qui sont tous, selon lui, fondés sur le droit individuel de propriété et/ou le droit contractuel entre deux individus visant une réciprocité plus ou moins inégalitaire dans la mise en œuvre de leur intérêts privés respectifs, à l'exclusion de la visée d'un intérêt général citoyen. Or ces derniers droits font référence à la liberté égoïste d’entreprendre, à l'égalité formelle en droits, sans l'égalité réelle de les faire valoir dans une société capitaliste, ce qui fait de cette égalité en droit un marché de dupes dans lequel le plus riche (par exemple un capitaliste) peut imposer une relation d'exploitation et donc de domination au moins riche (par exemple un salarié ou un demandeur d'emploi). Marx considère alors que les droits de l'homme, en tant qu'ils se distinguent des droits civiques, ne sont que des droits des propriétaires des moyens de production et d'échange d'exploiter à leur profit la force de travail des prolétaires par la médiation d'une égalité formelle trompeuse. Il sont des rapports de violence, d'autant plus qu'ils avancent masqués sous la forme d'un contrat entre deux individus libres, l'un d'embaucher pour faire du profit et l'autre de se faire embaucher pour survivre, à savoir reproduire cette force de travail qu'il vend dans un rapport inégal au capitaliste. L'égalité formelle des droits de vendre et d'acheter la force de travail est une mystification fétichiste dès lors qu'elle s'inscrit dans un droit présenté comme objectif, qui recouvre et prétend légitimer une inégalité réelle entre le capitaliste et le prolétaire. N'oublions jamais que le dit pouvoir d'achat est non pas seulement un pouvoir d'acheter des marchandises mais un pouvoir d'acheter le travail humain qui selon Marx constitue le socle de la valeur marchande, à distinguer de la valeur d'usage, des marchandises sous l'apparence fétichisée par le consommateur et par l'économie bourgeoise de la valeur des objets eux-mêmes. Or cette critique des droits de l'homme, ramenés au seul droit capitaliste de propriété, fait l'impasse sur la liberté individuelle en tant qu'expression réglée par la loi de l'initiative et de la créativité de l'individu comme sujet personnel de désir et d'action que pourtant Marx avait lui-même reconnu en distinguant le travail de l'artisan ou de l'artiste de celui du salarié dans l'industrie, sous la forme de la liberté créatrice du premier et de l'aliénation du second lequel, à la différence du premier, ne peut plus se reconnaître en tant qu'homme-individu dans le résultat d'un travail quasi-machinal approprié, en tant que processus de production et objet produit, par un autre : le capitaliste !

Mais tout se passe comme si Marx, dans cette réduction des droits de l'homme au seul droit d'exploitation du travail salarié, faisait l'impasse sur la notion même d'aliénation du salarié individuel dans ce même processus. Ce qui peut, dans le cadre d'un état se réclamant de Marx, entraîner le refus de la revendication à toute liberté individuelle de pensée et d'action et justifier un état totalitaire au nom des intérêts collectif de la classe ouvrière dont cet état se prétend l'incarnation politique (dictature du prolétariat !). Les libertés individuelles n'étant plus que des libertés bourgeoises d'exploitation économique et de domination politique, il convient alors, dans un premier temps, de les abolir en vue de promouvoir une société sans classe dans laquelle le droit et l'état auraient dépéri ou disparu. Dans une telle société communiste, les individus n'auraient plus à revendiquer des droits individuels car ils seraient alors spontanément réalisés. C'est dire que chez Marx les droits individuels de l'homme créateur de lui-même sont, soit un mensonge dans une société capitaliste, soit disparaissent parce que réalisés dans une société communiste (il en est de même de la religion selon lui) ; dans la transition, les seuls droits politiques de classe doivent être revendiqués quand elle prend la forme d'une transition démocratique, à laquelle il ne croit guère car peu susceptible de conduire au communisme (la démocratie formelle reste pour lui une dictature bourgeoise), soit les seuls droits des ouvriers contre le droit de propriété des moyens de production et d'échange qui ne peuvent se réaliser que dans le cadre d'une révolution nécessairement violente pour briser les institutions, y compris militaires et policières, de la bourgeoisie et de ses institutions (dictature du prolétariat !). Or une telle dictature, en l'absence de droits individuels et politiques démocratiques universels, a toutes les chances de se transformer en dictature totalitaire sur le prolétariat, au nom de la nécessaire violence révolutionnaire comme unique moyen de déposséder les exploiteurs.

C'est exactement ce qui s'est passé dans tous les états se réclamant de Marx, que l'on ne peut dédouaner tout à fait de cette dérive, dès lors qu'il refusait de distinguer droit individuel de l'homme et droit collectif du citoyen dans toutes les formations sociales non encore communistes et qu'il récusait même la nécessité d'un droit communiste, dès lors que, spontanément, la société sans classe ferait de chacun un être altruiste dans l'harmonie immédiatement réalisée entre les intérêts individuels et collectifs.

Plus généralement, ce qui manque à la pensée de Marx c'est une réflexion sur la nature du désir narcissique humain dans sa différence avec le besoin comme s'inscrivant toujours dans le cadre d'une rivalité mimétique (avoir), et de la recherche de la reconnaissance (pouvoir, prestige, amour exclusif). Le capitalisme n'a fait que libérer comme jamais l’économie des désirs pour tous dès lors que ceux-ci sont immédiatement solvables par l'accès généralisé au crédit, surplombant et surdéterminant celle des besoins. Croire que l’égoïsme ne serait qu'un effet des rapports de production et de l'antagonisme de classe c'est se contenter de la croyance rousseauiste naïve qui confine à la niaiserie politique et psychologique d'une nature humaine innocente, voire spontanément bonne dans les conditions favorables de l'égalité sociale.

Mais nous savons que ce rêve utopique et quasi-paradisiaque d'une société, sans compétition inter-individuelle et inter-collective ou conflit de classe, peut conduire au cauchemar totalitaire sanglant, dès lors que l'on prétend le réaliser. Cela ne peut déboucher, en effet, que sur la violence généralisée et sans limite pour forcer chacun à renoncer à son égoïsme spontané en tant qu'être se désirant lui-même par la médiation, toujours à la fois coopérative et compétitive et donc ambivalente et conflictuelle, des autres. Faire de l'homme un être de besoins extérieurs limités, sans désir d'être et de puissance d'être pour lui-même, toujours en compétition plus ou moins coopérative avec les autres, c'est vouloir que les hommes renoncent à leur désir propre, expression de l'amour infini que chacun se porte spontanément à lui-même comme le disait Rousseau, mais en croyant à tort que cet amour pouvait devenir spontanément coopératif dans des conditions sociales égalitaires (sans exploitation de l'homme par l'homme), ce qui est démenti par toute l'histoire de l'humanité. La pensée de Marx apparaît alors comme une sécularisation de l'espérance religieuse de réconciliation post-mortem qui a, en effet, longtemps servi à faire que les plus faibles se résignent à leur sort misérable, c'est à dire à leur humiliation ici-bas dans l'attente d'une vie radieuse et sans désirs, puisque comblés au paradis ! Cette attente eschatologique des religions a été remplacée chez les successeurs de Marx par une pratique révolutionnaire organisée par un parti disposant du monopole de la vie politique, conduisant, du fait même de ce déni des droits de l’homme et de la démocratie dite bourgeoise, chez ces successeurs, non à une société sans classes mais à la dictature totalitaire d’un parti unique sur l’ensemble de le société. Un tel déni des droits de l’homme et de la démocratie dite formelle ne pouvait amener qu'à la catastrophe humaine et au régime personnel et paranoïaque que l’on sait, aussi bien dans l’ex-URSS qu'en Chine, qu'en Albanie et ailleurs, que dans les partis dits communistes dans le monde entier.

Sur le plan philosophique, l'erreur de Marx, laquelle explique en partie les errements dramatiques que la pensée de Marx a suscités, est que sa position est fondamentalement eschatologique et donc religieuse et non pas scientifique, contrairement à ce qu'il prétendait. Son prétendu matérialisme historique est en fait un idéalisme finaliste, dès lors que la finalité l'histoire des hommes imaginée par lui qu'est le communisme ou société sans classes devient sens et cause de l'histoire « Le communisme, disait-il, doit, non pas abolir la religion mais la réaliser sur terre ». Sa vision, au fond religieuse, de l'histoire est à la fois déterministe et eschatologique, comme si Marx avait fusionné les trois causes aristotéliciennes1, la cause matérielle, la cause antécédente et la cause formelle, celle-ci mise dans une forme dialectique héritière de Hegel sous la domination de la cause finale qui selon Aristote commande toutes les autres. De par la logique d'un processus dialectique d'une révolution annoncée rendue nécessaire, voire inéluctable, par les contradictions du capitalisme, Marx fait de l'histoire, comme chez Hegel, un processus commandé pas son but au fond absolu une fois réalisé, la société sans classe et sans conflits de classes, la société totalement réconciliée avec elle-même, comme chez Hegel la fin de l'histoire est la parfaite réconciliation de l'Esprit absolu (de la raison) avec lui-même. C'est cette vision idéaliste de l'histoire qui porte, selon moi, en elle la mort du marxisme, comme pensée de Marx jusque dans ses dévoiements, sinon celle de la pensée critique de Marx encore vivante dans ses analyses des contradictions du capitalisme.

Cette vision est probablement, sur le plan politique, en partie responsable du totalitarisme étatiste qui s'est réclamé de lui, faisant du parti-état une église théologico-politique, au pouvoir absolu, chargée de réaliser ce destin glorieux et salvateur sur terre qu'est la révolution socialiste, devant nécessairement donner jour à un homme nouveau, à la fois totalement libre et totalement altruiste. Nous savons que cette Église-État, qui s'est institué dans les ex-pays dits (à tort) socialistes qu'il faut nommer capitalisme d'état, disposait d'un pouvoir quasi-divin dès lors qu'elle prétendait représenter la classe qui libérerait l'humanité du péché de l'exploitation de l'homme par l'homme. En cela elle s'est réellement constituée en classe hégémonique exerçant un pouvoir sans limites sur les individus (définition du totalitarisme). Il s'est agi pour elle de contraindre les hommes, par la terreur, de devenir des serviteurs zélés de cette mission révolutionnaire : construire une société communiste dépourvue de tentations égoïstes et donc spontanément coopérative dans laquelle l'état et le droit seraient du même coup sans fonctions et disparaîtraient de la vie sociale, « dépériraient » dit Marx, sans même avoir besoin d'être abolis ! Nous savons que cette église-état-parti s'est, en réalité, transformée en machine de violence totalement au service des intérêts particuliers de pouvoir et d'avoir de ses membres, à commencer par celui de son chef dont la culte de la personnalité a été érigé, comme il se doit dans une telle structure totalitaire de pouvoir, en rituel d’allégeance obligatoire suprême sous la forme du culte de la personnalité (Staline, Mao, voire Thorez etc..).

Comment penser une position critique du capitalisme après Marx ?

Nous en sommes aujourd'hui à tenter de penser d'une manière critique une crise systémique du capitalisme globalisé avec les termes de Marx qui sont, dans leur généralité, économiquement confirmés, mais sans pouvoir présenter l'alternative politique que Marx envisageait. Nous sommes conduits alors à soumettre les dérives du capitalisme prédateur aux exigences de la démocratie formelle et des droits des hommes individuels et sociaux considérés comme universels en droit et de la nécessaire contrainte écologique vis-à-vis du développement économique. Cette vision ne peut prétendre dépasser ou mettre fin au capitalisme par une révolution qui serait nécessairement violente et donc abolirait les formes même de la démocratie, comme le disait Marx, ainsi que l'économie de marché qui est spontanément tournée vers la satisfaction illimitée des désirs qu'elle stimule et produit en permanence. Or la situation est telle qu'elle semble échapper à toute régulation politique par les états et les instituions internationales plus ou moins démocratiques qui restent à construire. Ce que l'on appelle la voie réformiste, où la régulation du capitalisme passe par la mise en œuvre d'institutions démocratiques nationales et internationales, est alors, à la fois, la plus problématique et la seule possible sauf à recourir à l'illusion nationaliste protectionniste xénophobe, sous des formes autoritaires populistes ou totalitaires.

Restaurer la conscience politique et le combat démocratiques et la confiance dans la politique pour la vie et l'égalité à l'échelon mondial, au-delà de toute forme de nationalisme, est donc la seule voie permise. Elle est pour le moins précaire et surtout elle représente un défi qui peut être facilement perdu pour faire face au désastre généralisé à l'heure des armes de destruction massives et du désastre écologique annoncé. Cet échec conduira à la fin de « l'humanité », terme à prendre dans les deux sens, biologique et éthique.

Le capitalisme, livré à lui-même, sans contre-feux politiques, est ce qu'il est : le triomphe de la cupidité c'est à dire de la libre expression du désir de s'affirmer face au monde et aux autres et à leurs dépens. C'est à la politique non pas de le rendre moral mais moins immoral dans ses effets sur les sociétés et les individus. La justice, la, paix civile et les biens publics relèvent de la politique démocratique et/ou de ce qu'il en reste et de rien d'autre.

C'est pourquoi il nous faut défendre et élargir les conquêtes des droits démocratiques et sociaux et qu'il nous faut combattre le prétendu néo-libéralisme qui n'est que le faux-nez de la dictature sans partage du capital financier sur et aux dépens de la production de biens et de services réels pour tous. Ce qui est mort, dans le pensée de Marx, c'est sa vision révolutionnaire eschatologique de l'histoire qui ne tient aucun compte, sinon à titre tactique, de l'exigence démocratique des droits de l'homme et de la démocratie conflictuelle représentative qui ont permis l'extension des droits de l'homme aux droits sociaux. Seule reste donc ouverte la voie réformiste dont rien ne dit qu'elle se présente comme la plus probable !


je regroupe les 4 causes d'Aristote en deux parties, car seule la cause finale  est la cause déterminante  (!) puisqu'elle commande et produit les 3 autres qui ne sont sont que des moyens en vue de leur finalité. Sans la cause finale, il n'y aurait, au sens propre, aucune cause, car elles ne seraient que des causes de rien, c'est à dire d'un chaos informe et immobile et/ou d'une mobilité alétoire qui ne produit aucun objet formé ou phénomène substansciels stables et qui sont donc imperceptibles  (pure matière selon Aristote). . En cela Aristote n'est pas "mécaniste", mais "techniciste", c'est à dire finaliste.   Tout existe en vue d'une fin préalable! Les aléas dans la nature ne sont que des perturbations qui sont introduites par la matière informe. Un exemple amusant en cette journée de la femme: les filles sont le résultat d'un accident matériel, un handicap dû à l'informité de la matière, alors que les garçons sont plus conformes à leur finalité humaine! il est vrai que pour cet auteur, la forme et la finalité, indissociables dans la semence,  proviennent de l'homme seul, la femme ne donne que la matière informe. Il est la semence, elle est la terre qu'il faut labourer et semer pour donner les plantes, les animaux et les humains!

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