Claude-Adrien Schweitzer, latinisé en Helvétius, né le 26 janvier 1715 à Paris et mort le 26 décembre 1771 à Paris1

Issu d’une famille de médecins, dont le grand-père, Johann Friedrich Schweitzer, introduisit l’usage de l’ipécacuanha et le père, Jean Claude Adrien Helvetius2 (1685 – 1755) fut le premier médecin de Marie Leszczyńska, reine de France, Claude-Adrien fut formé, en vue de faire une carrière financière, par son oncle maternel à Caen, mais la poésie occupait son temps libre. Dès l'âge de vingt-trois ans, à la demande de la reine, il est nommé fermier général, un poste de perception d’impôts qui lui rapporte 100 000 couronnes par an. Ainsi pourvu, il se mit à jouir à plein de la vie, avec l’aide de sa richesse et sa libéralité, de ses goûts littéraires et artistiques, participant, par exemple, aux goguettes de la Société du Caveau, première et deuxième du nom, mais également au Club de l'Entresol progressiste. Il obtint, en 1751, la charge de maître d'hôtel de la reine. En vieillissant, stimulé par le succès de Maupertuis comme mathématicien, de Voltaire comme poète, et de Montesquieu comme philosophe, il commença à rechercher des distinctions plus durables.

Biographie

«Jouissant d’une grande fortune, qui lui permit d’acheter, à vingt-trois ans, une charge de fermier général, il fut, comme d’Holbach, et avec plus d’autorité que lui, un des protecteurs attitrés de la philosophie au XVIIIe siècle. Les 300 000 livres que lui rapportait sa ferme y passaient en majeure partie. Commensal de Montesquieu à La Brède, de Voltaire à Cirey, de Buffon à Montbard, il réunissait à sa table, dont sa femme, la spirituelle Mlle de Ligniville, faisait si noblement les honneurs, d’Alembert, Diderot, l’abbé Galiani, Grimm, etc. Il devint bien vite un des adeptes de la philosophie courante, au point de quitter sa ferme, en 1750, pour pouvoir s’y livrer tout entier. Il s’était essayé d’abord, sans grand succès, aux mathématiques et à la poésie. En 1758, enfin, il publia son œuvre capitale, De l’Esprit (in-4), où en quatre discours il établit, d’après les conversations et les opinions courantes, la nécessité d’appuyer la morale sur l’amour de soi et de faire reposer sur la matérialisme la conception de l’univers. Selon lui, dit M. Alfred Fouillée, "l’égoïsme transformé produit le monde moral, comme la sensation transformée produit le monde matériel. Au fond, il n’y a pas de morale proprement dite, mais simplement une branche supérieure des sciences naturelles, qui enseigne les moyens de procurer le plus grand bonheur possible, soit à l’individu, soit à la société. Tout l’art de la législation est de faire que l’individu trouve plus d’intérêt à suivre la loi qu’à la violer… La vraie morale s’absorbe dans la législation, qui s’absorbe elle-même dans la science de la nature." Aussi Helvétius, par cet ardent désir du progrès dans la législation, est-il amené à réclamer une refonte de la société. Tandis que Montesquieu cherche à faire la logique des mœurs et des lois, Helvétius en veut faire la physique. Le livre De l’Esprit fit scandale. Condamné par le pape, le parlement et la Sorbonne, il fut brûlé par la main du bourreau. Il n’obtint même pas grâce devant Voltaire, qui l’appela «un fatras». Helvétius dut subir l’humiliation d’une rétractation publique. Il voyagea pour se consoler, visita l’Angleterre et l’Allemagne, et écrivit son poème du Bonheur et un nouveau traité, De l’Homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, qui furent publiés l’année qui suivit sa mort. Écrivain élégant et correct, mais froid, esprit plus logique qu’original, il ne laisse pas cependant que d’avoir contribué dans une assez large au progrès des idées. Sur certains points, en effet, la réforme exécutée dans notre législation

par les hommes de la Convention et du Consulat donna satisfaction aux vœux qu’avait formulés Helvétius dans son livre De l’Esprit. Ses œuvres complètes ont été publiées, avec une partie de sa correspondance, en 1796 (14 vol, in-18)."

CHARLES LE GOFFIC, article «Helvétius» d



"L'art du politique est de faire en sorte qu'il soit de l'intérêt de chacun d'être vertueux."

« Nul n'a droit sur l'air que je respire, ni sur la plus noble fonction de mon esprit, celle de juger par moi-même."

"Par le système de l'attraction, il n'est pas nécessaire d'admettre un Dieu ..."

Helvetius Notes, maximes et pensées

L'esprit démystifié

« Plaisir, société et pouvoir»

Helvetius et l'esprit des lumières.

Lecture commentée du texte de Helvetius : « De l'esprit »

Il est un étrange, voire un scandaleux oubli, lorsque l'on prétend rendre hommage à la philosophie des Lumières dans son expression française : celui de refuser d'admettre l'importance des philosophes athées et matérialistes dont l'influence a été considérable en leur temps partout en Europe. Leur pensée, en effet, chez les grands et les intellectuels européens de l'époque représentait la pensée française par excellence, que ce soit pour l'approuver ou la condamner.

Une possible explication de cet oubli, très certainement volontaire,  est la tentative non-dite de refouler une pensée qui ne faisait aucune concession à la pensée ou morale religieuse et/ou transcendante dogmatique qui a fait disparaître encore aujourd'hui leurs œuvres des études secondaires et supérieures, alors même que la pensée de Rousseau, très idéaliste en cela qu'elle s'efforcer de penser la politique en dehors de tous les faits, a été élevée au rang de référence nationale de l'esprit républicain. Était-ce là le prix à payer pour faire accepter la séparation politique en 1905 entre l'état et la religion, particulièrement à l'école, et faire un pont, en forme d'alliance tactique, entre une religion civile républicaine (celle déjà revendiquée par Rousseau), prétendument laïque, et une vision qui cherche à établir la morale et la vie politique sur un fondement religieux transcendant et sacrificiel, celle du devoir contre la plaisir, de l'altruisme et de l'abnégation supposé bons, contre la plaisir égoïste et l'amour de soi, voire le narcissisme sous toutes ses formes, supposés mauvais.

Mais il pourrait y avoir une autre explication possible, philosophique et non pas politique, de ce refoulement du matérialisme français : Il serait vide des sens dans la mesure où il prétendrait ramener l'esprit au corps, l'intelligence à la sensibilité, l'éthique à la recherche du plaisir et à l'évitement de la douleur physiques. En effet la philosophie et la vie en société elles-même témoignent de la capacité de l'homme à dépasser sa condition animale. La réflexion permet , y compris chez le matérialiste à l'esprit de se connaître et à en conséquence diriger son corps et à contrôler ses désirs sensibles, de même la vie sociale met en jeu des désirs idéaux ou des valeurs qui ne peuvent sans difficultés logiques majeures être déduites de la seule recherche de plaisirs physiques ou corporels. Ne constate-t-on pas, en effet, que l'amour de soi dont Helvetius fait grand cas, peut conduire au sacrifice, que la gloire, l'orgueil, le goût du pouvoir, l'estime de soi, la richesse elle-même, manifestent d'abord une volonté de se valoriser soi-même dans le regard des autres au mépris parfois des besoins vitaux, que donc cet amour de soi, narcissique, est en soi gratifiant et non pas seulement pour les plaisirs physiques qu'il est susceptible de procurer? Helvetius est confronté à cette difficulté majeure: comment expliquer ce dépassement spirituel dans les désirs humains par la seule réduction de l'esprit à l'animalité des passions primaires que sont la recherche des plaisirs physiques et l'évitement de la douleur. C'est à cette difficulté que nous serons, par cette lecture, amener à nous confronter nous-même. Helvetius s'efforce, quant à lui, de montrer que la seule vie politique et sociale permet de rendre compte de cette difficulté. Autant dire que son matérialisme n'est pas purement physique mais politique et social. Qu'est-ce à dire ? La politique n'est-elle pas elle-même au centre de conflits « spirituels » dont l'auteur témoigne dans cette œuvre quand il oppose la tyrannie à la monarchie ? Ne montre-il pas , lui-même, que la vie politique est dominée par un conflit de valeurs fondamental entre l'autorité du pouvoir et la(les) liberté(s) des citoyens, la force et le droit?

C'est à ces difficultés que nous serons, par cette lecture, amener à nous confronter nous-même, car cette lecture des auteurs Helvetius et La Mettrie, les plus matérialistes des philosophes des lumières français, comme je vais tenter de le montrer, nous oblige en effet à nous interroger sur notre modernité, dans la mesure où ils insistent sur le fait, admis par le plus grand nombre de nos contemporains, que le principe de plaisir commande toutes nos actions, que l'idée de sacrifice est contraire au bonheur de vivre, et que l'amour de soi et la soif de reconnaissance sous toutes ses formes apparaissent comme hégémoniques dans les rapports humains et politiques, considérés comme démocratiques.

Que ces auteurs, critiques de la religion et de l'idéalisme en philosophie et qui étaient pourtant très en vogue en un siècle si « aristocratique », aient pu anticiper sur cette évolution est ce qui fait à mon sens leur intérêt par delà cet ostracisme, mais aussi à cause de lui, dans lequel la pensée républicaine officielle les maintient encore. Ils nous font voir ce que nous sommes devenus et ce qu'ils ont contribué à nous faire devenir, pour nous en effrayer ou nous en féliciter en dépit du silence ultérieur fait sur eux, dans les sphères académiques. Notre démocratie laïque pluraliste est bien l'héritière de leur critique de la religion, plus encore que de celle de Rousseau qui prétend substituer la religion traditionnelle par une religion civile tout aussi sacrée et sacrificielle.



Rubrique auteur.
 

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De l’esprit
par C. A. Helvétius



PREFACE

[p. 1] L’objet que je me propose d’examiner dans cet ouvrage est intéressant ; il est même neuf. L’on n’a jusqu’à présent considéré l’esprit que sous quelques-unes de ses faces. Les grands écrivains n’ont jeté qu’un coup d’oeil rapide sur cette matière ; et c’est ce qui m’enhardit à la traiter. La connaissance de l’esprit, lorsqu’on prend ce mot dans toute son étendue, est si étroitement liée à la connaissance du cœur et des passions de l’homme, qu’il étoit impossible d’écrire sur ce sujet, sans avoir du moins à parler de cette partie de la morale commune aux hommes de toutes les nations, et qui ne peut avoir, dans tous les gouvernements, que le bien public pour objet.

Les principes que j’établis sur cette matière sont, je pense, conformes à l’intérêt général et à l’expérience. C’est par les faits que j’ai remonté aux causes. J’ai cru qu’on devait traiter la morale comme toutes les autres sciences, et [p. 11] faire une morale comme une physique expérimentale. Je ne me suis livré à cette idée que par la persuasion où je suis que toute morale dont les principes sont utiles au public est nécessairement conforme à la morale de la religion, qui n’est que la perfection de la morale humaine.

Au reste, si je m’étais trompé, et si, contre mon attente, quelques-uns de mes principes n’étoient pas conformes à l’intérêt général, ce seroit une erreur de mon esprit, et non pas de mon coeur ; et je déclare d’avance que je les désavoue.

Commentaire:

Il convient de traiter la morale comme une science expérimentale selon le seul but qui vaille, l'intérêt public. Cela signifie que la morale est à la fois une science soucieuse d'observer objectivement des faits universels afin de formuler des lois générales ne relevant d'aucun a priori métaphysique et une technique orientée par une finalité d'intérêt général qui pour lui est à définir comme l'intérêt de tous à savoir la paix civile dans le respect des droits et l'égale liberté de chacun. Une telle morale est religieuse en cela qu'elle ne fait que formuler un idéal dont l'origine et le fondement réels sont humains et immanents à savoir rationnels et expérimentaux et non pas divins ou transcendants . Cette morale n'est donc conforme à celle de la religion qu'entant que l'on définit celle-ci comme valant scientifiquement et idéalement pour tous les hommes. La morale religieuse n'est qu'une expression idéalisée, voire sacralisée (rendue par là indiscutable) de la morale humaine universelle. Cette position peut à bon droit apparaître comme un paradoxe, dès lors qu'elle vise à redéfinir la morale religieuse dogmatique traditionnelle en la soumettant à une critique scientifique tout en cherchant à se prémunir à l'avance d'une condamnation pour athéisme a-moraliste dans son contenu au contraire de son fondement, lequel n'est pas religieux, sans être our autant antireligieux dans son contenu rationnel . Cette astuce rhétorique ne peut néanmoins pas masquer qu'il s'agit d'une attaque frontale contre la morale religieuse traditionnelle et son pouvoir humain, l'église, qui prétendent soumettre l'esprit à une autorité divine absolue surhumaine. Reste que si cette morale n'était pas conforme à cette universalité rationnelle attendue celaviendrait ds'un défaut de son esprit rationnel et non de sa sensibilité qu'il faut comprendre comme spontanément altruiste, comme le dira aussi Rousseau. Une morale rationnelle n'est que la formulation critique d'une sensibilité ouverte aux autres et à l'intérêt général, disons à la sympathie naturelle que chacun éprouve vis-à-vis de ses semblables. En cela eneffet on peut parler comme la religion d'amour universel humain, comme le fondement de la morale. Sans être obligé d'avoir recours à Dieu pour cela. Une morale qui met en rapport le coeur et la raison au rebours d'une vision hiérarchique de l'esprit dans la vaine affirmation de sa toute puissance sur le corps et la sensibilité et/ou qui fait de la raison le juge ultime en matière de recherche du bien commun contre la sensibilité, jugée égocentrique, comme si la raison pouvait pas sa volonté propre se dispensait de sentir pour juger et agir. Ainsi pour Helvetius l'esprit ou la raison ne peut rien moralement sans la cœur et le corps; prétendre le contraire c'est en définitive faire de la raison une instance impersonnelle qui juge sans sentir et agit sans corps, c'est à dire une instance transcendante prenant la place d'un Dieu sans amour pour un homme déshumanisé. Tout ce que le raison peut avoir de justesse et faire pour parvenir à de vérité morale est de (re)connaître les principes universels, fraternels, du cœur humain pour en tirer toutes les conséquences en formes de règles pratiques pour tous les humains et cela à hauteur d'homme. D'où la nécessité pour fonder une telle morale de comprendre scientifiquement les relations entre la sensibilité en ce qu'elle a d'universel et la réflexion dont elle fonde l'universalité de cette 'expérience comme une vérité valant pour tous qu'il appelle le bien public.

Je ne demande qu’une grace à mon lecteur, c’est de m’entendre avant que de me condamner ; c’est de suivre l’enchaînement qui lie ensemble toutes mes idées ; d’être mon juge, et non ma partie. Cette demande n’est pas l’effet d’une sotte confiance ; j’ai trop souvent trouvé mauvais le soir, ce que j’avois cru bon le matin, pour avoir une haute opinion de mes lumieres.

Peut-être ai-je traité un sujet au-dessus de mes forces : mais, quel homme se connoît assez lui-même pour n’en pas trop présumer ? Je n’aurai [p. 111] pas du moins à me reprocher de n’avoir pas fait tous mes efforts pour mériter l’approbation du public. Si je ne l’obtiens pas, je serai plus affligé que surpris : il ne suffit point, en ce genre, de desirer, pour obtenir.

Dans tout ce que j’ai dit, je n’ai cherché que le vrai, non pas uniquement pour l’honneur de le dire, mais parce que le vrai est utile aux hommes. Si je m’en suis écarté, je trouverai dans mes erreurs même des motifs de consolation. si les hommes, comme le dit M De Fontenelle, ne peuvent, en quelque genre que ce soit, arriver à quelque chose de raisonnable, qu’après avoir, en ce même genre, épuisé toutes les sottises imaginables ; mes erreurs pourront donc être utiles à mes concitoyens : j’aurai marqué l’écueil par mon naufrage. que de sottises, ajoute M De Fontenelle, ne dirions-nous pas maintenant, si les anciens ne les avoient pas déjà dites avant nous, et ne nous les avoient, pour ainsi dire, enlevées ! Je le répete donc : je ne garantis de mon ouvrage que la pureté et la droiture des intentions. Cependant, quelque assuré qu’on soit de ses intentions, les cris de l’envie sont si favorablement [p. 1V] écoutés, et ses fréquentes déclamations sont si propres à séduire des ames plus honnêtes qu’éclairées, qu’on n’écrit, pour ainsi dire, qu’en tremblant. Le découragement dans lequel des imputations, souvent calomnieuses, ont jeté les hommes de génie, semble déjà présager le retour des siecles d’ignorance. Ce n’est, en tout genre, que dans la médiocrité de ses talents qu’on trouve un azyle contre les poursuites des envieux. La médiocrité devient maintenant une protection ; et cette protection, je me la suis vraisemblablement ménagée malgré moi. D’ailleurs, je crois que l’envie pourroit difficilement m’imputer le desir de blesser aucun de mes concitoyens. Le genre de cet ouvrage, où je ne considere aucun homme en particulier, mais les hommes et les nations en général, doit me mettre à l’abri de tout soupçon de malignité. J’ajouterai même qu’en lisant ces discours, on s’appercevra que j’aime les hommes, que je desire leur bonheur, sans haïr ni mépriser aucun d’eux en particulier. Quelques-unes de mes idées paroîtront peut-être [p. V] hazardées. Si le lecteur les juge fausses, je le prie de se rappeller, en les condamnant, que ce n’est qu’à la hardiesse des tentatives qu’on doit souvent la découverte des plus grandes vérités ; et que la crainte d’avancer une erreur ne doit point nous détourner de la recherche de la vérité. En vain des hommes vils et lâches voudroient la proscrire, et lui donner quelquefois le nom odieux de licence ; en vain répetent-ils que les vérités sont souvent dangereuses. En supposant qu’elles le fussent quelquefois, à quel plus grand danger encore ne seroit pas exposée la nation qui consentiroit à croupir dans l’ignorance ? Toute nation sans lumieres, lorsqu’elle cesse d’être sauvage et féroce, est une nation avilie, et tôt ou tard subjuguée. Ce fut moins la valeur que la science militaire des romains qui triompha des Gaules.

Si la connoissance d’une telle vérité peut avoir quelques inconvénients dans un tel instant ; cet instant passé, cette même vérité redevient utile à tous les siecles et à toutes les nations. Tel est enfin le sort des choses humaines : il n’en est aucune qui ne puisse devenir dangereuse [p. V1] dans de certains moments ; mais ce n’est qu’à cette condition qu’on en jouit. Malheur à qui voudroit, par ce motif, en priver l’humanité.

Au moment même qu’on interdiroit la connoissance de certaines vérités, il ne seroit plus permis d’en dire aucune. Mille gens puissants et souvent même mal intentionnés, sous prétexte qu’il est quelquefois sage de taire la vérité, la banniroient entiérement de l’univers. Aussi le public éclairé qui seul en connoît tout le prix la demande sans cesse : il ne craint point de s’exposer à des maux incertains, pour jouir des avantages réels qu’elle procure. Entre les qualités des hommes, celle qu’il estime le plus est cette élévation d’ame qui se refuse au mensonge. Il sait combien il est utile de tout penser et de tout dire ; et que les erreurs même cessent d’être dangereuses, lorsqu’il est permis de les contredire. Alors elles sont bientôt reconnues pour erreurs ; elles se déposent bientôt d’elles-mêmes dans les abymes de l’oubli, et les vérités seules surnagent sur la vaste étendue des siecles. [p. 1]
 
 
 
 
 
 

DISCOURS 1 CHAPITRE 1

De l’esprit en lui-même.

on dispute tous les jours sur ce qu’on doit appeller esprit : chacun dit son mot ; personne n’attache les mêmes idées à ce mot, et tout le monde parle sans s’entendre.

Pour pouvoir donner une idée juste et précise de ce mot esprit et des différentes acceptions dans lesquelles on le prend, il faut d’abord considérer l’esprit en lui-même.

Ou l’on regarde l’esprit comme l’effet de la faculté de penser (et l’esprit n’est, en ce sens, que l’assemblage des pensées d’un homme) ; ou l’on le considere comme la faculté même de penser. Pour savoir ce que c’est que l’esprit, pris dans cette derniere signification, il faut connoître quelles sont les causes productrices de nos idées. Nous avons en nous deux facultés, ou, si je l’ose dire, [p. 2] deux puissances passives, dont l’existence est généralement et distinctement reconnue. L’une est la faculté de recevoir les impressions différentes que font sur nous les objets extérieurs ; on la nomme sensibilité physique. L’autre est la faculté de conserver l’impression que ces objets ont faite sur nous ; on l’appelle mémoire : et la mémoire n’est autre chose qu’une sensation continuée, mais affoiblie. Ces facultés, que je regarde comme les causes productrices de nos pensées, et qui nous sont communes avec les animaux, ne nous occasionneroient cependant qu’un très-petit nombre d’idées, si elles n’étoient jointes en nous à une certaine organisation extérieure. Si la nature, au lieu de mains et de doigts flexibles, eût terminé nos poignets par un pied de cheval ; qui doute que les hommes, sans art, sans habitations, sans défense contre les animaux, tout occupés du soin de pourvoir à leur nourriture et d’éviter les bêtes féroces, ne fussent encore errants dans les forêts comme des troupeaux fugitifs ? [p. 3] Or, dans cette supposition, il est évident que la police n’eût, dans aucune société, été portée au degré de perfection où maintenant elle est parvenue. Il n’est aucune nation [p. 4] qui, en fait d’esprit, ne fût restée fort inférieure à certaines nations sauvages qui n’ont pas deux cents idées, deux cents mots pour exprimer leurs idées, et dont la langue, par conséquent, ne fût réduite, comme celle des animaux, à cinq ou six sons ou cris, si l’on retranchoit de cette même langue les mots d’arcs, de fleches, de filets, etc. Qui supposent l’usage de nos mains. D’où je conclus que, sans une certaine organisation extérieure, la sensibilité et la mémoire ne seroient en nous que des facultés stériles. Maintenant il faut examiner si, par le secours de cette organisation, ces deux facultés ont réellement produit toutes nos pensées.

La question de l'esprit est centrale dans la résolution du problème de la morale universelle car c'est de l'esprit humain et non De Dieu que, selon lui, cette morale humaniste et universelle peut être scientifiquement produite, au même titre que la physique rationnelle et expérimentale. Encore faut-il savoir ce qui fait la puissance de production de cet esprit et en quoi elle est capable de produire cette morale. Deux facultés spirituelles sont à la base du fonctionnement productif de l'esprit, or ces deux facultés sont paradoxalement passives: la première est le sensibilité, à savoir la faculté de recevoir des informations empiriques du monde extérieur, la seconde est la mémoire qui est tout aussi passive en cela qu'elle ne fait que conserver d'une manière moins intense les sensations reçues. Ces deux facultés font de nous des animaux comme les autres. Il n'y a donc pas de transcendance de la pensée humaine et donc pas de supériorité spirituelle originelle de l'homme par rapport aux animaux. L'esprit humain n'est pas de l'âme un cadeaux divin qui fait que certains croient que l'homme, au contraire des animaux, est divin et seraient même la preuve de l'existence de Dieu , lequel aurait créé l'homme à son image.

Or la vie sociale manifeste la capacité des hommes à échanger grâce au langage qui excède la seule sensibilité et mémoire et fait de l'esprit une authentique capacité productrice d'idées abstraites par laquelle les hommes peuvent s'organiser dans leurs actions collectives avec plus d'efficacité et de complexité. D'où provient la richesse du langage en signes abstraits, langage qu'il faut, sur le plan quantitatif plus que qualitatif, distinguer des seuls cris animaux? De la complexité même de l'organisation du corps humain vivant en société qui oblige l'esprit de forger des mots en grand nombre pour communiquer largement et transmettre ses connaissances et ses techniques. C'est donc le corps socialisé et socialisable qui provoque l'émergence du langage pour échanger sur fond de l'expérience sensible et de sa mémorisation. On peut dire que c'est la complexité du corps humain (la main) qui fonde la possibilité de la complexité de la pratique sociale auto-organisée qui elle-même permet, voire oblige, le traitement social des sensations par le langage.

Avant d’entrer à ce sujet dans aucun examen, peut-être me demandera-t-on si ces deux facultés sont des modifications d’une substance spirituelle ou matérielle. Cette question, autrefois agitée par les philosophes, et renouvellée de nos jours, n’entre pas nécessairement dans le plan de [p. 5] mon ouvrage. Ce que j’ai à dire de l’esprit s’accorde également bien avec l’une et l’autre de ces hypothèses. J’observerai seulement à ce sujet que, si l’église n’eût pas fixé notre croyance sur ce point, et qu’on dût, par les seules lumieres de la raison, s’élever jusqu’à la connoissance du principe pensant, on ne pourroit s’empêcher de convenir que nulle opinion en ce genre n’est susceptible de démonstration ; qu’on doit peser les raisons pour et contre, balancer les difficultés, se déterminer en faveur du plus grand nombre de vraisemblances ; et par conséquent ne porter que des jugements provisoires. Il en seroit, de ce problême, comme d’une infinité d’autres qu’on ne peut résoudre qu’à l’aide du calcul des probabilités.

Il est impossible de savoir, nous dit Helvétius, si l'esprit procède de lui-même en tant une substance indépendante (en soi), à la manière, du reste ambiguë, car plus théorique que pratique, de Descartes (idéalisme) ou du corps (matérialisme). L'église catholique affirme la première hypothèse sans aucune preuve, cette hypothèse idéaliste n'est donc qu'une croyance fixée et donc peu ou prou imposée par la puissance de l'église. Il s'agit ici, de la part de l' auteur, de la manifestation de l'attitude de prudence rhétorique à une époque où la matérialisme était condamné comme diabolique et valait à ses émules une répression politico-policière particulièrement sévère voire mortelle, de la part d'un état théocratique absolu. Mais cette prudence est elle même limitée en cela que notre auteur semble considérer comme plus vraisemblable, voire plus probable,au regard de l'expérience commune, et des recherches expérimentales futures, la relation étroite entre le corps et l'esprit via la sensibilité dont il fait le fondement du fonctionnement de celui-ci. Ce qu'il affirme si après :

Je ne m’arrête donc pas [p. 6] davantage à cette question ; je viens à mon sujet : et je dis que la sensibilité physique et la mémoire, ou, pour parler plus exactement, que la sensibilité seule produit toutes nos idées.

En effet, la mémoire ne peut être qu’un des organes de la sensibilité physique : le principe qui sent en nous doit être nécessairement le principe qui se ressouvient ; puisque se ressouvenir, comme je vais le prouver, n’est proprement que sentir.

Voilà qui est clair: la sensibilité est physique avant que d'être mise en une mémoire, plus idéelle en apparence, mais qui n'est, pourrait-on dire, qu'une sensibilité corporelle spiritualisée.

Lorsque, par une suite de mes idées ou par l’ébranlement que certains sons causent dans l’organe de mon oreille, [p. 7] je me rappelle l’image d’un chêne ; alors mes organes intérieurs doivent nécessairement se trouver à peu près dans la même situation où ils étoient à la vue de ce chêne. Or cette situation des organes doit incontestablement produire une sensation : il est donc évident que se ressouvenir, c’est sentir.

Ce sont les sons physiques qui agissent sur cet organe corporel qu'est l'oreille et qui produisent l'image du chêne mise en mémoire, laquelle image en retour permet en retour à l'oreille d'être dans un situation analogue à celle qui était la sienne lors de la perception externe actuelle du chêne. Si la mémoire ou l'esprit peut susciter une sensation quasi-physique, c'est par le fait qu'elle a pour origine une sensation physique antérieure dont elle n'est qu'une copie ou un reflet. L'esprit, la mémoire, procède du corps et y retourne et ne peut y retourner (le commander plus ou moins volontairement , si l'on veut) que parce qu'il est fondamentalement commandé par lui et les effets sur lui, via la sensibilité, du monde naturel extérieur à lui.



Ce principe posé, je dis encore que c’est dans la capacité que nous avons d’appercevoir les ressemblances ou les différences, les convenances ou les disconvenances qu’ont entr’eux les objets divers, que consistent toutes les opérations de l’esprit. Or cette capacité n’est que la sensibilité physique même : tout se réduit donc à sentir. [p. 8] Pour nous assurer de cette vérité, considérons la nature. Elle nous présente des objets, ces objets ont des rapports avec nous et des rapports entr’eux ; la connoissance de ces rapports forme ce qu’on appelle l’esprit : il est plus ou moins grand, selon que nos connoissances en ce genre sont plus ou moins étendues. L’esprit humain s’éleve jusqu’à la connoissance de ces rapports ; mais ce sont des bornes qu’il ne franchit jamais.

L'esprit n'est rien d'autre que la connaissance mémorisée des rapports entre les objets dont nous avons l'expérience sensibles et de leurs rapports avec nos besoins sensibles comme favorables ou défavorables à ceux-ci. Toute les idées qui ne renvoient pas à ces rapports sont vides ou ne sont que des rapports sensibles sous-jacents. Les idées que l'on dit métaphysiques ne sont des idées que dans la mesure où elles sont sensibles sinon elles sont vides car dépourvues de contenus sensibles mémorisés. Nous y reviendrons à propos des croyances religieuses qui ne sont que des connaissances plus ou moins précises de rapports sensibles dérivées plus ou moins combinés, sinon rien...Ce qui implique de la part de l'auteur la critique du langage qui suit:

Aussi tous les mots qui composent les diverses langues, et qu’on peut regarder comme la collection des signes de toutes les pensées des hommes, nous rappellent ou des images, tels sont les mots, chêne, océan, soleil ; ou désignent des idées, c’est-à-dire, les divers rapports que les objets ont entr’eux, et qui sont ou simples, comme les mots, grandeur, petitesse, ou composés, comme, vice, vertu ; ou ils expriment enfin les rapports divers que les objets ont avec nous, c’est-à-dire notre action sur eux, comme dans ces mots, je brise, je creuse, je souleve ; ou leur impression sur nous, comme dans ceux-ci, je suis blessé, ébloui, épouvanté. Si j’ai resserré ci-dessus la signification de ce mot, idée ; qu’on prend dans des acceptions très-différentes, puisqu’on dit également l’idée d’un arbre et l’idée de vertu, c’est que la signification indéterminée de cette expression peut faire quelquefois tomber dans les erreurs qu’occasionne toujours l’abus des mots. La conclusion de ce que je viens de dire, c’est que, si tous les mots des diverses langues ne désignent jamais que des objets ou les rapports de ces objets avec nous et entre eux, tout l’esprit par conséquent consiste à comparer et nos sensations et nos idées ; c’est-à-dire, à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances [p. 9] qu’elles ont entr’elles.

Helvetius distingue

  1. les mots qui rappellent des objets sensibles simples en tant qu'images du monde extérieur comme le sont les mots « chêne ou océan », les mots simples qui rappellent les rapports entre les objets tels que grandeur et petitesse,

  2. les mots composés comme vice et vertu

  3. les mots qui expriment nos rapports avec les objets: les actions extérieures (briser, creuser etc..) et/ou les sensations positives (plaisir) ou négatives (ébloui, épouvanté douleur etc..) qu'ils provoquent en nous.

Le mot idée est donc polysémique et le confusion dans l'usage de ce mot vient justement de la confusion entre ses différents sens. On peut s'étonner que notre auteur considère le mot vertu comme complexe et qu'il ne soit pas classé dans la troisième catégorie. Une hypothèse (à vérifier plus tard) est que le mot vertu concerne pour lui la comparaison selon des critères multiples objectifs que nous faisons spontanément entre les objets que sont les actions humaines et que notre rapport personnel à ces actions n'engage pas la vertu, car celle-ci possède un caractère, non pas subjectif, mais objectif en cela que ces critères combinés sont universels. Il y aurait donc pour notre auteur une morale objective dont le fondement serait l'intérêt public. Nous y reviendrons.

Il faut remarquer enfin que les mots pour Helvetius ne sont que des étiquettes, plus ou moins commodes, pour nous faire souvenir de nos sensations antérieures. Ils guident notre esprit, mais n'ont ni de sens, ni de contenu sensé, en eux-même, mais n'ont de signification que par les sensations présentes ou passées et leurs rapports vers lesquels ils le guident. Les mots nous permettent en cela de juger des sensations dans leurs rapports entre elles et à nous et non pas de les connaître par delà l'expérience sensible.

Or, comme le jugement n’est que cette appercevance elle-même, ou du moins que le prononcé de cette appercevance, il s’ensuit que toutes les opérations de l’esprit se réduisent à juger. La question renfermée dans ces bornes, j’examinerai maintenant si juger n’est pas sentir. Quand je juge la grandeur ou la couleur des objets qu’on me présente, il est évident que le jugement porté sur les différentes impressions que ces objets ont faites sur mes sens n’est proprement qu’une sensation ; que je puis dire également, je juge ou je sens que, de deux objets, l’un, que j’appelle toise, fait sur moi une impression différente de celui que j’appelle pied ; que la couleur que je nomme rouge agit sur mes yeux différemment de celle que je nomme jaune ; et j’en conclus qu’en pareil cas juger n’est jamais que sentir.

Si juger ne consiste qu'à reconnaître des similitudes, des différences, des enchaînements réguliers entre nos sensations, rapports eux-même sensibles, juger et sentir les rapports entre les objets sensibles et les objets et nous sont une seule et même chose.

Mais, dira-t-on, supposons qu’on veuille savoir si la force est préférable à la grandeur du corps, peut-on assurer qu’alors juger soit sentir ? Oui, répondrai-je : car, pour porter un jugement sur ce sujet, ma mémoire doit me tracer successivement les tableaux des situations différentes où je puis me trouver le plus communément dans le cours de ma vie. Or juger, c’est voir, dans ces divers tableaux, que la force me sera souvent plus utile que la grandeur du corps. Mais, repliquera-t-on, lorsqu’il s’agit de juger si, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, peut-on imaginer qu’un jugement ne soit alors qu’une sensation ? Cette opinion, sans doute, a d’abord l’air d’un paradoxe : cependant, pour en prouver la vérité, supposons dans un homme la connoissance de ce qu’on appelle le bien et le mal ; et que cet homme sache encore qu’une action est plus ou moins mauvaise, selon qu’elle nuit plus ou moins au [p. 10] bonheur de la société. Dans cette supposition, quel art doit employer le poëte ou l’orateur, pour faire plus vivement appercevoir que la justice, préférable, dans un roi, à la bonté, conserve à l’état plus de citoyens ? L’orateur présentera trois tableaux à l’imagination de ce même homme : dans l’un, il lui peindra le roi juste qui condamne et fait exécuter un criminel ; dans le second, le roi bon qui fait ouvrir le cachot de ce même criminel et lui détache ses fers ; dans le troisieme, il représentera ce même criminel qui, s’armant d’un poignard au sortir de son cachot, court massacrer cinquante citoyens : or, quel homme, à la vue de ces trois tableaux, ne sentira pas que la justice, qui, par la mort d’un seul, prévient la mort de cinquante hommes, est, dans un roi, préférable à la bonté ? Cependant ce jugement n’est réellement qu’une sensation.

L'hypothèse que même les jugements moraux complexes en bien et en mal sur le plan politique et moral (et non pas seulement ceux qui paraissent (faussement) plus objectif comme celui qui compare la force et la grandeur du corps en terme de préférence personnelle), comme celui de savoir si pour un roi la vertu consiste à être juste et non pas bon, relève de l'expérience sensible, est expérimentalement démontrable. Il suffit pour cela de prendre des exemples qui font voir les conséquences mémorisées et donc imaginées du comportement du roi, l'imagination n'étant qu'une projection dans un futur hypothétique de la mémoire sensible, qu'une répétition dans un temps à venir possible de l'expérience du passé. Un roi juste (en imagination laquelle procède toujours et uniquement de la mémoire sensible) sert mieux l'intérêt des citoyens dans leur ensemble (intérêt public) qu'un roi qui par bonté favoriserait un criminel particulier aux dépens de l'ensemble des citoyens. Ces jugements moraux complexes, bien qu'universels et donc objectifs, sont ainsi exclusivement sensibles sans être particuliers. La sensibilité, contrairement à ce que prétendent les rationalistes idéalistes, peut fonder la vérité universelle d'un jugement, même moral.

En effet, si par l’habitude d’unir certaines idées à certains mots, on peut, comme l’expérience le prouve, en frappant l’oreille de certains sons, exciter en nous à peu près les mêmes sensations qu’on éprouveroit à la présence même des objets ; il est évident qu’à l’exposé de ces trois tableaux, juger que, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, c’est sentir et voir que, dans le premier tableau, on n’immole qu’un citoyen ; et que, dans le troisieme, on en massacre cinquante : d’où je conclus que tout jugement n’est qu’une sensation. Mais, dira-t-on, faudra-t-il mettre encore au rang des sensations les jugements portés, par exemple, sur l’excellence plus ou moins grande de certaines méthodes, telles que la méthode propre à placer beaucoup d’objets dans notre mémoire, ou la méthode des abstractions, ou celle de l’analyse. Pour répondre à cette objection, il faut d’abord déterminer [p. 11] la signification de ce mot méthode : une méthode n’est autre chose que le moyen dont on se sert pour parvenir au but qu’on se propose. Supposons qu’un homme ait dessein de placer certains objets ou certaines idées dans sa mémoire, et que le hazard les y ait rangés de maniere que le ressouvenir d’un fait ou d’une idée lui ait rappellé le souvenir d’une infinité d’autres faits ou d’autres idées, et qu’il ait ainsi gravé plus facilement et plus profondément certains objets dans sa mémoire : alors, juger que cet ordre est le meilleur et lui donner le nom de méthode, c’est dire qu’on a fait moins d’efforts d’attention, qu’on a éprouvé une sensation moins pénible, en étudiant dans cet ordre que dans tout autre : or, se ressouvenir d’une sensation pénible, c’est sentir ; il est donc évident que, dans ce cas, juger est sentir. Supposons encore que, pour prouver la vérité de certaines propositions de géométrie et pour les faire plus facilement concevoir à ses disciples, un géometre se soit avisé de leur faire considérer les lignes indépendamment de leur largeur et de leur épaisseur : alors, juger que ce moyen ou cette méthode d’abstraction est la plus propre à faciliter à ses éleves l’intelligence de certaines propositions de géométrie, c’est dire qu’ils font moins d’efforts d’attention, et qu’ils éprouvent une sensation moins pénible, en se servant de cette méthode que d’une autre. Supposons, pour dernier exemple, que, par un examen séparé de chacune des vérités que renferme une proposition compliquée, on soit plus facilement parvenu à l’intelligence de cette proposition : juger alors que le moyen ou la méthode de l’analyse est la meilleure, c’est pareillement dire qu’on a fait moins d’efforts d’attention, et qu’on a par conséquent éprouvé une sensation moins pénible, lorsqu’on a considéré [p. 12] en particulier chacune des vérités renfermées dans cette proposition compliquée, que lorsqu’on les a voulu saisir toutes à la fois. Il résulte, de ce que j’ai dit, que les jugements portés sur les moyens ou les méthodes que le hazard nous présente pour parvenir à un certain but ne sont proprement que des sensations ; et que, dans l’homme, tout se réduit à sentir.

On pourrait contester cette réduction de l'esprit et des idées qui le compose aux données sensibles en invoquant les idées synthétiques et l'abstraction géométrique qui semblent s'éloigner, voire être d'une autre nature, que les sensations immédiates. Or Helvetius oppose deux objections à cette contestation :

  1. Les opérations en question ne sont que des méthodes d'action sur les sensations et non des idées

  2. Ces méthodes visent soit à rappeler la similitudes (synthèse) de sensations différentes soit à trier entre elles (abstraction) pour ne conserver que celles qui sont utiles à tel ou tel but (ex : géométrie plane et calcul)

  3. Ces méthodes n'ont au bout du compte qu'un seul but : faciliter l'usage de la sensibilité en vu d'agir plus efficacement sur la monde sensible. Elles n'ont pour objets et contenu que les sensations et ne sont que des outils pour améliorer leur traitement en vue de réduire les efforts de mémorisation qu'exige l'action.

    Il s'agit ici de montrer que l'esprit est soumis au hasard des régularités de l'expérience ainsi qu'aux nécessités pragmatiques de l'action.

Mais, dira-t-on, comment jusqu’à ce jour a-t-on supposé en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir ? L’on ne doit cette supposition, répondrai-je, qu’à l’impossibilité où l’on s’est cru jusqu’à présent d’expliquer d’aucune autre maniere certaines erreurs de l’esprit. Pour lever cette difficulté, je vais, dans les chapitres suivants, montrer que tous nos faux jugements et nos erreurs se rapportent à deux causes qui ne supposent en nous que la faculté de sentir ; qu’il seroit, par conséquent, inutile et même absurde d’admettre en nous une faculté de juger qui n’expliqueroit rien qu’on ne puisse expliquer sans elle. J’entre donc en matiere ; et je dis qu’il n’est point de faux jugement qui ne soit un effet ou de nos passions ou de notre ignorance. [p. 13]



Si juger et sentir sont une seule et même chose, il convient de s'interroger sur l'illusion qui les oppose en les distinguant. Ce sont les passions qui sont à l'origine de cette illusion fondamentale en cela qu'elle fonde toutes les autres. Voyons en quoi :
 
 
 
 
 
 

DISCOURS 1 CHAPITRE 2

Des erreurs occasionnées par nos passions. les passions nous induisent en erreur, parce qu’elles fixent toute notre attention sur un côté de l’objet qu’elles nous présentent, et qu’elles ne nous permettent point de le considérer sous toutes ses faces. Un roi est jaloux du titre de conquérant : la victoire, dit-il, m’appelle au bout de la terre ; je combattrai, je vaincrai ; je briserai l’orgueil de mes ennemis, je chargerai leurs mains de fers ; et la terreur de mon nom, comme un rempart impénétrable, défendra l’entrée de mon empire. Enivré de cet espoir, il oublie que la fortune est inconstante, que le fardeau de la misere est presque également supporté par le vainqueur et par le vaincu ; il ne sent point que le bien de ses sujets ne sert que de prétexte à sa fureur guerriere, et que c’est l’orgueil qui forge ses armes et déploie ses étendards : toute son attention est fixée sur le char et la pompe du triomphe.

Non moins puissante que l’orgueil, la crainte produira les mêmes effets ; on la verra créer des spectres, les répandre autour des tombeaux, et dans l’obscurité des bois les offrir aux regards du voyageur effrayé, s’emparer de toutes les facultés de son ame, et n’en laisser aucune libre pour considérer l’absurdité des motifs d’une terreur si vaine.

La première source de l'illusion sont les passions. Une passion peut apparaître comme positive , telle que celles du pouvoir et de l'orgueil, expressions de l'amour de soi et de sa puissance personnelle, mais est par nature excessive car elle manifeste un désir exclusif du but de l'action qui puisse la satisfaire entièrement, en aveuglant le sujet de la passion sur les conséquences réelles  qui la mettent en échec et la contredisent que sont des sensations négatives qu'elle est susceptible de provoquer (échec, souffrance, mort). Dans son infinité exclusive une passion nie la complexité ambivalente et aléatoire de l'action sensible et fait que le passionné à tendance à prendre son désir de jouissance narcissique pour la réalité toute entière. Il en est de même pour une passion négative, telle que la crainte, qui générera en nous des sensations exclusivement négatives imaginaires (spectres) . Ces sensations négatives qui occultent d'autres positives ne sont pas pour autant des créations ex-nihilo de l'esprit mais des compositions de sensations réelles mémorisée. Elles sont des productions, sur fond de sensations négatives du passé (pensons à la toute petite enfance), de fantasmes générées par la crainte ou mieux l'angoisse due à la sensation de sa propre impuissance face à une réalité sensible menaçante.

Non seulement les passions ne nous laissent considérer que certaines faces des objets qu’elles nous présentent ; mais elles nous trompent encore, en nous montrant souvent ces mêmes objets où ils n’existent pas. On sait le conte d’un [p. 14] curé et d’une dame galante : ils avoient oui dire que la lune étoit habitée, ils le croyoient ; et, le télescope en main, tous deux tâchoient d’en reconnoître les habitants. si je ne me trompe, dit d’abord la dame, j’apperçois deux ombres ; elles s’inclinent l’une vers l’autre : je n’en doute point, ce sont deux amants heureux... eh ! fi donc, madame, reprend le curé, ces deux ombres que vous voyez sont deux clochers d’une cathédrale. Ce conte est notre histoire ; nous n’appercevons le plus souvent dans les choses que ce que nous desirons y trouver : sur la terre, comme dans la lune, des passions différentes nous y feront toujours voir ou des amants ou des clochers. L’illusion est un effet nécessaire des passions, dont la force se mesure presque toujours par le degré d’aveuglement où elles nous plongent. C’est ce qu’avoit très-bien senti je ne sais quelle femme, qui, surprise par son amant entre les bras de son rival, osa lui nier le fait dont il étoit témoin : quoi ! lui dit-il, vous poussez à ce point l’impudence... ah, perfide ! s’écria-t-elle, je le vois, tu ne m’aimes plus ; tu crois plus ce que tu vois que ce que je te dis. Ce mot n’est pas seulement applicable à la passion de l’amour, mais à toutes les passions. Toutes nous frappent du plus profond aveuglement. Lorsque l’ambition, par exemple, met les armes à la main à deux nations puissantes, et que les citoyens inquiets se demandent les uns aux autres des nouvelles : d’une part, quelle facilité à croire les bonnes ! De l’autre, quelle incrédulité sur les mauvaises ! Combien de fois une trop sotte confiance en des moines ignorants n’a-t-elle pas fait nier à des chrétiens la possibilité des antipodes ? Il n’est point de siecle qui, par quelque affirmation ou quelque négation ridicule, n’apprête à rire au siecle suivant. Une folie passée éclaire rarement les hommes sur leur folie présente.

Les passions sont trompeuses en cela qu'elle nous font voir ou ne pas voir ce que l'on désire voir ou ne pas voir en vue d'une satisfaction ou d'un intérêt déterminés. On peut s'étonner de ce pouvoir des passions de créer une fausse réalité hors l'expérience réelle, car cela semble contredire le fait que, pour l'auteur, la base de l'esprit soit constituée par les sensations reçues somme toute passivement. L'imagination serait donc active et créatrice d'erreur. Mais il ne faut pas oublier que pour lui le contenu de l'imagination fait toujours intervenir des souvenirs sensibles primitifs qu'elle se contente de re-combiner les éléments sensibles perçus antérieurement en vue de la satisfaction de nos désirs et intérêts actuels et futurs pour agir. Or l'illusion qui consiste à prendre les fantasmes du désir, recombinaisons des sensations antérieures, pour la réalité, conduisent l'action à l'échec et provoque toujours une déception, un désillusion à la mesure de l'illusion qui a été le guide, en ce cas fallacieux, de l'action désirée.

Mais les passions, en tant qu'elles sont l'expression de notre faculté de désirer, sont aussi indispensable à l'action, car elles interviennent dans le recherche de la vérité sensible afin précisément d'agir efficacement. L'auteur précise ensuite en quoi ?

[p. 15] Au reste, ces mêmes passions, qu’on doit regarder comme le germe d’une infinité d’erreurs, sont aussi la source de nos lumieres. Si elles nous égarent, elles seules nous donnent la force nécessaire pour marcher ; elles seules peuvent nous arracher à cette inertie et à cette paresse toujours prête à saisir toutes les facultés de notre ame.

Les passions sont les seules forces en nous susceptibles de nous motiver à agir, c'est à dire à surmonter, en vue d'une plus grande satisfaction notre inertie et notre paresse spontanées. Celles-ci en effet sont notre état naturel comme repos du corps et de l'esprit, car tout mouvement suppose un effort donc une souffrance or celle-ci pour être supportée et donc bien vécue doit apparaître comme récompensée par l'espoir et donc la recherche active d'un plaisir futur plus intense que la molle et ennuyeuse, car sans désir ni réel plaisir, situation du repos, comme il le dit plus loin (cf le passage coloré en bleu). Mais cet argument n'est que mon interprétation aristotélicienne de la position de l'auteur qui ne se donne pas la peine de la justifier, comme il l'indique ensuite :



Mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner la vérité de cette proposition. Je passe maintenant à la seconde cause de nos erreurs. [p. 16]
 
 
 
 
 
 

DISCOURS 1 CHAPITRE 3

De l’ignorance. nous nous trompons, lorsqu’entraînés par une passion, et fixant toute notre attention sur un des côtés d’un objet, nous voulons, par ce seul côté, juger de l’objet entier. Nous nous trompons encore, lorsque, nous établissant juges sur une matiere, notre mémoire n’est point chargée de tous les faits de la comparaison desquels dépend en ce genre la justesse de nos décisions. Ce n’est pas que chacun n’ait l’esprit juste ; chacun voit bien ce qu’il voit : mais, personne ne se défiant assez de son ignorance, on croit trop facilement que ce que l’on voit dans un objet est tout ce que l’on y peut voir.

Dans les questions un peu difficiles, l’ignorance doit être regardée comme la principale cause de nos erreurs. Pour savoir combien, en ce cas, il est facile de se faire illusion à soi-même ; et comment, en tirant des conséquences toujours justes de leurs principes, les hommes arrivent à des résultats entiérement contradictoires, je choisirai pour exemple une question un peu compliquée : telle est celle du luxe, sur laquelle on a porté des jugements très-différents, selon qu’on l’a considérée sous telle ou telle face.

L'ignorance, comme vision incomplète, unilatérale et/ou partiellement aveugle d'un objet, d'une situation et de ses conséquences possibles, est le deuxième cause des erreurs, mais cet aveuglement est bien souvent l'effet d'une illusion, ce qui veut dire que notre connaissance est souvent limitée par l'effet de notre désir passionnel. L'auteur va prendre l'exemple de la connaissance du luxe , dont l'ambivalence quant à ses effets, est souvent méconnue, pour le montrer.

Comme le mot de luxe est vague, n’a aucun sens bien déterminé, et n’est ordinairement qu’une expression relative ; il faut d’abord attacher une idée nette à ce mot de luxe pris dans une signification rigoureuse ; et donner ensuite une définition du luxe considéré par rapport à une nation et par rapport à un particulier. [p. 17] Dans une signification rigoureuse, on doit entendre, par luxe, toute espece de superfluités ; c’est-à-dire, tout ce qui n’est pas absolument nécessaire à la conservation de l’homme.

Le désir de luxe réside dans la recherche de la satisfaction par des objets superflus et non pas dans celle d'un besoin naturel vital dont les objets sont nécessaires et donc indispensables pour se conserver en vie face au risque permanent de la mort. Le besoin est naturel et donc limité aux besoins du corps, au contraire du désir tourné artificiellement vers des objets non nécessaires. Ce dernier est par conséquent excessif, voire infini, comme l'avait déjà analysé Platon. Mais cette définition est théorique ou plutôt ne vaut que dans l'absolu, car le luxe comporte des aspect différents selon qu'on le considère pour tel ou tel individu particulier du point de vue de son intérêt exclusif ou pour une nation qui concerne l'intérêt public et ensuite pour une nation par rapport à d'autre nations. Or cette relativisation pratique modifie le sens de cette notion dans ses effets, sinon dans sa signification abstraite, comme l'auteur l'indique dans ce qui suit :

Lorsqu’il s’agit d’un peuple policé et des particuliers qui le composent, ce mot de luxe a une toute autre signification ; il devient absolument relatif. Le luxe d’une nation policée est l’emploi de ses richesses à ce que nomme superfluités le peuple avec lequel on compare cette nation. C’est le cas où se trouve l’Angleterre par rapport à la Suisse. Le luxe, dans un particulier, est pareillement l’emploi de ses richesses à ce que l’on doit appeller superfluités, eu égard au poste que cet homme occupe dans un état, et au pays dans lequel il vit : tel étoit le luxe de Bourvalais.

Il y a des inégalités de richesse dues à des positions de pouvoir hiérarchiques (économique, social et politique). Or ceux qui ne sont pas en position de pouvoir (le peuple) considère le luxe non pas en soi mais seulement en cela que ces richesses sont utilisées sans aucune utilité sociale du point de vue de l'intérêt public...

Cette définition donnée, voyons sous quels aspects différents on a considéré le luxe des nations, lorsque les uns l’ont regardé comme utile, et les autres comme nuisible à l’état.

Les premiers ont porté leurs regards sur ces manufactures que le luxe construit, où l’étranger s’empresse d’échanger ses trésors contre l’industrie d’une nation. Ils voient l’augmentation des richesses amener à sa suite l’augmentation du luxe et la perfection des arts propres à le satisfaire. Le siecle du luxe leur paroît l’époque de la grandeur et de la puissance d’un état. L’abondance d’argent qu’il suppose et qu’il attire rend, disent-ils, la nation heureuse au dedans, et redoutable au dehors. C’est par l’argent qu’on soudoie un grand nombre de troupes, qu’on bâtit des magasins, qu’on fournit des arcenaux, qu’on contracte, qu’on entretient alliance avec des grands princes, et qu’une nation enfin peut non seulement résister, mais encore commander à des peuples plus nombreux et par conséquent plus réellement puissants qu’elle. Si le luxe rend un état redoutable au dehors, quelle [p. 18] félicité ne lui procure-t-il pas au-dedans ? Il adoucit les moeurs ; il crée de nouveaux plaisirs, fournit par ce moyen à la subsistance d’une infinité d’ouvriers. Il excite une cupidité salutaire qui arrache l’homme à cette inertie, à cet ennui qu’on doit regarder comme une des maladies les plus communes et les plus cruelles de l’humanité. Il répand par tout une chaleur vivifiante, fait circuler la vie dans tous les membres d’un état, y réveille l’industrie, fait ouvrir des ports, y construit des vaisseaux, les guide à travers l’océan, et rend enfin communes à tous les hommes les productions et les richesses que la nature avare enferme dans les gouffres des mers, dans les abymes de la terre, ou qu’elle tient éparses dans mille climats divers. Voilà, je pense, à peu près le point de vue sous lequel le luxe se présente à ceux qui le considerent comme utile aux états.

Le luxe peut être considéré comme relativement bénéfique à l'intérêt public dans la mesure où il permet

  1. le progrès général de la nation en termes de puissance technologique, industrielle et militaire par rapport à d'autres nations. Il permet de ce fait à cette nation-état de ne pas être dominée par elles, voire -et cela en est souvent la condition- de les dominer à son profit.

  2. Le ruissellement de haut en bas du désir du superflu dans toute la société et, par la compétition de tous contre tous qu'il entraine, fait de chacun un acteur de son avenir en le sortant de l'inertie et de la passivité de son état spontané.

  3. Le développement du commerce et des échanges dans le monde entier et l'unification de tous les humains sur la planète dans un désir de luxe commun à tous.

Examinons maintenant l’aspect sous lequel il s’offre aux philosophes qui le regardent comme funeste aux nations.

Le bonheur des peuples dépend, et de la félicité dont ils jouissent au-dedans, et du respect qu’ils inspirent au-dehors.

à l’égard du premier objet, nous pensons, diront ces philosophes, que le luxe et les richesses qu’il attire dans un état n’en rendroient les sujets que plus heureux, si ces richesses étoient moins inégalement partagées, et que chacun pût se procurer les commodités dont l’indigence le force à se priver. Le luxe n’est donc pas nuisible comme luxe, mais simplement comme l’effet d’une grande disproportion entre les richesses des citoyens. Aussi le luxe n’est-il jamais extrême, [p. 19] lorsque le partage des richesses n’est pas trop inégal ; il s’augmente à mesure qu’elles se rassemblent en un plus petit nombre de mains ; il parvient enfin à son dernier période, lorsque la nation se partage en deux classes, dont l’une abonde en superfluités, et l’autre manque du nécessaire. Arrivé une fois à ce point, l’état d’une nation est d’autant plus cruel qu’il est incurable. Comment remettre alors quelque égalité dans les fortunes des citoyens ? L’homme riche aura acheté de grandes seigneuries : à portée de profiter du dérangement de ses voisins, il aura réuni, en peu de temps, une infinité de petites propriétés à son domaine. Le nombre des propriétaires diminué, celui des journaliers sera augmenté : lorsque ces derniers seront assez multipliés [p. 20] pour qu’il y ait plus d’ouvriers que d’ouvrage, alors le journalier suivra le cours de toute espece de marchandise, dont la valeur diminue lorsqu’elle est commune. D’ailleurs, l’homme riche, qui a plus de luxe encore que de richesses, est intéressé à baisser le prix des journées, à n’offrir au journalier que la paye absolument nécessaire pour sa subsistance : le besoin contraint ce dernier à s’en contenter ; mais s’il lui survient quelque maladie ou quelque augmentation de famille, alors, faute d’une nourriture saine ou assez abondante, il devient infirme, il meurt, et laisse à l’état une famille de mendiants. Pour prévenir un pareil malheur, il faudroit avoir recours à un nouveau partage de terres : partage toujours injuste et impraticable. Il est donc évident [p. 21] que, le luxe parvenu à un certain période, il est impossible de remettre aucune égalité entre la fortune des citoyens.

La critique philosophique du luxe par contre s'appuie sur la fait que celui-ci est proportionnel aux inégalités qui le génère et qu'il génère. En effet il n'y a de luxe que par comparaison entre riches et pauvres et plus les premiers sont peu nombreux et les seconds plus nombreux, plus le sort des ces derniers empire et plus celui des premiers progresse dans la recherche du superflu et de la magnificence comme marque de sa supériorité et surtout dans le désir d’accroître sans cesse aux dépens des plus pauvres ses propriétés, source de richesses par l'exploitation du travail de ces derniers, laquelle développe la capacité des ces profiteurs à consommer les marques ostensibles, voire somptueuses, et arrogantes de leur supériorité sociale. Dans ces conditions plus l'intérêt commun ou général est compromis aux dépens de la grande majorité de la population et au bénéfice illusoire d'une minorité de plus en plus restreinte d'hyper-riches. La société se déchire inéluctablement et, ce faisant, s'affaiblit de plus en plus, en particulier vis-à-vis d'autres sociétés ou pays moins inégalitaires.

Alors les riches et les richesses se rendent dans les capitales, où les attirent les plaisirs et les arts du luxe : alors la campagne reste inculte et pauvre ; sept ou huit millions d’hommes languissent dans la misere, et cinq ou six mille vivent [p. 22] dans une opulence qui les rend odieux, sans les rendre plus heureux. En effet, que peut ajouter au bonheur d’un homme l’excellence plus ou moins grande de sa table ? Ne lui suffit-il pas d’attendre la faim, de proportionner ses exercices ou la longueur de ses promenades au mauvais goût de son cuisinier, pour trouver délicieux tout mets qui ne sera pas détestable ? D’ailleurs, la frugalité et l’exercice ne le font-ils pas échapper à toutes les maladies qu’occasionne la gourmandise irritée par la bonne chere ? Le bonheur ne dépend donc pas de l’excellence de la table. Il ne dépend pas non plus de la magnificence des habits ou des équipages : lorsqu’on paroît en public couvert d’un habit brodé et traîné dans un char brillant, on n’éprouve pas des plaisirs physiques, qui sont les seuls plaisirs réels ; on est, tout au plus, affecté d’un plaisir de vanité, dont la privation seroit peut-être insupportable, mais dont la jouissance est insipide. Sans augmenter son bonheur, l’homme riche ne fait, par l’étalage de son luxe, qu’offenser l’humanité et le malheureux qui, comparant les haillons de la misere aux habits de l’opulence, s’imagine qu’entre le bonheur du riche et le sien il n’y a pas moins de différence qu’entre leurs vêtements ; qui se rappelle, à cette occasion, le souvenir douloureux des peines qu’il endure ; et qui se trouve ainsi privé du seul soulagement de l’infortuné, de l’oubli momentané de sa misere. Il est donc certain, continueront ces philosophes, que le luxe ne fait le bonheur de personne ; et qu’en supposant une trop grande inégalité de richesses entre les citoyens, il suppose le malheur du plus grand nombre d’entr’eux. Le peuple, chez qui le luxe s’introduit, n’est donc pas [p. 23] heureux au-dedans : voyons s’il est respectable au-dehors.

De plus le luxe ne rend pas véritablement heureux ceux qui croient illusoirement en profiter. Le désir de vanité et d'arrogance des riches n'est par réel en cela que contrairement aux besoins corporels ils ne peuvent générer une durable satisfaction ; nul n'est suffisamment riche pour pouvoir renoncer à plus de richesse encore dans le cadre d'une compétition vaniteuse ou narcissique infinie avec d'autres riches. Le désir de luxe est infini et c'est cette infinitude même qui fait la finitude de la satisfaction illusoire et toujours décevante qu'il poursuit.

L’abondance d’argent que le luxe attire dans un état en impose d’abord à l’imagination ; cet état est, pour quelques instants, un état puissant : mais cet avantage (supposé qu’il puisse exister quelque avantage indépendant du bonheur des citoyens) n’est, comme le remarque M Hume, qu’un avantage passager. Assez semblables aux mers, qui successivement abandonnent et couvrent mille plages différentes, les richesses doivent successivement parcourir mille climats divers. Lorsque, par la beauté de ses manufactures et la perfection des arts de luxe, une nation a attiré chez elle l’argent des peuples voisins, il est évident que le prix des denrées et de la main d’oeuvre doit nécessairement baisser chez ces peuples appauvris ; et que ces peuples, en enlevant quelques manufacturiers, quelques ouvriers à cette nation riche, peuvent l’appauvrir à son tour en l’approvisionnant, à meilleur compte, des marchandises dont cette nation les fournissoit. Or, sitôt que la disette d’argent se [p. 24] fait sentir dans un état accoutumé au luxe, la nation tombe dans le mépris.

De plus cette soif de richesses nouvelles que provoque le désir de luxe ne se laisse pas enfermer dans aucune limite territoriale et nationale elle pousse à exploiter toutes les ressources aussi diverses -et plus elles le sont mieux ou pire c'est- soient-elles de la planète. Cette mondialisation des inégalités en particulier en aggravant la compétition mondiale entre les pauvres de plus en plus appauvris encore par la baisse des prix due à cette concurrence sauvage les pauvres des pays riches. L'idée même de nation qui suppose un intérêt commun , une solidarité entre tous les individus d'un pays, se dévalorise.

Pour s’y soustraire, il faudroit se rapprocher d’une vie simple ; et les moeurs, ainsi que les loix, s’y opposent. Aussi l’époque du plus grand luxe d’une nation est-elle ordinairement l’époque la plus prochaine de sa chûte et de son avilissement. La félicité et la puissance apparente que le luxe communique, durant quelques instants, aux nations, est comparable à ces fievres violentes qui prêtent, dans le transport, une force incroyable au malade qu’elles dévorent ; et qui semblent ne multiplier les forces d’un homme, que [p. 25] pour le priver, au déclin de l’accès, et de ces mêmes forces et de la vie.

Ainsi le force apparente que suscite le luxe est-elle pure illusion instantanée, vite dissipée par le déclin irréversible de la force vive de la nation.

Pour se convaincre de cette vérité, diront encore les mêmes philosophes, cherchons ce qui doit rendre une nation réellement respectable à ses voisins : c’est, sans contredit, le nombre, la vigueur de ses citoyens, leur attachement pour la patrie, et enfin leur courage et leur vertu.

Ce qui fait la force d'une nation ce sont une qualité physique et des qualités morales. Mais le nombre de citoyens ou plutôt sa densité géographique (voir la suite) bien qu'apparemment physique est une qualité tout autant morale car il s'agit non d'individus neutres mais de citoyens et ceux-ci ne sont tels que par leurs qualités morales que sont : la patriotisme, le courage qui peut et doit aller jusqu'au sacrifice suprême au service de la nation, et la vertu qui veut dire la solidarité qui soumet l'intérêt personnel à l'intérêt public .

Quant au nombre des citoyens, on sait que les pays de luxe ne sont pas les plus peuplés ; que, dans la même étendue de terrain, la Suisse peut compter plus d’habitants que l’Espagne, la France et même l’Angleterre.

La consommation d’hommes, qu’occasionne nécessairement un grand commerce, n’est pas en ces pays l’unique cause de la dépopulation : le luxe en crée mille autres, puisqu’il attire les richesses dans les capitales, laisse les campagnes [p. 26] dans la disette, favorise le pouvoir arbitraire et par conséquent l’augmentation des subsides, et qu’il donne enfin aux nations opulentes la facilité de contracter des dettes dont elles ne peuvent ensuite s’acquitter sans surcharger les peuples d’impôts onéreux. Or ces différentes causes de dépopulation, en plongeant tout un pays dans la misere, y doivent nécessairement affoiblir la constitution des corps. Le peuple adonné au luxe n’est jamais un peuple robuste : de ses citoyens, les uns sont énervés par la mollesse, les autres exténués par le besoin.

La division sociale que produit l'exploitation de l'homme par l'homme générateur du désir narcissique de luxe et généré par lui (cercle vicieux) corrompt toute la société, les riches et les pauvres, car il soumet les pauvres au pourvoir de plus en plus arbitraire, à savoir contraire à l'intérêt général et donc injuste des riches et il amollit les riches tout en condamnant les pauvres à une misère qui les détruit physiquement au point de provoquer une dépopulation croissante.

Si les peuples sauvages ou pauvres, comme le remarque le chevalier Folard, ont à cet égard une grande supériorité sur les peuples livrés au luxe ; c’est que le laboureur est, chez les nations pauvres, souvent plus riche que chez les nations opulentes ; c’est qu’un paysan suisse est plus à son aise qu’un paysan françois.

Pour former des corps robustes, il faut une nourriture simple, mais saine et abondante ; un exercice qui, sans être excessif, soit fort ; une grande habitude à supporter les intempéries des saisons, habitude que contractent les paysans, qui, par cette raison, sont infiniment plus propres à soutenir les fatigues de la guerre que des manufacturiers, la plupart habitués à une vie sédentaire. C’est aussi chez les nations pauvres que se forment ces armées infatigables qui changent le destin des empires.

La tempérance qui interdit tous les excès en plus et en moins est un facteur primordial de bonne santé, dès lors qu'elle fait de la satisfaction des besoins naturels et nécessaires, seuls constitutifs de la santé, le but de l'activité corporelle et des échanges économiques.

Quels remparts opposeroit à ces nations un pays livré au luxe et à la mollesse ? Il ne peut leur en imposer ni par le [p. 27] nombre, ni par la force de ses habitants. L’attachement pour la patrie, dira-t-on, peut suppléer au nombre et à la force des citoyens. Mais qui produiroit en ces pays cet amour vertueux de la patrie ? L’ordre des paysans, qui compose à lui seul les deux tiers de chaque nation, y est malheureux : celui des artisans n’y possede rien ; transplanté de son village dans une manufacture ou une boutique, et de cette boutique dans une autre, l’artisan est familiarisé avec l’idée du déplacement ; il ne peut contracter d’attachement pour aucun lieu ; assuré presque partout de sa subsistance, il doit se regarder non comme le citoyen d’un pays, mais comme un habitant du monde.

  1. Dans une société injuste pour le plus grand nombre , celui-ci est condamné au malheur, c'est à dire à la misère mortifère.

  2. Par la nécessité où sont les pauvres de travailler ailleurs que chez eux, en ville dans des manufactures pour survivre, ceux-ci perdent le sens de la patrie indissociable de celui de la terre patrimoniale, c'est à dire de la défense du territoire qu'ils possédaient avant d'être déplacés en zone urbaine..Le sens de la patrie est paysan, rural et non pas urbain, car l'attachement à la terre procède de l'amour de l'outil de travail qu'elle est pour celui qui en dispose pour sa propre existence.

Un pareil peuple ne peut donc se distinguer longtemps par son courage ; parce que, dans un peuple, le courage est ordinairement, ou l’effet de la vigueur du corps, de cette confiance aveugle en ses forces qui cache aux hommes la moitié du péril auquel ils s’exposent, ou l’effet d’un violent amour pour la patrie qui leur fait dédaigner les dangers : or le luxe tarit, à la longue, ces deux sources de courage. Peut-être la cupidité en ouvriroit-elle une troisiéme, si nous vivions encore dans ces siecles barbares où l’on réduisoit les peuples en servitude, et l’on abandonnoit les villes au pillage. [p. 28] Le soldat n’étant plus maintenant excité par ce motif, il ne peut l’être que par ce qu’on appelle l’honneur ; or le desir de l’honneur s’attiédit chez un peuple, lorsque l’amour des richesses s’y allume.

Les trois sources du courage sont : une biologique

  1. l'effet de la vigueur du corps, à savoir l'expression de sa puissance vitale et dans le cadre de la satisfaction de ses besoins naturels. La (sur)vie suppose en effet le courage de combattre tout ce qui peut l'affaiblir et fait obstacle à elle.

  2. Une autre à la fois biologique et morale car elle fait la transition entre les deux, L'amour de la patrie lié à l'attachement à la terre nourricière,

  3. L'honneur militaire et guerrier et le courage qu'il produit est moral et est généré par la cupidité, à savoir le comblement des besoins et désirs, par le pillage et la rapine dans une société sauvage. Or cette société pacifiée n'existe plus dès lors que l'immense majorité n'est plus composée d'esclaves et où l'honneur est tout à la fois démocratisé et affaibli par le goût de la richesse et du confort qui sert alors contre l'honneur qui exige des sacrifice, de référence morale générale. L'honneur ne se vit plus que sous la forme pervertie de l'enrichissement amollissant et pleutre.

En vain diroit-on que les nations riches gagnent du moins en bonheur et en plaisirs ce qu’elles perdent en vertu et en courage : un spartiate n’étoit pas moins heureux qu’un perse ; les premiers romains, dont le courage étoit récompensé par le don de quelques denrées, n’auroient point envié le sort de Crassus. Caïus Duillius, qui, par ordre du sénat, étoit tous les soirs reconduit à sa maison à la clarté des flambeaux et au son des flûtes, n’étoit pas moins sensible à ce concert grossier que nous le sommes à la plus brillante sonate. Mais, en accordant que les nations opulentes se procurent quelques commodités inconnues aux peuples pauvres, qui jouira de ces commodités ? Un petit nombre d’hommes privilégiés et riches, qui, se prenant pour la nation entiere, concluent de leur aisance particuliere que le paysan est heureux. Mais quand même ces commodités seroient reparties entre un plus grand nombre de citoyens, de quel prix est cet avantage comparé à ceux que procurent à des peuples pauvres une ame forte, courageuse et ennemie de l’esclavage ? Les nations [p. 29] chez qui le luxe s’introduit sont tôt ou tard victimes du despotisme ; elles présentent des mains foibles et débiles aux fers dont la tyrannie veut les charger. Comment s’y soustraire ? Dans ces nations, les uns vivent dans la mollesse, et la mollesse ne pense ni ne prévoit : les autres languissent dans la misere ; et le besoin pressant, entiérement occupé à se satisfaire, n’éleve point ses regards jusqu’à la liberté. Dans la forme despotique, les richesses de ces nations sont à leurs maîtres ; dans la forme républicaine, elles appartiennent aux gens puissants, comme aux peuples courageux qui les avoisinent. " apportez-nous vos trésors, auroient pu dire les romains aux carthaginois ; ils nous appartiennent : Rome et Carthage ont toutes deux voulu s’enrichir, mais elles ont pris des routes différentes pour arriver à ce but. Tandis que vous encouragiez l’industrie de vos citoyens, que vous établissiez des manufactures, que vous couvriez la mer de vos vaisseaux, que vous alliez reconnoître des côtes inhabitées, et que vous attiriez chez vous tout l’or des Espagnes et de l’Afrique ; nous, plus prudents, nous endurcissions nos soldats aux fatigues de la guerre, nous élevions leur courage, nous savions que l’industrieux ne travailloit que pour le brave. Le temps de jouir est arrivé ; rendez-nous des biens que vous êtes dans l’impuissance de défendre. " si les romains n’ont pas tenu ce langage, du moins leur conduite prouve-t-elle qu’ils étoient affectés des sentiments que ce discours suppose. Comment la pauvreté de Rome n’eût-elle pas commandé à la richesse de Carthage, et conservé, à cet égard, l’avantage que presque toutes les nations pauvres ont eu sur les nations opulentes ? N’a-t-on pas vu la frugale Lacédémone triompher de la riche et commerçante [p. 30] Athenes ? Les romains fouler aux pieds les sceptres d’or de l’Asie ? N’a-t-on pas vu l’égypte, la Phénicie, Tyr, Sidon, Rhodes, Genes, Venise, subjuguées ou du moins humiliées par des peuples qu’elles appelloient barbares ? Et qui sait si on ne verra pas un jour la riche Hollande, moins heureuse au-dedans que la Suisse, opposer à ses ennemis une résistance moins opiniâtre ? Voilà sous quel point de vue le luxe se présente aux philosophes qui l’ont regardé comme funeste aux nations. La conclusion de ce que je viens de dire, c’est que les hommes, en voyant bien ce qu’ils voient, en tirant des conséquences très-justes de leurs principes, arrivent cependant à des résultats souvent contradictoires ; parce qu’ils n’ont pas dans la mémoire tous les objets de la comparaison desquels doit résulter la vérité qu’ils cherchent. Il est, je pense, inutile de dire qu’en présentant la question du luxe sous deux aspects différents, je ne prétends point décider si le luxe est réellement nuisible ou utile aux états : il faudroit, pour résoudre exactement ce problême moral, entrer dans des détails étrangers à l’objet que je me propose ; j’ai seulement voulu prouver, par cet exemple, que, dans les questions compliquées et sur lesquelles on juge sans passions, on ne se trompe jamais que par ignorance, c’est-à-dire, en imaginant que le côté qu’on voit dans un objet est tout ce qu'il est.

Cette phrase semble destinée à faire passer la critique extrêmement développée et argumentée, considérée comme philosophique , des inégalités générées par le désir du luxe et de ses conséquences sociales, mais, comme nous le verrons plus tard elle est une introduction à la critique que l'auteur fait de la sagesse philosophique (frugalité) qui prétend que les hommes pourraient et devraient se contenter, au sens fort du terme, pour bien vivre, de la prudence et du refus soi-disant raisonnable des passions. Il s'agit ici de monter qu'il convient de relativiser tout jugement de réalité, y compris philosophique, toujours déterminé, voire biaisé, par une passion. Ainsi la justification prétendument rationnelle du désir de luxe apparaît bien lié au souci de légitimer l'intérêt des plus riches qui s'efforcent de convaincre que leur richesse serait celle du pays tout entier. Position dont l'auteur montre en quoi elle est mystificatrice. Mais, comme nous le verrons, la sagesse est aussi pour lui impuissance dans la mesure où elle est paralysante de l'action et ne peut et ne doit pas être une valeur par tous en vue du bien public et du bonheur personnel.

Ainsi la connaissance objective pour Helvetius ne peut et ne doit pas se croire totalement délivrée de jugements de valeur liés aux passions et donc partiaux et partiels sur leurs objets d'étude, mais reconnaître la relativité subjective de tout jugement de réalité toujours entremêlé de jugement de valeur afin de relativiser cette relativité en vue d'élargir la conscience multi-focale, voire contradictoire des objets, et d’accroître ainsi l'objectivité de leur connaissance . Il s'agit là d'une conception empirico-dialectique de la connaissance et de son progrès, au rebours d'une vision linéaire et déductive, de type logico-métaphysique. La conscience de la multi-subjectivité de la connaissance devient pour l'auteur une condition et un facteur de son objectivité progressive.
 

DISCOURS 1 CHAPITRE 4

De l’abus des mots.

une autre cause d’erreur, et qui tient pareillement à l’ignorance, c’est l’abus des mots, et les idées peu nettes qu’on y attache. M Locke a si heureusement traité ce sujet, que je ne m’en permets l’examen que pour épargner la peine des recherches aux lecteurs, qui tous n’ont pas l’ouvrage de ce philosophe également présent à l’esprit.

Descartes avoit déjà dit, avant Locke, que les péripatéticiens, retranchés derriere l’obscurité des mots, étoient assez semblables à des aveugles qui, pour rendre le combat égal, attireroient un homme clairvoyant dans une caverne obscure : que cet homme, ajoutoit il, sache donner du jour à la caverne, qu’il force les péripatéticiens d’attacher des idées nettes aux mots dont ils se servent ; son triomphe est assuré. D’après Descartes et Locke, je vais donc prouver qu’en métaphysique et en morale, l’abus des mots et l’ignorance de leur vraie signification est, si j’ose le dire, un labyrinthe où les plus grands génies se sont quelquefois égarés. Je prendrai pour exemples quelques-uns de ces mots qui ont excité les disputes les plus longues et les plus vives entre les philosophes : tels sont, en métaphysique, les mots de matiere, d’espace et d’infini.

L’on a de tout temps et tour-à-tour soutenu que la matiere sentoit ou ne sentoit pas, et l’on a sur ce sujet disputé très-longuement et très-vaguement. L’on s’est avisé très-tard de se demander sur quoi l’on disputoit, et d’attacher une idée [p. 32] précise à ce mot de matiere. Si d’abord l’on en eût fixé la signification, on eût reconnu que les hommes étoient, si je l’ose dire, les créateurs de la matiere, que la matiere n’étoit pas un être, qu’il n’y avoit dans la nature que des individus auxquels on avoit donné le nom de corps, et qu’on ne pouvoit entendre par ce mot de matiere que la collection des propriétés communes à tous les corps. La signification de ce mot ainsi déterminée, il ne s’agissoit plus que de savoir si l’étendue, la solidité, l’impénétrabilité étoient les seules propriétés communes à tous les corps ; et si la découverte d’une force, telle, par exemple, que l’attraction, ne pouvoit pas faire soupçonner que les corps eussent encore quelques propriétés inconnues, telle que la faculté de sentir, qui, ne se manifestant que dans les corps organisés des animaux, pouvoit être cependant commune à tous les individus. La question réduite à ce point, on eût alors senti que, s’il est, à la rigueur, impossible de démontrer que tous les corps soient absolument insensibles, tout homme, qui n’est pas, sur ce sujet, éclairé par la révélation, ne peut décider la question qu’en calculant et comparant la probabilité de cette opinion avec la probabilité de l’opinion contraire. Pour terminer cette dispute, il n’étoit donc point nécessaire de bâtir différents systêmes du monde, de se perdre dans la combinaison des possibilités, et de faire ces efforts prodigieux d’esprit qui n’ont abouti et n’ont dû réellement aboutir qu’à des erreurs plus ou moins ingénieuses. En effet (qu’il me soit permis de le remarquer ici), s’il faut tirer tout le parti possible de l’observation, il faut ne marcher qu’avec elle, s’arrêter au moment qu’elle nous abandonne, et avoir le courage d’ignorer ce qu’on ne peut encore savoir.

Position philosophique empiriste très importante que l'on retrouve aussi dans le texte de La Mettrie « L'homme machine ». Seule l'observation expérimentale est source et critère de la connaissance et de sa vérité et il faut reconnaître les limites du pouvoir de connaître des hommes ne serait-ce que, par le progrès des observations, pour progresser avec confiance dans la connaissance, ce qui suppose que l'on renonce à tout prétendu savoir métaphysique, si tant est qu'un tel savoir existe en tant que savoir sur un arrière monde surnaturel qui se situe hors de l'expérience sensible et qui prétendrait connaître et reconnaître la vérité dans un domaine inaccessible à l'esprit humain, à savoir à son pouvoir de connaître, dont il faut rappeler qu'il repose sur la mémoire expérimentale,

Instruits par les erreurs des grands hommes qui nous ont [p. 33] précédés, nous devons sentir que nos observations multipliées et rassemblées suffisent à peine pour former quelques-uns de ces systêmes partiels renfermés dans le systême général ; que c’est des profondeurs de l’imagination qu’on a jusqu’à présent tiré celui de l’univers ; et que, si l’on n’a jamais que des nouvelles tronquées des pays éloignés de nous, les philosophes n’ont pareillement que des nouvelles tronquées du systême du monde. Avec beaucoup d’esprit et de combinaisons, ils ne débiteront jamais que des fables, jusqu’à ce que le temps et le hazard leur aient donné un fait général auquel tous les autres puissent se rapporter. Ce que j’ai dit du mot de matiere, je le dis de celui d’espace ; la plupart des philosophes en ont fait un être, et l’ignorance de la signification de ce mot a donné lieu à de longues disputes. Ils les auroient abrégées, s’ils avoient attaché une idée nette à ce mot : ils seroient alors convenus que l’espace, considéré abstractivement, est le pur néant ; que l’espace, considéré dans les corps, est ce qu’on appelle l’étendue ; que nous devons l’idée de vuide, qui compose en partie l’idée d’espace, à l’intervalle apperçu entre deux montagnes élevées ; intervalle qui, n’étant occupé que par l’air, c’est-à-dire, par un corps qui d’une certaine distance ne fait sur nous aucune impression sensible, a dû nous donner une idée du vuide, qui n’est autre chose que la possibilité de nous représenter des montagnes éloignées les unes des autres, sans que la distance qui les sépare soit remplie par aucun corps.

Nombre de philosophes ont méconnu, ou mieux, ont refusé de reconnaître les limites de l'esprit humain et on crû qu'il leur était possible d'induire de quelques connaissances systématiques limitées celle du système général du monde. Il ont produit pour ce faire des abstractions vides de significations concrètes et se sont disputés dans des querelles sans issue à propos de pseudo-problème sans réponses valides possibles, en croyant combler ce vide par des mots abstraits, pures formes auxquelles ils ont attribué une réalité idéale dont il ne pouvait rien dire qu'en renvoyant à l'infini à d'autres mots tout aussi vides de sens.

à l’égard de l’idée de l’infini, renfermée encore dans l’idée de l’espace, je dis que nous devons cette idée de [p. 34] l’infini qu’à la puissance qu’un homme placé dans une plaine a d’en reculer toujours les limites, sans qu’on puisse, à cet égard, fixer le terme où son imagination doive s’arrêter : l’absence de bornes est donc, en quelque genre que ce soit, la seule idée que nous puissions avoir de l’infini.

L'idée d'infini par exemple est une abstraction qui est produite par l'imagination. Elle ne fait que repousser les limites au delà de l'expérience mémorisée, sachant que cet au delà n'est rien d'autre que l'expérience mémorisée réelle du fait que les limites de l'expérience actuelle peuvent sans cesse être dépassées par de nouvelles expériences sans savoir jusqu'où. L'infini n'est qu'en puissance et ne doit jamais être considéré comme réellement existant en acte hors de notre imagination expérimentale.

Si les philosophes, avant que d’établir aucune opinion sur ce sujet, avoient déterminé la signification de ce mot d’infini, je crois que, forcés d’adopter la définition ci-dessus, ils n’auroient pas perdu leur temps à des disputes frivoles. C’est à la fausse philosophie des siecles précédents qu’on doit principalement attribuer l’ignorance grossiere où nous sommes de la vraie signification des mots : cette philosophie consistoit presque entiérement dans l’art d’en abuser.

La philosophie métaphysique qui prétend connaître au delà de toute expérience possible pour reprendre la définition kantienne ultérieure n'est qu'un abus de langage. Cet abus consiste à attribuer à des mots vides un contenu réel dont ils ne peuvent prouver l'existence expérimentales, ni connaître ce qu'il est. Ces termes deviennent nécessairement l'objet de disputes scolastiques absurdes aussi frivoles que celle sur le sexe des anges.

Cet art, qui faisoit toute la science des scholastiques, confondoit toutes les idées ; et l’obscurité qu’il jetoit sur toutes les expressions se répandoit généralement sur toutes les sciences et principalement sur la morale. Lorsque le célebre M De La Rochefoucault dit que l’amour-propre est le principe de toutes nos actions, combien l’ignorance de la vraie signification de ce mot amour-propre ne souleva-t-elle pas de gens contre cet illustre auteur ? On prit l’amour-propre pour orgueil et vanité ; et l’on s’imagina, en conséquence, que M De La Rochefoucault plaçoit dans le vice la source de toutes les vertus. Il étoit cependant facile d’appercevoir que l’amour-propre, ou l’amour de soi, n’étoit autre chose qu’un sentiment gravé en nous par la nature ; que ce sentiment se transformoit dans chaque homme en vice ou en vertu, selon les goûts et les passions qui l’animoient ; et que l’amour-propre, différemment modifié, produisoit également l’orgueil et la modestie.

L'exemple du terme d'amour-propre utilisé par La Rochefoucauld qui fait de son contenu un des fondement des conduites humaines, dès lors que l'on méconnaît son sens naturel d'amour de soi, est toujours considéré par les détracteurs pseudo-philosophes moralistes de cet auteur comme un vice, alors que cet amour de soi motive aussi tous les comportement, y compris admis comme vertueux (estime de soi, fierté, dignité). L'amour de soi, en tant que sentiment empirique humain universel ni un vice ni une vertu . C'est le mauvais usage et une mauvaise éducation de ce sentiment qui peuvent en faire un vice tels que l'orgueil et la vanité. Ces deux derniers en effet sont un détournement perverti de l'amour de soi dans un sens contraire à l'intérêt public. Affirmer que La Rochefoucauld à fait d'un vice une vertu est donc une absurdité provoquée par des préjugés moraux métaphysiques (sans rapport avec l'expérience humaine) dont celui d'un homme dépourvu d'amour-propre, à l'image du Christ se sacrifiant par un amour entièrement désintéressé aux hommes. Or celui-ci n'a pu être considéré comme tel que par le fait qu'il soit affirmé fils de Dieu et Dieu incarné. Ce qui échappe à la très humaine existence .

La connoissance de ces idées auroit préservé M De La [p. 35] Rochefoucault du reproche tant répété qu’il voyoit l’humanité trop en noir ; il l’a connue telle qu’elle est. Je conviens que la vue nette de l’indifférence de presque tous les hommes à notre égard est un spectacle affligeant pour notre vanité ; mais enfin il faut prendre les hommes comme ils sont : s’irriter contre les effets de leur amour-propre, c’est se plaindre des giboulées du printemps, des ardeurs de l’été, des pluies de l’automne, et des glaces de l’hyver.

Pour aimer les hommes, il faut en attendre peu : pour voir leurs défauts sans aigreur, il faut s’accoutumer à les leur pardonner, sentir que l’indulgence est une justice que la foible humanité est en droit d’exiger de la sagesse. Or rien de plus propre à nous porter à l’indulgence, à fermer nos coeurs à la haine, à les ouvrir aux principes d’une morale humaine et douce, que la connoissance profonde du coeur humain, telle que l’avoit M De La Rochefoucault : aussi les hommes les plus éclairés ont-ils presque toujours été les plus indulgents. Que de maximes d’humanité répandues dans leurs ouvrages ! vivez, disoit Platon, avec vos inférieurs et vos domestiques comme avec des amis malheureux. " entendrai-je toujours, disoit un philosophe indien, les riches s’écrier, seigneur, frappe quiconque nous dérobe la moindre parcelle de nos biens ; tandis que, d’une voix plaintive et les mains étendues vers le ciel, le pauvre dit, seigneur, fais-moi part des biens que tu prodigues au riche ; et, si de plus infortunés m’en enlevent une partie, je n’implorerai point ta vengeance, et je considérerai ces larcins de l’oeil dont on voit, au temps des semailles, les colombes se répandre dans les champs pour y chercher leur nourriture. " au reste, si le mot d’amour-propre, mal entendu, a soulevé [p. 36] tant de petits esprits contre M De La Rochefoucault, quelles disputes, plus sérieuses encore, n’a point occasionné le mot de liberté ? Disputes qu’on eût facilement terminées, si tous les hommes, aussi amis de la vérité que le p Mallebranche, fussent convenus, comme cet habile théologien, dans sa prémotion physique, que la liberté étoit un mystere. Lorsqu’on me pousse sur cette question, disoit-il, je suis forcé de m’arrêter tout court. Ce n’est pas qu’on ne puisse se former une idée nette du mot de liberté, pris dans une signification commune. L’homme libre est l’homme qui n’est ni chargé de fers, ni détenu dans les prisons, ni intimidé, comme l’esclave, par la crainte des châtiments ; en ce sens, la liberté de l’homme consiste dans l’exercice libre de sa puissance : je dis de sa puissance, parce qu’il seroit ridicule de prendre pour une non-liberté l’impuissance où nous sommes de percer la nue comme l’aigle, de vivre sous les eaux comme la baleine, et de nous faire roi, pape, ou empereur.

On a donc une idée nette de ce mot de liberté, pris dans une signification commune. Il n’en est pas ainsi lorsqu’on applique ce mot de liberté à la volonté. Que seroit-ce alors que la liberté ? On ne pourroit entendre, par ce mot, que le pouvoir libre de vouloir ou de ne pas vouloir une chose ; mais ce pouvoir supposeroit qu’il peut y avoir des volontés sans motifs, et par conséquent des effets sans cause. Il faudroit donc que nous pussions également nous vouloir du bien et du mal ; supposition absolument impossible. En effet, si le desir du plaisir est le principe de toutes nos pensées et de toutes nos actions, si tous les hommes tendent continuellement vers leur bonheur réel ou apparent ; toutes nos volontés ne sont donc que l’effet de [p. 37] cette tendance. En ce sens, on ne peut donc attacher aucune idée nette à ce mot de liberté. Mais, dira-t-on, si l’on est nécessité à poursuivre le bonheur partout où l’on l’apperçoit, du moins sommes-nous libres sur le choix des moyens que nous employons pour nous rendre heureux ? Oui, répondrai-je : mais libre n’est alors qu’un synonyme d’éclairé, et l’on ne fait que confondre ces deux notions. Selon qu’un homme saura plus ou moins de procédure et de jurisprudence, qu’il sera conduit dans ses affaires par un avocat plus ou moins habile, il prendra un parti meilleur ou moins bon ; mais, quelque parti qu’il prenne, le desir de son bonheur lui fera toujours choisir le parti qui lui paroîtra le plus convenable à ses intérêts, ses goûts, ses passions, et enfin à ce qu’il regarde comme son bonheur.

Comment pourroit-on philosophiquement expliquer le problême de la liberté ? Si, comme M Locke l’a prouvé, nous sommes disciples des amis, des parents, des lectures, et enfin de tous les objets qui nous environnent ; il faut que toutes nos pensées et nos volontés soient des effets immédiats ou des suites nécessaires des impressions que nous avons reçues. [p. 38] On ne peut donc se former aucune idée de ce mot liberté, appliqué à la volonté ; il faut la considérer comme un mystere ; s’écrier avec s Paul, o altitudo ! convenir que la théologie seule peut discourir sur une pareille matiere, et qu’un traité philosophique de la liberté ne seroit qu’un traité des effets sans cause.

On voit quel germe éternel de disputes et de calamités renferme souvent l’ignorance de la vraie signification des mots. Sans parler du sang versé par les haines et les disputes théologiques, disputes presque toutes fondées sur un abus de mots, quels autres malheurs encore cette ignorance n’a-t-elle point produits, et dans quelles erreurs n’a-t-elle point jeté les nations ?

Ces erreurs sont plus multipliées qu’on ne pense. On sait ce conte d’un suisse : on lui avoit consigné une porte des tuileries, avec défense d’y laisser entrer personne. Un bourgeois s’y présente : on n’entre point, lui dit le suisse. aussi, répond le bourgeois, je ne veux point entrer, mais sortir seulement du pont-royal... ah ! S’il s’agit de sortir, reprend le suisse, monsieur, vous pouvez passer. Qui le [p. 39] croiroit ? Ce conte est l’histoire du peuple romain. César se présente dans la place publique, il veut s’y faire couronner ; et les romains, faute d’attacher des idées précises au mot de royauté, lui accordent, sous le nom d’imperator, la puissance qu’ils lui refusent sous le nom de rex. Ce que je dis des romains peut généralement s’appliquer à tous les divans et à tous les conseils des princes. Parmi les peuples, comme parmi les souverains, il n’en est aucun que l’abus des mots n’ait précipité dans quelque erreur grossiere. Pour échapper à ce piege, il faudroit, suivant le conseil de Leibnitz, composer une langue philosophique, dans laquelle on détermineroit la signification précise de chaque mot. Les hommes alors pourroient s’entendre, se transmettre exactement leurs idées ; les disputes, qu’éternise l’abus des mots, se termineroient ; et les hommes, dans toutes les [p. 40] sciences, seroient bien-tôt forcés d’adopter les mêmes principes.

Mais l’exécution d’un projet si utile et si desirable est peut-être impossible. Ce n’est point aux philosophes, c’est au besoin qu’on doit l’invention des langues ; et le besoin, en ce genre, n’est pas difficile à satisfaire. En conséquence, on a d’abord attaché quelques fausses idées à certains mots ; ensuite on a combiné, comparé ces idées et ces mots entr’eux ; chaque nouvelle combinaison a produit une nouvelle erreur ; ces erreurs se sont multipliées, et, en se multipliant, se sont tellement compliquées qu’il seroit maintenant impossible, sans une peine et un travail infini, d’en suivre et d’en découvrir la source. Il en est des langues comme d’un calcul algébrique : il s’y glisse d’abord quelques erreurs ; ces erreurs ne sont pas apperçues ; on calcule d’après ses premiers calculs ; de proposition en proposition, l’on arrive à des conséquences entiérement ridicules. On en sent l’absurdité : mais comment retrouver l’endroit où s’est glissée la premiere erreur ? Pour cet effet, il faudroit refaire et revérifier un grand nombre de calculs ; malheureusement il est peu de gens qui puissent l’entreprendre, encore moins qui le veuillent, surtout lorsque l’intérêt des hommes puissants s’oppose à cette vérification.

J’ai montré les vraies causes de nos faux jugements ; j’ai fait voir que toutes les erreurs de l’esprit ont leur source ou dans les passions, ou dans l’ignorance, soit de certains faits, soit de la vraie signification de certains mots. L’erreur n’est donc pas essentiellement attachée à la nature de l’esprit humain ; nos faux jugements sont donc l’effet des causes accidentelles, qui ne supposent point en nous une faculté de juger distincte de la faculté de sentir ; l’erreur n’est donc [p. 41] qu’un accident, d’où il suit que tous les hommes ont essentiellement l’esprit juste.

Ces principes une fois admis, rien ne m’empêche maintenant d’avancer, que juger, comme je l’ai déjà prouvé, n’est proprement que sentir. La conclusion générale de ce discours, c’est que l’esprit peut être considéré ou comme la faculté productrice de nos pensées ; et l’esprit, en ce sens, n’est que sensibilité et mémoire : ou l’esprit peut être regardé comme un effet de ces mêmes facultés ; et, dans cette seconde signification, l’esprit n’est qu’un assemblage de pensées, et peut se subdiviser dans chaque homme en autant de parties que cet homme a d’idées.

Voilà les deux aspects sous lesquels se présente l’esprit considéré en lui-même : examinons maintenant ce que c’est que l’esprit par rapport à la société. [p. 43]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 1

De l’esprit par rapport à la société. la science n’est que le souvenir ou des faits ou des idées d’autrui : l’esprit, distingué de la science, est donc un assemblage d’idées neuves quelconques.

Cette définition de l’esprit est juste ; elle est même très-instructive pour un philosophe : mais elle ne peut être généralement adoptée : il faut au public une définition qui le mette à portée de comparer les différents esprits entr’eux, et de juger de leur force et de leur étendue. Or, si l’on admettoit la définition que je viens de donner, comment le public mesureroit-il l’étendue d’esprit d’un homme ? Qui donneroit au public une liste exacte des idées de cet homme ? Et comment distinguer en lui la science et l’esprit ? Supposons que je prétende à la découverte d’une idée déjà connue : il faudroit que le public, pour savoir si je mérite réellement à cet égard le titre de second inventeur, [p. 44] sût préliminairement ce que j’ai lu, vu et entendu : connoissance qu’il ne veut ni ne peut acquérir. D’ailleurs, dans l’hypothese impossible que le public pût avoir un dénombrement exact et de la quantité et de l’espece des idées d’un homme, je dis qu’en conséquence de ce dénombrement, le public seroit souvent forcé de placer au rang des génies, des hommes auxquels il ne soupçonne pas même qu’on puisse accorder le titre d’hommes d’esprit : tels sont en général tous les artistes.

Si l'on veut comparer les esprits particuliers entre eux, il faut distinguer ceux qui ont beaucoup appris sans créer d'idée nouvelles et ceux qui ont produit ou recréé des idées nouvelles par rapport à celles dont ils disposaient déjà. Il est clair que pour l'auteur un génie ou esprit supérieur est un créateur d'idée à partir des idées anciennes dont ils avaient la connaissance mémorisée. C'est dire que si tout esprit repose sur la mémoire, ce qui distingue les esprit entre eux c'est le pouvoir de faire usage de cette mémoire d'une manière créatrice. C'est dire que l'esprit n'est pas passif, ni du reste la mémoire qui peut recombiner d'ancienne sensations en de nouvelles et anticiper de nouvelles expériences possibles. Mais cela veut dire aussi qu'il n'y a pas de création spirituelle, ex-nihilo. Ce que l'on appelle l'imagination n'est rien d'autre que ce pouvoir infini de recombinaison des expériences sensibles

Quelque frivole que paroisse un art, cet art cependant est susceptible de combinaisons infinies. Lorsque Marcel, la main appuyée sur le front, l’oeil fixe, le corps immobile, et dans l’attitude d’une méditation profonde, s’écrie tout-à-coup, en voyant danser son écoliere, que de choses dans un menuet ! il est certain que ce danseur appercevoit alors, dans la maniere de plier, de relever et d’emboiter ses pas, des adresses invisibles aux yeux ordinaires, et que son exclamation n’est ridicule que par la trop grande importance mise à de petites choses. Or, si l’art de la danse renferme un très-grand nombre d’idées et de combinaisons, qui sait si l’art de la déclamation ne suppose point, dans l’actrice qui y excelle, autant d’idées qu’en emploie un politique pour former un systême de gouvernement ? Qui peut assurer, lorsqu’on consulte nos bons romans, que, dans [p. 45] les gestes, la parure et les discours étudiés d’une coquette parfaite, il n’entre pas autant de combinaisons et d’idées qu’en exige la découverte de quelque systême du monde ; et qu’en des genres très-différents, la Le Couvreur et Ninon De L’Enclos n’aient eu autant d’esprit qu’Aristote et Solon ?

Je ne prétends pas démontrer à la rigueur la vérité de cette proposition ; mais faire seulement sentir que, toute ridicule qu’elle paroisse, il n’est cependant personne qui puisse la résoudre exactement. Trop souvent dupes de notre ignorance, nous prenons pour les limites d’un art celles que cette même ignorance lui donne : mais supposons qu’on pût, à cet égard, détromper le public, je dis qu’en l’éclairant on ne changeroit rien à sa maniere de juger. Il ne mesurera jamais son estime pour un art uniquement sur le nombre plus ou moins grand de combinaisons nécessaires pour y réussir ; 1 parce que le dénombrement en est impossible à faire ; 2 parce qu’il ne doit considérer l’esprit que du point de vue sous lequel il est important de le connoître, c’est-à-dire, par rapport à la société. Or, sous cet aspect, je dis que l’esprit n’est qu’un assemblage, plus ou moins nombreux, non seulement d’idées neuves, mais encore d’idées intéressantes pour le public ; et que c’est moins au nombre et à la finesse, qu’au choix heureux de nos idées, qu’on a attaché la réputation d’homme d’esprit. En effet, si les combinaisons du jeu des échecs sont infinies, si l’on n’y peut exceller sans en faire un grand nombre ; pourquoi le public ne donne-t-il pas aux grands joueurs d’échecs le titre de grands esprits ? C’est que leurs idées ne lui sont utiles ni comme agréables ni comme [p. 46] instructives, et qu’il n’a par conséquent nul intérêt de les estimer : or l’intérêt préside à tous nos jugements. Si le public a toujours fait peu de cas de ces erreurs dont l’invention suppose quelquefois plus de combinaisons et d’esprit que la découverte d’une vérité, et s’il estime plus Locke que Mallebranche, c’est qu’il mesure toujours son estime sur son intérêt. à quelle autre balance peseroit-il le mérite des idées des hommes ? Chaque particulier juge des choses et des personnes par l’impression agréable ou désagréable qu’il en reçoit : le public n’est que l’assemblage de tous les particuliers ; il ne peut donc jamais prendre que son utilité pour regle de ses jugements.

Ce pouvoir d'assemblage et de recombinaison des sensations mémorisées est infini, mais l'homme d'esprit est celui qui est capable d'adapter et donc de limiter ce pouvoir aux combinaisons qui agréent au public auquel il s'adresse

Ce point de vue, sous lequel j’examine l’esprit, est, je crois, le seul sous lequel il doive être considéré. C’est l’unique maniere d’apprécier le mérite de chaque idée, de fixer sur ce point l’incertitude de nos jugements, et de découvrir enfin la cause de l’étonnante diversité des opinions des hommes en matiere d’esprit ; diversité absolument dépendante de la différence de leurs passions, de leurs idées, de leurs préjugés, de leurs sentiments, et par conséquent de leurs intérêts.

Cet agrément du public suppose que l'on connaisse les désirs et passions divers de ce public pour y répondre en suscitant en lui des expériences sensibles positives sur fond d'une mémoire partagée.

Il seroit en effet bien singulier que l’intérêt général eût mis le prix aux différentes actions des hommes ; qu’il leur eût donné les noms de vertueuses, de vicieuses ou de permises, selon qu’elles étoient utiles, nuisibles ou indifférentes au public ; et que ce même intérêt n’eût pas été [p. 47] l’unique dispensateur de l’estime ou du mépris attaché aux idées des hommes.

Les jugements de valeurs ne sont que l'expression de ce qui utile ou nuisible , voire indifférent, (mais ces dernières idées s'effacent aussitôt car elles suscitent l'ennui) au public auquel on s'adresse. En cela il n'y a pas pour l'auteur de sens moral qui ne soit pas utilitariste. Toute la question est de savoir de quelle utilité et de l'utilité de qui on parle. De celle de l'intérêt public ou de tel ou tel intérêt privé.

On peut ranger les idées, ainsi que les actions, sous trois classes différentes.

Les idées utiles : et prenant cette expression dans le sens le plus étendu, j’entends, par ce mot, toute idée propre à nous instruire ou à nous amuser. Les idées nuisibles : ce sont celles qui font sur nous une impression contraire. Les idées indifférentes : je veux dire toutes celles qui, peu agréables en elles-mêmes ou devenues trop familieres, ne font presque aucune impression sur nous. Or, de pareilles idées n’ont presque point d’existence, et ne peuvent, pour ainsi dire, porter qu’un instant le nom d’indifférentes ; leur durée ou leur succession, qui les rend ennuyeuses, les sait bientôt rentrer dans la classe des idées nuisibles.

Pour faire sentir combien cette maniere de considérer l’esprit est féconde en vérités, je ferai successivement l’application des principes que j’établis, aux actions et aux idées des hommes ; et je prouverai qu’en tout temps, en tout lieu, tant en matiere de morale qu’en matiere d’esprit, c’est l’intérêt personnel qui dicte le jugement des particuliers, et l’intérêt général qui dicte celui des nations : qu’ainsi c’est toujours, de la part du public comme des particuliers, l’amour ou la reconnoissance qui loue, la haine ou la vengeance qui méprise.

Pour démontrer cette vérité, et faire appercevoir l’exacte et perpétuelle ressemblance de nos manieres de juger, soit les actions, soit les idées des hommes, je considérerai la probité et l’esprit à différents égards, et relativement, 1 à un particulier, 2 à une petite société, 3 à une nation, [p. 48] 4 aux différents siecles et aux différents pays, 5 à l’univers entier : et prenant toujours l’expérience pour guide dans mes recherches, je montrerai que, sous chacun de ces points de vue, l’intérêt est l’unique juge de la probité et de l’esprit. [p. 49]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 2

De la probité, par rapport à un particulier. ce n’est point de la vraie probité, c’est-à-dire, de la probité par rapport au public, dont il s’agit dans ce chapitre ; mais simplement de la probité considérée relativement à chaque particulier. Sous ce point de vue, je dis que chaque particulier n’appelle probité, dans autrui, que l’habitude des actions qui lui sont utiles : je dis l’habitude, parce que ce n’est point une seule action honnête, non plus qu’une seule idée ingénieuse, qui nous obtiennent le titre de vertueux ou de spirituel ; on sait qu’il n’est point d’avare qui ne se soit une fois montré généreux, de libéral qui n’ait été une fois avare, de fripon qui n’ait fait une bonne action, de stupide qui n’ait dit un bon mot, et d’homme enfin qui, si l’on rapproche certaines actions de sa vie, ne paroisse doué de toutes les vertus et de tous les vices contraires. Plus de conséquence dans la conduite des hommes supposeroit en eux une continuité d’attention dont ils sont incapables ; ils ne different les uns des autres que du plus au moins. L’homme absolument conséquent n’existe point encore ; et c’est pourquoi rien de parfait sur la terre, ni dans le vice, ni dans la vertu.

C’est donc à l’habitude des actions qui lui sont utiles qu’un particulier donne le nom de probité ; je dis des actions, parce qu’on n’est point juge des intentions. Comment le seroit-on ? Une action n’est presque jamais l’effet d’un [p. 50] sentiment ; nous ignorons souvent nous-mêmes les motifs qui nous déterminent. Un homme opulent enrichit un homme estimable et pauvre : il fait sans doute une bonne action ; mais cette action est-elle uniquement l’effet du desir de faire un heureux ? La pitié, l’espoir de la reconnoissance, la vanité même ; tous ces divers motifs, séparés ou réunis, ne peuvent-ils pas, à son insu, l’avoir déterminé à cette action louable ? Or, si le plus souvent l’on ignore soi-même les motifs de son bienfait, comment le public les appercevroit-il ? Ce n’est donc que par les actions des hommes que le public peut juger de leur probité.

La valeur d'une action ne procède que de l'utilité qu'elle apporte à celui qui en bénéficie et non pas du sentiment intentionnel de son auteur que bien souvent nous ne connaissons pas, y compris en nous-même, car il est, en tant que motivation, souvent inconscient. Notre esprit, dans ses actions, est donc déterminé par l'utilité plus ou moins accompagnée par des motifs plus ou moins conscients.

Je conviens que cette maniere de juger est encore fautive. Un homme a, par exemple, vingt degrés de passion pour la vertu, mais il aime ; il a trente degrés d’amour pour une femme, et cette femme en veut faire un assassin : dans cette hypothese, il est certain que cet homme est plus près du forfait que celui qui, n’ayant que dix degrés de passion pour la vertu, n’aura que cinq degrés d’amour pour cette méchante femme. D’où je conclus que, de deux hommes, le plus honnête dans ses actions est quelquefois le moins passionné pour la vertu. Aussi tout philosophe convient que la vertu des hommes dépend infiniment des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. On n’a que trop souvent vu des hommes vertueux céder à un enchaînement malheureux d’événements bizarres. Celui qui, dans toutes les situations possibles, répond de sa vertu, est un imposteur ou un imbécille dont il faut également se défier.



Mais néanmoins les intentions passionnelles sont les moteurs des actions et de leurs conséquences bénéfiques ou maléfiques pour les autres. Ainsi un amoureux passionné sera toujours plus proche de commettre un crime que la femme qu'il aime lui aura demander d'accomplir que homme moins passionnément amoureux, même s'il est aussi moins attaché à la vertu que lui dès lors que son amour pour cette femme l'emporte sur celui de la vertu. Ainsi on peut être moins passionné par la vertu et moins criminel qu'un autre dès lors que l'on est moins amoureux que ce dernier. Ce qui sous-entend ceci est l'idée que la passion de la vertu n'est que rarement aussi forte que celle de l'amour et que le rapport des forces entre les deux dépend principalement de la puissance du sentiment amoureux et non pas de celle du sentiment vertueux. C'est pourquoi on peut être plus vertueux qu'un autre sans avoir autant que lui l'amour de la vertu, par le seul fait que l'on est moins passionnément amoureux que lui.

Après avoir déterminé l’idée que j’attache à ce mot de probité, considérée par rapport à chaque particulier ; il faut, pour s’assurer de la justesse de cette définition, avoir recours [p. 51] à l’observation ; elle nous apprend qu’il est des hommes auxquels un heureux naturel, un desir vif de la gloire et de l’estime, inspirent pour la justice et la vertu le même amour que les hommes ont communément pour les grandeurs et les richesses. Les actions personnellement utiles à ces hommes vertueux sont les actions justes, conformes à l’intérêt général, ou qui du moins ne lui sont pas contraires. Ces hommes sont en si petit nombre, que je n’en fais ici mention que pour l’honneur de l’humanité. La classe la plus nombreuse, et qui compose à elle seule presque tout le genre humain, est celle où les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts, n’ont jamais porté leurs regards sur l’intérêt général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur bien-être, ces hommes ne donnent le nom d’honnêtes qu’aux actions qui leur sont personnellement utiles. Un juge absout un coupable, un ministre éleve aux honneurs un sujet indigne ; l’un et l’autre sont toujours justes, au dire de leurs protégés : mais que le juge punisse, que le ministre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du criminel et du disgracié.

Il n'y a que peu d'hommes, voire une infime minorité, chez qui l'amour de la vertu et de la probité (visant l'intérêt général et/ou donc aussi des autres) l'emporte sur l'intérêt personnel (grandeur, richesses, désir amoureux etc...). C'est pourquoi on ne peut, même si cela est à l'honneur de l'humanité, en tirer de loi générale, et encore moins en faire un modèle pertinent pour l'ensemble des hommes. La justice pour la plupart des hommes est ce qui satisfait leur désirs personnels plus ou moins assortis de considérations générales, de valeur rhétorique, pour le bien commun, en forme de justification de l'intérêt personnel. Ce que l'on appelle un plaidoyer pro-domo.

Si les moines, chargés, sous la premiere race, d’écrire la vie de nos rois, ne donnerent que la vie de leurs bienfaiteurs ; s’ils ne désignerent les autres regnes que par ces [p. 52] mot nihil fecit ; et s’ils ont donné le nom des rois fainéants à des princes très-estimables ; c’est qu’un moine est un homme, et que tout homme ne prend, dans ses jugements, conseil que de son intérêt. Les chrétiens, qui donnoient avec justice le nom de barbarie et de crime aux cruautés qu’exerçoient sur eux les païens, ne donnerent-ils pas le nom de zele aux cruautés qu’ils exercerent à leur tour sur ces mêmes païens ? Qu’on examine les hommes, on verra qu’il n’est point de crime qui ne soit mis au rang des actions honnêtes par les sociétés auxquelles ce crime est utile, ni d’action utile au public qui ne soit blâmée de quelque société particuliere à qui cette même action est nuisible.

Quel homme, en effet, s’il sacrifie l’orgueil de se dire plus vertueux que les autres à l’orgueil d’être plus vrai, et s’il sonde, avec une attention scrupuleuse, tous les replis de son ame, ne s’appercevra pas que c’est uniquement à la maniere différente dont l’intérêt personnel se modifie, que l’on doit ses vices et ses vertus ? Que tous les hommes sont mus par la même force ? Que tous tendent également [p. 53] à leur bonheur ? C’est que la diversité des passions et des goûts, dont les uns sont conformes et les autres contraires à l’intérêt public, qui décide de nos vertus et de nos vices ? Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d’un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions, qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l’infortune d’autrui. Car enfin on obéit toujours à son intérêt ; et de-là l’injustice de tous nos jugements, et ces noms de juste et d’injuste prodigués à la même action, relativement à l’avantage ou au désavantage que chacun en reçoit.

Qu'un homme soit juste ou injuste ne fait pas au fond une grande différence . Dans les deux cas il obéit à son intérêt personnel, à son désir égoïste de bonheur. C'est seulement par un heureux hasard de circonstances que son désir égoïste s'accorde avec celui de l'intérêt public. Les vicieux et les vertueux ne doivent pas plus être blâmés ou félicités pour leurs actes en fonction de leur supposés vertus ou vices. Car ceux-ci sont et font ce que leur désirs et les circonstances ont fait d'eux. Du reste un vicieux peut aussi bien être dans d'autres circonstances vertueux et vice-versa. C'est plutôt à la société de faire en sorte que l'égoïsme soit, par les circonstances qu'elle pose (promesses de récompenses et menaces de punitions), mieux accordé à l'intérêt public.

Si l’univers physique est soumis aux loix du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celle de l’intérêt. L’intérêt est, sur la terre, le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets. Ce mouton paisible, qui pâture dans nos plaines, n’est-il pas un objet d’épouvante et d’horreur pour ces insectes imperceptibles qui vivent dans l’épaisseur de la pampe des herbes ? " fuyons, disoient-ils, cet animal vorace et cruel, ce monstre, dont la gueule engloutit à la fois et nous et nos cités. Que ne prend-il exemple sur le lion et le tigre ? Ces animaux bienfaisants ne détruisent point nos habitations, ils ne se repaissent point de notre sang ; justes vengeurs du crime, ils punissent sur le mouton les cruautés que le mouton exerce sur nous. " c’est ainsi que des intérêts différents métamorphosent les objets : le lion est à nos yeux l’animal cruel ; à ceux de l’insecte, c’est le mouton. Aussi peut-on appliquer à l’univers moral ce que Leibnitz disoit de l’univers physique : que ce monde, toujours en mouvement, offroit à chaque instant un phénomene nouveau et différent à chacun de ses habitants. [p. 54] Ce principe est si conforme à l’expérience, que, sans entrer dans un plus long examen, je me crois en droit de conclurre que l’intérêt personnel est l’unique et universel appréciateur du mérite des actions des hommes ; et qu’ainsi la probité, par rapport à un particulier, n’est, conformément à ma définition, que l’habitude des actions personnellement utiles à ce particulier. [p. 55]

L'intérêt personnel est le principe unique de la moralité et le seul critère de jugement des mérites des actions mais il ne faut pas confondre chez Helvetius, comme nous le verrons dans la suite, l'intérêt personnel avec l'intérêt égoïste exclusif et encore moins avec le seul intérêt économique et financier de l'individu supposé rationnel au sens postérieur de l'économie dite classique . L'intérêt personnel est moralisé, à savoir réside, pour Helvetius, dans l'amour de soi médié par la reconnaissance publique et donc implique le sens de l'intérêt public, lequel n’apparaît contradictoire avec l'intérêt personnel que par une vision incomplète, voire réductrice et donc fallacieuse, de l'intérêt personnel, comme opposé aux intérêts de ceux avec qui nous vivons et échangeons. Ce qui veut dire que le sentiment de sympathie avec ceux avec qui nous échangeons et vivons (et la vie est échange pas seulement économique mais pulsionnel et affectif ou passionnel) est indissociable de l'intérêt personnel dès lors que celui-ci doit est nécessairement partagé pour être reconnu publiquement. Mais chacun, au même titre que chacun des autres avec lesquels il vit, est, dans ce cadre des échanges, animé de son propre intérêt personnel et de l'amour qu'il se porte en vue des plaisirs physiques qu'il en espère pour lui-même. Ceci veut dire que l'intérêt public n'est jamais qu'une agrégation d'intérêts personnels et n'implique en rien le sacrifice de soi aux autres, si ce n'est par amour (paradoxal) de soi dans le désir de se valoriser dans la prétendue sainteté. En cela Helvetius est dans la ligne de La Rochefoucauld qui pense que l'altruisme pur n'existe pas et que tout acte est toujours égoïste sans être pour autant nécessairement égo-exclusif et que la réputation ou le désir de reconnaissance est toujours en jeu dans toutes nos actions. En cela pour réinterpréter la monadologie de Leibnitz dans le cadre éthique ou moral des relations humaines, comme nous y invite ici Helvetius, chacun est une monade pour lui-même qui interprète ou reflète le totalité du monde public de son point de vue qui n'est pas nécessairement contradictoire avec l'intérêt des autres, sauf par l'effet de la mauvaise qualité et de l'insuffisance de ce reflet toujours partiel et plus ou moins partial. Reste à savoir si les hommes peuvent, contrairement au objets du monde physique, élargir porte et fenêtres de leur monade pour comprendre, voire agir et comment, sur celles des autres, c'est à dire sur l'amour qu'ils se portent, chacun pour soi, à eux même .
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 3

De l’esprit, par rapport à un particulier. transportons maintenant aux idées les principes que je viens d’appliquer aux actions : l’on sera contraint d’avouer que chaque particulier ne donne le nom d’esprit qu’à l’habitude des idées qui lui sont utiles, soit comme instructives, soit comme agréables ; et qu’à ce nouvel égard, l’intérêt personnel est encore le seul juge du mérite des hommes.

Toute idée qu’on nous présente a toujours quelques rapports avec notre état, nos passions ou nos opinions. Or, dans tous ces différents cas, nous prisons d’autant plus une idée que cette idée nous est plus utile. Le pilote, le médecin et l’ingénieur auront plus d’estime pour le constructeur de vaisseau, le botaniste et le méchanicien, que n’en auront, pour ces mêmes hommes, le libraire, l’orfevre et le maçon, qui leur préféreront toujours le romancier, le dessinateur et l’architecte. Lorsqu’il s’agira d’idées propres à combattre ou à favoriser nos passions ou nos goûts, les plus estimables à nos yeux seront, sans contredit, les idées qui flatteront le plus ces mêmes passions ou ces mêmes goûts. Une femme [p. 56] tendre fera plus de cas d’un roman que d’un livre de métaphysique : un homme tel que Charles Xii préférera l’histoire d’Alexandre à tout autre ouvrage : l’avare ne trouvera certainement d’esprit qu’à ceux qui lui indiqueront le moyen de placer son argent au plus gros intérêt.

Chacun voit midi et valeur des actions des autres à sa porte. Mais encore une fois cela ne veut pas dire que cette valorisation positive de soi par le biais de ceux qui nous ressemblent ou ont les mêmes intérêts et activités que nous, si elle rend difficile l'appréciation positive des actions des autres, ne rend par totalement impossible la compréhension de leur intérêt personnel dans le cadre de leurs activités et désirs différents, car, par delà ces différences, le désir des autres, comme l'amour de soi, est fondamentalement identique à celui qui anime tout un chacun : la recherche du plaisir et l'évitement de la douleur. Mais cela n'est possible qu'à une infime minorité, les philosophes idéalistes qui croient que la recherche de la Vérité plus que sa détention, est source de valorisation personnelle. Cette croyance illusoire est la cause du désir philosophique de rendre les hommes plus sages comme si tous pouvaient être déterminés par les même situations sociales et leurs comportements conformes au même modèle.

En fait d’opinions, comme en fait de passions, pour estimer les idées d’autrui, il faut être intéressé à les estimer ; sur quoi j’observerai qu’à ce dernier égard les hommes peuvent être mus par deux sortes d’intérêt.

Il est des hommes animés d’un orgueil noble et éclairé, qui, amis du vrai, attachés à leur sentiment sans opiniâtreté, conservent leur esprit dans cet état de suspension qui y laisse une entrée libre aux vérités nouvelles : de ce nombre, sont quelques esprits philosophiques, et quelques gens trop jeunes pour s’être formé des opinions et rougir d’en changer ; ces deux sortes d’hommes estimeront toujours, dans les autres, des idées vraies, lumineuses, et propres à satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour le vrai. Il est d’autres hommes, et, dans ce nombre, je les comprends presque tous, qui sont animés d’une vanité moins noble ; ceux-là ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs et propres à justifier la haute [p. 57] opinion qu’ils ont tous de la justesse de leur esprit. C’est sur cette analogie d’idées que sont fondés leur haine ou leur amour. De-là cet instinct sûr et prompt qu’ont presque tous les gens médiocres pour connoître et fuir les gens de mérite : de-là cet attrait puissant que les gens d’esprit ont les uns pour les autres ; attrait qui les force, pour ainsi dire, à se rechercher, malgré le danger que met souvent dans leur commerce le desir commun qu’ils ont de la gloire : de-là cette maniere sure de juger du caractere et de l’esprit d’un homme par le choix de ses livres et de ses amis ; un sot, en effet, n’a jamais que de sots amis : toute liaison d’amitié, lorsqu’elle n’est pas fondée sur un intérêt de bienséance, d’amour, de protection, d’avarice, d’ambition, ou sur quelqu’autre motif pareil, suppose toujours quelque ressemblance d’idées ou de sentiments entre deux hommes. Voilà ce qui rapproche des gens d’une condition très-différente : voilà pourquoi les Auguste, les Mécene, les Scipion, les Julien, les Richelieu et les Condé vivoient familiérement avec les gens d’esprit, et ce qui a donné lieu au proverbe dont la trivialité atteste la vérité : dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es.

Ainsi il est possible à une petite minorité, philosophes et/ou jeunes gens sans idées arrêtées car non encore insérés dans les rôles sociaux très déterminés, de se valoriser dans la recherche de la vérité et donc d'y voir leur intérêt propre sans se sentir honteux de la remise en question qu'elle implique. Mais la plupart des hommes se tiennent par orgueil à ne considérer et à juger positivement que les idées et et les comportements semblables aux leurs. Là encore il faut distinguer les philosophes et les hommes ordinaires , afin d'éviter aux premiers de croire qu'ils peuvent servir de modèles universels aux seconds et de leur faire, sans succès, la leçon. Cette illusion philosophique est pour Helvetius identique, quand au fond, à celle des religieux qui prétendent que chaque homme devrait se vouloir un saint et/ou l'imiter pour bien vivre en vue de leur salut post-motem. L'illusion philosophique, dans son universalisme idéaliste absurde, est de même nature que l'illusion religieuse, à savoir que les hommes pourraient par leur propre volonté sortir de ce que la nature et la société mêlées à fait d'eux, philosophes ou hommes du commun.

L’analogie, ou la conformité des idées et des opinions, doit donc être considérée comme la force attractive et répulsive qui éloigne ou rapproche les hommes les uns des autres.

[p. 58] Qu’on transporte à Constantinople un philosophe, qui, n’étant point éclairé par les lumieres de la révélation, ne peut suivre que les lumieres de la raison ; que ce philosophe nie la mission de Mahomet, les visions et les prétendus miracles de ce prophête : qui doute que ceux qu’on appelle les bons musulmans n’aient de l’éloignement pour ce philosophe, ne le regardent avec horreur, et ne le traitent de fou, d’impie et quelquefois même de malhonnête homme ? En vain diroit-il que, dans une pareille religion, il est absurde de croire aux miracles dont on n’est pas soi-même le témoin : et que, s’il y a toujours plus à parier pour un mensonge que pour un miracle ; les croire trop facilement, c’est moins croire en Dieu qu’aux imposteurs : en vain représenteroit-il que, si Dieu eût voulu annoncer la mission de Mahomet, il n’eût [p. 59] point fait de ces prodiges ridicules aux yeux de la raison la moins exercée. Quelques raisons que ce philosophe apportât de son incrédulité, il n’obtiendroit jamais la réputation de sage et d’honnête auprès de ces bons musulmans, qu’en devenant assez imbécille pour croire des choses absurdes, ou assez faux pour feindre de les croire. Tant il est vrai que les hommes ne jugent les opinions des autres que par la conformité qu’elles ont avec les leurs. Aussi ne persuade-t-on jamais les sots qu’avec des sottises.

On ne peut convertir quelqu'un par la philosophie à moins de l'être soi-même et d'y mettre sa fierté, encore moins quand celui que l'on veut convaincre croit à la Vérité divine absolue qui par définition est sacrée et ne se discute pas.

Si le sauvage du Canada nous préfere aux autres peuples de l’Europe, c’est que nous nous prêtons davantage à ses moeurs, à son genre de vie ; c’est à cette complaisance que nous devons l’éloge magnifique qu’il croit faire d’un françois, lorsqu’il dit : c’est un homme comme moi.

En fait de moeurs, d’opinions et d’idées, il paroît donc que c’est toujours soi qu’on estime dans les autres ; et c’est la raison pour laquelle les César, les Alexandre, et généralement tous les grands hommes, ont toujours eu d’autres grands hommes sous leurs ordres. Un prince est habile, il prend en main le sceptre ; à peine est-il monté sur le trône, que toutes les places se trouvent remplies par des hommes supérieurs : le prince ne les a point formés, il semble même les avoir pris au hazard ; mais, forcé de n’estimer et de n’élever aux premiers postes que des hommes dont l’esprit soit analogue au sien, il est, par cette raison, toujours nécessité à faire de bons choix. Un prince, au contraire, est peu éclairé : contraint, par cette même raison, d’attirer près de lui des gens qui lui ressemblent, il est presque toujours nécessité aux mauvais choix. C’est la suite de semblables princes qui souvent a fait substituer les plus grandes places de sots en sots durant plusieurs siecles. Aussi les peuples, qui [p. 60] ne peuvent connoître personnellement leur maître, ne le jugent-ils que sur le talent des hommes qu’il emploie et sur l’estime qu’il a pour les gens de mérite. sous un monarque stupide, disoit la reine Christine, toute sa cour ou l’est ou le devient. Mais, dira-t-on, on voit quelquefois des hommes admirer, dans les autres, des idées qu’ils n’auroient jamais produites, et qui même n’ont nulle analogie avec les leurs. On sait ce mot d’un cardinal : après la nomination du pape, ce cardinal s’approche du saint pere, et lui dit : vous voilà élu pape ; voici la derniere fois que vous entendrez la vérité : séduit par les respects, vous allez bientôt vous croire un grand homme : souvenez-vous qu’avant votre exaltation vous n’étiez qu’un ignorant et un opiniâtre. Adieu, je vais vous adorer.

Peu de courtisans sans doute sont doués de l’esprit et du courage nécessaire pour tenir un pareil discours ; mais la plupart d’entr’eux, semblables à ces peuples qui tour à tour adorent et fouettent leur idole, sont en secret charmés de voir humilier le maître auquel ils sont soumis. La vengeance leur inspire l’éloge qu’ils font de pareils traits, et la vengeance est un intérêt. Qui n’est point animé d’un intérêt de cette espece, n’estime et même ne sent que les idées analogues aux siennes : aussi la baguette, propre à découvrir un mérite naissant et inconnu, ne tourne-t-elle et ne doit-elle réellement tourner qu’entre les mains des gens d’esprit, parce qu’il n’y a que le lapidaire qui se connoisse en diamants bruts, et que l’esprit qui sente l’esprit. Ce n’étoit que l’oeil d’un Turenne qui, dans le jeune Curchill, pouvoit appercevoir le fameux Marlborough.

Faire semblant de flatter des idées qui ne sont pas les nôtres n'est en rien un contre-exemple à la loi générale qui, selon Helvetius, pose que nous estimons positivement les idées et actes en fonction de soi et de son propre intérêt, il n'est qu'une exception qui confirme la règle dès lors que le flatterie est précisément un mensonge intéressé. Le flatteur cherche par ce mensonge à satisfaire son propre désir narcissique et par sa soumission apparente vise à obtenir une avantage personnel, c'est à dire une promotion valorisante de son statut et de son image sociaux qui lui permettrons de maximiser ses plaisirs et d'échapper à la douleur . La question est bien de savoir ce qui fait que le flatté peut être dupe de son flatteur. C'est principalement son propre narcissisme qui l'aveugle sur le mensonge de son flatteur et c'est aussi l'habileté du flatteur qui doit manifester son admiration par un enthousiasme mesuré pour être crédible. En tout cas, le flatteur qui se dénonce comme tel aux yeux de celui qu'il flatte, comme dans l'exemple du cardinal cité par Helvetius, s'interdit toute possibilité de flatterie, car il manifeste par cet aveu son réel mépris pour celui qu'il flatte.

Toute idée trop étrangere à notre maniere de voir et de sentir nous semble toujours ridicule. Le même projet, qui, [p. 61] vaste et grand, paroîtra cependant d’une exécution facile au grand ministre, sera traité, par un ministre ordinaire, de fou, d’insensé ; et ce projet, pour me servir de la phrase usitée parmi les sots, sera renvoyé à la république de Platon. Voilà la raison pour laquelle, en certains pays, où les esprits, énervés par la superstition, sont paresseux et peu capables des grandes entreprises, on croit couvrir un homme du plus grand ridicule, lorsqu’on dit de lui : c’est un homme qui veut réformer l’état. Ridicule que la pauvreté, le dépeuplement de ces pays, et par conséquent la nécessité d’une réforme, fait, aux yeux des étrangers, retomber sur les moqueurs. Il en est de ces peuples comme de ces plaisants subalternes qui croient déshonorer un homme lorsqu’ils disent de lui, d’un ton sottement malin : c’est un romain, c’est un esprit. Raillerie qui, rappellée à son sens précis, apprend seulement que cet homme ne leur ressemble point ; c’est-à-dire, qu’il n’est ni sot, ni fripon. Combien un esprit attentif n’entend-il pas, dans les conversations, de ces aveux imbécilles et de ces phrases absurdes, qui, réduites à leur signification exacte, étonneroient fort ceux qui les emploient ? Aussi l’homme de mérite doit-il être indifférent à l’estime comme au mépris d’un particulier, dont l’éloge ou la critique ne signifient rien, sinon que cet homme pense ou ne pense pas comme lui. Je pourrois encore, par une [p. 63] infinité d’autres faits, prouver que nous n’estimons jamais que les idées analogues aux nôtres ; mais, pour constater cette vérité, il faut l’appuyer sur des preuves de pur raisonnement.
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 4

De la nécessité où nous sommes de n’estimer que nous dans les autres.

Deux causes également puissantes nous y déterminent : l’une est la vanité, et l’autre est la paresse. Je dis la vanité, parce que le desir de l’estime est commun à tous les hommes ; non que quelques-uns d’entr’eux ne veuillent joindre, au plaisir d’être admirés, le mérite de mépriser l’admiration ; mais ce mépris n’est pas vrai, et jamais l’admirateur n’est stupide aux yeux de l’admiré : or, si tous les hommes sont avides d’estime, chacun d’eux, instruit par l’expérience que ses idées ne paroîtront estimables ou méprisables aux autres qu’autant qu’elles seront conformes ou contraires à leurs opinions ; il s’ensuit qu’inspiré par sa vanité, chacun ne peut s’empêcher d’estimer dans les autres une conformité d’idées qui l’assure de leur estime ; et de haïr en eux une opposition d’idées, garant sûr de leur haine ou du moins de leur mépris qu’on doit regarder comme un calmant de la haine.

Tout homme est vaniteux, y compris celui qui tire vanité pour lui-même à mépriser la vanité que les autres cherchent à flatter en lui, car il voit dans la vanité un avantage par vrapport aux autres en vue des satisfactions physiques qui en sont la conséquence. Se croire supérieur à ceux qui le flattent et, partant, mépriser leur flatterie est, par excellence, le signe de cette supériorité par rapport aux flatteurs que revendique le véritable chef. Cette vision de l'universalité du désir narcissique humain, y compris dans ses formes apparemment paradoxales, va tout à fait dans le sens développé par La Rochefoucauld dans ses « Maximes. » Toute la question est de savoir quels rapports le narcissisme humain universel entretient avec le corps sensible.

Mais, dans la supposition même qu’un homme fît, à l’amour de la vérité, le sacrifice de sa vanité ; si cet homme n’est point animé du desir le plus vif de s’instruire, je dis que sa paresse ne lui permet d’avoir, pour des opinions contraires aux siennes, qu’une estime sur parole. Pour expliquer ce que j’entends par estime sur parole, je distinguerai deux sortes d’estime.

Il faut distinguer l'estime sur parole, indirecte, et l'estime directe qui considère les faits et les actes ou écrits en eux-même et non pas seulement les représentations plus ou moins mythiques que d'autres en font.



L’une, qu’on peut regarder comme l’effet ou du respect [p. 64] qu’on a pour l’opinion publique ou de la confiance qu’on a dans le jugement de certaines personnes, et que je nomme estime sur parole. Telle est celle que certaines gens conçoivent pour des romans très-médiocres, uniquement parce qu’ils les croient de quelques-uns de nos écrivains célebres. Telle est encore l’admiration qu’on a pour les Descartes et les Newton ; admiration qui, dans la plupart des hommes, est d’autant plus enthousiaste qu’elle est moins éclairée ; soit qu’après s’être formé une idée vague du mérite de ces grands génies, leurs admirateurs respectent, en cette idée, l’ouvrage de leur imagination ; soit qu’en s’établissant juges du mérite d’un homme tel que Newton, ils croient s’associer aux éloges qu’ils lui prodiguent. Cette sorte d’estime, dont notre ignorance nous force à faire souvent usage, est, par-là même, la plus commune.

L'estime d'opinion se contente de redoubler celle d'autres à qui l'on attribue un savoir et jugement supérieur au sien. Il s'agit là de participer, en une identification auto-valorisante, à la réputation d'une estime préfabriquée et transcendante, à savoir, supérieure à la sienne propre. Chacun cherche alors à s'estimer lui-même en fusionnant avec ceux dont l'estimation est jugée supérieure et ainsi bénéficier indirectement de cette supériorité. « Je suis dans le bon camp avec d'autres qui font autorité sur moi et les autres. Je suis donc, par là, rendu meilleur que je ne suis. »

Rien de si rare que de juger d’après soi. L’autre espece d’estime est celle qui, indépendante de l’opinion d’autrui, naît uniquement de l’impression que font sur nous certaines idées, et que, par cette raison, j’appelle estime sentie, la seule véritable et celle dont il s’agit ici. Or, pour prouver que la paresse e nous permet d’accorder cette sorte d’estime qu’aux idées analogues aux nôtres, il suffit de remarquer que c’est, comme le prouve sensiblement la géométrie, par l’analogie et les rapports secrets [p. 65] que les idées déjà connues ont avec les idées inconnues, qu’on parvient à la connoissance de ces dernieres ; et que c’est en suivant la progression de ces analogies qu’on peut s’élever au dernier terme d’une science. D’où il suit que des idées, qui n’auroient nulle analogie avec les nôtres, seroient pour nous des idées inintelligibles. Mais, dira-t-on, il n’est point d’idées qui n’aient nécessairement entr’elles quelque rapport, sans lequel elles seroient universellement inconnues. Oui ; mais ce rapport peut être immédiat ou éloigné : lorsqu’il est immédiat, le foible desir que chacun a de s’instruire le rend capable de l’attention que suppose l’intelligence de pareilles idées : mais, s’il est éloigné, comme il l’est presque toujours lorsqu’il s’agit de ces opinions qui sont le résultat d’un grand nombre d’idées et de sentiments différents, il est évident qu’à moins qu’on ne soit animé d’un desir vif de s’instruire et qu’on ne se trouve dans une situation propre à satisfaire ce desir, la paresse ne nous permettra jamais de concevoir, ni par conséquent d’avoir, d’estime sentie pour des opinions trop contraires aux nôtres.

Le narcissisme peut aussi, mais très rarement emprunter une voie contraire, celle de désirer s'instruire et penser par soi-même selon ses propres sentiments . Cette voie en effet suppose l'effort de s'instruire qui s'oppose au sentiment général de la paresse et/ou à l'impossibilité de suivre des raisonnement complexes chez la grande majorité des humains ignorants dans les domaines des sciences qui raisonnent abstraitement par assimilation déductive analogique (telle la géométrie). Mais penser et juger par soi-même ne peut conduire qu'à n'approuver que les idées analogues aux siennes comme le font toutes les sciences qui consistent toujours à ramener l'inconnu au déjà connu, comme le fait la géométrie qui ne peut démontrer un nouveau théorème qu'en le déduisant de théorèmes ou principes antérieurs et donc en le réduisant à eux en montrant que le nouveau théorème ou jugement est analogue aux propositions anciennes déjà connues.

Peu d’hommes ont le loisir de s’instruire. Le pauvre, par exemple, ne peut ni réfléchir, ni examiner ; il ne reçoit la vérité, comme l’erreur, que par préjugé : occupé d’un travail journalier, il ne peut s’élever à une certaine sphere d’idées ; aussi préfere-t-il la bibliotheque bleue aux écrits de S Réal, De La Rochefoucault et du cardinal De Retz. Aussi dans ces jours de réjouissances publiques où le spectacle s’ouvre gratis, les comédiens, ayant alors d’autres spectateurs à amuser, donneront plutôt dom Japhet et Pourceaugnac, qu’Héraclius et le misanthrope. Ce que je dis du peuple peut s’appliquer à toutes les différentes classes d’hommes. Les gens du monde sont distraits par mille affaires [p. 66] et mille plaisirs ; les ouvrages philosophiques ont aussi peu d’analogie avec leur esprit, que le misanthrope avec l’esprit du peuple. Aussi préféreront-ils en général la lecture d’un roman à celle de Locke. C’est par ce même principe des analogies qu’on explique comment les savants et même les gens d’esprit ont donné à des auteurs moins estimés la préférence sur ceux qui le sont davantage. Pourquoi Malherbe préféroit-il Stace à tout autre poëte ? Pourquoi Heinsius et Corneille faisoient-ils plus de cas de Lucain que de Virgile ? Par quelle raison Adrien préféroit-il l’éloquence de Caton à celle de Cicéron ? Pourquoi Scaliger regardoit-il Homere et Horace comme fort inférieurs à Virgile et à Juvenal ? C’est que l’estime plus ou moins grande qu’on a pour un auteur, dépend de l’analogie plus ou moins grande que ses idées ont avec celles de son lecteur. Que, dans un ouvrage manuscrit, et sur lequel on n’a aucune prévention, l’on charge, séparément, dix hommes d’esprit de marquer les morceaux qui les auront le plus frappés : je dis que chacun d’eux soulignera des endroits différents ; et que, si l’on confronte ensuite les endroits approuvés avec l’esprit et le caractere de chaque approbateur, on sentira que chacun d’eux n’a loué que les idées analogues à sa maniere de voir et de sentir ; et que l’esprit est, si j’ose le dire, une corde qui ne frémit qu’à l’unisson.



On voit bien que la plupart des hommes dans la plupart des couches sociales, par impossibilité et/ou contraintes sociales, ou pris par d'autres taches ou plaisirs que la connaissance se contentent de suivre l'avis de ceux qui se sont construit une autorité de façade en se prétendant, souvent à tort, plus savant que les autres. Ils se « contentent », au sens fort « d'auto-satifaction », de s'estimer positivement à travers le jugement des autres reconnus comme plus savants qu'eux, y compris contre leurs propre jugements, s'ils en avaient, et c'est ainsi qu'ils préfèrent lire des commentateurs, à la mode et à la réputation plus ou moins pertinente, sur les grands auteurs classiques que lire par soi-même ces même classiques.

Si le savant abbé de Longuerue, comme il le disoit lui-même, n’avoit rien retenu des ouvrages de s Augustin, [p. 67] sinon que le cheval de Troie étoit une machine de guerre ; et si, dans le roman de Cléopatre, un avocat célebre ne voyoit rien d’intéressant que les nullités du mariage d’élise avec Artaban ; il faut avouer que la seule différence qui se trouve à cet égard entre les savants ou les gens d’esprit, et les hommes ordinaires, c’est que les premiers, ayant un plus grand nombre d’idées, leur sphere d’analogies est beaucoup plus étendue. S’agit-il d’un genre d’esprit très-différent du sien ? Pareil en tout aux autres hommes, l’homme d’esprit n’estime que les idées analogues aux siennes. Que l’on rassemble un Newton, un Quinaut, un Machiavel ; qu’on ne les nomme point, et qu’on ne les mette point à portée de concevoir l’un pour l’autre cette espece d’estime que j’appelle estime sur parole ; on verra qu’après avoir réciproquement, mais inutilement, essayé de se communiquer leurs idées, Newton regardera Quinaut comme un rimailleur insupportable, celui-ci prendra Newton pour un faiseur d’almanachs, tous deux regarderont Machiavel comme un politique du palais-royal ; et tous trois enfin, se traitant réciproquement d’esprits médiocres, se vengeront, par un mépris réciproque, de l’ennui mutuel qu’ils se seront procuré.

Or, si les hommes supérieurs, entiérement absorbés dans leur genre d’étude, ne peuvent avoir d’estime sentie pour un genre d’esprit trop différent du leur ; tout auteur, qui donne au public des idées nouvelles, ne peut donc espérer d’estime que de deux sortes d’hommes : ou des jeunes gens, qui, n’ayant point adopté d’opinions, ont encore le desir et le loisir de s’instruire ; ou de ceux dont l’esprit, ami de la vérité et analogue à celui de l’auteur, soupçonne déjà l’existence des idées qu’il lui présente. Ce nombre d’hommes [p. 68] est toujours très-petit : voilà ce qui retarde les progrès de l’esprit humain, et pourquoi chaque vérité est toujours si lente à se dévoiler aux yeux de tous.

Il résulte de ce que je viens de dire, que la plupart des hommes, soumis à la paresse, ne conçoivent que les idées analogues aux leurs, qu’ils n’ont d’estime sentie que pour cette espece d’idées ; et de-là cette haute opinion que chacun est, pour ainsi dire, forcé d’avoir de soi-même ; opinion que les moralistes n’eussent peut-être point attribuée à l’orgueil, s’ils eussent eu une connoissance plus approfondie des principes ci-dessus établis. Ils auroient alors senti que, dans la solitude, le saint respect et l’admiration profonde dont on se sent quelquefois pénétré pour soi-même, ne peut être que l’effet de la nécessité où nous sommes de nous estimer préférablement aux autres.

Comment n’auroit-on pas de soi la plus haute idée ? Il n’est personne qui ne changeât d’opinions, s’il croyoit ses opinions fausses. Chacun croit donc penser juste, et par conséquent beaucoup mieux que ceux dont les idées sont contraires aux siennes. Or, s’il n’est pas deux hommes dont les idées soient exactement semblables, il faut nécessairement que chacun en particulier croie mieux penser que tout autre.

L'amour de soi implique la croyance que chacun considère nécessairement sa croyance comme vraie, car, comme nous le verrons par la suite, se croire dans la vérité c'est se croire plus à même que les autres de jouir pour soi. Dès lors, savoir qu'une opinion est fausse, c'est immédiatement en changer pour ne pas être soi-même dévalorisé aux yeux des autres, mais, surtout, à ses propre yeux , car cette auto-dévalorisation entraîne la perte de l'amour de soi en tant que désir de plaisirs pour soi, donc celle du désir de vivre dont il est le fondement..

La duchesse de La Ferté disoit un jour à Madame De Staal : il faut l’avouer, ma chere amie, je ne [p. 69] trouve que moi qui aie toujours raison. écoutons le talapoin, le bonze, le bramine, le guebre, le grec, l’iman, le marabou : lorsque, dans l’assemblée du peuple, ils prêchent les uns contre les autres, chacun d’eux ne dit-il pas comme la duchesse de La Ferté : peuples, je vous l’assure, moi seul j’ai toujours raison ? Chacun se croit donc un esprit supérieur, et les sots ne sont pas ceux qui s’en croient le moins : c’est ce qui a donné lieu au conte des quatre marchands qui viennent, en foire, vendre de la beauté, de la naissance, des dignités et de l’esprit, et qui trouvent tous le débit de leur marchandise, à l’exception du dernier qui se retire sans étrenner.

Mais, dira-t-on, on voit quelques gens reconnoître dans les autres plus d’esprit qu’en eux. Oui, répondrai-je, on voit des hommes en faire l’aveu ; et cet aveu est d’une belle ame : cependant ils n’ont, pour celui qu’ils avouent leur supérieur, qu’une estime sur parole ; ils ne font que donner à l’opinion publique la préférence sur la leur, et convenir que ces personnes sont plus estimées, sans être intérieurement convaincus qu’elles soient plus estimables. [p. 70] Un homme du monde conviendra, sans peine, qu’il est en géométrie fort inférieur aux Fontaine, aux d’Alembert, aux Clairaut, aux Euler ; que dans la poésie il le cede aux Moliere, aux Racine, aux Voltaire : mais je dis en même temps que cet homme fera d’autant moins de cas d’un genre, qu’il reconnoîtra plus de supérieurs en ce même genre ; et que d’ailleurs il se croira tellement dédommagé de la supériorité qu’ont sur lui les hommes que je viens de citer, soit en cherchant à trouver de la frivolité dans les arts et les sciences, soit par la variété de ses connoissances, le bon sens, l’usage du monde, ou par quelque autre avantage pareil, que, tout pesé, il se croira aussi estimable que qui que ce soit.

L'objection à l'universalité du narcissisme par lequel chacun s'aime plus que les autres afin de multiplier ses plaisirs serait que l'on peut reconnaître à d'autres une supériorité et paraître les aimer, voire les admirer plus que soi. Or cela n'est qu'une apparence mensongère, car cette attitude ne consiste qu'à :

  1. participer par intérêt à l'opinion d'autres que soi pour en être reconnu positivement et en être gratifié soi-même en retour. Ainsi, cet amour apparemment supérieur d'autres que soi-même n'exprime en rien l'authentique sentiment intérieur spontané de sa propre supériorité, mais seulement le désir d'être aimé pour s'aimer encore plus soi-même dans le but de multiplier et/ou de maximiser son propre plaisir.

  2. se faire reconnaître comme supérieur par ceux que l'on admire et les autres qui admirent comme soi telle ou telle personne afin, par la médiation de cette admiration ou amour partagé, de jouir d'une supériorité ou d'un prestige supérieur par identification à une opinion commune valorisante et donc gratifiante.

Mais, ajoutera-t-on, comment imaginer qu’un homme qui, par exemple, remplit les petits offices de la magistrature, puisse se croire autant d’esprit que Corneille ? Il est vrai, répondrai-je, qu’il ne mettra personne à cet égard dans sa confidence : cependant, lorsque, par un examen scrupuleux, [p. 71] l’on a découvert de combien de sentiments d’orgueil nous sommes journellement affectés, sans nous en appercevoir, et par combien d’éloges il faut être enhardi pour s’avouer à soi-même et aux autres la profonde estime qu’on a pour son esprit, on sent que le silence de l’orgueil n’en prouve point l’absence.

L'orgueil est l'objet d'une opprobre sociale, surtout chez les petits et les sans grade, car il menace, à la fois, la paix civile et la sécurité des subordonnés lesquelles sont indissociables de l'acceptation apparente, voire obséquieuse, de leur soumission. En cela aussi qu'il risque toujours de remettre en cause les hiérarchies acquises et font de la compétition entre égos dont le narcissisme deviendrait tel qu'il remettrait en cause celui des autres et en particuliers des supérieurs. De plus l'humilité devant Dieu pour le salut post-mortem exigée par la religion renforce cette disqualification de l'orgueil rendu infamant au sens littéral du terme. Mais ce silence apparent de l'orgueil refoulé sous une humilité de façade, voire dénié par un comportement altruiste, se joue encore la forme d'orgueil qui consiste à se valoriser en cachant aux autres et à soi-même cette absence valorisée et valorisante d'orgueil. Nous voyons apparaître, chez Helvetius, l'idée que le désir de tous les désirs qu'est le narcissisme peut prendre des formes inconscientes et que le refus conscient de l'orgueil ou l'humilité, dans leur affectation même, signifie l'importance fondamentale et universel de l'amour de soi. Il est au fau cœur du fonctionnement de l'esprit humain, y compris dans ses recherches les plus élevées et, en apparence, les moins intéressées. Freud n'est pas loin...Une telle spiritualité est au rebours de celle de la religion. Pour notre auteur, c'est le désir qui seul anime l'esprit et non l'esprit de Dieu et du croyant qui prétendrait soumettre le désir à une morale supérieure transcendante. Or une telle prétention est, en effet, l’œuvre et une des formes possibles, d'autant plus puissante qu'elle est inconsciente, de l'amour de soi aux yeux des autres croyants.

Supposons, pour suivre l’exemple ci-dessus rapporté, qu’au sortir de la comédie le hazard rassemble trois praticiens ; qu’ils viennent à parler de Corneille ; tous trois, peut-être, s’écrieront à la fois que Corneille est le plus grand génie du monde : cependant, si, pour se décharger du poids importun de l’estime, l’un d’eux ajoutoit que ce Corneille est à la vérité un grand homme, mais dans un genre frivole ; il est certain, si l’on en juge par le mépris que certaines gens affectent pour la poésie, que les deux autres praticiens pourroient se ranger à l’avis du premier : puis, de confiance en confiance, s’ils venoient à comparer la chicane à la poésie : l’art de la procédure, diroit un autre, a bien ses ruses, ses finesses et ses combinaisons, comme tout autre art : vraiment, répondroit le troisieme, il n’est point d’art plus difficile. Or, dans l’hypothese très-admissible, que, dans cet art si difficile, chacun de ces praticiens se crût le plus habile ; sans qu’aucun d’eux eût prononcé le mot, le résultat de cette conversation seroit que chacun d’eux se croiroit autant d’esprit que Corneille. Nous sommes, par la vanité et surtout par l’ignorance, tellement nécessités à nous estimer préférablement aux autres, que le plus grand homme dans chaque art est celui que chaque artiste regarde comme le premier après lui. Du temps de Thémistocle, où l’orgueil n’étoit différent de l’orgueil du siecle présent qu’en ce qu’il étoit plus naïf, tous les capitaines, après la bataille de Salamine, ayant [p. 72] été obligés de déclarer, par des billets pris sur l’autel de Neptune, ceux qui avoient eu le plus de part à la victoire, chacun s’y donnant la premiere part, adjugea la seconde à Thémistocle ; et le peuple crut alors devoir décerner la premiere récompense à celui que chacun des capitaines en avoit regardé comme le plus digne après lui. Il est donc certain que chacun a nécessairement de soi la plus haute idée ; et qu’en conséquence on n’estime jamais dans autrui que son image et sa ressemblance.

La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit, considéré par rapport à un particulier, c’est que l’esprit n’est que l’assemblage des idées intéressantes pour ce particulier, soit comme instructives, soit comme agréables : d’où il suit que l’intérêt personnel, comme je m’étois proposé de le montrer, est, en ce genre, le seul juge du mérite des hommes.
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 5 [p. 73]

De la probité, par rapport à une société particuliere. sous ce point de vue, je dis que la probité n’est que l’habitude plus ou moins grande des actions particuliérement utiles à cette petite société. Ce n’est pas que certaines sociétés vertueuses ne paroissent souvent se dépouiller de leur propre intérêt, pour porter sur les actions des hommes des jugements conformes à l’intérêt public ; mais elles ne font alors que satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour la vertu ; et, par conséquent, qu’obéir, comme toute autre société, à la loi de l’intérêt personnel. Quel autre motif pourroit déterminer un homme à des actions généreuses ? Il lui est aussi impossible d’aimer le bien pour le bien, que d’aimer le mal pour le mal.

Le souci vertueux de l'intérêt public, lui-même, est l'expression de l'intérêt narcissique, c'est pourquoi nul n'aime le bien pour le bien et la mal pour la mal car chacun ne les aime que pour soi en tant que sujet du désir de de maximiser son propre plaisir . Le bien, comme le mal, sont toujours relatifs à soi comme finalité ultime de toutes nos actions et aux valeurs par lesquelles chacun tente de se valoriser aux yeux des autres et, par la médiation du jugement des autres, à ses propres yeux.

Brutus ne sacrifia son fils au salut de Rome, que parce que l’amour paternel avoit sur lui moins de puissance que l’amour de la patrie ; il ne fit alors que céder à sa plus forte passion : c’est elle qui, l’éclairant sur l’intérêt public, lui fit appercevoir, dans un parricide si généreux, si propre à ranimer l’amour de la liberté, l’unique ressource qui pût sauver [p. 74] Rome et l’empêcher de retomber sous la tyrannie des tarquins. Dans les circonstances critiques où Rome se trouvoit alors, il falloit qu’une pareille action servît de fondement à la vaste puissance à laquelle l’éleva depuis l’amour du bien public et de la liberté.

Mais comme il est peu de Brutus et de sociétés composées de pareils hommes, c’est dans l’ordre commun que je prendrai mes exemples, pour prouver que, dans chacune des sociétés, l’intérêt particulier est l’unique distributeur de l’estime accordée aux actions des hommes.

Pour s’en convaincre, qu’on jette les yeux sur un homme qui sacrifie tous ses biens pour sauver de la rigueur des loix un parent, assassin : cet homme passera certainement, dans sa famille, pour très-vertueux, quoiqu’il soit réellement très-injuste. Je dis très-injuste, parce que, si l’espoir de l’impunité doit multiplier les forfaits chez une nation, si la certitude du supplice est absolument nécessaire pour y entretenir l’ordre ; il est évident qu’une grace accordée à un criminel est, envers le public, une injustice dont se rend complice celui qui sollicite une pareille grace. [p. 75] Qu’un ministre, sourd aux sollicitations de ses parents et de ses amis, croie ne devoir élever aux premieres places que des hommes du premier mérite : ce ministre si juste passera certainement, dans sa société, pour un homme inutile, sans amitié, peut-être même sans honnêteté. Il faut le dire à la honte du siecle ; ce n’est presque jamais qu’à des injustices qu’un homme en grande place doit les titres de bon ami, de bon parent, d’homme vertueux et bienfaisant que lui prodigue la société dans laquelle il vit.

La société ne confèrent de la bonté et de la vertu qu'à dispensés aux dépens de l'intérêt public.

Que, par ses intrigues, un pere obtienne l’emploi de général pour un fils incapable de commander ; ce pere sera cité, dans sa famille, comme un homme honnête et bienfaisant : cependant, quoi de plus abominable que d’exposer une nation, ou du moins plusieurs de ses provinces, aux ravages qui suivent une défaite, uniquement pour satisfaire l’ambition d’une famille ? Quoi de plus punissable que des sollicitations, contre lesquelles il est impossible qu’un souverain soit toujours en garde ? De pareilles sollicitations, qui n’ont que trop souvent plongé les nations dans les plus grands malheurs, sont des sources intarissables de calamités : calamités auxquelles peut-être on ne peut soustraire les peuples qu’en brisant entre les hommes tous les liens de la parenté, et déclarant tous les citoyens enfants de l’état. C’est l’unique moyen d’étouffer des vices qu’autorise une apparence de vertu, d’empêcher la subdivision d’un peuple en une infinité de familles ou de petites sociétés, dont les intérêts, presque toujours opposés à l’intérêt public, éteindroient à la fin dans les ames toute espece d’amour pour la patrie.

Ce que j’ai dit prouve suffisamment que, devant le tribunal d’une petite société, l’intérêt est le seul juge du mérite [p. 76] des actions des hommes : aussi n’ajouterois-je rien à ce que je viens de dire, si je ne m’étois proposé l’utilité publique pour but principal de cet ouvrage. Or, je sens qu’un homme honnête, effrayé de l’ascendant que doit nécessairement avoir sur lui l’opinion des sociétés dans lesquelles il vit, peut craindre avec raison d’être, à son insu, souvent détourné de la vertu.

Je n’abandonnerai donc pas cette matiere sans indiquer les moyens d’échapper aux séductions, et d’éviter les pieges que l’intérêt des sociétés particulieres tend à la probité des plus honnêtes gens, et dans lesquels il ne l’a que trop souvent surprise.

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DISCOURS 2 CHAPITRE 6

Des moyens de s’assurer de la vertu.

un homme est juste, lorsque toutes ses actions tendent au bien public. Ce n’est point assez de faire du bien pour mériter le titre de vertueux. Un prince a mille places à donner, il faut les remplir ; il ne peut s’empêcher de faire mille heureux. C’est donc uniquement de la justice ou de l’injustice de ses choix que dépend sa vertu. Si, lorsqu’il s’agit d’une place importante, il donne, par amitié, par foiblesse, par sollicitation ou par paresse, à un homme médiocre, la préférence sur un homme supérieur ; il doit se regarder comme injuste, quelques éloges d’ailleurs que donne à sa probité la société dans laquelle il vit.

En fait de probité, c’est uniquement l’intérêt public qu’il faut consulter et croire, et non les hommes qui nous environnent. L’intérêt personnel leur fait trop souvent illusion. Dans les cours, par exemple, cet intérêt ne donne-t-il pas le nom de prudence à la fausseté, et de sottise à la vérité qu’on y regarde du moins comme une folie, et qu’on y doit toujours regarder comme telle ?

L'intérêt public est considéré comme injuste dès lors qu'il contredit l'intérêt personnel.

Elle y est dangereuse ; et les vertus nuisibles seront toujours comptées au rang des défauts. La vérité ne trouve grace qu’après des princes humains et bons, tels que les [p. 78] Louis Xii, les Louis Xv. Les comédiens avoient joué le premier sur le théâtre ; les courtisans exhortoient le prince à les punir : non, dit-il, ils me rendent justice ; ils me croient digne d’entendre la vérité. Exemple de modération imité depuis par m le duc d’. Ce prince, forcé de mettre quelques impositions sur une province, et fatigué des remontrances d’un député des états de cette province, lui répondit avec vivacité : et quelles sont vos forces, pour vous opposer à mes volontés ? Que pouvez-vous faire ?... obeir et haïr, repliqua le député. Réponse noble qui fait également honneur au député et au prince. Il étoit presque aussi difficile à l’un de l’entendre, qu’à l’autre de la faire. Ce même prince avoit une maîtresse ; un gentilhomme la lui avoit enlevée ; le prince étoit piqué, et ses favoris l’excitoient à la vengeance : punissez, disoient-ils, un insolent... je sais, leur répondit-il, que la vengeance m’est facile, un mot suffit pour me défaire d’un rival ; et c’est ce qui m’empêche de le prononcer.

Une pareille modération est trop rare ; la vérité est ordinairement trop mal accueillie des princes et des grands, pour séjourner long-temps dans les cours. Comment habiteroit-elle un pays où la plupart de ceux qu’on appelle les honnêtes gens, habitués à la bassesse et à la flatterie, donnent et doivent réellement donner à ces vices le nom d’usage du monde ? L’on apperçoit difficilement le crime où se trouve l’utilité. Qui doute cependant que certaines flatteries ne soient plus dangereuses et par conséquent plus criminelles aux yeux d’un prince ami de la gloire, que des libelles faits contre lui ? Non que je prenne ici le parti des libelles : mais enfin une flatterie peut, à son insu détourner [p. 79] un bon prince du chemin de la vertu, lorsqu’un libelle peut quelquefois y ramener un tyran. Ce n’est souvent que par la bouche de la licence que les plaintes des opprimés peuvent s’élever jusqu’au trône. Mais l’intérêt cachera toujours de pareilles vérités aux sociétés particulieres de la cour. Ce n’est, peut-être, qu’en vivant loin de ces sociétés qu’on peut se défendre des illusions qui les séduisent. Il est du moins certain que, dans ces mêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu toujours forte et pure, sans avoir habituellement présent à l’esprit le principe de l’utilité publique, sans avoir une connoissance profonde des véritables intérêts de ce public, par conséquent de la morale et de la politique. La parfaite probité n’est jamais le partage de la stupidité ; une probité sans lumieres n’est, tout au plus, qu’une probité d’intention, pour laquelle le public n’a et ne doit effectivement avoir aucun égard, 1 parce qu’il n’est point juge des intentions ; 2 parce qu’il ne prend, dans ses jugements, conseil que de son intérêt. [p. 80] S’il soustrait à la mort celui qui par malheur tue son ami à la chasse, ce n’est pas seulement à l’innocence de ses intentions qu’il fait grace, puisque la loi condamne au supplice la sentinelle qui s’est involontairement laissé surprendre au sommeil. Le public ne pardonne, dans le premier cas, que pour ne point ajouter à la perte d’un citoyen celle d’un autre citoyen ; il ne punit, dans le second, que pour prévenir les surprises et les malheurs auxquels l’exposeroit une pareille invigilance.

Il faut donc, pour être honnête, joindre à la noblesse de l’ame les lumieres de l’esprit. Quiconque rassemble en soi ces différents dons de la nature, se conduit toujours sur la boussole de l’utilité publique. Cette utilité est le principe de toutes les vertus humaines, et le fondement de toutes les législations. Elle doit inspirer le législateur, forcer les peuples à se soumettre à ses loix ; c’est enfin à ce principe qu’il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu’au sentiment même de l’humanité.

L'honnêteté, ou l'action qui a pour but l'intérêt public, implique une noblesse particulière de l'âme qui voit dans la vertu sa dignité propre aux dépens de ses autres intérêts qu'il lui faut sacrifier et une intelligence qui seule permet de mettre en œuvre efficacement cette vertu. Autant dire que cette dernière peut conduire à paraître inhumaine, puisqu'elle doit aller jusqu'à sacrifier les sentiments envers nos proches et nos amis voire toute compassion avec les autres.

L’humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. Lorsqu’un vaisseau est surpris par de longs calmes, et que la famine a, d’une voix impérieuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses compagnons, on l’égorge sans [p. 81] remords : ce vaisseau est l’emblême de chaque nation ; tout devient légitime et même vertueux pour le salut public.

La conclusion de ce que je viens de dire, c’est qu’en fait de probité, ce n’est point des sociétés où l’on vit dont il faut prendre conseil, mais uniquement de l’intérêt public : qui le consulteroit toujours ne feroit jamais que des actions ou immédiatement utiles au public, ou avantageuses aux particuliers sans être nuisibles à l’état. Or de pareilles actions lui sont toujours utiles.

Les actions humaines honnêtes réelles, pour ne pas paraître inhumaines, doivent donc concilier autant que faire ce peut l'intérêt public et l'intérêt particulier sous une forme telle que que ce dernier ne soit pas nuisible au premier. Ce compromis, comme on le voit, met l'intérêt particulier en premier comme positif, celui de l'état (public) n'est respecté que négativement (ne pas nuire) et donc reste second.

L’homme qui secourt le mérite malheureux donne, sans contredit, un exemple de bienfaisance conforme à l’intérêt général ; il acquitte la taxe que la probité impose à la richesse. L’honnête pauvreté n’a d’autre patrimoine que les trésors de la vertueuse opulence. Qui se conduit par ce principe peut se rendre à lui-même un témoignage avantageux de sa probité, peut se prouver qu’il mérite réellement le titre d’honnête homme : je dis mériter ; car, pour obtenir quelque réputation en ce genre, il ne suffit pas d’être vertueux ; il faut, de plus, se trouver, comme les Codrus et les Regulus, heureusement placé dans des temps, des circonstances et des postes où nos actions puissent beaucoup influer sur le bien public. Dans toute autre position, la probité d’un citoyen, toujours ignorée du public, n’est, pour ainsi dire, qu’une qualité de société particuliere, à l’usage seulement de ceux avec lesquels il vit.

Ainsi l'homme vertueux est celui qui s'avantage lui-même de la vertu qu'il déploie, dès lors que celle-ci le valorise aux yeux des autres et à ses propres yeux, en cela il mérite d'être reconnu comme tel, ce qui suppose qu'il vienne, réellement et non pas seulement en intention, au secours de plus malheureux que lui, à la condition de ne pas nuire à l'intérêt public. Mais pour cela, il faut que son action soit efficace et donc qu'il bénéficie de cette circonstance favorable qu'est le pouvoir d'agir sur la société. La vertu suppose donc de disposer de la puissance politique pour s'exercer pleinement et réellement.

C’est uniquement par ses talents qu’un homme privé peut se rendre utile et recommandable à sa nation. Qu’importe au public la probité d’un particulier ? Cette probité [p. 82] ne lui est de presqu’aucune utilité. Aussi juge-t-il les vivants comme la postérité juge les morts : elle ne s’informe point si Juvenal étoit méchant, Ovide débauché, Annibal cruel, Lucrece impie, Horace libertin, Auguste dissimulé, et César la femme de tous les maris : c’est uniquement leurs talents qu’elle juge.

C'est le talent des hommes privés et leurs conséquences objectives pour le bien public qui seuls comptent et non pas la valeur morale de leurs intentions. Ainsi l'intérêt public ne dépend pas fondamentalement de l'intérêt privé des individus mais de la valeur publique de leurs actions, même très égoïstes, dans leurs intentions.

Sur quoi je remarquerai que la plupart de ceux qui s’emportent avec fureur contre les vices domestiques d’un homme illustre, prouvent moins leur amour pour le bien public que leur envie contre les talents ; envie qui prend souvent, à leurs yeux, le masque d’une vertu, mais qui n’est le plus souvent qu’une envie déguisée, puisqu’en général ils n’ont pas la même horreur pour les vices d’un homme sans mérite. Sans vouloir faire l’apologie du vice, que d’honnêtes-gens auroient à rougir des sentiments dont ils se targuent, si on leur en découvroit le principe et la bassesse.

Il ne faut donc pas confondre le jugement moral et le jugement politique. Cette confusion est non seulement politiquement fallacieuse, mais elle est elle même l'expression d'une intention morale en apparence, mais immorale en réalité, car met en jeu une envie ou une jalousie vis-à-vis des grand hommes.

Peut-être le public marque-t-il trop d’indifférence pour la vertu ; peut-être nos auteurs sont-ils quelquefois plus soigneux de la correction de leurs ouvrages que de celle de leurs moeurs, et prennent-ils exemple sur Averroës, ce philosophe, qui se permettoit, dit-on, des friponneries qu’il regardoit non seulement comme peu nuisibles, mais même comme utiles à sa réputation : il donnoit, disoit-il, par-là le change à ses rivaux, détournoit adroitement sur ses moeurs les critiques qu’ils eussent faites de ses ouvrages ; critiques qui, sans doute, auroient porté à sa gloire de plus dangereuses atteintes. [p. 83] J’ai, dans ce chapitre, indiqué le moyen d’échapper aux séductions des sociétés particulieres, de conserver une vertu toujours inébranlable au choc de mille intérêts particuliers et différents ; et ce moyen consiste à prendre, dans toutes ses démarches, conseil de l’intérêt public.

Prendre conseil de l'intérêt public ne veut pas dire ne suivre que l'intérêt public, mais pratiquer une vertu réelle sans se soumettre aux multiples intérêts particuliers contradictoires qui traversent la société, ce qui n'est par forcément contraire à une bonne gestion de ses propres intérêts. La force de la vertu réside pour l'auteur dans l'alliance entre l'amour de soi, l'intérêt personnel, et la conscience de l'intérêt public et sa pratique réelle.

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DISCOURS 2 CHAPITRE 7

De l’esprit, par rapport aux sociétés particulieres. ce que j’ai dit de l’esprit par rapport à un seul homme, je le dis de l’esprit considéré par rapport aux sociétés particulieres. Je ne répéterai donc point, à ce sujet, le détail fatigant des mêmes preuves ; je montrerai seulement, par de nouvelles applications du même principe, que chaque société, comme chaque particulier, n’estime ou ne méprise les idées des autres sociétés que par la convenance ou la disconvenance que ces idées ont avec ses passions, son genre d’esprit, et enfin le rang que tiennent dans le monde ceux qui composent cette société. Qu’on produise un fakir dans un cercle de sybarites, ce fakir n’y sera-t-il pas regardé avec cette pitié méprisante que des ames sensuelles et douces ont pour un homme qui perd des plaisirs réels, pour courir après des biens imaginaires ? Que je fasse pénétrer un conquérant dans la retraite des philosophes, qui doute qu’il ne traite de frivolités leurs spéculations les plus profondes, qu’il ne les considere avec le mépris dédaigneux qu’une ame, qui se dit grande, a pour des ames qu’elle croit petites, et que la puissance a pour la foiblesse ? Mais qu’à son tour, je transporte ce conquérant au portique : orgueilleux, lui dira le stoïcien outragé, toi qui méprises des ames plus hautes que la tienne, apprends que l’objet de tes desirs est ici celui de nos mépris ; que rien ne paroît grand sur la terre, à qui la contemple d’un point de vue élevé. Dans une forêt antique, c’est [p. 85] du pied des cedres, où s’assied le voyageur, que leur faîte semble toucher aux cieux ; du haut des nues, où plane l’aigle, les hautes futaies rampent comme la bruyere, et n’offrent aux yeux du roi des airs qu’un tapis de verdure déployé sur des plaines. C’est ainsi que l’orgueil blessé du stoïcien se vengera du dédain de l’ambitieux ; et qu’en général se traiteront tous ceux qui seront animés de passions différentes.

Qu’une femme jeune, belle, galante, telle enfin que l’histoire nous peint cette célebre Cléopatre, qui, par la multiplicité de ses beautés, les charmes de son esprit, la variété de ses caresses, faisoit goûter chaque jour à son amant les délices de l’inconstance ; et dont enfin la premier jouissance n’étoit, dit échard, qu’une premiere faveur ; qu’une telle femme se trouve dans une assemblée de ces prudes, dont la vieillesse et la laideur assurent la chasteté ; on y méprisera ses graces et ses talents : à l’abri de la séduction, sous l’égide de la laideur, ces prudes ne sentent pas combien l’ivresse d’un amant est flatteuse ; avec quelle peine, quand on est belle, on résiste au desir de mettre un amant dans la confidence de mille appas secrets : elles se déchaîneront donc avec fureur contre cette belle femme, et mettront ses foiblesses au rang des plus grands crimes. Mais, si l’une de ces prudes se présente à son tour dans un cercle de coquettes, elle y sera traitée sans aucun des ménagements que la jeunesse et la beauté doivent à la vieillesse et à la laideur. Pour se venger de sa pruderie, on lui dira que la belle qui cede à l’amour et la laide qui lui résiste ne font, toutes deux, qu’obéir au même principe de vanité ; que, dans un amant, l’une cherche un admirateur de ses attraits, l’autre fuit un délateur de ses disgraces ; et [p. 86] qu’animées, toutes deux, par le même motif, entre la prude et la femme galante, il n’y a jamais que la beauté de différence.

Voilà comme les passions différentes s’insultent réciproquement ; et pourquoi le glorieux, qui méconnoît le mérite dans une condition médiocre, qui le dédaigne et qui voudroit le voir ramper à ses pieds, est à son tour méprisé des gens éclairés. Insensé, lui diroient-ils volontiers, homme sans mérite et même sans orgueil, de quoi t’applaudis-tu ? Des honneurs qu’on te rend ? Mais, ce n’est point à ton mérite, c’est à ton faste et à ta puissance qu’on rend hommage. Tu n’es rien par toi-même ; si tu brilles, c’est de l’éclat que réfléchit sur toi la faveur du souverain. Regarde ces vapeurs qui s’élevent de la fange des marécages ; soutenues dans les airs, elles s’y changent en nuages éclatants ; elles brillent comme toi, mais d’une splendeur empruntée du soleil ; l’astre se couche, l’éclat du nuage a disparu.

Si des passions contraires excitent le mépris respectif de ceux qu’elles animent, trop d’opposition dans les esprits produit à peu près le même effet. Nécessités, comme je l’ai prouvé dans le chapitre iv, à ne sentir, dans les autres, que les idées analogues à nos idées, comment admirer un genre d’esprit trop différent du nôtre ? Si l’étude d’une science ou d’un art nous y fait appercevoir une infinité de beautés et de difficultés que nous ignorerions sans cette étude, c’est donc pour la science et l’art que nous cultivons, que nous avons nécessairement le plus de cette estime que j’appelle sentie.

Seules les sciences et l'art que nous pratiquons sont susceptibles de nous faire parvenir à une authentique estime (sentie) de nous même et des autres, en tant qu'ils nous ressemblent en pratiquant les même arts et sciences que nous même, car ils nous élèvent au dessus de nous même par les difficultés et la beauté auxquelles il nous confrontent.

Notre estime, pour les autres arts ou sciences, est toujours proportionnée au rapport plus ou moins prochain [p. 87] qu’ils ont avec la science ou l’art auquel nous nous appliquons. Voilà pourquoi le géometre a communément plus d’estime pour le physicien que pour le poëte, qui doit en accorder davantage à l’orateur qu’au géometre.

C’est aussi de la meilleure foi du monde qu’on voit des hommes illustres, en des genres différents, faire très-peu de cas les uns des autres. Pour se convaincre de la réalité d’un mépris toujours réciproque de leur part (car il n’y a point de dette plus fidellement acquittée que le mépris), prêtons l’oreille aux discours qui échappent aux gens d’esprit.

Cette formule, dont l'ironie est d'un cynisme décapant, fait de l'échange du mépris réciproque un échange de crédit négatif que chacun porte à qui est différent de soi. Un tel crédit négatif, au contraire d'un crédit positif, est certainement « honoré » dans la mesure où le mépris ne coûte rien et rapporte une gratification narcissique infiniment renouvelable. La moins coûteuse des façons de s'estimer soi-même, en effet, c'est de se dire et se croire supérieur aux autres et pour cela rien de tel que de mépriser qui ne nous ressemble pas.

Semblables aux vendeurs de mithridate répandus dans une place publique, chacun d’eux appelle les admirateurs à soi, et croit les mériter seul. Le romancier se persuade que c’est son genre d’ouvrage qui suppose le plus d’invention et de délicatesse dans l’esprit ; le métaphysicien se voit comme la source de l’évidence et le confident de la nature : moi seul, dit-il, je puis généraliser les idées, et découvrir le germe des événements qui se développent journellement dans le monde physique et moral ; et c’est par moi seul que l’homme peut être éclairé. Le poëte, qui regarde les métaphysiciens comme des foux sérieux, les assure que, s’ils cherchent la vérité dans le puits où elle s’est retirée, ils n’ont, pour y puiser, que le sceau des Danaïdes ; que les découvertes de leur esprit sont douteuses, mais que les agrémens du sien sont certains.

La poésie et la philosophie, nous le savons depuis Platon, sont des ennemis héréditaires dans la mesure où la première joue avec des images séductrices pour émouvoir et mettre le chaos passionnel dans l'esprit alors que la seconde pense que la recherche de la vérité fondamentale (métaphysique) cohérente et donc une, doit refuser l'expression des passions multiples et contradictoires pour parvenir aux essences éternelles ou idées en soi seules source d'un ordre harmonieux constitutif de l'unité et du sens de la vie (La vie pour un métaphysicien ne peut avoir qu'un seul sens pour avoir du sens). La position d'Helvetius est autre, car elle dépasse cette opposition en faisant de la raison et de la connaissance de l'esprit la servante non de la foi (comme l'affirmait Saint Paul) mais du désir de s'aimer soi-même en vue du plaisir, universel en ses formes diverse d'expression, plus ou moins authentique, plus ou moins réellement senti, plus ou moins apparent et/ou réel. Il change donc la philosophie en son contenu et sa problématique en abandonnant le questionnement métaphysique sur le fondement absolu de l'être et de l'homme, au profit de la connaissance humaine empirique . Il fait de la philosophie une simple science humaine, sans présupposés métaphysiques et/ou religieux.



C’est par de tels discours que ces trois hommes se prouveroient réciproquement le peu de cas qu’ils font les uns des autres ; et si, dans une pareille contestation, ils prenoient un politique pour arbitre : apprenez, leur diroit-il à tous, que les sciences et les arts ne sont que de sérieuses bagatelles et de difficiles frivolités. L’on s’y peut appliquer [p. 88] dans l’enfance, pour donner plus d’exercice à son esprit : mais c’est uniquement la connoissance des intérêts des peuples qui doit occuper la tête d’un homme fait et sensé ; tout autre objet est petit, et tout ce qui est petit est méprisable : d’où il concluroit que lui seul est digne de l’admiration universelle.

Il faut voir ici aussi l'ironie paradoxale, en apparence, de l'auteur : seul le souci de l'intérêt public dit l'homme politique rend digne de l'admiration universelle, que ce soit dans les sciences ou dans les arts, comme si cette admiration n'était qu'une conséquence alors qu'elle est aussi la cause finale de ce souci et comme si l'homme politique ne disait pas cela pour précisément se prévaloir de sa fonction à son profit, en tant que juste dirigeant.. Ainsi que nous le verrons par la suite :

Or, pour terminer cet article par un dernier exemple, supposons qu’un physicien prêtât l’oreille à cette conclusion : tu te trompes, répliqueroit-il à ce politique. Si l’on ne mesure la grandeur de l’esprit que par la grandeur des objets qu’il considere, c’est moi seul qu’on doit réellement estimer. Une seule de mes découvertes change les intérêts des peuples. J’aimante une aiguille, je l’enferme dans une boussole ; l’Amérique se découvre ; l’on fouille ses mines, mille vaisseaux chargés d’or fendent les mers, abordent en Europe ; et la face du monde politique est changée. Toujours occupé de grands objets, si je me recueille dans le silence et la solitude, ce n’est point pour y étudier les petites révolutions des gouvernements, mais celles de l’univers ; ce n’est point pour y pénétrer les frivoles secrets des cours, mais ceux de la nature : je découvre comment les mers ont formé les montagnes et se sont répandues sur la terre ; je mesure et la force qui meut les astres et l’étendue des cercles lumineux qu’ils décrivent dans l’azur du ciel : je calcule leur masse, je la compare à celle de la terre ; et je rougis de la petitesse du globe. Or, si j’ai tant de honte de la ruche, juge du mépris que j’ai pour l’insecte qui l’habite : le plus grand législateur n’est à mes yeux que le roi des abeilles.

Ainsi le découvreur et le créateur dans les arts et les sciences peut tout aussi bien dire à l'homme politique qui se croit supérieur à lui qu'il contribue plus que lui à l'évolution universelle du monde et des hommes et que de ce point de vue l'homme politique n'est qu'un insecte aussi méprisable que la reine des abeilles en cela qu'il se fait servir sans servir l'humanité dans son ensemble, et qu'il ne sert que son intérêt personnel de pouvoir et/ou l'intérêt particulier de sa nation.

Voilà par quels raisonnements chacun se prouve à lui-même qu’il est possesseur du genre d’esprit le plus estimable; [p. 89] et comment, excités par le desir de le prouver aux autres, les gens d’esprit se déprisent réciproquement, sans s’appercevoir que chacun d’eux, enveloppé dans le mépris qu’il inspire pour ses pareils, devient le jouet et la risée de ce même public dont il devroit être l’admiration. Au reste, c’est en vain qu’on voudroit diminuer la prévention favorable que chacun a pour son esprit. On se moque d’un fleuriste immobile près d’une platte-bande de tulipes ; il tient les yeux toujours fixés sur leurs calices ; il ne voit rien d’admirable sur la terre que la finesse et le mêlange des couleurs dont il a, par sa culture, forcé la nature à les peindre : chacun est ce fleuriste ; s’il ne mesure l’esprit des hommes que sur la connoissance qu’ils ont des fleurs, nous ne mesurons pareillement notre estime pour eux que sur la conformité de leurs idées avec les nôtres.

C'est le conformisme dans les idées en ses frontières idéologiques qui provoque l'estime de ceux qui les partagent et c'est le non-conformisme qui suscite le mépris. Mais il  est clair que chacun ne voit midi qu'à sa porte et que chaque objet d'admiration pour les uns est méprisable pour les autres. Le désir d'être estimé se heurte donc nécessairement au mépris que ce même conformisme suscite chez d'autres. Ainsi nul ne peut se croire admiré pour lui-même et par tous.

Notre estime est tellement dépendante de cette conformité d’idées, que personne ne peut s’examiner avec attention sans s’appercevoir que, si, dans tous les instants de la journée, il n’estime point le même homme précisément au même degré, c’est toujours à quelques-unes de ces contradictions, inévitables dans le commerce intime et journalier, qu’il doit attribuer la perpétuelle variation du thermometre de son estime : aussi tout homme, dont les idées ne sont point analogues à celles de la société, en est-il toujours méprisé.

Toute pensée originale ou déviante est donc rejetée par l'opinion commune comme méprisable. Et cela sans aucun rapport avec sa valeur ou non de vérité.

Le philosophe, qui vivra avec des petits-maîtres, sera l’imbécille et le ridicule de leur société ; il s’y verra joué par le plus mauvais bouffon, dont les plus fades quolibets passeront pour d’excellents mots : car le succès des plaisanteries dépend moins de la finesse d’esprit de leur auteur, que de son attention à ne ridiculiser que les idées désagréables [p. 90] à sa société. Il en est des plaisanteries comme des ouvrages de parti ; elles sont toujours admirées de la cabale.

Il alors facile de disqualifier aux yeux de l'opinion une idée sans avoir à faire la preuve qu'elle est fausse. Il suffit de montrer qu'elle est contraire au conformisme ambiant et n'importe qui, y compris le plus mauvais des bouffons, peux passer alors pour un homme à l'esprit fin aux dépens du meilleur philosophe.

Le mépris injuste des sociétés particulieres les unes pour les autres, est donc, comme le mépris de particulier à particulier, uniquement l’effet et de l’ignorance et de l’orgueil : orgueil sans doute condamnable, mais nécessaire et inhérent à la nature humaine. L’orgueil est le germe de tant de vertus et de talents, qu’il ne faut ni espérer de le détruire, ni même tenter de l’affoiblir, mais seulement de le diriger aux choses honnêtes. Si je me moque ici de l’orgueil de certaines gens, je ne le fais, sans doute, que par un autre orgueil, peut-être mieux entendu que le leur dans ce cas particulier, comme plus conforme à l’intérêt général ; car la justice de nos jugements et de nos actions n’est jamais que la rencontre heureuse de notre intérêt avec l’intérêt public.

L'orgueil en tous les hommes est universel pour le bien comme pour le mal. Prétendre vouloir lutter contre l'orgueil des hommes où le réduire est une illusion. Même celui qui met en cause l'orgueil d'un tel, quels que soient ses motifs, même nobles, le fait par orgueil. Les orgueils différents, c'est-à-dire différemment motivés par des idées et des valeurs différentes, ne valent qu'en ce qu'ils servent ou contribuent plus ou moins à la convenance entre l'intérêt personnel et l'intérêt public.

Si l’estime, que les diverses sociétés ont pour certains sentiments et certaines sciences, est différente selon la diversité des passions et du genre d’esprit de ceux qui les composent ; qui doute que la différence entre les conditions des hommes ne produise à peu près le même effet ; et que des idées, agréables aux gens d’un certain rang, ne soient ennuyeuses pour des hommes d’un autre état ? Qu’un homme de guerre, un négociant, dissertent devant des gens de [p. 91] robe ; l’un sur l’art des sieges, des campements et des évolutions militaires ; l’autre, sur le commerce de l’indigo, de la soie, du sucre et du cacao ; ils seront écoutés avec moins de plaisir et d’avidité, que l’homme qui, plus au fait des intrigues du palais, des prérogatives de la magistrature et de la maniere de conduire une affaire, leur parlera de tous les objets que le genre de leur esprit ou de leur vanité rend plus particuliérement intéressants pour eux.

En général, on méprise jusqu’à l’esprit dans un homme d’un état inférieur au sien. Quelque mérite qu’ait un bourgeois, il sera toujours méprisé d’un homme en place, si cet homme en place est stupide ; quoiqu’il n’y ait, dit Domat, qu’une distinction civile entre le bourgeois et le grand seigneur, et une distinction naturelle entre l’homme d’esprit et le grand seigneur stupide. C’est donc toujours l’intérêt personnel, modifié selon la différence de nos besoins, de nos passions, de notre genre d’esprit et de nos conditions, qui, se combinant, dans les diverses sociétés, d’un nombre infini de manières, produit l’étonnante diversité des opinions.

La différence hiérarchisée des conditions sociales détermine les idées et valeurs et donc la distribution des mérites sans égard à la valeur réelle ou authentique des idées et des actes des uns et des autres. Ceux d'en haut, les aristocrates, qui s'estiment en touts points supérieurs aux autres, mépriseront, même s'ils sont plus stupides qu'eux, ceux d'en bas, les bourgeois et ceux-ci, à leur tour mépriseront les hommes du peuple, quoi qu'ils fassent ou disent.

C’est conséquemment à cette variété d’intérêt que chaque société a son ton, sa maniere particulière de juger et son grand esprit, dont elle feroit volontiers un dieu, si la crainte des jugements du public ne s’opposoit à cette apothéose. Voilà pourquoi chacun trouve à s’assortir. Aussi n’est-il point de stupide, s’il apporte une certaine attention au choix de sa société, qui n’y puisse passer une vie douce au milieu d’un concert de louanges données par des admirateurs sinceres ; aussi n’est-il point d’homme d’esprit, s’il se répand dans différentes sociétés, qui ne s’y voie successivement [p. 92] traité de fou, de sage, d’agréable, d’ennuyeux, de stupide et de spirituel.

L'homme d'esprit ne l'est que dans et pour son milieu social, ce qui veut dire que pour mener une vie agréable, c'est à dire reconnu comme un homme d'esprit, chacun doit choisir de vivre dans celui-ci sans prétendre en changer. Un tel changement en effet le ferait passer pour fou ou ennuyeux, en tout cas méprisable.

La conclusion générale de ce que je viens de dire, c’est que l’intérêt personnel est, dans chaque société, l’unique appréciateur du mérite des choses et des personnes. Il ne me reste plus qu’à montrer pourquoi les hommes les plus généralement fêtés et recherchés des sociétés particulieres telles que celles du grand monde, ne sont pas toujours les plus estimés du public.

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DISCOURS 2 CHAPITRE 8

De la différence des jugements du public, et de ceux des sociétés particulières.
pour découvrir la cause des jugements différents que portent sur les mêmes gens le public et les sociétés particulieres, il faut observer qu’une nation n’est que l’assemblage des citoyens qui la composent ; que l’intérêt de chaque citoyen est toujours, par quelque lien, attaché à l’intérêt public ; que, semblable aux astres qui, suspendus dans les déserts de l’espace, y sont mus par deux mouvements principaux, dont le premier plus lent leur est commun avec tout l’univers, et le second plus rapide leur est particulier, chaque société est aussi mue par deux différentes especes d’intérêt. Le premier, plus foible, lui est commun avec la société générale, c’est-à-dire, avec la nation ; et le second, plus puissant, lui est absolument particulier.
Conséquemment à ces deux sortes d’intérêt, il est deux sortes d’idées propres à plaire aux sociétés particulières.

pour découvrir la cause des jugements différents que portent sur les mêmes gens le public et les sociétés particulieres, il faut observer qu’une nation n’est que l’assemblage des citoyens qui la composent ; que l’intérêt de chaque citoyen est toujours, par quelque lien, attaché à l’intérêt public ; que, semblable aux astres qui, suspendus dans les déserts de l’espace, y sont mus par deux mouvements principaux, dont le premier plus lent leur est commun avec tout l’univers, et le second plus rapide leur est particulier, chaque société est aussi mue par deux différentes especes d’intérêt. Le premier, plus foible, lui est commun avec la société générale, c’est-à-dire, avec la nation ; et le second, plus puissant, lui est absolument particulier.

Conséquemment à ces deux sortes d’intérêt, il est deux sortes d’idées propres à plaire aux sociétés particulieres.

L’une, dont le rapport, plus immédiat à l’intérêt public, a pour objet le commerce, la politique, la guerre, la législation, les sciences et les arts : cette espece d’idées intéressantes pour chacun d’eux en particulier, est en conséquence la plus généralement, mais la plus foiblement estimée de la plupart des sociétés. Je dis de la plupart, parce qu’il est [p. 94] des sociétés, telles que les sociétés académiques, pour qui les idées le plus généralement utiles sont les idées le plus particuliérement agréables, et dont l’intérêt personnel se trouve par ce moyen confondu avec l’intérêt public.

L’autre espece d’idées a des rapports immédiats à l’intérêt particulier de chaque société, c’est-à-dire, à ses goûts, à ses aversions, à ses projets, à ses plaisirs. Plus intéressante et plus agréable, par cette raison, aux yeux de cette société, elle est communément assez indifférente à ceux du public. Cette distinction admise, quiconque acquiert un très-grand nombre d’idées de cette derniere espece, c’est-à-dire, d’idées particuliérement intéressantes pour les sociétés où il vit, y doit être, en conséquence, regardé comme très-spirituel : mais que cet homme s’offre aux yeux du public, soit dans un ouvrage, soit dans une grande place, il ne lui paroîtra souvent qu’un homme très-médiocre. C’est une voix charmante en chambre, mais trop foible pour le théâtre.

Qu’un homme, au contraire, ne s’occupe que d’idées généralement intéressantes, il sera moins agréable aux sociétés dans lesquelles il vit ; il y paroîtra même quelquefois et lourd et déplacé : mais qu’il s’offre aux yeux du public, soit dans un ouvrage, soit dans une grande place ; étincelant alors de génie, il méritera le titre d’homme supérieur. C’est un colosse monstrueux et même désagréable dans l’attelier du sculpteur, qui, élevé dans la place publique, devient l’admiration des citoyens. Mais pourquoi ne réuniroit-on pas en soi les idées de l’une et l’autre espece ? Et n’obtiendroit-on pas, à la fois, l’estime de la nation et celle des gens du monde ? C’est, répondrai-je, parce que le genre d’étude auquel il faut se livrer pour acquérir des idées intéressantes pour le public, [p. 95] ou pour les sociétés particulieres, est absolument différent.

Pour plaire dans le monde, il ne faut approfondir aucune matiere, mais voltiger incessamment de sujets en sujets ; il faut avoir des connoissances très-variées, et dès-lors très-superficielles ; savoir de tout, sans perdre son temps à savoir parfaitement une chose ; et donner, par conséquent, à son esprit plus de surface que de profondeur. Or, le public n’a nul intérêt d’estimer des hommes superficiellement universels : peut-être même ne leur rend-il point une exacte justice, et ne se donne-t-il jamais la peine de prendre le toisé d’un esprit partagé en trop de genres différents.

Pour plaire à tous et paraître spirituel il faut ne rien connaître réellement mais seulement faire semblant, en dilettante, de connaître superficiellement une multitude de domaines. Ce qui va contre l'intérêt public, car, dès lors que l'opinion est trompée, l’intérêt public est trahi.

Uniquement intéressé à estimer ceux qui se rendent supérieurs en un genre, et qui avancent, à cet égard, l’esprit humain, le public doit faire peu de cas de l’esprit du monde.

Ainsi l'opinion publique ne devrait estimer que les vrais savants en un seul domaine.

Il faut donc, pour obtenir l’estime générale, donner à son esprit plus de profondeur que de surface, et concentrer, pour ainsi dire, dans un seul point, comme dans le foyer d’un verre ardent, toute la chaleur et les rayons de son esprit. Eh ! Comment se partager entre ces deux genres d’étude, puisque la vie qu’il faut mener pour suivre l’un ou l’autre est entiérement différente ? L’on n’a donc l’une de ces especes d’esprit qu’exclusivement à l’autre. Si, pour acquérir des idées intéressantes pour le public, il faut, comme je le prouverai dans les chapitres suivants, se recueillir dans le silence et la solitude ; il faut, au contraire, pour présenter aux sociétés particulieres les idées les plus agréables pour elles, se jeter absolument dans le tourbillon du monde. Or, l’on ne peut y vivre sans se remplir la tête d’idées fausses et puériles : je dis fausses, [p. 96] parce que tout homme qui ne connoît qu’une seule façon de penser, regarde nécessairement sa société comme l’univers par excellence ; il doit imiter les nations dans le mépris réciproque qu’elles ont pour leur moeurs, leur religion, et même leurs habillements différents ; trouver ridicule tout ce qui contredit les idées de sa société ; et tomber, en conséquence, dans les erreurs les plus grossieres. Quiconque s’occupe fortement des petits intérêts des sociétés particulieres, doit nécessairement attacher trop d’estime et d’importance à des fadaises.



Il y a donc un paradoxe concernant l'intérêt public qu'il ne faut pas confondre avec l'intérêt du public : Celui-ci demande que l'on plaise à l'opinion commune en la flattant, c'est à dire que l'on ait recours aux idées variées particulières à la mode, plus ou moins brillantes, mais fausses et superficielles, alors que celui-là exige que l'on approfondisse dans la solitude la recherche de la Vérité en un seul domaine pour réellement servir l'intérêt universel. L'universalité de la connaissance profonde de la vérité implique qu'elle ne soit pas populaire, c'est à dire digne de l'estime de la plupart de ceux à qui on s'adresse !

Or, qui peut se flatter d’échapper à cet égard aux pieges de l’amour-propre, lorsqu’on voit qu’il n’est point de procureur dans son étude, de conseiller dans sa chambre, de marchand dans son comptoir, d’officier dans sa garnison, qui ne croie l’univers occupé de ce qui l’intéresse ?

Chacun, quelle que soit sa fonction, même flatteuse, est conduit par l'amour propre et et du même coup manque à son devoir de vérité et de justice . Chacun est donc la victime de lui-même autant que d'être celle de ceux qui appartiennent à son groupe particulier et dont il cherche la reconnaissance.

Chacun peut s’appliquer ce conte de la mere Jesus, [p. 97] qui, témoin d’une dispute entre la discrette et la supérieure, demande au premier qu’elle trouve au parloir : savez-vous que la mere Cécile et la mere Thérese viennent de se brouiller ? Mais, vous êtes surpris ? Quoi ! Tout de bon, vous ignoriez leur querelle ? Et d’où venez-vous donc ? Nous sommes tous, plus ou moins, la mere Jesus : ce dont notre société s’occupe, c’est ce dont tous les hommes doivent s’occuper ; ce qu’elle pense, croit et dit, c’est l’univers entier qui le pense, le croit et le dit

Comment un courtisan qui vit répandu dans un monde où l’on ne parle que des cabales, des intrigues de la cour, de ceux qui s’élevent en crédit ou qui tombent en disgrace, et qui, dans le cercle étendu de ses sociétés, ne voit personne qui ne soit, plus ou moins, affecté des mêmes idées ; comment, dis-je, ce courtisan ne se persuaderoit-il pas que les intrigues de la cour sont, pour l’esprit humain, les objets les plus dignes de méditation et les plus généralement intéressants ? Peut-il imaginer que, dans la boutique la plus voisine de son hôtel, on ne connoît ni lui, ni tous ceux dont il parle ; qu’on n’y soupçonne pas même l’existence des choses qui l’occupent si vivement ; que, dans un coin de son grenier, loge un philosophe, auquel les intrigues et les cabales que forme un ambitieux pour se faire chamarrer de tous les cordons de l’Europe, paroissent aussi puériles et moins sensées qu’un complot d’écoliers pour dérober une boëte de dragées, et pour qui enfin les ambitieux ne sont que vieux enfants qui ne croient pas l’être ? Un courtisan ne devinera jamais l’existence de pareilles idées : s’il venoit à la soupçonner, il seroit comme ce roi du Pégu, qui, ayant demandé à quelques vénitiens le nom de leur souverain, et ceux-ci lui ayant répondu qu’ils [p. 98] n’étoient point gouvernés par des rois, trouva cette réponse si ridicule, qu’il en pâma de rire. Il est vrai qu’en général les grands ne sont pas sujets à de pareils soupçons ; chacun d’eux croit tenir un grand espace sur la terre, et s’imagine qu’il n’y a qu’une seule façon de penser qui doit faire loi parmi les hommes, et que cette façon de penser est renfermée dans sa société. Si, de temps en temps, il entend dire qu’il est des opinions différentes des siennes, il ne les apperçoit, pour ainsi dire, que dans un lointain confus ; il les croit toutes reléguées dans la tête d’un très-petit nombre d’insensés. Il est, à cet égard, aussi fou que ce géographe chinois, qui, plein d’un orgueilleux amour pour sa patrie, dessina une mappemonde dont la surface étoit presque entiérement couverte par l’empire de la Chine, sur les confins de laquelle on ne faisoit qu’appercevoir l’Asie, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Chacun est tout dans l’univers, les autres n’y sont rien.

On voit donc que, forcé, pour se rendre agréable aux sociétés particulieres, de se répandre dans le monde, de s’occuper de petits intérêts et d’adopter mille préjugés, on doit insensiblement charger sa tête d’une infinité d’idées absurdes et ridicules aux yeux du public.

Chacun, enfermé dans sa bulle sociale, parait ridicule aux yeux d'autres publics et donc du public en général.

Au reste, je suis bien aise d’avertir que je n’entends point ici, par les gens du monde, uniquement les gens de la cour : les Turenne, les Richelieu, les Luxembourg, les La Rochefoucault, les Retz et plusieurs autres hommes de leur espece, prouvent que la frivolité n’est pas l’appanage nécessaire d’un rang élevé ; et qu’il faut uniquement entendre par hommes du monde, tous ceux qui ne vivent que dans son tourbillon. Ce sont ceux-là que le public, avec tant de raison, regarde comme des gens absolument vuides de sens ; j’en apporterai [p. 99] pour preuve leurs prétentions folles et exclusives sur le bon ton et le bel usage. Je choisis ces prétentions d’autant plus volontiers pour exemple, que les jeunes gens, dupes du jargon du monde, ne prennent que trop souvent son cailletage pour esprit, et le bon sens pour sottise. [p. 100]


 La frivolité n'est pas le caractère distinctif des hommes de rang social élevé, mais appartient à tous ceux qui vivent dans la tourbillon de la mode. Le public, ici tous ceux qui ne font pas partie de ce tourbillon mondain, ne voient dans ce caractère que l'expression d'un esprit vide , au contraire des jeunes gens qui sont victimes de ce miroir aux alouettes que sont les idées à la mode et les querelles absurdes ou vide de sens (cailletages) qu'elles provoquent..
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 9

du bon ton, et du bel usage.

toute société, divisée d’intérêt et de goût, s’accuse respectivement de mauvais ton ; celui des jeunes gens déplaît aux vieillards, celui de l’homme passionné à l’homme froid, et celui du cénobite à l’homme du monde.

Si l’on entend par bon ton le ton propre à plaire également dans toute société, en ce sens il n’est point d’homme de bon ton. Pour l’être, il faudroit avoir toutes les connoissances, tous les genres d’esprit et, peut-être, tous les jargons différents ; supposition impossible à faire. L’on ne peut donc entendre par ce mot de bon ton que le genre de conversation, dont les idées et l’expression de ces mêmes idées doit plaire le plus généralement. Or, le bon ton, ainsi défini, n’appartient à nulle classe d’hommes en particulier, mais uniquement à ceux qui s’occupent d’idées grandes, et qui, puisées dans des arts et des sciences, telles que la métaphysique, la guerre, la morale, le commerce, la politique, présentent toujours à l’esprit des objets intéressants pour l’humanité. Ce genre de conversation, sans contredit le plus généralement intéressant, n’est pas, comme je l’ai déjà dit, le plus agréable pour chaque société en particulier. Chacune d’elles regarde son ton comme supérieur à celui des gens d’esprit ; et celui des gens d’esprit simplement comme supérieur à toute autre espece de ton.

L'homme qui serait estimé par tous ne peut que très rarement exister car toute société est divisée en elle-même entre des intérêts, des désirs et donc des goûts divergents, voire antagonistes. C'est pourquoi l'homme de goût, qu'il soit philosophe artiste ou scientifique, est et doit être est au dessus des classes sociales en cela qu'il ne s’intéresse et ne doit s’intéresser qu'à des sujets ayant une valeur réellement universelle . Mais de tels sujets sont plutôt désagréables, au plus grand nombre des sociétés particulières, qui ne voient dans ceux qui s'en occupent que des esprits inférieurs au leur et en même temps comme supérieurs à ceux des groupes auxquels ils n'appartiennent pas...

Les sociétés sont, à cet égard, comme les paysans de diverses provinces, qui parlent plus volontiers le patois de [p. 101] leur canton que la langue de leur nation, mais qui préferent la langue nationale au patois des autres provinces. Le bon ton est celui que chaque société regarde comme le meilleur après le sien ; et ce ton est celui des gens d’esprit.

J’avouerai cependant, à l’avantage des gens du monde, que, s’il falloit, entre les différentes classes d’hommes, en choisir une au ton de laquelle on dût donner la préférence, ce seroit, sans contredit, à celle des gens de la cour ; non qu’un bourgeois n’ait autant d’idées qu’un homme du monde : tous deux, si j’ose m’exprimer ainsi, parlent souvent à vuide, et n’ont peut-être, en fait d’idées, aucun avantage l’un sur l’autre ; mais le dernier, par la position où il se trouve, s’occupe d’idées plus généralement intéressantes.

Mais Helvetius admet, malgré la relativité sociologique des jugements de goût, que les gens de cour, les nobles, sont des esprits et ont des idées en général préférables aux ceux des bourgeois en cela qu'ils occupent une position sociale dominante qui les pré-détermine à s'intéresser à des sujets moins liés à leurs seuls intérêts particuliers immédiats. Comment comprendre cet étrange différence ?

En effet, si les moeurs, les inclinations, les préjugés et le caractere des rois ont beaucoup d’influence sur le bonheur ou le malheur public ; si toute connoissance, à cet égard, est intéressante ; la conversation d’un homme attaché à la cour, qui ne peut parler de ce qui l’occupe sans parler souvent de ses maîtres, est donc nécessairement moins insipide que celle du bourgeois. D’ailleurs, les gens du monde étant, en général, fort au-dessus des besoins, et n’en ayant presque point d’autre à satisfaire que celui du plaisir ; il est encore certain que leur conversation doit, à cet égard, profiter des avantages de leur état : c’est ce qui rend, en général, les femmes de la cour si supérieures aux autres femmes en graces, en esprit, en agréments ; et pourquoi la classe des femmes d’esprit n’est presque composée que de femmes du monde.

La position sociale dominante en effet libère l'esprit des préoccupations matérielles immédiates et sans doute du poids du besoin au profit de celui du plaisir de la connaissance et de la réflexion pour elles-même. Ainsi les nobles sont affectés par leur mission de servir les rois et de par cette mission ont accès aux grands sujets de la politique qui concernent la société dans son ensemble. Mais les femmes d'esprit, plus encore que les hommes, pris par des taches politiques, sont le plus souvent des femmes du monde, en cela que leur esprit, libéré des soucis et des contraintes de la vie quotidienne, assumés par des servantes, et des préoccupations politiques immédiates des hommes, peut se complaire dans les joies des échanges spirituels et des conversations de salon à propos des grandes questions philosophiques et artistiques.

Mais, si le ton de la cour est supérieur à celui de la bourgeoisie, les grands, n’ayant cependant pas toujours à citer [p. 102] de ces anecdotes curieuses sur la vie privée des rois, leur conversation doit le plus communément rouler sur les prérogatives de leurs charges, sur celles de leur naissance, sur leurs aventures galantes, et sur les ridicules donnés ou rendus à un souper : or de pareilles conversations doivent être insipides à la plupart des sociétés.

Les gens du monde sont donc, vis-à-vis d’elles, précisément dans le cas des gens fortement occupés d’un mêtier ; ils en font l’unique et perpétuel sujet de leur conversation : en conséquence, on les taxe de mauvais ton, parce que c’est toujours par un mot de mépris qu’un ennuyé se venge d’un ennuyeux.

Mais cette « grandeur » relative des nobles ou des gens du monde ne les préserve en rien de l'esprit de chapelle et des rivalités qu'instaure la vie politique dont ils font métier, dès lors qu'ils sont en compétition, sous l'autorité suprême des rois qui décident de leur place dans le hiérarchie de l'état, en vue d'occuper des positions dominantes par rapport à leurs alter-égaux . Cet esprit de chapelle ou de corps les expose au mépris de tous ceux qui ne font pas partie de la vie politique, voire qui en sont exclus.

On me répondra, peut-être, qu’aucune société n’accuse les gens du monde de mauvais ton. Si la plupart des sociétés se taisent, à cet égard, c’est que la naissance et les dignités leur en imposent, les empêchent de manifester leurs sentiments, et souvent même de se les avouer à elles-mêmes. Pour s’en convaincre, qu’on interroge sur ce sujet un homme de bon sens : le ton du monde, dira-t-il, n’est le plus souvent qu’un persiflage ridicule. Ce ton, usité à la cour, y fut sans doute introduit par quelque intrigant, qui, pour voiler ses menées, vouloit parler sans rien dire : dupes de ce persiflage, ceux qui le suivirent, sans avoir rien à cacher, emprunterent le jargon du premier, et crurent dire quelque chose lorsqu’ils prononçoient des mots assez mélodieusement arrangés. Les gens en place, pour détourner les grands des affaires sérieuses et les en rendre incapables, applaudirent à ce ton, permirent qu’on le nommât esprit, et furent les premiers à lui en donner le nom. Mais, quelque éloge qu’on donne à ce jargon, si, pour apprécier le mérite de la plupart de ces bons mots si admirés dans la bonne [p. 103] compagnie, on les traduisoit dans une autre langue, la traduction dissiperoit le prestige, et la plupart de ces bons mots se trouveroient vuides de sens. Aussi, bien des gens, ajouteroit-il, ont, pour ce qu’on appelle les gens brillants, un dégoût très-marqué, et répete-t-on souvent ce vers de la comédie : quand le bon ton paroît, le bon sens se retire.

Le faux bon ton est celui utilisé par ceux, les gens de grand monde, qui pratiquent un langage sophistiqué et abscons, bien qu'il soit vide de sens, destiné à impressionner et à persifler afin de marquer leur prétendue supériorité sociale.

Le vrai bon ton est donc celui des gens d’esprit, de quelque état qu’ils soient. Je veux, dira quelqu’un, que les gens du monde, attachés à de trop petites idées, soient, à cet égard, inférieurs aux gens d’esprit : ils leur sont du moins supérieurs dans la maniere d’exprimer leurs idées. Leur prétention, à cet égard, paroît sans contredit mieux fondée. Quoique les mots, en eux-mêmes, ne soient ni nobles, ni bas ; et que, dans un pays où le peuple est respecté, comme en Angleterre, on ne fasse, ni ne doive faire cette distinction : dans un état monarchique, où l’on n’a nulle considération pour le peuple, il est certain que les mots doivent prendre l’une ou l’autre de ces dénominations, selon qu’ils sont usités ou rejetés à la cour ; et qu’ainsi l’expression des gens du monde doit toujours être élégante ; aussi l’est-elle. Mais la plupart des courtisans ne s’exerçant que sur des matieres frivoles, le dictionaire de la langue noble est, par cette raison, très-court, et ne suffit pas même au genre du roman, dans lequel ceux des gens du monde qui voudroient écrire se trouveroient souvent fort inférieurs aux gens de lettres.

Ce langage, sophistiqué en apparence, est, dans l'ensemble pauvre, car son prétendu désir de distinction lui fait refuser tout un vocabulaire, considéré comme trop populaire et donc de valeur inférieure, et tend par là même à le rendre stérile en tout cas incapable de décrire la vraie vie comme dans un roman.

[p. 104] à l’égard des sujets qu’on regarde comme sérieux, et qui tiennent aux arts et à la philosophie, l’expérience nous apprend que, sur de tels sujets, les gens du monde ne peuvent qu’avec peine bégayer leurs pensées : d’où il résulte qu’à l’égard même de l’expression, ils n’ont nulle supériorité sur les gens d’esprit ; et qu’ils n’en ont, à cet égard, sur le commun des hommes, que dans des matieres frivoles sur lesquelles ils sont très-exercés, et dont ils ont fait une étude et, pour ainsi dire, un art particulier ; supériorité qui n’est pas encore bien constatée, et que presque tous les hommes s’exagerent, par le respect mécanique qu’ils ont pour la naissance et pour les dignités.

Il faut donc distinguer -et cette fois à bon escient- les gens du monde et leur langage de distinction et les gens d'esprit et leur langage de vérité. Les premiers, quant aux arts et à la philosophie, sont tout justes capables de bégayer, car leur langage ne convient qu'à des matières frivoles à la mode, destiné à marquer leur appartenance sociale, alors que les seconds savent sur des questions sérieuses et profondes utiliser un vocabulaire technique approprié. Ainsi le langage des gens du monde, et c'est sa seule fonction, n'est-il admiré que par l'effet d'une tradition qui fait automatiquement respecter ceux qui sont bien nés et qui occupent une position sociale élevée, ce qui, dans une société aristocratique, revient au même.

Au reste, quelque ridicule que donne aux gens du monde leur prétention exclusive au bon ton, ce ridicule est moins un ridicule de leur état qu’un de ceux de l’humanité. Comment l’orgueil ne persuaderoit-il pas aux grands qu’eux et les gens de leur espece sont doués de l’esprit le plus propre à plaire dans la conversation, puisque ce même orgueil a bien persuadé à tous les hommes en général que la nature n’avoit allumé le soleil que pour féconder dans l’espace ce petit point nommé la terre, et qu’elle n’avoit semé le firmament d’étoiles que pour l’éclairer pendant les nuits ?

Mais le coté ridicule des gens du monde et de leur langage n'est que l'expression d'un trait universel de l'humanité, l'orgueil qui, en ce qui concerne les grands, est accepté par les autres du fait que ceux-ci ont été convaincus par les dominants de leur supériorité aussi naturelle que celle du l'éclatant soleil éclairant l'obscure terre, de même que de celle des étoiles brillant dans la nuit. Ainsi les nobles, de part leur prestige social accepté ou consenti par l'habitude sociale (habitus), sont perçus par les ig-nobles roturiers comme ayant vocation et à éclairer et à guider (dominer) les non-nobles.

[p. 105] On est vain, méprisant, et, par conséquent, injuste, toutes les fois qu’on peut l’être impunément. C’est pourquoi tout homme s’imagine que, sur la terre, il n’est point de partie du monde ; dans cette partie du monde, de nation ; dans la nation, de province ; dans la province, de ville ; dans la ville, de société comparable à la sienne ; qui ne se croie encore l’homme supérieur de sa société ; et qui, de proche en proche, ne se surprenne en s’avouant à lui-même qu’il est le premier homme de l’univers. Aussi, quelque folles que soient les prétentions exclusives au bon ton, et quelque ridicule que le public donne à ce sujet aux gens du monde, ce ridicule trouvera toujours grace devant l’indulgente et saine philosophie, qui doit même, à cet égard, leur épargner l’amertume des remedes inutiles. Si l’animal enfermé dans un coquillage, et qui ne connoît de l’univers que le rocher sur lequel il est attaché, ne peut juger de son étendue ; comment l’homme du monde, qui vit concentré dans une petite société, qui se voit toujours environné des mêmes objets, et qui ne connoît qu’une seule opinion, pourroit-il juger du mérite des choses ? La vérité ne s’apperçoit et ne s’engendre que dans la fermentation des opinions contraires. L’univers ne nous est connu que par celui avec lequel nous commerçons. Quiconque se renferme dans une société ne peut s’empêcher d’en adopter les préjugés, sur-tout s’ils flattent son orgueil.

Qui peut s’arracher à une erreur, quand la vanité, complice de l’ignorance, l’y a attaché, et la lui a rendu chere ?

Ainsi la culture ne devient civilisation, à s avoir progrès de l'esprit, que par le fait que l'on sorte de sa bulle nationale et sociale pour commercer, à tous les sens du terme, avec d'autres milieux que le sien. Orgueil, fermeture sur son milieu, et préjugés sont indissociables. La vanité ou narcissisme deviennent complices et donc facteurs de l'ignorance, lorsqu'il en est fait un usage excluant l'ouverture à la discussion avec d'autres milieux. Il y a là un paradoxe, car le narcissisme peut être aussi un facteur d'ouverture pour une minorité. Il nous faudra donc par la suite comprendre comment expliquer, et par conséquent, résoudre un tel paradoxe apparent. Disons pour la moment que l'orgueil chez les hommes du monde est d'autant plus stérilisant sur la plan spirituel que ceux-ci sont, plus encore que les roturiers, enfermés dans leur milieu dès lors qu'ils se considèrent comme supérieurs par nature et qu'il se préservent de tout contact d'échange égalitaire avec ceux qu'ils désirent dominer.

C’est par un effet de la même vanité que les gens du [p. 106] monde se croient les seuls possesseurs du bel usage, qui, selon eux, est le premier des mérites, et sans lequel il n’en est aucun. Ils ne s’apperçoivent pas que cet usage, qu’ils regardent comme l’usage du monde par excellence, n’est que l’usage particulier de leur monde. En effet, au Monomotapa, où, quand le roi éternue, tous les courtisans sont, par politesse, obligés d’éternuer, et où, l’éternuement gagnant de la cour à la ville et de la ville aux provinces, tout l’empire paroît affligé d’un rhume général, qui doute qu’il n’y ait des courtisans qui ne se piquent d’éternuer plus noblement que les autres hommes ; qui ne se regardent, à cet égard, comme les possesseurs uniques du bel usage ; et qui ne traitent de mauvaise compagnie, ou de nations barbares, tous les particuliers et tous les peuples dont l’éternuement leur paroît moins harmonieux ?

Les mariannois ne prétendront-ils pas que la civilité consiste à prendre le pied de celui auquel on veut faire honneur, à s’en frotter doucement le visage, et ne jamais cracher devant son supérieur ? Les chiriguanes ne soutiendront-ils pas qu’il faut des culottes ; mais que le bel usage est de les porter sous le bras, comme nous portons nos chapeaux ?

Les habitants des Philippines ne diront-ils pas que ce n’est point au mari à faire éprouver à sa femme les premiers plaisirs de l’amour ; que c’est une peine dont il doit, en payant, se décharger sur quelque autre ? N’ajouteront-ils pas qu’une fille qui l’est encore lors de son mariage, est une fille sans mérite, qui n’est digne que de mépris ? Ne soutient-on pas au Pégu qu’il est du bel usage et de la décence, qu’un éventail à la main, le roi s’avance dans la salle d’audience, précédé de quatre jeunes gens [p. 107] des plus beaux de la cour ; et qui, destinés à ses plaisirs, sont en même temps ses interpretes et les hérauts qui déclarent ses volontés ? Que je parcoure toutes les nations, je trouverai par tout des usages différents : et chaque peuple, en particulier, se croira nécessairement en possession du meilleur usage. Or, s’il n’est rien de plus ridicule que de pareilles prétentions, même aux yeux des gens du monde ; qu’ils fassent quelque retour sur eux-mêmes, ils verront que, sous d’autres noms, c’est d’eux-mêmes dont ils se moquent.

Pour prouver que ce que l’on appelle, ici, usage du monde, loin de plaire universellement, doit au contraire déplaire le plus généralement, qu’on transporte successivement à la Chine, en Hollande et en Angleterre le petit-maître le plus savant dans ce composé de gestes, de propos et de manieres, appellé usage du monde ; et l’homme sensé, que son ignorance à cet égard fait traiter de stupide ou de [p. 108] mauvaise compagnie ; il est certain que ce dernier passera, chez ces divers peuples, pour plus instruit du véritable usage du monde que le premier. Quel est le motif d’un pareil jugement ? C’est que la raison, indépendante des modes et des coutumes d’un pays, n’est nulle part étrangere et ridicule ; c’est qu’au contraire l’usage d’un pays, inconnu à un autre pays, rend toujours l’observateur de cet usage d’autant plus ridicule, qu’il y est plus exercé et s’y est rendu plus habile.

Si, pour éviter l’air pesant et méthodique en horreur à la bonne compagnie, nos jeunes gens ont souvent joué l’étourderie ; qui doute qu’aux yeux des anglois, des allemands ou des espagnols, nos petits-maîtres ne paroissent d’autant plus ridicules qu’ils seront, à cet égard, plus attentifs à remplir ce qu’ils croiront du bel usage ?

Il est donc certain, du moins si on en juge par l’accueil qu’on fait à nos agréables dans le pays étranger, que ce qu’ils appellent usage du monde, loin de réussir universellement, doit au contraire déplaire le plus généralement ; et que cet usage est aussi différent du vrai usage du monde, toujours fondé sur la raison, que la civilité l’est de la vraie politesse.

La relativité des goûts, y compris de ceux qui se veulent de bon goût, disqualifient les hommes de goûts dans leur prétention à croire et à faire croire que leur goût doit valoir pour tous. Le véritable usage de la civilité, comme expression de la civilisation, ou authentique culture de l'esprit est fondé en raison, c'est à dire sur des règles et des principes universels et non contradictoires au service de l'intérêt public, c'est à dire de la paix civile et de la concorde. Celles-ci sont fondées non sur la domination mais sur la solidarité et l'entraide.



L’une ne suppose que la science des manieres ; et l’autre, un sentiment fin, délicat et habituel de bienveillance pour les hommes.

La bienveillance suppose l'égalité dans la compréhension mutuelle par delà, voire en opposition avec les habitudes comportementales et les symboles, y compris langagiers, de la distinction, voire de la domination hiérarchique. Il est donc deux types d'habitudes : l'une qui exprime le mépris des autres et l'autre qui recherche le bien commun par delà, voire contre les différences culturelles particulières, méprisantes des coutumes autres.

Au reste, quoiqu’il n’y ait rien de plus ridicule que ces prétentions exclusives au bon ton, et au bel usage, il est si difficile, comme je l’ai dit plus haut, de vivre dans les sociétés du grand monde sans adopter quelques-unes de leurs erreurs, que les gens d’esprit, le plus en garde à cet égard, ne sont pas toujours sûrs de s’en défendre. Aussi n’est-ce, en [p. 109] ce genre, que des erreurs extrêmement multipliées, qui déterminent le public à placer les agréables au rang des esprits faux et petits ; je dis petits, parce que l’esprit, qui n’est ni grand ni petit en soi, emprunte toujours l’une ou l’autre de ces dénominations de la grandeur ou de la petitesse des objets qu’il considere, et que les gens du monde ne peuvent guere s’occuper que de petits objets. Il résulte des deux chapitres précedents, que l’intérêt public est presque toujours différent de celui des sociétés particulieres ; qu’en conséquence, les hommes les plus estimés de ces sociétés ne sont pas toujours les plus estimables aux yeux du public. Maintenant je vais montrer que ceux qui méritent le plus d’estime de la part du public, doivent, par leur maniere de vivre et de penser, être souvent désagréables aux sociétés particulieres. [p. 110]

Il faut donc opposer les intérêts particularisant et discriminants de ceux d'en haut à l'intérêt de ceux qui ont le souci de l'intérêt public et qui de ce fait sont souvent méprisés par les premiers. Ce qui signifie que les seconds doivent accepter d'encourir la désapprobation de ceux qui se croient nobles et supérieurs de naissance et de statut social. Cela ne va pas sans risque dès lors que ces grands hommes disposent d'un pouvoir de menace et de sanction, ne serait-ce que celle de l’opprobre générale qu'ils s'efforcent de susciter dans la société dans son ensemble du fait de leur position dominante. La classe dominante ne domine qu'en inscrivant cette domination dans l'esprit des dominés (P. Bourdieu). Servir l'intérêt public c'est toujours peu ou prou desservir les intérêts particuliers et discriminatoires des dominants, y compris dans l'esprit des dominés
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 10

pourquoi l’homme admiré du public n’est pas toujours estimé des gens du monde.

pour plaire aux sociétés particulieres, il n’est pas nécessaire que l’horizon de nos idées soit fort étendu ; mais il faut connoître ce qu’on appelle le monde, s’y répandre et l’étudier : au contraire, pour s’illustrer dans quelque art, ou quelque science que ce soit, et mériter, en conséquence, l’estime du public, il faut, comme je l’ai dit plus haut, faire des études très-différentes.

Supposons des hommes curieux de s’instruire dans la science de la morale. Ce n’est que par le secours de l’histoire et sur les aîles de la méditation, qu’ils pourront, selon les forces inégales de leur esprit, s’élever à différentes hauteurs, d’où l’un découvrira des villes, l’autre l’univers entier. Ce n’est qu’en contemplant la terre de ce point de vue, en s’élevant à cette hauteur, qu’elle se réduit insensiblement, devant un philosophe, à un petit espace, et qu’elle prend à ses yeux la forme d’une bourgade habitée par différentes familles qui portent le nom de chinoise, d’angloise, de françoise, d’italienne, enfin tous ceux qu’on donne aux différentes nations. C’est de-là que, venant à considérer le spectacle des moeurs, des loix, des coutumes, des religions, et des passions différentes, un homme, devenu presque insensible à l’éloge comme à la satyre des nations, peut briser tous les liens des préjugés, [p. 111] examiner d’un oeil tranquille la contrariété des opinions des hommes, passer sans étonnement du serrail à la chartreuse, contempler avec plaisir l’étendue de la sottise humaine, voir du même oeil Alcibiade couper la queue à son chien et Mahomet s’enfermer dans une caverne, l’un pour se moquer de la légéreté des athéniens, l’autre pour jouir de l’adoration du monde.

Le réflexion critique, que ce soit en morale ou en philosophie, suppose que l'on se détache des préjugés induits par le milieu social ou national, que l'on relativise ses propres goûts. Pour ce faire il est nécessaire d'étudier l'histoire et l'ethnologie des populations différentes du monde. Celui qui se livre à ces études pourra résister à la séduction des éloges et au critiques de son milieu en les prenant pour ce qu'elles valent: de simples préjugés sans fondement et donc sans crédibilité suffisante et donc sans effet profond sur lui. Reste à savoir si cela tout en étant nécessaire peut être suffisant.

Or de pareilles idées ne se présentent que dans le silence et la solitude. Si les muses, disent les poëtes, aiment les bois, les prés, les fontaines, c’est qu’on y goûte une tranquillité qui fuit les villes ; et que les réflexions qu’un homme, détaché des petits intérêts des sociétés, y fait sur lui-même, sont des réflexions qui, faites sur l’homme en général, appartiennent et plaisent à l’humanité. Or, dans cette solitude où l’on est, comme malgré soi, porté vers l’étude des arts et des sciences, comment s’occuper d’une infinité de petits faits qui font l’entretien journalier des gens du monde ?

La solitude, le détachement du monde immédiat, est indispensable pour qui veut progresser dans la connaissance et les arts. On y gagne l'estime, non de son milieu particulier, mais de l'humanité entière. Le plaisir ou gratification narcissiques ne sont donc pas absentes dans ce détachement, ils sont, au contraire, élevés à l'universalité et accru par la reconnaissance de tous. C'est probablement la promotion de cette gratification par l'estime universelle qui est la condition suffisante pour se lancer dans une recherche qui peut nous desservir dans tel ou tel milieu particulier.

Aussi nos Corneille et nos La Fontaine ont-ils quelquefois paru insipides dans nos soupers de bonne compagnie ; leur bonhommie même contribuoit à les faire trouver tels. Comment les gens du monde pourroient-ils, sous le manteau de la simplicité, reconnoître l’homme illustre ? Il est peu de connoisseurs en vrai mérite. Si la plupart des romains, dit Tacite, trompés par la douceur et la simplicité d’Agricola, cherchoient le grand homme sous son extérieur modeste, sans pouvoir l’y reconnoître ; on sent que, trop heureux d’échapper au mépris des sociétés particulieres, le grand homme, surtout s’il est modeste, doit renoncer à l’estime sentie de la plupart d’entr’elles. Aussi n’est-il que foiblement animé du desir de leur plaire. Il sent confusément que l’estime de ces sociétés ne prouveroit que l’analogie [p. 112] de ses idées avec les leurs ; que cette analogie seroit souvent peu flatteuse ; et que l’estime publique est la seule digne d’envie, la seule desirable, puisqu’elle est toujours un don de la reconnoissance publique, et par conséquent la preuve d’un mérite réel. C’est pourquoi le grand homme, incapable d’aucun des efforts nécessaires pour plaire aux sociétés particulieres, trouve tout possible pour mériter l’estime générale.



Le véritable grand homme dans les arts et les sciences, grâce à son incapacité à plaire à son entourage social immédiat due au fait qu'il ne croit pas à la valeur des préjugés qui anime celui-ci, peut faire l'effort de mériter l'estime universelle qui seule compte à ses yeux pour obtenir, selon lui, une authentique satisfaction narcissique.



Si l’orgueil de commander aux rois dédommageoit les romains de la dureté de la discipline militaire, le noble plaisir d’être estimé console les hommes illustres des injustices même de la fortune. Ont-ils obtenu cette estime ? Ils se croient les possesseurs du bien le plus desiré. En effet, quelque indifférence qu’on affecte pour l’opinion publique, chacun cherche à s’estimer soi-même, et se croit d’autant plus estimable qu’il se voit plus généralement estimé.

Même celui qui affecte de mépriser l'opinion publique de son milieu ne peut le faire que parce qu'il s'estime plus encore plus lui-même par le fait qu'il peut être estimé par le monde entier. L'orgueil du grand homme est donc plus motivé et plus motivant que celui de l'homme du monde qui n'est que l'homme d'un certain milieu et c'est pourquoi son orgueil l'emporte avec succès sur celui de ce dernier.

Si les besoins, les passions, et sur-tout la paresse, n’étouffoient en nous ce desir de l’estime, il n’est personne qui ne fît des efforts pour la mériter, et qui ne desirât le suffrage public pour garant de la haute opinion qu’il a de soi. Aussi le mépris de la réputation, et le sacrifice qu’on en fait, dit-on, à la fortune et à la considération, est-il toujours inspiré par le désespoir de se rendre illustre.

Ceux, par contre, qui affectent le mépris de la réputation dans son ensemble, ne le font que parce qu'ils désespèrent de gagner la reconnaissance universelle.

Il y a donc deux façons de mépriser l'opinion publique. L'une, positive en terme de motivation, qui consiste à mépriser l'opinion de son entourage immédiat en vue de l'estime universelle et l'autre, négative car désespérée et donc démotivante, qui faute de pouvoir prétendre obtenir celle-ci affecte de mépriser l'opinion en général.

On doit vanter ce qu’on a, et dédaigner ce qu’on n’a pas. C’est un effet nécessaire de l’orgueil ; on le révolteroit, si l’on ne paroissoit pas sa dupe. Il seroit, en pareil cas, trop cruel d’éclairer un homme sur les vrais motifs de ses dédains ; aussi le mérite ne se porte-t-il jamais à cet excès de barbarie.

Mais cette deuxième façon négative de mépriser l'opinion en général est encore une preuve d'orgueil en cela que ce mépris sauve celui-ci a minima en disqualifiant le mépris venant de l'opinion. Vanter ce que l'on a, en l’occurrence, c'est faire semblant de ne pas désirer ce qu'on ne peut avoir et donc sauver l'orgueil dans la mesure où on fait semblant de n'accorder aucun crédit à ce qu'on est impuissant d'obtenir et se contenter de ce que l'on possède déjà en se valorisant, à moindre coût, de cette seule possession.

Tout homme (qu’il me soit permis de l’observer en passant), lorsqu’il n’est pas né méchant, et lorsque les passions n’offusquent pas les lumieres de sa raison, [p. 113] sera toujours d’autant plus indulgent qu’il sera plus éclairé. C’est une vérité dont je me refuse d’autant moins la preuve, qu’en rendant justice, à cet égard, à l’homme de mérite, je puis, dans les motifs même de son indulgence, faire plus nettement appercevoir la cause du peu de cas qu’il fait de l’estime des sociétés particulieres, et en conséquence du peu de succès qu’il doit y avoir. Si le grand homme est toujours le plus indulgent ; s’il regarde comme un bienfait tout le mal que les hommes ne lui font pas, et comme un don tout ce que leur iniquité lui laisse ; s’il verse enfin sur les défauts d’autrui le baume adoucissant de la pitié, et s’il est lent à les appercevoir ; c’est que la hauteur de son esprit ne lui permet pas de s’arrêter sur les vices et les ridicules d’un particulier, mais sur ceux des hommes en général.



L'homme conduit par un orgueil raisonnable et donc en partie délivré des passions méchantes qui visent à faire mal à autrui est indulgent en cela qu'il sait que les jugements particuliers sont toujours discutables et relatifs, donc peu crédibles. Il ne s'offusque pas, outre mesure, car cela ne l'atteint pas vraiment, des jugements particuliers négatifs sur lui et peut se contenter de se satisfaire du mal que l'on ne lui fait pas, c'est à dire du fait que l'on ne le juge pas négativement. Il connaît les vices des hommes en général, ce qui le dispense de s'intéresser de trop près à ceux des hommes en particulier et de juger trop négativement tel ou tel individu comme mauvais, sachant que tous le sont à un niveau ou à un autre et que leur méchanceté procède de leur orgueil mal placé, ce dont ils ne sont pas réellement responsables.

S’il en considere les défauts, ce n’est point de l’oeil malin et toujours injuste de l’envie ; mais de cet oeil serein avec lequel s’examineroient deux hommes qui, curieux de connoître le coeur et l’esprit humain, se regarderoient réciproquement comme deux sujets d’instruction et deux cours vivants d’expérience morale : bien différents, à cet égard, de ces demi-esprits, avides d’une réputation qui les fuit, toujours dévorés du poison de la jalousie, et qui, sans cesse à l’affut des défauts d’autrui, perdroient tout leur petit mérite si les hommes perdoient leurs ridicules.



Ce n’est point à de pareilles gens qu’appartient la connoissance de l’esprit humain. Ils sont faits pour éteindre la célébrité des talents, par les efforts qu’ils font pour les étouffer. Le mérite est comme la poudre ; son explosion est d’autant plus forte qu’elle est plus comprimée. Au reste, quelque haine qu’on porte à ces envieux, ils sont cependant encore plus à plaindre qu’à blâmer. La [p. 114] présence du mérite les importune : s’ils l’attaquent comme un ennemi, et s’ils sont méchants, c’est qu’ils sont malheureux ; c’est qu’ils poursuivent, dans les talents, l’offense que le mérite fait à leur vanité : leurs crimes ne sont que des vengeances. Un autre motif de l’indulgence de l’homme de mérite tient à la connoissance qu’il a de l’esprit humain. Il en a tant de fois éprouvé la foiblesse ; au milieu des applaudissements d’un aréopage, il a tant de fois été tenté, comme Phocion, de se retourner vers son ami pour lui demander s’il n’a pas dit une grande sottise, que, toujours en garde contre sa vanité, il excuse volontiers dans les autres des erreurs dans lesquelles il est quelquefois tombé lui-même. Il sent que c’est à la multitude des sots qu’on doit la création du mot homme d’esprit ; et qu’en reconnoissance, il doit donc écouter, sans aigreur, les injures que lui prodiguent des gens médiocres. Que ces derniers se vantent, entr’eux et en secret, des ridicules qu’ils donnent au mérite, du mépris qu’ils ont, disent-ils, pour l’esprit ; ils sont semblables à ces fanfarons d’impiété qui ne blasphêment qu’en tremblant.

La derniere cause de l’indulgence de l’homme de mérite tient à la vue nette qu’il a de la nécessité des jugements humains. Il sait que nos idées sont, si je l’ose dire, des conséquences si nécessaires des sociétés où l’on vit, des lectures qu’on fait et des objets qui s’offrent à nos yeux, qu’une intelligence supérieure pourroit également, et par les objets qui se sont présentés à nous, deviner nos pensées ; et, par nos pensées, deviner le nombre et l’espece des objets que le hazard nous a offerts.

Les défauts des individus ne sont pas pour l'homme de connaissance des objets de condamnation, mais d'études et, en cela, il peut les voir d'un œil serein. Il sait que les jugements négatifs, voire méchants, sont l'effet d'une jalousie et de l'envie provoqués par un orgueil mal placé, c'est à dire soumis à des préjugés de classe ou de groupe. La méchanceté est donc le fait d'un défaut dû à une compétition dans laquelle le sujet se sent impuissant et donc perdant. De ce fait, cette méchanceté mérite plus la compassion que l'opprobre car elle est, avant tout, l'expression d'une souffrance psychologique et sociale. L'homme d'esprit, dès lors qu'il devient sociologue et psychologue, peut éviter la méchanceté jalouse qui n'est que l'effet de la souffrance générées par des inégalités sociales ressenties comme injustes. Il met son orgueil dans cette attitude distancée et heureuse (réduction de la souffrance jalouse, et estime de soi autonome et heureuse vont de pair) que provoque la connaissance des comportement humains en général.

L’homme d’esprit sait que les hommes sont ce qu’ils doivent être ; que toute haine contr’eux est injuste ; qu’un sot porte des sottises, comme le sauvageon des fruits amers ; [p. 115] que l’insulter, c’est reprocher au chêne de porter le gland plutôt que l’olive ; que, si l’homme médiocre est stupide à ses yeux, il est fou à ceux de l’homme médiocre : car, si tout fou n’est pas homme d’esprit, du moins tout homme d’esprit paroîtra toujours fou aux gens bornés. L’indulgence sera donc toujours l’effet de la lumiere, lorsque les passions n’en intercepteront pas l’action. Mais cette indulgence, principalement fondée sur la hauteur d’ame qu’inspire l’amour de la gloire, rend l’homme éclairé très-indifférent à l’estime des sociétés particulieres. Or cette indifférence, jointe aux genres différents de vie et d’étude nécessaires pour plaire, soit au public, soit à ce qu’on appelle la bonne compagnie, fera presque toujours, de l’homme de mérite, un homme assez désagréable aux gens du monde.

En plaçant son orgueil (amour valorisant et valorisé de soi) dans la connaissance, l'homme d'esprit accepte une certaine opprobre dans une société particulière, sachant qu'elle est la condition pour accéder à la reconnaissance universelle.

La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit par rapport aux sociétés particulieres, c’est qu’uniquement soumise à son intérêt, chaque société mesure sur l’échelle de ce même intérêt le degré d’estime qu’elle accorde aux différents genres d’idées et d’esprits. Il en est des petites sociétés comme d’un particulier. A-t-il un procès ? Si ce procès est considérable, il recevra son avocat avec plus d’empressement, plus de témoignages de respect et d’estime qu’il ne recevroit Descartes, Locke ou Corneille. Le procès est-il accommodé ? C’est à ces derniers qu’il marquera le plus de déférence. La différence de sa position décidera de la différence de ses réceptions.

Je voudrois, en finissant ce chapitre, pouvoir rassurer le très-petit nombre de gens modestes, qui, distraits par des affaires, ou par le soin de leur fortune, n’ont pu faire preuve de grands talents ; et ne peuvent, conséquemment aux principes ci-dessus établis, savoir si, quant à l’esprit, ils sont [p. 116] réellement dignes d’estime. Quelque desir que j’aie, à cet égard, de leur rendre justice, il faut convenir qu’un homme qui s’annonce comme un grand esprit, sans se distinguer par aucun talent, est précisément dans le cas d’un homme qui se dit noble sans avoir de titres de noblesse. Le public ne connoît et n’estime que le mérite prouvé par les faits. A-t-il à juger des hommes de conditions différentes ? Il demande au militaire, quelle victoire avez-vous remportée ? à l’homme en place, quel soulagement avez-vous apporté aux miseres du peuple ? Au particulier, par quel ouvrage avez-vous éclairé l’humanité ? Qui n’a rien à répondre à ces questions, n’est ni connu, ni estimé du public. Je sais que, séduits par les prestiges de la puissance, par le faste qui l’environne, par l’espoir des graces dont un homme en place est le distributeur, un grand nombre d’hommes reconnoissent machinalement un grand mérite où ils apperçoivent un grand pouvoir. Mais leurs éloges, aussi passagers que le crédit de ceux auxquels ils les prodiguent, n’en imposent point à la saine partie du public. à l’abri de toute séduction, exempt de tout intérêt, le public juge comme l’étranger, qui ne reconnoît pour homme de mérite que l’homme distingué par ses talents : c’est celui-là seul qu’il recherche avec empressement ; empressement toujours flatteur pour quiconque en est l’objet. Lorsqu’on n’est point constitué en dignité, c’est le signe certain d’un mérite réel. [p. 117] Qui veut savoir exactement ce qu’il vaut, ne peut donc l’apprendre que du public, et doit, par conséquent, s’exposer à son jugement. On sait les ridicules qu’à cet égard l’on s’efforce de donner à ceux qui prétendent, en qualité d’auteurs, à l’estime de leur nation : mais ces ridicules ne font nulle impression sur l’homme de mérite ; il les regarde comme un effet de la jalousie de ces petits esprits, qui, s’imaginant que, si personne ne faisoit preuve de mérite, ils pourroient s’en croire autant qu’à qui que ce soit, ne peuvent souffrir qu’on produise de pareils titres. Sans ces titres cependant, personne ne mérite, ni n’obtient l’estime du public.

Il faut distinguer les vrais et les faux mérites. Les premiers sont ceux qui sont attribués à tort selon le rang social et la fortune, c'est à dire selon le pouvoir qu'exerce la personne et son statut hiérarchique sans considérer ce qu'elle en fait ; les seconds, quels que soient le rang social et la nature de la fonction de pouvoir exercée, sont le résultat des faits et des actions en vue de l'intérêt public des personnes. De ce point de vue le mérite des gens modestes qui ne savent pas s'ils sont méritants, dès lors que leur pouvoir et leurs actions restent limitées à la satisfaction de leurs besoins, n'est pas moindre que celui de ceux qui prétendent avoir des mérites injustifiés par leur actions, alors qu'ils exercent un grand pouvoir sur les autres. La confusion idéologique entre ces deux types de mérites, y compris dans l'esprit des plus modestes, est le résultat de la domination sociale et culturelle qu'exerce les puissants sur ces modestes en faisant croire que leur pouvoir procède d'une supériorité naturelle qui n'a pas besoin d'être prouvée par la valeur réelle de leurs actes.

Qu’on jette les yeux sur tous ces grands esprits, si vantés dans les sociétés particulieres : on verra que, placés par le public au rang des hommes médiocres, ils ne doivent la réputation d’esprit, dont quelques gens les décorent, qu’à l’incapacité où ils sont de prouver leur sottise, même par de mauvais ouvrages. Aussi, parmi ces merveilleux, ceux-là même qui promettent le plus, ne sont, si je l’ose dire, en esprit, tout au plus que des peut-être. Quelque certaine que soit cette vérité, et quelque raison qu’aient les gens modestes de douter d’un mérite qui n’a pas passé par la coupelle du public, il est pourtant certain qu’un homme peut, quant à l’esprit, se croire réellement digne de l’estime générale : 1 lorsque c’est pour les gens les plus estimés du public et des nations étrangeres qu’il se sent le plus d’attrait ; 2 lorsqu’il est loué, comme dit Ciceron, par un homme déjà loué ; 3 lorsqu’enfin, il obtient l’estime [p. 118] de ceux qui, dans des ouvrages ou de grandes places, ont déjà fait éclater de grands talents : leur estime pour lui suppose une grande analogie entre leurs idées et les siennes ; et cette analogie peut être regardée, sinon comme une preuve complette, du moins comme une assez grande probabilité que, s’il se fût, comme eux, exposé aux regards du public, il eût eu, comme eux, quelque part à son estime.

Ainsi pour être reconnu valablement comme un homme d'esprit authentiquement méritant, il faut 3 conditions :

  1. Être reconnu comme tel par des gens d'autres milieux, voire d'autres nations que les siens, car c'est un gage de l'universalité du jugement de mérite.

  2. Être reconnu, estimé, voire admiré, par d'autres hommes réellement méritants, car le mérite ne peut valablement être jugé que par d'autres hommes réellement méritants

  3. Être reconnu par ceux qui par leur qualité et leur mérite, prouvés par les faits, sont capables de distinguer des semblables à eux en mérite. Cette dernière condition n'ouvre qu'une probabilité de véracité du mérite et ne vaut comme preuve que par le recours aux deux autres.

C'est trois conditions sont donc indissociables.

[p. 119]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 11

De la probité, par rapport au public.

ce n’est plus de la probité par rapport à un particulier ou une petite société, mais de la vraie probité, de la probité considérée par rapport au public, dont il s’agit dans ce chapitre. Cette espece de probité est la seule qui réellement en mérite et qui en obtienne généralement le nom. Ce n’est qu’en considérant la probité sous ce point de vue, qu’on peut se former des idées nettes de l’honnêteté, et trouver un guide à la vertu. Or, sous cet aspect, je dis que le public, comme les sociétés particulieres, est, dans ses jugements, uniquement déterminé par le motif de son intérêt ; qu’il ne donne le nom d’honnêtes, de grandes ou d’héroïques, qu’aux actions qui lui sont utiles ; et qu’il ne proportionne point son estime pour telle ou telle action sur le degré de force, de courage ou de générosité nécessaire pour l’exécuter, mais sur l’importance même de cette action et l’avantage qu’il en retire. En effet, qu’encouragé par la présence d’une armée, un homme se batte seul contre trois hommes blessés ; cette action, sans doute estimable, n’est cependant qu’une action dont mille de nos grenadiers sont capables, et pour laquelle ils ne seroient jamais cités dans l’histoire : mais que le salut d’un empire, qui doit subjuguer l’univers, se trouve attaché au succès de ce combat, Horace est un héros : l’admiration de ses concitoyens et son nom célébre dans l’histoire passe aux siecles les plus reculés.

Le public ne juge du mérite des hommes que par les résultats de leurs actions pour son intérêt. Il ne le juge ni en fonction des modalités de celles-ci, ni selon des critères moraux. Le jugement du public au regard de l'histoire est purement conséquentiste et non pas déontologique (en fonction de règles et/ou d'impératifs moraux a priori). Cela pour une raison très simple : il ne peut pas faire autrement, car il ne connaît pas et ne peut connaître réellement les modalités concrètes des actions des hommes, et qu'il est toujours pragmatique dans ses jugements du fait qu'il n'en voit que le résultat et qu'il sait que l'application des principes moraux a priori ne garantit en rien le succès. Bien au contraire les principes moraux idéaux sont par nature irréalistes puisqu'ils valorisent l'intention idéale aux dépens des conditions réelles de l'action et de son résultat, lequel, selon le point de vue déontologique, peut être un échec sans perdre pour autant ou en rien de sa valeur intrinsèque...

[p. 120] Que deux personnes se précipitent dans un gouffre ; c’est une action commune à Sapho et à Curtius : mais la premiere s’y jette pour s’arracher aux malheurs de l’amour, et le second pour sauver Rome ; Sapho est une folle, et Curtius un héros. En vain quelques philosophes donneroient-ils également à ces deux actions le nom de folie ; le public, plus éclairé qu’eux sur ses véritables intérêts, ne donnera jamais le nom de fou à ceux qui le sont à son profit. [p. 121]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 12

De l’esprit, par rapport au public.

appliquons à l’esprit ce que j’ai dit de la probité : l’on verra que, toujours le même dans ses jugements, le public ne prend jamais conseil que de son intérêt ; qu’il ne proportionne point son estime pour les différents genres d’esprit à l’inégale difficulté de ces genres, c’est-à-dire au nombre et à la finesse des idées nécessaires pour y réussir, mais seulement à l’avantage plus ou moins grand qu’il en retire.

Qu’un général ignorant gagne trois batailles sur un général encore plus ignorant que lui, il sera, du moins pendant sa vie, revêtu d’une gloire qu’on n’accordera pas au plus grand peintre du monde. Ce dernier n’a cependant mérité le titre de grand peintre, que par une grande supériorité sur des hommes habiles, et qu’en excellant dans un art, sans doute moins nécessaire, mais peut-être plus difficile que celui de la guerre. Je dis plus difficile, parce qu’à l’ouverture de l’histoire, on voit une infinité d’hommes tels que les épaminondas, les Lucullus, les Alexandre, les Mahomet, les Spinola, les Cromwel, les Charles Xii, obtenir la réputation de grands capitaines le jour même qu’ils ont commandé et battu des armées ; et qu’aucun peintre, quelque heureuse disposition qu’il ait reçu de la nature, n’est cité entre les peintres illustres, s’il n’a du moins consommé dix ou douze ans de sa vie en études préliminaires de cet art. Pourquoi [p. 122] donc accorder plus d’estime au général ignorant qu’au peintre habile ?

Cet inégal partage de gloire, si injuste en apparence, tient à l’inégalité des avantages que ces deux hommes procurent à leur nation. Qu’on se demande encore pourquoi le public donne au négociateur habile le titre d’esprit supérieur, qu’il refuse à l’avocat célebre ? L’importance des affaires dont on charge le premier prouve-t-elle en lui quelque supériorité d’esprit sur le second ? Ne faut-il pas souvent autant de sagacité et de finesse pour discuter les intérêts et terminer les procès de deux seigneurs de paroisse, que pour pacifier deux nations ? Pourquoi donc le public, si avare de son estime envers l’avocat, en est-il si prodigue envers le négociateur ? C’est que le public, toutes les fois qu’il n’est pas aveuglé par quelque préjugé ou quelque superstition, est, sans s’en appercevoir, capable de faire, sur ce qui l’intéresse, les raisonnements les plus fins. L’instinct, qui lui fait tout rapporter à son intérêt, est comme l’éther, qui pénetre tous les corps sans y faire aucune impression sensible. Il a moins besoin de peintres et d’avocats célebres, que de généraux et de négociateurs habiles ; il attachera donc aux talents de ces derniers le prix d’estime nécessaire pour engager toujours quelque citoyen à les acquérir. De quelque côté qu’on jette les yeux, on verra toujours l’intérêt présider à la distribution que le public fait de son estime.

Le public ne voit que son intérêt et c'est en fonction du résultat des actions, bénéfique du point de vue de cet intérêt, qu'il peut accorder son estime aux individus méritants. Néanmoins, il ne doit pas être victimes de préjugés pour bien juger. Reste à savoir d'où peuvent venir ces préjugés...

Lorsque les hollandois érigent une statue à ce Guillaume Buckelst qui leur avoit donné le secret de saler et d’encaquer les harengs, ce n’est point à l’étendue de génie nécessaire pour cette découverte qu’ils déferent cet honneur, [p. 123] mais à l’importance du secret et aux avantages qu’il procure à la nation. Dans toute découverte, cet avantage en impose tellement à l’imagination, qu’il en décuple le mérite, même aux yeux des gens sensés. Lorsque les petits augustins députerent à Rome pour obtenir du saint siege la permission de se couper la barbe, qui sait si le pere Eustache n’employa pas dans cette négociation autant de finesse et d’esprit que le président Jeannin dans ses négociations de Hollande ? Personne ne peut rien affirmer à ce sujet. à quoi donc attribuer le sentiment du rire ou de l’estime qu’excitent ces deux négociations différentes, si ce n’est à la différence de leurs objets ? Nous supposons toujours de grandes causes à de grands effets. Un homme occupe une grande place ; par la position où il se trouve, il opere de grandes choses avec peu d’esprit : cet homme passera, près de la multitude, pour supérieur à celui qui, dans un poste inférieur et des circonstances moins heureuses, ne peut qu’avec beaucoup d’esprit exécuter de petites choses. Ces deux hommes seront comme des poids inégaux appliqués à différents points d’un long levier, où le poids plus léger, placé à une des extrêmités, enleve un poids décuple placé plus près du point d’appui.

Le premier préjugé concerne le fait que le public a tendance à exagérer l'importance d'une action et de ses résultats en fonction de la position sociale de l'acteur, en vertu d'un principe faussement logique ou sophistique: les grandes causes font les grands effets du fait qu'une cause est au moins égale et supérieure à son effet.

Or, si le public, comme je l’ai prouvé, ne juge que d’après son intérêt, et s’il est indifférent à toute autre espece de considération ; ce même public, admirateur enthousiaste des arts qui lui sont utiles, ne doit point exiger des artistes qui les cultivent ce haut degré de perfection auquel il veut absolument qu’atteignent ceux qui s’attachent à des arts moins utiles, et dans lesquels il est souvent plus difficile de réussir.

Le public doit être plus indulgent vis-à-vis des arts ce qui lui sont le plus utile que vis-à-vis de ceux qui pratiquent des arts qui lui sonty moins utiles, car seul l'utilité doit compter pour juger un art et un artiste et non pas la perfection formelle de cet art, mais il ne le fait pas toujours : Ce préjugé qui voit dans la seule perfection formelle et le statut social un critère positif de jugement est le résultat d'une comparaison fallacieuse entre ceux qui font des actions plus utiles mais qui exigent moins de qualité sociale avec ceux qui font des actions moins utiles mais qui occupent une situation sociale plus élevée, car le public juge précisément des hommes en fonction de la seule utilité de leur action et a tendance à considérer que les actions utiles sont le résultat de la qualité supérieures de ceux qui les font. Ils attribuent ainsi faussement aux hommes la qualité de leurs actions en oubliant que le rapport entre les deux est bien souvent et peut-être le plus souvent démenti par les faits.

Aussi les hommes, selon qu’ils s’appliquent [p. 124] à des arts plus ou moins utiles, sont-ils comparables à des outils grossiers, ou à des bijoux : les premiers sont toujours jugés bons quand l’acier en est bien trempé, et les seconds ne sont estimés qu’autant qu’ils sont parfaits. C’est pourquoi notre vanité est en secret toujours d’autant plus flattée d’un succès, que nous obtenons ce succès dans un genre moins utile au public, où l’on mérite plus difficilement son approbation, dans lequel enfin la réussite suppose nécessairement plus d’esprit et de mérite personnel.

De ce fait la vanité personnelle de l'acteur se sent d'autant plus flattée qu'elle concerne un succès dans un genre considéré comme moins utile mais difficile à obtenir, car ce succès ne peut être attribué qu'aux qualités intrinsèques de l'agent et non pas seulement à l'utilité des conséquences de ses actions.

En effet, de quelles préventions différentes le public n’est-il pas affecté, lorsqu’il pese le mérite ou d’un auteur ou d’un général ? Juge-t-il le premier ? Il le compare à tous ceux qui ont excellé dans son genre, et ne lui accorde son estime qu’autant qu’il surpasse ou qu’au moins il égale ceux qui l’ont précédé. Juge-t-il un général ? Il n’examine point, avant d’en faire l’éloge, s’il égale en habileté les Scipion, les César, ou les Sertorius. Qu’un poëte dramatique fasse une bonne tragédie sur un plan déjà connu, c’est, dit-on, un plagiaire méprisable ; mais qu’un général se serve, dans une campagne, de l’ordre de bataille et des stratagêmes d’un autre général, il n’en paroît souvent que plus estimable.

Ainsi quand le public juge un général il le compare aux autres généraux et exige de lui, pour être bien jugé, qu'il soit au moins aussi méritant que les autres, même s'il n'innove en rien quant à sa sa stratégie ; par contre, quand il s'agit d'un poète, l'absence d'innovation est méprisée en tant que plagiat. Ce qui veut dire que pour un simple poète il convient d'être plus parfait encore par rapport à d'autres poètes pour être positivement apprécié que pour un général. Le poète est donc plus sévèrement jugé du fait de sa situation inférieure en terme d'utilité reconnue et de statut que le général. De même un bijou sans grande utilité est jugé en fonction de la perfection esthétique et du talent supérieur, en terme d'innovation, du bijoutier, alors que pour un simple outil pourtant plus utile, seule sa matière (acier plus ou moins bien trempé) fait la différence, puisqu'il ressemble, dans sa forme et sa fonction, à d'autres.

Qu’un auteur emporte un prix sur soixante concurrents, si le public n’avoue point le mérite de ces concurrents, ou si leurs ouvrages sont foibles, l’auteur et son succès sont bientôt oubliés.

L'auteur, au contraire du général, doit creuser l'écart avec ses concurrents pour être considéré comme méritant par le public, car sa position d'utilité est, à tort ou à raison, considérée par celui-ci comme moindre.

Mais quand le général a triomphé, le public, avant que de le couronner, a-t-il jamais constaté l’habileté et la valeur des vaincus ? Exige-t-il d’un général ce sentiment fin et délicat de gloire qui, à la mort de M De Turenne, détermina M De Montecuculi à quitter le commandement des [p. 125] armées ? on ne peut plus, disoit-il, m’opposer d’ennemi digne de moi. Le public pese donc à des balances très-différentes le mérite d’un auteur et celui d’un général. Or, pourquoi dédaigner dans l’un la médiocrité que souvent il admire dans l’autre ? C’est qu’il ne tire nul avantage de la médiocrité d’un écrivain, et qu’il en peut tirer de très-grands de celle d’un général, dont l’ignorance est quelquefois couronnée du succès. Il est donc intéressé à priser dans l’un ce qu’il méprise dans l’autre.

D’ailleurs, si le bonheur public dépend du mérite des gens en place, et si les grandes places sont rarement remplies par de grands hommes ; pour engager les gens médiocres à porter du moins dans leurs entreprises toute la prudence et l’activité dont ils sont capables, il faut nécessairement les flatter de l’espoir d’une grande gloire. Cet espoir seul peut élever jusqu’au terme de la médiocrité des hommes qui n’y eussent jamais atteint, si le public, trop sévere appréciateur de leur mérite, les eût dégoûtés de son estime par la difficulté de l’obtenir.

En d'autres termes, si le mérite par le public se mesure à la position politique et sociale des gens de pouvoir, et si ces gens sont dans l'ensemble plutôt médiocres, la meilleure chose à faire pour qu'il puisse faire la maximum pour le public que leur permet leur médiocrité est de les flatter plutôt que de les juger trop sévèrement en entretenant en eux la motivation narcissique afin qu'il puisse se aller « vers le minimum » de leur médiocrité sans réellement pouvoir en sortir ! Il y a donc une utilité publique à la flatterie des grands hommes pour obtenir d'eux une moindre médiocrité. Il s'agit là, de la part du public et concernant leurs dirigeants, d'un jugement d'indulgence auto-réalisateur

Voilà la cause de l’indulgence secrette avec laquelle le public juge les gens en place ; indulgence quelquefois aveugle dans le peuple, mais toujours éclairée dans l’homme d’esprit. Il sait que les hommes sont les disciples des objets qui les environnent ; que la flatterie, assidue auprès des grands, préside à toutes les instructions qu’on leur donne ; et qu’ainsi l’on ne peut, sans injustice, leur demander autant de talents et de vertus qu’on en exige d’un particulier. Si le spectateur éclairé siffle au théâtre françois ce qu’il applaudit aux italiens ; si, dans une belle femme et un joli enfant, tout est grace, esprit et gentillesse ; pourquoi ne pas [p. 126] traiter les grands avec la même indulgence ? On peut légitimement admirer en eux des talents qu’on trouve communément chez un particulier obscur, parce qu’il leur est plus difficile de les acquérir. Gâtés par les flatteurs, comme les jolies femmes par les galants ; occupés d’ailleurs de mille plaisirs, distraits par mille soins, ils n’ont point, comme un philosophe, le loisir de penser, d’acquérir un grand nombre d’idées, ni de reculer et les bornes de leur esprit et celles de l’esprit humain. Ce n’est point aux grands qu’on doit les découvertes dans les arts et les sciences ; leur main n’a pas levé le plan de la terre et du ciel, n’a point construit des vaisseaux, édifié des palais, forgé le soc des charrues, ni même écrit les premieres loix : ce sont les philosophes qui, de l’état de sauvages, ont porté les sociétés au point de perfection où maintenant elles semblent parvenues. Si nous n’eussions été secourus que par les lumieres des hommes puissants, peut-être n’auroit-on point encore de bled pour se nourrir, ni de ciseaux pour se faire les ongles.

Les vrais « grands » hommes ne sont pas ceux qui disposent du pouvoir politique et qu'on estime pour cela, ni les « petits », mais les philosophes qui par leur réflexion critique portant sur les sociétés et les comportements humains en général , ont fait progresser la civilisation dans le but de sortir l'humanité hors de l'état sauvage ou violent (sans lois ni règles de vie raisonnables). Ainsi contrairement à la croyance commune, les hommes les plus utiles à l'intérêt public ne sont pas les généraux, mais les philosophes.

La supériorité d’esprit dépend principalement, comme je le prouverai dans le discours suivant, d’un certain concours de circonstances où les petits sont rarement placés, mais dans lequel il est presque impossible que les grands se rencontrent. On doit donc juger les grands avec indulgence, [p. 127] et sentir que, dans une grande place, un homme médiocre est un homme très-rare. Aussi le public, sur-tout dans les temps de calamités, leur prodigue-t-il une infinité d’éloges. Que de louanges données à Varron, pour n’avoir point désespéré du salut de la république ! En des circonstances pareilles à celles où se trouvoient alors les romains, l’homme d’un vrai mérite est un dieu.

Si Camille eût prévenu les malheurs dont il arrêta le cours ; si ce héros, élu général à la bataille d’Allia, eût défait à cette journée les gaulois qu’il vainquit au pied du capitole ; Camille, pareil alors à cent autres capitaines, n’eût point eu le titre de second fondateur de Rome. Si, dans des temps de prospérité, M De Villars eût rencontré en Italie la journée de Denain, s’il eût gagné cette bataille dans un moment où la France n’eût point été ouverte à l’ennemi, la victoire eût été moins importante, la reconnoissance du public moins vive, et la gloire du général moins grande. La conclusion de ce que j’ai dit, c’est que le public ne juge que d’après son intérêt : perd-on cet intérêt de vue ? Nulle idée nette de la probité, ni de l’esprit.

Si les nations enchaînées sous un pouvoir despotique sont le mépris des autres nations ; si, dans les empires du Mogol et de Maroc, on voit très-peu d’hommes illustres ; c’est que l’esprit, comme je l’ai dit plus haut, n’étant en soi ni grand ni petit, il emprunte l’une ou l’autre de ces dénominations de la grandeur ou de la petitesse des objets qu’il considere. Or, dans la plupart des gouvernements arbitraires, les citoyens ne peuvent, sans déplaire au despote, s’occuper de l’étude du droit de nature, du droit public, de [p. 128] la morale et de la politique. Ils n’osent remonter, en ce genre, jusqu’aux premiers principes de ces sciences, ni s’élever à de grandes idées ; ils ne peuvent donc mériter le titre de grands esprits. Mais, si tous les jugements du public sont soumis à la loi de son intérêt, il faut, dira-t-on, trouver dans ce même principe de l’intérêt général la cause de toutes les contradictions qu’on croit, à cet égard, appercevoir dans les idées du public.

Pour cet effet, je poursuis le parallele commencé entre le général et l’auteur, et je me fais cette question : si l’art militaire, de tous les arts, est le plus utile, pourquoi tant de généraux, dont la gloire éclipsoit, de leur vivant, celle de tous les hommes illustres en d’autres genres, ont-ils été, eux, leur mémoire et leurs exploits, ensevelis dans la même tombe, lorsque la gloire des auteurs leurs contemporains conserve encore son premier éclat ? La réponse à cette question, c’est que, si l’on en excepte les capitaines qui réellement ont perfectionné l’art militaire, et qui, tels que les Pyrrhus, les Annibal, les Gustave, les Condé, les Turenne, doivent en ce genre être mis au rang des modeles et des inventeurs ; tous les généraux moins habiles que ceux-là, cessant, à leur mort, d’être utiles à leur nation, n’ont plus de droit à sa reconnoissance, ni par conséquent à son estime. Au contraire, en cessant de vivre, les auteurs n’ont pas cessé d’être utiles au public ; ils ont laissé entre ses mains les ouvrages qui leur avoient déjà mérité son estime : or, comme la reconnoissance doit subsister autant que le bienfait, leur gloire ne peut s’éclipser qu’au moment que leurs ouvrages cesseront d’être utiles à leur patrie. C’est donc uniquement à la différente et inégale utilité dont l’auteur et le général paroissent au public après leur mort, qu’on doit attribuer cette [p. 129] successive supériorité de gloire qu’en des temps différents ils obtiennent tour à tour l’un sur l’autre.

La gloire plus ou moins momentanée d'un général, voire d'un roi, doit donc être distinguée de la gloire durable, voire éternelle, d'un philosophe. Seule la dernière est véritablement utile à long terme aux sociétés donc à l'intérêt public.

C'est dire qu'il y a des contradictions dans l'opinion publique en ce qui concerne de l'intérêt public véritable



Voilà par quelle raison tant de rois, déifiés sur le trône, ont été oubliés immédiatement après leur mort : voilà pourquoi le nom des écrivains illustres, qui, de leur vivant, se trouve si rarement à côté de celui des princes, s’est, à la mort de ces écrivains, si souvent confondu avec ceux des plus grands rois ; pourquoi le nom de Confucius est plus connu, plus respecté en Europe que celui d’aucun des empereurs de la Chine ; et pourquoi l’on cite les noms d’Horace et de Virgile à côté de celui d’Auguste. Qu’on applique à l’éloignement des lieux ce que je dis de l’éloignement des temps ; qu’on se demande pourquoi le savant illustre est moins estimé de sa nation que le ministre habile ; et par quelle raison un Rosny, plus honoré chez nous qu’un Descartes, est moins considéré de l’étranger : c’est, répondrai-je, qu’un grand ministre n’est guere utile qu’à son pays ; et qu’en perfectionnant l’instrument propre à la culture des arts et des sciences, en habituant l’esprit humain à plus d’ordre et de justesse, Descartes s’est rendu plus utile à l’univers, et doit, par conséquent, en être plus respecté.

Mais, dira-t-on, si, dans tous leurs jugements, les nations ne consultoient jamais que leur intérêt, pourquoi le laboureur et le vigneron, plus utiles, sans doute, que le poëte et le géometre, en seroient-ils moins estimés ? C’est que le public sent confusément que l’estime est, entre ses mains, un trésor imaginaire, qui n’a de valeur réelle qu’autant qu’il en fait une distribution sage et ménagée ; que, par conséquent, il ne doit point attacher d’estime à des travaux dont tous les hommes sont capables. [p. 130] L’estime, alors, devenue trop commune, perdroit, pour ainsi dire, toute sa vertu ; elle ne féconderoit plus les germes d’esprit et de probité répandus dans toutes les ames ; et ne produiroit plus enfin ces hommes illustres en tous les genres, qu’anime à la poursuite de la gloire la difficulté de l’obtenir. Le public apperçoit donc qu’à l’égard de l’agriculture, c’est l’art et non l’artiste qu’il doit honorer ; et que, s’il a jadis, sous les noms de Cérès et de Bacchus, déifié le premier laboureur et le premier vigneron, cet honneur, si justement accordé aux inventeurs de l’agriculture, ne doit point être prodigué à des manoeuvres. Dans tout pays où le paysan n’est point surchargé d’impôts, l’espoir du gain attaché à celui de la récolte suffit pour l’engager à la culture des terres ; et j’en conclus que, dans certains cas, comme l’a déjà fait voir le célebre M Duclos, il est de l’intérêt des nations de proportionner leur estime, non seulement à l’utilité d’un art, mais encore à sa difficulté.

L'utilité réellement estimable concerne non pas la satisfaction des besoins matériels immédiats, mais les actes exceptionnels et partant difficiles qui concourent à l'intérêt des nations à long terme. Les peuples doivent apprendre à proportionner leur admiration en fonction de cet intérêt général sur le long terme.

Qui doute qu’un recueil de faits, tel que celui de la bibliothéque orientale, ne soit aussi instructif, aussi agréable, et par conséquent aussi utile qu’une excellente tragédie ? Pourquoi donc le public a-t-il plus d’estime pour le poëte tragique que pour le savant compilateur ? C’est qu’assuré, par le grand nombre des entreprises comparé au petit nombre des succès, de la difficulté du genre dramatique, le public sent que, pour former des Corneille, des Racine, des Crebillon et des Voltaire, il doit attacher infiniment plus de gloire à leurs succès ; et qu’au contraire, [p. 131] il suffit d’honorer les simples compilateurs du plus foible genre d’estime, pour être abondamment pourvu de ces ouvrages dont tous les hommes sont capables, et qui ne sont proprement que l’oeuvre du temps et de la patience.

Parmi les savants, tous ceux qui, totalement privés des lumieres philosophiques, ne font que rassembler dans des recueils les faits épars dans les ruines de l’antiquité, sont, par rapport à l’homme d’esprit, ce que les tireurs de pierre sont par rapport à l’architecte ; ce sont eux qui fournissent les matériaux des édifices ; sans eux, l’architecte seroit inutile. Mais peu d’hommes peuvent devenir bons architectes, tous sont propres à tirer la pierre : il est donc de l’intérêt public d’accorder aux premiers une paye d’estime proportionnée à la difficulté de leur art.



Le philosophe est l'architecte du savoir en cela qu'il est capable de donner une structure d'ensemble cohérente et stable aux données éparpillées des différentes sciences et techniques qui ne sont que les éléments morcelés de la construction du savoir. Ainsi les véritables bienfaiteurs, c'est à dire les « constructeurs » de la connaissance et donc de l'humanité, car celle-ci se construit par son savoir, sont les philosophes et non pas les spécialistes des connaissances factuelles spécifiques. L'activité des premiers est plus difficile et donc plus estimable que celle des seconds, car elle exige une compréhension universelle du savoir quant à leurs fondements et leurs usages.



C’est par ce même motif, et parce que l’esprit d’invention et de systême ne s’acquiert ordinairement que par de longues et pénibles méditations, qu’on attache plus d’estime à ce genre d’esprit qu’à tout autre ; et qu’enfin, dans tous les genres d’une utilité à peu près pareille, le public proportionne toujours son estime à l’inégale difficulté de ces divers genres. Je dis d’une utilité à peu près pareille ; parce que, s’il étoit possible d’imaginer une sorte d’esprit absolument inutile, quelque difficile qu’il fût d’y exceller, le public n’accorderoit aucune estime à un pareil talent ; il traiteroit celui qui l’auroit acquis, comme Alexandre traita cet homme qui, devant lui, dardoit, dit-on, avec une adresse merveilleuse, des grains de millet à travers le trou d’une aiguille, et qui n’obtint de l’équité du prince qu’un boisseau de millet pour récompense. [p. 132] La contradiction, qu’on croit quelquefois appercevoir entre l’intérêt et les jugements du public, n’est donc jamais qu’apparente. L’intérêt public, comme je m’étois proposé de le prouver, est donc le seul distributeur de l’estime accordée aux différentes sortes d’esprit.

Le difficulté et l'aspect exceptionnel des actions des « grands hommes » ne s'opposent en rien, du point de vue du public, a leur caractère utile, car, sans celui-ci, le public ne pourrait que les considérer comme de moindre valeur.

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DISCOURS 2 CHAPITRE 13

De la probité, par rapport aux siecles et aux peuples divers.

dans tous les siecles et les pays divers, la probité ne peut être que l’habitude des actions utiles à sa nation. Quelque certaine que soit cette proposition, pour en faire sentir plus évidemment la vérité, je tâcherai de donner des idées nettes et précises de la vertu.

Pour cet effet, j’exposerai les deux sentiments qui, sur ce sujet, ont jusqu’à présent partagé les moralistes.

Les uns soutiennent que nous avons de la vertu une idée absolue et indépendante des siecles et des gouvernements divers ; que la vertu est toujours une et toujours la même. Les autres soutiennent, au contraire, que chaque nation s’en forme une idée différente. Les premiers apportent, en preuve de leurs opinions, les rêves ingénieux, mais inintelligibles, du platonisme. La vertu, selon eux, n’est autre chose que l’idée même de l’ordre, de l’harmonie et d’un beau essentiel. Mais ce beau est un mystere dont ils ne peuvent donner d’idée précise : aussi n’établissent-ils point leur systême sur la connoissance que l’histoire nous donne du coeur et de l’esprit humain.

Il y a deux façons, lesquelles s'opposent dans l'opinion des philosophes, de définir la vertu et donc deux philosophies de la morale : l'une qui la considère comme ayant un caractère absolu et donc a-historique, à la manière d'un Platon qui prône l'idée du « Bien en soi » éternel, fondateur d'un ordre humain non-contradictoire, de l'harmonie stable dans la cité entre tous les citoyens, et, dans l' âme de chacun, de la sagesse ou maîtrise raisonnable de soi; mais ce bien en soi reste indéfinissable en cela qu'il est un concept premier qui ne peut donc être déduit d'autres concepts ou déterminé ou défini par d'autres concepts. Il reste donc un mystère, à savoir une idée par elle-même vide de toute rationalité, voire de tout objet ou contenu pensable.

Les seconds, et parmi eux Montaigne, avec des armes d’une trempe plus forte que des raisonnements, c’est-à-dire, avec des faits, attaquent l’opinion des premiers ; font voir qu’une action, vertueuse au nord, est vicieuse au midi ; et en concluent que l’idée de la vertu est purement arbitraire. [p. 134] Telles sont les opinions de ces deux especes de philosophes. Ceux-là, pour n’avoir pas consulté l’histoire, errent encore dans le dédale d’une métaphysique de mots : ceux-ci, pour n’avoir point assez profondément examiné les faits que l’histoire présente, ont pensé que le caprice seul décidoit de la bonté ou de la méchanceté des actions humaines. Ces deux sectes de philosophes se sont également trompées ; mais l’une et l’autre auroient échappé à l’erreur, s’ils avoient considéré, d’un oeil attentif, l’histoire du monde. Alors ils auroient senti que les siecles doivent nécessairement amener, dans le physique et le moral, des révolutions qui changent la face des empires ; que, dans les grands bouleversements, les intérêts d’un peuple éprouvent toujours de grands changements ; que les mêmes actions peuvent lui devenir successivement utiles et nuisibles, par conséquent prendre tour à tour le nom de vertueuses et de vicieuses. Conséquemment à cette observation, s’ils eussent voulu se former de la vertu une idée purement abstraite et indépendante de la pratique, ils auroient reconnu que, par ce mot de vertu, l’on ne peut entendre que le desir du bonheur général ; que, par conséquent, le bien public est l’objet de la vertu, et que les actions qu’elle commande sont les moyens dont elle se sert pour remplir cet objet ; qu’ainsi l’idée de la vertu n’est point arbitraire ; que, dans les siecles et les pays divers, tous les hommes, du moins ceux qui vivent en société, ont dû s’en former la même idée ; et qu’enfin, si les peuples se la représentent sous des formes différentes, c’est qu’ils prennent pour la vertu même les divers moyens dont elle se sert pour remplir son objet.

L'autre, qui s'oppose à la première, rejette les raisonnements a priori qui ne débouche que sur une pensée métaphysique dont le verbalisme masque et révèle à la fois la stérilité, se concentre sur les faits afin de montrer, à la manière de Montaigne, en quoi les morales sont différentes selon les peuples et les époques. Mais par delà ces oppositions apparentes, mais aussi réelles, il convient selon notre auteur de voir que la vertu, sous des formes différentes, voire opposées, n'est rien d'autres pour tous et à toutes les époques que l'expression du désir général d'être heureux s'exprimant sous la forme de l'utilité publique.

Cette définition de la vertu en donne, je pense, une idée nette, simple, et conforme à l’expérience ; conformité [p. 135] qui peut seule constater la vérité d’une opinion. La pyramide de Venus-Uranie, dont la cime se perdoit dans les cieux, et dont la base étoit appuyée sur la terre, est l’emblême de tout systême, qui s’écroule à mesure qu’on l’édifie, s’il ne porte sur la base inébranlable des faits et de l’expérience. C’est aussi sur des faits, c’est-à-dire, sur la folie et la bizarrerie jusqu’à présent inexplicables des loix et des usages divers, que j’établis la preuve de mon opinion.

Il faut donc, pour notre auteur, renverser la démarche classique de la métaphysique qui consiste à partir des idées les plus générales et les plus vides pour tenter sans succès d'aller vers l'expérience des comportements humains, mais, au contraire, adopter la démarche inverse qui consiste à partir des faits et d'abord de ce fait massif qui les fonde tous qu'est la recherche du bonheur général ou public par des voies différentes. Il convient donc d'adopter une conception anti-métaphysique de la connaissance humaine au profit d'un conception empirique qui, seule, permet de dégager les lois générales, si tant est qu'elles existent, de la vie éthique et politique. Il est donc nécessaire de faire de la philosophie une véritable science humaine à la fois sociologique et psychologique.

Quelque stupides qu’on suppose les peuples, il est certain qu’éclairés par leurs intérêts ils n’ont point adopté sans motifs les coutumes ridicules qu’on trouve établies chez quelques-uns d’eux ; la bizarrerie de ces coutumes tient donc à la diversité des intérêts des peuples : en effet, s’ils ont toujours confusément entendu, par le mot de vertu, le desir du bonheur public ; s’ils n’ont, en conséquence, donné le nom d’honnêtes qu’aux actions utiles à la patrie ; et si l’idée d’utilité a toujours été secrettement associée à l’idée de vertu ; on peut assurer que les coutumes les plus ridicules, et même les plus cruelles, ont, comme je vais le montrer par quelques exemples, toujours eu pour fondement l’utilité réelle ou apparente du bien public.

Toute coutume sociale est, pour Helvetius, fonctionnelle. On ne peut donc juger les coutumes en les comparant aux nôtres, bien qu'elles puissent nous paraître absurdes, voire immorales ou scandaleuses. Il faut les référer à leur finalité utilitaire pour le groupe dans laquelle elles prennent sens pour en saisir l'utilité dans les conditions particulières qui sont celles de ce groupe.

Le vol étoit permis à Sparte, l’on n’y punissoit que la mal-adresse du voleur surpris : quoi de plus bizarre que [p. 136] cette coutume ? Cependant, si l’on se rappelle les loix de Lycurgue, et le mépris qu’on avoit pour l’or et l’argent, dans une république où les loix ne donnoient cours qu’à une monnoie d’un fer lourd et cassant, on sentira que les vols de poules et de légumes étoient les seuls qu’on y pût commettre. Toujours faits avec adresse, souvent niés avec fermeté, de pareils vols entretenoient les lacédémoniens dans l’habitude du courage et de la vigilance : la loi qui permettoit le vol pouvoit donc être très-utile à ce peuple, qui n’avoit pas moins à redouter de la trahison des ilotes que de l’ambition des perses, et qui ne pouvoit opposer aux attentats des uns, comme aux armées innombrables des autres, que le boulevard de ces deux vertus. Il est donc certain que le vol, nuisible à tout peuple riche, mais utile à Sparte, y devoit être honoré. à la fin de l’hyver, lorsque la disette des vivres contraint le sauvage à quitter sa cabane, et que la faim lui commande d’aller à la chasse faire de nouvelles provisions, quelques-unes des nations sauvages s’assemblent avant leur départ, font monter leurs sexagénaires sur des chênes, et font secouer ces chênes par des bras nerveux ; la plupart des vieillards tombent, et sont massacrés dans le moment même de leur chûte. Ce fait est connu, et rien ne paroît d’abord plus abominable que cette coutume : cependant, quelle surprise, lorsqu’après avoir remonté à son origine, on voit que le sauvage regarde la chûte de ces malheureux vieillards comme la preuve de leur impuissance à soutenir les [p. 137] fatigues de la chasse ! Les laissera-t-il, dans des cabanes ou des forêts, en proie à la famine ou aux bêtes féroces ? Il aime mieux leur épargner la durée et la violence des douleurs, et, par des parricides prompts et nécessaires, arracher leurs peres aux horreurs d’une mort trop cruelle et trop lente. Voilà le principe d’une coutume si exécrable ; voilà comme un peuple vagabond, que la chasse et le besoin de vivres retient six mois dans des forêts immenses, se trouve, pour ainsi dire, nécessité à cette barbarie ; et comment, en ces pays, le parricide est inspiré et commis par le même principe d’humanité qui nous le fait regarder avec horreur.

Ainsi le vol peut devenir une nécessité dans une société qui connaît la disette ou la famine. Il a son utilité pour ne pas mourir de faim et/ou pour maintenir des vertus humaines jugées supérieures que sont le courage et la vigilance au service du groupe menacé et/ou cultivant d'autres valeurs plus apparemment désintéressées. De même la mise à mort des vieillards dans certaines sociétés dites sauvages ou barbares est tout à la fois utile aux plus jeunes en cela qu'ils leur deviennent inutiles, voire nuisibles du fait de leur consommation improductive et à eux mêmes en cela qu'ils échapperont, une fois morts, aux maux de le vieillesse, inaptes qu'ils sont devenus à faire face aux dangers et douleurs de la vie.

Mais, sans avoir recours aux nations sauvages, qu’on jette les yeux sur un pays policé, tel que la Chine ; qu’on se demande pourquoi l’on y donne aux peres le droit de vie et de mort sur leurs enfants : et l’on verra que les terres de cet empire, quelque étendues qu’elles soient, n’ont pu quelquefois subvenir qu’avec peine aux besoins de ses nombreux habitants ; or, comme la trop grande disproportion entre la multiplicité des hommes et la fécondité des terres occasionneroit nécessairement des guerres funestes à cet empire et peut-être même à l’univers, on conçoit que, dans un instant de disette, et pour prévenir une infinité de meurtres et de malheurs inutiles, la nation chinoise, humaine dans [p. 138] ses intentions, mais barbare dans le choix des moyens, a, par le sentiment d’une humanité peu éclairée, pu regarder ces cruautés comme nécessaires au répos du monde. j’y sacrifie, s’est-elle dit, quelques victimes infortunées, auxquelles l’enfance et l’ignorance dérobent la connoissance et les horreurs de la mort, en quoi consiste peut-être ce qu’elle a de plus redoutable. C’est sans doute au desir de s’opposer à la trop grande multiplication des hommes, et par conséquent à la même origine, qu’on doit attribuer la vénération ridicule que certains peuples d’Afrique conservent encore aujourd’hui pour des solitaires qui s’interdisent avec les femmes le commerce qu’ils se permettent avec les brutes.



La mise à mort des enfants est ou a été aussi en Chine un moyen de régulation utile pour établir l'équilibre entre les ressources et les besoins de une population pléthorique toujours menacée par la famine endémique.

Ce fut pareillement le motif de l’intérêt public, et le desir de protéger la pudique beauté contre les attentats de l’incontinence, qui jadis engagea les suisses à publier un édit par lequel il étoit non seulement permis, mais même ordonné à chaque prêtre de se pourvoir d’une concubine. Sur les côtes de Coromandel, où les femmes s’affranchissoient par le poison du joug importun de l’hymen, ce fut enfin le même motif qui, par un remede aussi odieux que le [p. 139] mal, engagea le législateur à pourvoir à la sûreté des maris, en forçant les femmes de se brûler sur les tombeaux de leurs époux.

D’accord avec mes raisonnements, tous les faits que je viens de citer concourent à prouver que les coutumes, même les plus cruelles et les plus folles, ont toujours pris leur source dans l’utilité réelle, ou du moins apparente, du public.

Peu importe ici que l'utilité soit réelle ou apparente ; il suffit qu'elle soit considérée comme telle pour qu'elle prenne sens et fonction dans et pour le groupe pour être justifiée ou sensée être admise comme estimable. Ce qui veut dire qu'il ne saurait y avoir de moralité absolue, sinon aberrante du point de vue des intérêt réels des humains vivant dans différentes conditions sociales et naturelles différentes. L'utilité est la seule universalité réelle , mais elle se décline différemment selon les société différentes. Comprendre les humains c'est comprendre cette universalité de la finalité de l'utilité dans la diversité des moyens de la définir et de la mettre en œuvre dans les différentes sociétés.

Mais, dira-t-on, ces coutumes n’en sont pas moins odieuses ou ridicules : oui, parce que nous ignorons les motifs de leur établissement ; et parce que ces coutumes, consacrées par leur antiquité ou par la superstition, ont, par la négligence ou la foiblesse des gouvernements, subsisté long-temps après que les causes de leur établissement avoient disparu. Lorsque la France n’étoit, pour ainsi dire, qu’une vaste forêt, qui doute que ces donations de terres en friche, faites aux ordres religieux, ne dussent alors être permises ; et que la prorogation d’une pareille permission ne fût maintenant aussi absurde et aussi nuisible à l’état qu’elle pouvoit être sage et utile lorsque la France étoit encore inculte ? Toutes les coutumes qui ne procurent que des avantages passagers, sont comme des échaffauds qu’il faut abattre quand les palais sont élevés.

Ainsi des coutumes des autres sociétés ne nous paraissent absurdes ou immorales que parce que nos coutumes et valeurs vis-à-vis desquelles on les juge sont faussement considérées comme valant pour toutes les sociétés. Cela vaut aussi pour des coutumes qui ne sont plus adaptées à l'évolution des conditions de vie de notre société.

Rien de plus sage au fondateur de l’empire des incas, que de s’annoncer d’abord aux péruviens comme le fils du soleil, et de leur persuader qu’il leur apportoit les loix que lui avoit dictées le dieu son pere. Ce mensonge imprimoit aux sauvages [p. 140] plus de respect pour sa législation ; ce mensonge étoit donc trop utile à cet état naissant, pour ne devoir point être regardé comme vertueux : mais, après avoir assis les fondements d’une bonne législation ; après s’être assuré, par la forme même du gouvernement, de l’exactitude avec laquelle les loix seroient toujours observées ; il falloit que, moins orgueilleux ou plus éclairé, ce législateur prévît les révolutions qui pourroient arriver dans les moeurs et les intérêts de ses peuples, et les changements qu’en conséquence il faudroit faire dans ses loix ; qu’il déclarât à ces mêmes peuples, par lui ou par ses successeurs, le mensonge utile et nécessaire dont il s’étoit servi pour les rendre heureux ; que, par cet aveu, il ôtât à ses loix le caractere de divinité qui, les rendant sacrées et inviolables, devoit s’opposer à toute réforme, et qui peut-être eût un jour rendu ces mêmes loix nuisibles à l’état, si, par le débarquement des européans, cet empire n’eût été détruit presqu’aussitôt que formé.

Mais cette fausse croyance en l'éternité des coutumes et des valeurs morales qui les soutendent a elle-même une utilité : celle de faire respecter ou de rendre incontestables des traditions qui permettent la préservation d'un ordre social stable. Cela vaut d'abord pour les traditions religieuses qui font de ou des dieux un principes supérieur d'autorité afin de leur conférer un caractère sacré (intouchable). Mais cette utilité est ambivalente en cela qu'elle devient nuisible lorsqu'elle fait obstacle aux évolutions sociales nécessaires dans des conditions nouvelles, naturelles, techniques, économiques et sociales d'existence.

L’intérêt des états est, comme toutes les choses humaines, sujet à mille révolutions. Les mêmes loix et les mêmes coutumes deviennent successivement utiles et nuisibles au même peuple ; d’où je conclus que ces loix doivent être tour à tour adoptées et rejetées, et que les mêmes actions doivent successivement porter les noms de vertueuses ou de vicieuses ; proposition qu’on ne peut nier sans convenir qu’il est des actions à la fois vertueuses et nuisibles à l’état, sans sapper, par conséquent, les fondements de toute législation et de toute société.

La conclusion générale de tout ce que je viens de dire, c’est que la vertu n’est que le desir du bonheur des hommes ; et qu’ainsi la probité, que je regarde comme la vertu mise [p. 141] en action, n’est, chez tous les peuples et dans tous les gouvernements divers, que l’habitude des actions utiles à sa nation. Quelque évidente que soit cette conclusion, comme il n’est point de nation qui ne connoisse et ne confonde ensemble deux différentes especes de vertu ; l’une, que j’appellerai vertu de préjugé ; et l’autre, vraie vertu ; je crois, pour ne laisser rien à désirer sur ce sujet, devoir examiner la nature de ces différentes sortes de vertu.

Il faut donc distinguer une vertu de préjugé et une vertu authentique dont la confusion est nuisible; la première consiste à penser qu'une tradition ou une coutume est et doit être universelle et immuable dans sa forme et la seconde qui voit dans l'utilité publique changeante la seule vraie utilité pour le développement de l'intérêt public. Une conception immuable, en particulier religieuse, de la vertu est un aveuglement nuisible à l'intérêt en devenir des populations et donc à leur avenir ou bonheur futur.

[p. 142]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 14

Des vertus de préjugé, et des vraies vertus. je donne le nom de vertus de préjugé à toutes celles dont l’observation exacte ne contribue en rien au bonheur public ; telles sont les austérités de ces fakirs insensés dont l’Inde est peuplée ; vertus qui, souvent indifférentes et même nuisibles à l’état, font le supplice de ceux qui s’y vouent. Ces fausses vertus sont, dans la plupart des nations, plus honorées que les vraies vertus, et ceux qui les pratiquent en plus grande vénération que les bons citoyens. Personne de plus honoré dans l’Indoustan que les bramines : l’on y adore jusqu’à leurs nudités ; l’on y respecte aussi leurs pénitences, et ces pénitences sont réellement affreuses : les uns restent toute leur vie attachés à un arbre, les autres se balancent sur les flammes, ceux-ci [p. 143] portent des chaînes d’un poids énorme, ceux-là ne se nourrissent que de liquides, quelques-uns se ferment la bouche d’un cadenat, et quelques-autres s’attachent une clochette au prépuce ; il est d’une femme de bien d’aller en dévotion baiser cette clochette, et c’est un honneur aux peres de prostituer leurs filles à des fakirs. Entre les actions ou les coutumes auxquelles la superstition attache le nom de sacrées, une des plus plaisantes, sans contredit, est celles des juibus, prêtresses de l’isle Formose.

" pour officier dignement, et mériter la vénération des peuples, elles doivent, après des sermons, des contorsions et des hurlements, s’écrier qu’elles voient leurs dieux ; ce cri jeté, elles se roulent par terre, montent sur le toit des pagodes, découvrent leur nudité, se claquent les fesses, lâchent leur urine, descendent nues, et se lavent en présence de l’assemblée. " trop heureux encore les peuples chez qui, du moins, les vertus de préjugé ne sont que ridicules ; souvent elles sont barbares. Dans la capitale du Cochin, l’on éleve des [p. 144] crocodiles ; et quiconque s’expose à la fureur de ces animaux, et s’en fait dévorer, est compté parmi les élus. Au royaume de Martemban, c’est un acte de vertu, le jour qu’on promene l’idole, de se précipiter sous les roues du chariot, ou de se couper la gorge à son passage ; qui se voue à cette mort est réputé saint, et son nom est, à cet effet, inscrit dans un livre.

Les fausses vertus détournent les populations des vraies et leur sont pour beaucoup nuisibles. D'où la question : comment le public peut-il se tromper à ce point sur son véritable intérêt, alors qu'il souffre à l'évidence  de ces fausses vertus? Qui se double d'une seconde: Comment savoir que telle ou telle vertu dans le contexte particulier de la société qui la pratique et dont on a vu qu'elle doit y être référée pour pouvoir la juger, peut être dite vraie ou fausse ?

Or, s’il est des vertus, il est aussi des crimes de préjugé. C’en est un pour un bramine d’épouser une vierge. Dans l’isle Formose, si, pendant les trois mois qu’il est ordonné d’aller nud, un homme est couvert du plus petit morceau de toile, il porte, dit-on, une parure indigne d’un homme. Dans cette même isle, c’est un crime aux femmes enceintes d’accoucher avant l’âge de trente-cinq ans : sont-elles grosses ? Elles s’étendent aux pieds de la prêtresse, qui, en exécution de la loi, les y foule jusqu’à ce qu’elles soient avortées. Au Pégu, lorsque les prêtres ou magiciens ont prédit la convalescence ou la mort d’un malade, c’est un crime au malade condamné d’en revenir. Dans sa convalescence, chacun le fuit et l’injurie. S’il eût été bon, disent les prêtres, Dieu l’eût reçu en sa compagnie.

Comment donc peut-il exister des vertus criminelles qui ne sont pas reconnues comme telles? Comment certains de ces crimes sont-ils admis par l'opinion publique comme vertueux ?

Il n’est, peut-être, point de pays où l’on n’ait pour [p. 145] quelques-uns de ces crimes de préjugé, plus d’horreur que pour les forfaits les plus atroces et les plus nuisibles à la société.

Alors même que certains autres crimes de préjugés sont reconnus comme monstrueux dans toutes les sociétés.

Chez les giagues, peuple anthropophage qui dévore ses ennemis vaincus, on peut, sans crime, dit le p Cavazi, piler ses propres enfants dans un mortier, avec des racines, de l’huile et des feuilles, les faire bouillir, en composer une pâte dont on se frotte pour se rendre invulnérable ; mais ce seroit un sacrilege abominable que de ne pas massacrer, au mois de mars, à coups de bêche, un jeune homme et une jeune femme devant la reine du pays. Lorsque les grains sont mûrs, la reine, entourée de ses courtisans, sort de son palais, égorge ceux qui se trouvent sur son passage, et les donne à manger à sa suite : ces sacrifices, dit-elle, sont nécessaires pour appaiser les mânes de ses ancêtres, qui voient, avec regret, des gens du commun jouir d’une vie dont ils sont privés ; cette foible consolation peut seule les engager à bénir la récolte.

Au royaume de Congo, d’Angole et de Matamba, le mari peut, sans honte, vendre sa femme ; le pere, son fils ; le fils, son pere : dans ces pays, on ne connoît qu’un seul crime, c’est de refuser les prémices de sa récolte au Chitombé, grand-prêtre de la nation. Ces peuples, dit le pere Labat, si dépourvus de toutes vraies vertus, sont très-scrupuleux observateurs de cet usage. On juge bien qu’uniquement occupé [p. 146] de l’augmentation de ses revenus, c’est tout ce que leur recommande le Chitombé : il ne desire point que ses negres soient plus éclairés ; il craindroit même que des idées trop saines de la vertu ne diminuassent et la superstition et le tribut qu’elle lui paye.

Ce que j’ai dit des crimes et des vertus de préjugé suffit pour faire sentir la différence de ces vertus aux vraies vertus : c’est-à-dire, à celles qui, sans cesse, ajoutent à la félicité publique, et sans lesquelles les sociétés ne peuvent subsister.

Conséquemment à ces deux différentes especes de vertu, je distinguerai deux différentes especes de corruption de moeurs : l’une que j’appellerai corruption religieuse, et l’autre corruption politique. Mais, avant d’entrer dans cet examen, je déclare que c’est en qualité de philosophe et non de théologien que j’écris ; et qu’ainsi je ne prétends, dans ce chapitre et les suivants, traiter que des vertus purement humaines. Cet avertissement donné, j’entre en matiere ; et je dis qu’en fait de moeurs, l’on donne le nom de corruption religieuse à toute espece de libertinage, et principalement à celui des hommes avec les femmes. Cette espece de corruption, dont je ne suis point l’apologiste, et qui est sans doute criminelle, puisqu’elle offense Dieu, n’est cependant point incompatible avec le bonheur d’une nation. Différents peuples ont cru et croient encore que cette espece de corruption n’est pas criminelle ; elle l’est sans doute en France, puisqu’elle blesse les [p. 147] loix du pays ; mais elle le seroit moins, si les femmes étoient communes, et les enfants déclarés enfants de l’état ; ce crime alors n’auroit politiquement plus rien de dangereux. En effet, qu’on parcoure la terre, on la voit peuplée de nations différentes chez lesquelles ce que nous appellons le libertinage, non seulement n’est pas regardé comme une corruption de moeurs, mais se trouve autorisé par les loix et même consacré par la religion.

Deux facteurs de corruption des idées et/ou de l'esprit des peuples sont responsables de ces vertus de préjugés criminelles en cela qu'elles vont à l'encontre du développement des sociétés humaines et du bonheur général : la religion et la politique

Sans compter, en Orient, les serrails qui sont sous la protection des loix ; au Tonquin, où l’on honore la fécondité, la peine imposée, par la loi, aux femmes stériles, c’est de chercher et de présenter à leurs époux des filles qui leur soient agréables. En conséquence de cette législation, les tonquinois trouvent les européans ridicules de n’avoir qu’une femme ; ils ne conçoivent pas comment, parmi nous, des hommes raisonnables croient honorer Dieu par le voeu de chasteté ; ils soutiennent que, lorsqu’on le peut, il est aussi criminel de ne pas donner la vie à qui ne l’a pas, que de l’ôter à ceux qui l’ont déjà.

C’est pareillement sous la sauvegarde des loix, que les siamoises, la gorge et les cuisses à moitié découvertes, portées dans les rues sur des palanquins, s’y présentent dans des attitudes très-lascives. Cette loi fut établie par une de leurs reines nommée Tirada, qui, pour dégoûter les hommes d’un amour plus déshonnête, crut devoir employer toute la puissance de la beauté. Ce projet, disent les siamoises, lui réussit. Cette loi, ajoutent-elles, est d’ailleurs assez sage : il est agréable aux hommes d’avoir des desirs, aux femmes de les exciter. [p. 148] C’est le bonheur des deux sexes, le seul bien que le ciel mêle aux maux dont il nous afflige : et quelle ame assez barbare voudroit encore nous le ravir ? Au royaume de Batimena, toute femme, de quelque condition qu’elle soit, est, par la loi et sous peine de la vie, forcée de céder à l’amour de quiconque la desire ; un refus est contre elle un arrêt de mort.

Je ne finirois pas, si je voulois donner la liste de tous les peuples qui n’ont pas la même idée que nous de cette espece de corruption de moeurs : je me contenterai donc, après avoir nommé quelques-uns des pays où la loi autorise le libertinage, de citer quelques-uns de ceux où ce même libertinage fait partie du culte religieux.

Chez les peuples de l’isle Formose, l’ivrognerie et l’impudicité sont des actes de religion. Les voluptés, disent ces peuples, sont les filles du ciel, des dons de sa bonté ; en jouir, c’est honorer la divinité, c’est user de ses bienfaits. Qui doute que le spectacle des caresses et des jouissances de l’amour ne plaise aux dieux ? Les dieux sont bons ; et nos plaisirs sont, pour eux, l’offrande la plus agréable de notre reconnoissance. En conséquence de ce raisonnement, ils se livrent publiquement à toute espece de prostitution.

[p. 149] C’est encore pour se rendre les dieux favorables, qu’avant de déclarer la guerre, la reine des giagues fait venir, devant elle, les plus belles femmes et les plus beaux de ses guerriers, qui, dans des attitudes différentes, jouissent, en sa présence, des plaisirs de l’amour. Que de pays, dit Cicéron, où la débauche a ses temples ! Que d’autels élevés à des femmes prostituées ! Sans rappeller l’ancien culte de Vénus, de Cotytto, les banians n’honorent-ils pas, sous le nom de la déesse Banany, une de leurs reines, qui, selon le témoignage de Gemelli Carreri, laissoit jouir sa cour de la vue de toutes ses beautés, prodiguoit successivement ses faveurs à plusieurs amants, et même à deux à la fois.

Je ne citerai plus, à ce sujet, qu’un seul fait rapporté par Julius Firmicus Maternus, pere du deuxieme siecle de l’église, dans un traité intitulé : de errore profanarum religionum. " l’Assyrie, ainsi qu’une partie de l’Afrique, dit ce pere, adore l’air, sous le nom de Junon ou de Vénus vierge. Cette déesse commande aux éléments ; on lui consacre des temples : ces temples sont desservis par des prêtres qui, [p. 150] vêtus et parés comme des femmes, prient la déesse d’une voix languissante et efféminée, irritent les desirs des hommes, s’y prêtent, se targuent de leur impudicité ; et, après ces plaisirs préparatoires, croient devoir invoquer la déesse à grands cris, jouer des instruments, se dire remplis de l’esprit de la divinité, et prophétiser. "

il est donc une infinité de pays où la corruption des moeurs, que j’appelle religieuse, est autorisée par la loi, ou consacrée par la religion. Que de maux, dira-t-on, attachés à cette espece de corruption ! Mais ne pourroit-on pas répondre que le libertinage n’est politiquement dangereux dans un état, que lorsqu’il est en opposition avec les loix du pays, ou qu’il se trouve uni à quelqu’autre vice du gouvernement ? En vain ajouteroit-on que les peuples où regne ce libertinage sont le mépris de l’univers. Mais, sans parler des orientaux et des nations sauvages ou guerrieres, qui, livrées à toutes sortes de voluptés, sont heureuses au dedans et redoutables au dehors, quel peuple plus célebre que les grecs ! Peuple qui fait encore aujourd’hui l’étonnement, l’admiration et l’honneur de l’humanité. Avant la guerre du péloponese, époque fatale à leur vertu, quelle nation et quel pays plus fécond en hommes vertueux et en grands hommes ! On sait cependant le goût des grecs pour l’amour le plus déshonnête. Ce goût étoit si général, qu’Aristide surnommé le juste, cet Aristide qu’on étoit las, disoient les athéniens, d’entendre toujours louer, avoit cependant aimé Thémistocle. Ce fut la beauté du jeune Stesileus, de l’isle de Céos, qui, portant dans leur ame les desirs les plus violents, alluma entr’eux les flambeaux de la haine. Platon étoit libertin. Socrate même, déclaré, par l’oracle d’Apollon, le plus sage des hommes, aimoit Alcibiade [p. 151] et Archelaus ; il avoit deux femmes, et vivoit avec toutes les courtisanes. Il est donc certain que, relativement à l’idée qu’on s’est formée des bonnes moeurs, les plus vertueux des grecs n’eussent passé en Europe que pour des hommes corrompus. Or cette espece de corruption de moeurs se trouvant, en Grece, portée au dernier excès dans le temps même que ce pays produisoit de grands hommes en tout genre, qu’il faisoit trembler la Perse, et jetoit le plus grand éclat, on pourroit penser que la corruption des moeurs, à laquelle je donne le nom de religieuse, n’est point incompatible avec la grandeur et la félicité d’un état.

Helvetius adopte ici une tactique argumentative qu'il faut prendre au second degré. Il énumère toutes les mœurs d'autres sociétés qui paraissent les plus choquantes pour des chrétiens et semble les condamner dans un premier temps comme des exemples manifestes de la corruption religieuse. Mais c'est pour mieux faire voir ensuite la relativité des points de vues en prenant pour exemple les grecs antiques qui sont, dans sa société auprès des plus instruits, voire des sommités intellectuelles, une référence positive et font autorité pour leur sagesse et leur philosophie alors que leur mœurs sont à l'évidence condamnées par le christianisme. Il oppose donc deux références qui font autorité dans sa société pour montrer en quoi le référence chrétienne est elle-même relative et non pas absolue et donc en quoi même la religion chrétienne ne peut être tenue comme une vérité universelle incontestable. Il emprunte ce faisant la démarche d'un Montaigne laquelle désacralise toutes les religions, y compris au fond la religion chrétienne, en les confrontant les unes aux autres et surtout les mœurs et pensées des philosophes antiques, pourtant lus et admirés par les clercs, voire les pères théologiens de l'église catholique, aux dogmes de cette dernière.

Il est une autre espece de corruption de moeurs qui prépare la chûte d’un empire et en annonce la ruine : je donnerai à celle-ci le nom de corruption politique.

Un peuple en est infecté, lorsque le plus grand nombre des particuliers qui le composent détachent leurs intérêts de l’intérêt public. Cette espece de corruption, qui se joint quelquefois à la précédente, a donné lieu à bien des moralistes de les confondre. Si l’on ne consulte que l’intérêt politique d’un état, cette derniere seroit peut-être la plus dangereuse. Un peuple, eût-il d’ailleurs les moeurs les plus pures, s’il est attaqué de cette corruption, est nécessairement malheureux au dedans, et peu redoutable au dehors. La durée d’un tel empire dépend du hazard, qui seul en retarde ou en précipite la chûte.

Il convient de distinguer la corruption politique et la corruption religieuse bien que dans la réalité elles peuvent aller de paire. Celle-ci prétend rendre les mœurs plus moraux et, comme nous venons de la voir, de son point de vue, plus purs, mais cette prétention est balayée dès lors que la conscience de l'intérêt public est défaite au profit des intérêts particuliers en rivalité les uns contre les autres. C'est ce qui définit la corruption politique : La société se fragmente alors en micro-communautés qui s'opposent les unes aux autres sans que le pouvoir central puisse exercer une autorité réconciliatrice. Le pouvoir politique tend , dans ses conditions, à devenir -et/ou à être perçu comme- celui d'une fraction contre d'autres et perd du même coup toute légitimité à incarner l'intérêt général.

Pour faire sentir combien cette anarchie de tous les intérêts est dangereuse dans un état, considérons le mal qu’y produit la seule opposition des intérêts d’un corps avec ceux de la république : donnons aux bonzes, aux talapoins, toutes les vertus de nos saints. Si l’intérêt du corps des bonzes n’est point lié à l’intérêt public ; si, par exemple, le crédit du [p. 152] bonze tient à l’aveuglement des peuples, ce bonze, nécessairement ennemi de la nation qui le nourrit, sera, à l’égard de cette nation, ce que les romains étoient à l’égard du monde ; honnêtes entr’eux, brigands par rapport à l’univers. Chacun des bonzes eût-il en particulier beaucoup d’éloignement pour les grandeurs, le corps n’en sera pas moins ambitieux ; tous ses membres travailleront, souvent sans le savoir, à son aggrandissement ; ils s’y croiront autorisés par un principe vertueux. Il n’est donc rien de plus dangereux dans un état, qu’un corps dont l’intérêt n’est pas attaché à l’intérêt général.

Dans ces conditions de corruption politique, les intérêts particuliers des différentes religions entrent nécessairement en rivalité pour la conquête du pouvoir politique. Chaque religion se croira collectivement autorisée par Dieu et son idéal de pureté, sans même que ses membres aient nécessairement personnellement conscience de leur ambition politique, à accroître son pouvoir politique aux dépens de ses adversaires religieux transformés en ennemis mortels, du fait même de cette prétention à l'absolu et à la pureté morale qui caractérise la pensée et/ou la croyance religieuses, laquelle prétention, en effet, exclut tout compromis politique raisonnable, disons seulement humain.. Cette fusion entre la corruption politique et la religion qui culmine dans la fanatisme politico-religieux rend alors impossible toute prise de conscience, dans l'opinion que l'on ne peut plus appeler publique, d'un intérêt public.

Si les prêtres du paganisme firent mourir Socrate et persécuterent presque tous les grands hommes, c’est que leur bien particulier se trouvoit opposé au bien public ; c’est que les prêtres d’une fausse religion ont intérêt de retenir les peuples dans l’aveuglement, et, pour cet effet, de poursuivre tous ceux qui peuvent l’éclairer : exemple quelquefois imité par les ministres de la vraie religion, qui, sans le même besoin, ont souvent eu recours aux mêmes cruautés, ont persécuté, déprimé les grands hommes, se sont faits les panégyristes des ouvrages médiocres, et les critiques des excellents, et ont ensuite été désavoués par des théologiens plus éclairés qu’eux.

Que le paganisme et/ou la « vraie » religion (du point de vue de la société de l'auteur et de l'état de droit divin existant) qu'est le christianisme en arrivent à pratiquer la même répression de toute liberté de penser par l'interdiction des œuvres, voire la cruauté jusqu'à la mise à mort des grands penseurs, est particulièrement significatif de cette double corruption politico-religieuse qu’entraîne le fusion entre les ambitions politiques et religieuses. Même une religion qui pourtant prône l'amour universel ne peut y échapper !

[p. 153] Quoi de plus ridicule, par exemple, que la défense faite dans certains pays d’y faire entrer aucun exemplaire de l’esprit des loix ? Ouvrage que plus d’un prince fait lire et relire à son fils. Ne peut-on pas, d’après un homme d’esprit, répéter à ce sujet, qu’en sollicitant cette défense, les moines en ont usé comme les scythes avec leurs esclaves ? Ils leur crevoient les yeux, pour qu’ils tournassent la meule avec moins de distraction. Il paroît donc que c’est uniquement de la conformité ou de l’opposition de l’intérêt des particuliers avec l’intérêt général, que dépend le bonheur ou le malheur public ; et qu’enfin, la corruption religieuse de moeurs peut, comme l’histoire le prouve, s’allier souvent à la magnanimité, à la grandeur d’ame, à la sagesse, aux talents, enfin à toutes les qualités qui forment les grands hommes. [p. 154]

Il faut comprendre ici que le corruption religieuse (le fanatisme aveugle, répressif et violent) peut concerner même les grands hommes, dès lors que ceux-ci peuvent mettre à son service leurs qualités d'intelligence et de courage , voire leur magnanimité ou générosité vis-à-vis de ses coreligionnaires.

On ne peut nier que des citoyens tachés de cette espece de corruption de moeurs n’aient souvent rendu à la patrie des services plus importants que les plus séveres anachorettes. Que ne doit-on pas à la galante Circassienne, qui, pour assurer sa beauté, ou celle de ses filles, a, la premiere, osé les inoculer ? Que d’enfants l’inoculation n’a-t-elle pas arrachés à la mort ? Peut-être n’est-il point de fondatrice d’ordre de religieuses qui se soit rendue recommandable à l’univers par un aussi grand bienfait, et qui, par conséquent, ait autant mérité de sa reconnoissance.

Il se peut même que la corruption des mœurs soit à l'origine de découvertes bienfaisantes pour l'humanité toute entière, par exemple de pratiques esthétiques et érotiques du corps des filles très séduisantes.

Au reste, je crois devoir encore répéter, à la fin de ce chapitre, que je n’ai point prétendu me faire l’apologiste de la débauche. J’ai seulement voulu donner des notions nettes de ces deux différentes especes de corruption de moeurs, qu’on a trop souvent confondues, et sur lesquelles on semble n’avoir eu que des idées confuses. Plus instruits du véritable objet de la question, on peut en mieux connoître l’importance, mieux juger du degré de mépris qu’on doit assigner à ces deux différentes sortes de corruption, et reconnoître qu’il est deux especes différentes de mauvaises actions ; les unes qui sont vicieuses dans toutes formes de gouvernement, et les autres qui ne sont nuisibles, et par conséquent criminelles, chez un peuple, que par l’opposition qui se trouve entre ces mêmes actions et les loix du pays.

Il faut donc conclure que certaines pratiques religieuses ou traditionnelles sont contraire à toutes les formes de gouvernement ordonné et pacifique , alors que d'autres ne le sont qu'au regard des lois et coutumes du pays où elles sont, par les lois de ce pays considérées, comme criminelles. Si certaines coutumes sont mauvaises à tout gouvernement cela semble relativiser les propos précédents de l'auteur sur la relativité du bien et du mal selon les sociétés. Certaines pratiques seraient donc universellement mauvaises. Ce qui laisse supposer que d'autres peuvent être considérées comme universellement bonnes...

Plus de connoissance du mal doit donner aux moralistes plus d’habileté pour la cure. Ils pourront considérer la morale d’un point de vue nouveau, et, d’une science vaine, faire une science utile à l’univers.

Une telle distinction rationnelle peut alors rendre possible un réel progrès moral de l'humanité toute entière (exemple moderne : les droits de l'homme)

[p. 155]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 15

De quelle utilité peut être, à la morale, la connoissance des principes établis dans les chapitres précédents.

si la morale a, jusqu’à présent, peu contribué au bonheur de l’humanité, ce n’est pas qu’à d’heureuses expressions, à beaucoup d’élégance et de netteté, plusieurs moralistes n’aient joint beaucoup de profondeur d’esprit et d’élévation d’ame : mais, quelque supérieurs qu’aient été ces moralistes, il faut convenir qu’ils n’ont pas assez souvent regardé les différents vices des nations comme des dépendances nécessaires de la différente forme de leur gouvernement : ce n’est cependant qu’en considérant la morale de ce point de vue, qu’elle peut devenir réellement utile aux hommes. Qu’ont produit, jusqu’aujourd’hui, les plus belles maximes de morale ? Elles ont corrigé quelques particuliers des défauts que, peut-être, ils se reprochoient ; d’ailleurs, elles n’ont produit aucun changement dans les moeurs des nations. Quelle en est la cause ? C’est que les vices d’un peuple sont, si j’ose le dire, toujours cachés au fond de sa législation : c’est là qu’il faut fouiller, pour arracher la racine productrice de ces vices. Qui n’est doué ni des lumieres ni du courage nécessaires pour l’entreprendre, n’est, en ce genre, de presque aucune utilité à l’univers. Vouloir détruire des vices attachés à la législation d’un peuple, sans faire aucun changement dans cette législation, c’est prétendre à l’impossible ; c’est rejeter les conséquences justes des principes qu’on admet. [p. 156]

Pour notre auteur, la morale, même la mieux présentée et argumentée, est impuissante à améliorer les comportements humains, sans un changement des lois, car celles-ci règlent la réalité collective des mœurs, laquelle s'impose à tous, sauf à se mettre socialement en danger d'exclusion, voire de mort. Or les lois relève du gouvernement, c'est dire que le morale est dépendante de la politique et non l'inverse.

Qu’espérer de tant de déclamations contre la fausseté des femmes, si ce vice est l’effet nécessaire d’une contradiction entre les desirs de la nature et les sentiments que, par les loix et la décence, les femmes sont contraintes d’affecter ?

Ainsi le prétendue fausseté des femmes est essentiellement due au fait que la politique, faite par des hommes, impose aux femmes, plus qu'aux hommes, des comportements contraires à la nature de leur désirs, en particuliers sexuels, les obligeant à tricher pour vivre selon cette nature. Cette fausseté est donc fondamentalement politique et non pas naturelle, dès lors que les lois obligent les femmes, plus que les hommes, à vivre contre leur nature, selon une image trompeuse de timidité, de fidélité, d'humilité et d'obéissance à leur mari! Elles ne peuvent être elles-même que dans et par le mensonge et la dissimulation . Ce sont donc bien les lois sociales et politiques qui les obligent à se comporter ainsi et non leur prétendue nature féminine !

Dans le Malabar, à Madagascar, si toutes les femmes sont vraies, c’est qu’elles y satisfont, sans scandale, toutes leurs fantaisies, qu’elles ont mille galants, et ne se déterminent au choix d’un époux qu’après des essais répétés. Il en est de même des sauvages de la nouvelle Orléans, de ces peuples où les parentes du grand soleil, les princesses du sang, peuvent, lorsqu’elles se dégoûtent de leurs maris, les répudier pour en épouser d’autres. En de tels pays, on ne trouve point de femmes fausses, parce qu’elles n’ont aucun intérêt de l’être.

Je ne prétends pas insérer, de ces exemples, qu’on doive introduire chez nous de pareilles moeurs. Je dis seulement qu’on ne peut raisonnablement reprocher aux femmes une fausseté dont la décence et les loix leur font, pour ainsi dire, une nécessité ; et qu’enfin l’on ne change point les effets, en laissant subsister les causes. Prenons la médisance pour second exemple. La médisance est, sans doute, un vice : mais c’est un vice nécessaire ; parce qu’en tout pays où les citoyens n’auront point de part au maniement des affaires publiques, ces citoyens, peu intéressés à s’instruire, doivent croupir dans une honteuse paresse. Or, s’il est, dans ce pays, de mode et d’usage de se jeter dans le monde, et du bon air d’y parler beaucoup, l’ignorant, ne pouvant parler de choses, doit nécessairement parler des personnes. Tout panégyrique est ennuyeux, et toute satyre agréable ; sous peine d’être ennuyeux, l’ignorant est donc forcé d’être médisant. On ne [p. 157] peut donc détruire ce vice, sans anéantir la cause qui le produit, sans arracher les citoyens à la paresse, et, par conséquent, sans changer la forme du gouvernement.

Pourquoi l’homme d’esprit est-il ordinairement moins tracassier, dans les sociétés particulieres, que l’homme du monde ? C’est que le premier, occupé de plus grands objets, ne parle communément des personnes qu’autant qu’elles ont, comme les grands hommes, un rapport immédiat avec les grandes choses ; c’est que l’homme d’esprit, qui ne médit jamais que pour se venger, médit très-rarement, lorsque l’homme du monde, au contraire, est presque toujours obligé de médire pour parler.

Ce que je dis de la médisance, je le dis du libertinage, contre lequel les moralistes se sont toujours si violemment déchaînés. Le libertinage est trop généralement reconnu pour être une suite nécessaire du luxe, pour que je m’arrête à le prouver. Or, si le luxe, comme je suis fort éloigné de le penser, mais comme on le croit communément, est très-utile à l’état ; si, comme il est facile de le montrer, l’on n’en peut étouffer le goût, et réduire les citoyens à la pratique des loix somptuaires, sans changer la forme du gouvernement ; ce ne seroit donc qu’après quelques réformes en ce genre qu’on pourroit se flatter d’éteindre ce goût du libertinage.

Le libertinage, entendu comme liberté sexuelle transgressive des règles de la bienséance , est, comme on le sait, la conséquence du luxe qui excite les désirs dont le désir sexuel est à la fois, on le sait depuis Platon, le modèle et le ressort de tous les désirs dits superflus, bien que naturels. Or le luxe est au cœur du fonctionnement de l'autorité politique. Ainsi c'est bien la société politique qui, tout à la fois, suscite le libertinage tout en prétendant le condamner. Elle est donc seule responsable de celui-ci et, sauf à refuser le luxe comme indice et motif social du désir de pouvoir, on ne pourra pas réduire le goût du libertinage. Pour Helvetius, ce ne sont pas les vices individuels qui sont la cause du libertinage, mais les vices politiques de la société dans son ensemble qui valorise le luxe en en faisant l'adjuvant du pouvoir politique et économique. La sociologie politique explique la psychologie individuelle et non l'inverse.

Toute déclamation sur ce sujet est, théologiquement, mais non politiquement, bonne.

La condamnation morale ou religieuse du libertinage chez les femmes, plus que chez les hommes, dans les conditions politiques du pouvoir machiste qui suscitent le goût du luxe, ne peut être que déclamatoire, c'est à dire d'autant plus excessive qu'elle n'est que verbale et totalement impuissante à changer les mœurs, sinon d'une manière hypocrite et trompeuse. De ce point de vue, le puritanisme moral et religieux (théologique) qui autorise le luxe, loin de combattre le libertinage, ne peut que l’accroître davantage sous un masque hypocrite..

L’objet que se proposent la politique et la législation est la grandeur et la félicité temporelle des peuples : or, relativement à cet objet, je dis que, si le luxe est réellement utile à la France, ( ce que ne pense pas l'auteur), il seroit ridicule d’y vouloir introduire une rigidité de moeurs incompatible avec le goût du luxe.

Le goût du luxe et l'idéologie de la consommation qui n'est que la tentative paradoxale de démocratiser le goût du luxe sont donc incompatibles avec une morale qui prétendrait régir les mœurs et interdire la liberté sexuelle. On ne peut donc être à la fois pour le capitalisme consommatoire et le profit que l'on peut en attendre et pour la morale conservatrice des traditions répressives des désirs. Ce qu'oublient, aux USA et ailleurs, les prétendus ultra-libéraux en économie et néanmoins ultra-conservateurs dans le domaine des mœurs (Ex : Tea party).

Nulle proportion entre [p. 158] les avantages que le commerce et le luxe procurent à l’état, constitué comme il l’est (avantages auxquels il faudroit renoncer pour en bannir le libertinage), et le mal infiniment petit qu’occasionne l’amour des femmes. C’est se plaindre de trouver, dans une mine riche, quelques paillettes de cuivre mêlées à des veines d’or. Partout où le luxe est nécessaire, c’est une inconséquence politique que de regarder la galanterie comme un vice moral : et, si l’on veut lui conserver le nom de vice, il faut alors convenir qu’il en est d’utiles dans certains siecles et certains pays ; et que c’est au limon du Nil que l’Egypte doit sa fertilité. En effet, qu’on examine politiquement la conduite des femmes galantes : on verra que, blâmables à certains égards, elles sont, à d’autres, fort utiles au public ; qu’elles font, par exemple, de leurs richesses un usage communément plus avantageux à l’état que les femmes les plus sages. Le desir de plaire, qui conduit la femme galante chez le rubanier, chez le marchand d’étoffes ou de modes, lui fait non seulement arracher une infinité d’ouvriers à l’indigence où les réduiroit la pratique des loix somptuaires, mais lui inspire encore les actes de la charité la plus éclairée. Dans la supposition que le luxe soit utile à une nation, ne sont-ce pas les femmes galantes qui, en excitant l’industrie des artisants du luxe, les rendent de jour en jour plus utiles à l’état ? Les femmes sages, en faisant des largesses à des mendiants ou à des criminels, sont donc moins bien conseillées par leurs directeurs, que les femmes galantes par le desir de plaire : celles-ci nourrissent des citoyens utiles ; et celles-là des hommes inutiles, ou même les ennemis de cette nation.



Les femmes galantes, grâce à leur argent et à leur goût du luxe, font travailler des milliers de d'artisans et d'ouvrier(e)s qui sont très utiles à la société et à l'intérêt public dès lors qu'elles refusent du même coup, du fait de l'absence de toute morale charitable, à nourrir des bouches inutiles, voire des criminels qui sont de véritables ennemis publics. Le cynisme apparent de l'auteur, semble ici avoir pour cible, sur un mode ironique, l'hypocrisie des gens du monde ainsi que celui de l'église dont le goût du luxe, de notoriété publique, sous couvert d'un moralisme de façade, n'est pas à démontrer.

Il suit de ce que je viens de dire, qu’on ne peut se flatter [p. 159] de faire aucun changement dans les idées d’un peuple, qu’après en avoir fait dans sa législation ; que c’est par la réforme des loix qu’il faut commencer la réforme des moeurs, que des déclamations contre un vice utile, dans la forme actuelle d’un gouvernement, seroient, politiquement, nuisibles si elles n’étoient vaines ; mais elles le seront toujours, parce que la masse d’une nation n’est jamais remuée que par la force des loix. D’ailleurs, qu’il me soit permis de l’observer en passant, parmi les moralistes, il en est peu qui sachent, en armant nos passions les unes contre les autres, s’en servir utilement pour faire adopter leur opinion : la plupart de leurs conseils sont trop injurieux. Ils devroient pourtant sentir que des injures ne peuvent, avec avantage, combattre contre des sentiments : que c’est une passion qui seule peut triompher d’une passion : que, pour inspirer, par exemple, à la femme galante plus de retenue et de modestie vis-à-vis du public, il faut mettre en opposition sa vanité avec sa coquetterie ; lui faire sentir que la pudeur est une invention de l’amour et de la volupté rafinée ; que c’est à la gaze, [p. 160] dont cette même pudeur couvre les beautés d’une femme, que le monde doit la plupart de ses plaisirs ; qu’au Malabar, où les jeunes agréables se présentent demi-nuds dans les assemblées, qu’en certains cantons de l’Amérique, où les femmes s’offrent sans voile aux regards des hommes, les desirs perdent tout ce que la curiosité leur communiqueroit de vivacité ; qu’en ces pays, la beauté avilie n’a de commerce qu’avec les besoins : qu’au contraire, chez les peuples où la pudeur suspend un voile entre les desirs et les nudités, ce voile mystérieux est le talisman qui retient l’amant aux genoux de sa maîtresse ; et que c’est enfin la pudeur qui met aux foibles mains de la beauté le sceptre qui commande à la force. Sachez de plus, diroient-ils à la femme galante, que les malheureux sont en grand nombre ; que les infortunés, ennemis-nés de l’homme heureux, lui font un crime de son bonheur ; qu’ils haïssent en lui une félicité trop indépendante d’eux ; que le spectacle de vos amusements est un spectacle qu’il faut éloigner de leurs yeux ; et que l’indécence, en trahissant le secret de vos plaisirs, vous expose à tous les traits de leur vengeance.

La pudeur morale qui prétend cacher le nudité du corps des femmes, derrière des dentelles et autres froufrous est un excitant érotique de l'imagination désirante des hommes. Cacher le corps par des vêtements suggestifs (et ils peuvent tous l'être ou le devenir) est un stimulant sexuel universel. Par contre la nudité habituelle ou traditionnelle dans certaines sociétés ne suscite aucun des débordements sexuels que l'on peut constater dans nos sociétés dites civilisées qui s'évertuent à masquer les corps.

C’est en substituant ainsi le langage de l’intérêt au ton de l’injure, que les moralistes pourroient faire adopter leurs maximes. Je ne m’étendrai pas davantage sur cet article : je [p. 161] rentre dans mon sujet ; et je dis que tous les hommes ne tendent qu’à leur bonheur ; qu’on ne peut les soustraire à cette tendance ; qu’il seroit inutile de l’entreprendre, et dangereux d’y réussir ; que, par conséquent, l’on ne peut les rendre vertueux qu’en unissant l’intérêt personnel à l’intérêt général.



Il est donc vain d'opposer l'intérêt personnel à l'intérêt général pour réguler les mœurs, il faut au contraire utiliser, en les liant étroitement , le premier au service du second.



Ce principe posé, il est évident que la morale n’est qu’une science frivole, si l’on ne la confond avec la politique et la législation : d’où je conclus que, pour se rendre utiles à l’univers, les philosophes doivent considérer les objets du point de vue d’où le législateur les contemple. Sans être armés du même pouvoir, ils doivent être animés du même esprit. C’est au moraliste d’indiquer les loix, dont le législateur assure l’exécution par l’apposition du sceau de sa puissance.

La politique de et dans l'état fait ou détermine les mœurs individuels. Il est donc absurde pour un philosophe de militer en faveur de la morale sans adopter un point de vue politique afin de promouvoir un changement des lois pour modifier les mœurs.

Parmi les moralistes, il en est peu, sans doute, qui soient assez fortement frappés de cette vérité : parmi ceux même dont l’esprit est fait pour atteindre aux plus hautes idées, il en est beaucoup qui, dans l’étude de la morale et les portraits qu’ils font des vices, ne sont animés que par des intérêts personnels et des haines particulieres. Ils ne s’attachent, en conséquence, qu’à la peinture des vices incommodes dans la société ; et leur esprit, qui, peu à peu, se resserre dans le cercle de leur intérêt, n’a bientôt plus la force nécessaire pour s’élever jusqu’aux grandes idées. Dans la science de la morale, souvent l’élévation de l’esprit tient à l’élévation de l’ame. Pour saisir, en ce genre, les vérités réellement utiles aux hommes, il faut être échauffé de la passion du bien général ; et malheureusement, en morale comme en religion, il est beaucoup d’hypocrites.

L'hypocrisie est un comportement généralisé dans la société, dès lors que celle-ci est régie par le goût du luxe, y compris et surtout chez ceux qui prétendent jouer aux moralistes pour se mettre en valeur. Ceux-ci se complaisent à dépeindre les vices de leurs contemporains dans le mesure où ils ne sont qu'incommodes à la société, ce qui ne veut pas dire nuisibles, mais leur esprit, derrière cette couverture hypocrite, est concentré à poursuivre leurs seuls intérêts particuliers, au point de négliger les grandes idées qui constituent la définition de l'intérêt public. Ce qui fait en effet le goût de celui-ci n'est pas l'intelligence, ni même la froide raison, mais la passion de la justice au service de la société toute entière, c'est à dire, l'amour de l'humanité. Nous avons là sa définition de « l'humanisme des lumières ». Le désir passionné, chez Helvetius, commande toujours l'orientation de la raison et de l'esprit en général. Autant dire que cet auteur est on ne peut plus anti-kantien quant au fondement de la vraie morale. Il n' y a pas d'impératif moral actif possible chez lui sans un fort désir de justice, déterminé par l'amour de l'humanité.

[p. 162]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 16

Des moralistes hypocrites.

j’entends par hypocrite celui qui, n’étant point soutenu dans l’étude de la morale par le desir du bonheur de l’humanité, est trop fortement occupé de lui-même. Il est beaucoup d’hommes de cette espece : on les reconnoît, d’une part, à l’indifférence avec laquelle ils considerent les vices destructeurs des empires ; et de l’autre, à l’emportement avec lequel ils se déchaînent contre les vices particuliers. C’est en vain que de pareils hommes se disent inspirés par la passion du bien public. Si vous étiez, leur répondra-t-on, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice seroit toujours proportionnée au mal que ce vice fait à la société : et, si la vue des défauts les moins nuisibles à l’état suffisoit pour vous irriter, de quel oeil considéreriez-vous l’ignorance des moyens propres à former des citoyens vaillants, magnanimes et désintéressés ? De quel chagrin seriez-vous affectés, lorsque vous appercevriez quelque défaut dans la jurisprudence ou la distribution des impôts ; lorsque vous en découvririez dans la discipline militaire, qui décide si souvent du sort des batailles et du ravage de plusieurs provinces ? Alors, pénétrés de la plus vive douleur, à l’exemple de Nerva, on vous verroit, détestant le jour qui vous rend témoin des maux de votre patrie, vous-même en terminer le cours ; ou, du moins, prendre exemple sur ce chinois vertueux, qui, justement irrité des vexations des grands, se présente à l’empereur, lui porte ses plaintes : je viens, dit-il, [p. 163] m’offrir au supplice auquel de pareilles représentations ont fait traîner six cents de mes concitoyens ; et je t’avertis de te préparer à de nouvelles exécutions : la Chine possede encore dix-huit mille bons patriotes, qui, pour la même cause, viendront successivement te demander le même salaire. Il se tait à ces mots ; et l’empereur, étonné de sa fermeté, lui accorde la récompense la plus flatteuse pour un homme vertueux ; la punition des coupables et la suppression des impôts.

Voilà de quelle maniere se manifeste l’amour du bien public. Si vous êtes, dirois-je à ces censeurs, réellement animés de cette passion, votre haine pour chaque vice est proportionnée au mal que ce vice fait à l’état : si vous n’êtes vivement affectés que des défauts qui vous nuisent, vous usurpez le nom de moralistes, vous n’êtes que des égoïstes.



Pour définir l'hypocrisie il faut distinguer les vices qui portent atteinte au bien public et les vices qui ne concernent que les intérêts individuels ou particuliers, car l'hypocrite est précisément celui qui dénonce ces derniers pour mieux couvrir les vices publics. Cette distinction entre les vices et leur effet dans la société est centrale dans la pensée libérale.

C’est donc par un détachement absolu de ses intérêts personnels, par une étude profonde de la science de la législation, qu’un moraliste peut se rendre utile à sa patrie. Il est alors en état de peser les avantages et les inconvénients d’une loi ou d’un usage, et de juger s’il doit être aboli ou conservé. L’on n’est que trop souvent contraint de se prêter à des abus et même à des usages barbares. Si, dans l’Europe, l’on a si longtemps toléré les duels ; c’est qu’en des pays où l’on n’est point, comme à Rome, animé de l’amour de la patrie, où la valeur n’est point exercée par des guerres continuelles, les moralistes n’imaginoient peut-être pas d’autres moyens et d’entretenir le courage dans le corps des citoyens et de fournir l’état de vaillants défenseurs : ils croyoient, par cette tolérance, acheter un grand bien au prix d’un petit mal ; ils se trompoient dans le cas particulier du duel : mais il en est mille autres où l’on est [p. 164] réduit à cette option. Ce n’est souvent qu’au choix fait entre deux maux qu’on reconnoît l’homme de génie.

L'homme politique de génie n'est pas celui qui est capable de choisir entre le bien et le mal, mais qui sait et peut choisir, entre deux maux, le moindre du point de vue de l'intérêt public. Et cela pour le raison qu'en politique on n'est que très rarement confronté au premier choix, lequel est relativement simple à faire, mais le plus souvent au second qui est souvent d'une extrême complexité car il oblige à calculer toutes les conséquences à long terme des décisions éventuelles et d'évaluer à l'avance leurs avantages et leurs inconvénients. De plus une décision qui paraît bonne en soi peut engendrer les plus grands malheurs, dès lors que ses conséquences peuvent devenir catastrophiques du fait même qu'elles peuvent heurter certains intérêts privés très ou trop puissants qui n’hésiteraient pas à y faire échec par tous les moyens. Toute politique est ainsi toujours confronté au risque de la violence et à la limite de la puissance des dirigeants, même et surtout les mieux intentionnés.

Loin de nous tous ces pédants épris d’une fausse idée de perfection. Rien de plus dangereux, dans un état, que ces moralistes déclamateurs et sans esprit, qui, concentrés dans une petite sphere d’idées, répetent continuellement ce qu’ils ont entendu dire à leurs mies, recommandent sans cesse la modération des desirs, et veulent, en tous les coeurs, anéantir les passions : ils ne sentent pas que leurs préceptes, utiles à quelques particuliers placés dans certaines circonstances, seroient la ruine des nations qui les adopteroient.

En effet, si, comme l’histoire nous l’apprend, les passions fortes, telles que l’orgueil et le patriotisme chez les grecs et les romains, le fanatisme chez les arabes, l’avarice chez les flibustiers, enfantent toujours les guerriers les plus redoutables ; tout homme qui ne menera contre de pareils soldats que des hommes sans passions, n’opposera que de timides agneaux à la fureur des loups. Aussi la sage nature a-t-elle enfermé dans le coeur de l’homme un préservatif contre les raisonnements de ces philosophes. Aussi les nations, soumises d’intention à ces préceptes, s’y trouvent-elles toujours indociles dans le fait. Sans cette heureuse indocilité, le peuple, scrupuleusement attaché à leurs maximes, deviendroit le mépris et l’esclave des autres peuples.



« Rien de grand dans l'histoire, a dit Hegel, ne se fait sans passion » pour ajouter que « la passion du pouvoir était une ruse de la raison par laquelle celle-ci s'incarne sous la forme du droit par la domination de l'état sur la société civile et de ceux qui en sont les dirigeants. C'est très précisément ce que nous dit ici Helvetius. Il faut admettre que l'exercice du pouvoir exige de la part de celui qui (s')en est chargé un courage et un volonté de puissance personnelle issue d'un narcissisme exceptionnel, ce qui ne veut pas dire que ce pouvoir soit nécessairement injuste. Mais s'il est vrai que la passion du pouvoir est nécessaire à l'exercice du pouvoir juste, il ne s'ensuit pas qu'elle en soit la condition suffisante, encore faut-il que cette passion soit animée par le sens et le désir de la justice publique et/ou de l'intérêt général. Ce que manifeste les idées que l'auteur appelle les plus « étendues » Celles qui embrassent toutes les parties du gouvernement au deux sens du terme partie: l'intérêt public qui concerne toutes les parties de la société gouvernées et toutes les décisions du gouvernement qui doivent être mises en cohérence du point de vue de cet intérêt public.

Pour déterminer jusqu’à quel point on doit exalter ou modérer le feu des passions, il faut de ces esprits vastes qui embrassent toutes les parties d’un gouvernement. Quiconque en est doué, est, pour ainsi dire, désigné par la nature pour remplir, auprès du législateur, la charge [p. 165] de ministre penseur, et justifier ce mot de Cicéron, qu’un homme d’esprit n’est jamais un simple citoyen, mais un vrai magistrat.

Avant d’exposer les avantages que procureroient à l’univers des idées plus étendues et plus saines de la morale, je crois pouvoir remarquer, en passant, que ces mêmes idées jetteroient infiniment de lumieres sur toutes les sciences, et surtout sur celle de l’histoire dont les progrès sont à la fois effet et cause des progrès de la morale. Plus instruits du véritable objet de l’histoire, alors les écrivains ne peindroient, de la vie privée d’un roi, que les détails propres à faire sortir son caractere ; ils ne décriroient plus si curieusement ses moeurs, ses vices et ses vertus domestiques ; ils sentiroient que le public demande aux souverains compte de leurs édits, et non de leurs soupers ; que le public n’aime à connoître l’homme dans le prince qu’autant que l’homme a part aux délibérations du prince ; et qu’à des anecdotes puériles, ils doivent, pour instruire et plaire, substituer le tableau agréable ou effrayant de la félicité ou de la misere publique et des causes qui les ont produites. C’est à la simple exposition de ce tableau qu’on devroit une infinité de réflexions et de réformes utiles.



Les véritables historiens ne doivent strictement rendre compte que des décisions politiques d'ordre public des dirigeants et non pas de leur vie, voire de leurs vices, privés. C'est ce que demande et exige les citoyens authentiquement animés par le goût de la justice en vue de la formation du sens politique des citoyens. Ce sens politique est tout simplement le sens du devoir au regard de l'intérêt public .

Ce que je dis de l’histoire, je le dis de la métaphysique, [p. 166] de la jurisprudence. Il est peu de sciences qui n’aient quelque rapport à celle de la morale. La chaîne, qui les lie toutes entr’elles, a plus d’étendue qu’on ne pense : tout se tient dans l’univers.

[p. 167]
 
  La métaphysique, entendons les croyances dans un ordre surnaturel, ainsi que les règles communes de la jurisprudence établies par généralisation de cas particuliers déjà jugés en fonction de principes établis doivent obéir à la morale comme l'ensemble des principes supérieurs de l'intérêt public, lesquels concernent les libertés fondamentales et le maintien de la paix civile dans l'égalité des droits fondamentaux. Même les sciences dites de la nature doivent se soucier de morale dans l'usage qui en est fait, voire dans la manière d'en faire, ne serait-ce que pour favoriser leur développement contre le poids des religions particulières en tant que machines de pouvoir. L'objectivité rationaliste et critique des sciences de la nature implique aussi une attitude morale citoyenne, face aux intérêts particuliers des pouvoirs religieux.

DISCOURS 2 CHAPITRE 17

Des avantages qui résultent des principes ci-dessus établis.

je passe rapidement sur les avantages qu’en retireroient les particuliers : ils consisteroient à leur donner des idées nettes de cette même morale, dont les préceptes, jusqu’à présent équivoques et contradictoires, ont permis aux plus insensés de justifier toujours la folie de leur conduite par quelques-unes de ses maximes.

D’ailleurs, plus instruit de ses devoirs, le particulier seroit moins dépendant de l’opinion de ses amis : à l’abri des injustices que lui font souvent commettre, à son insu, les sociétés dans lesquelles il vit, il seroit alors, en même temps, affranchi de la crainte puérile du ridicule ; fantôme qu’anéantit la présence de la raison, mais qui est l’effroi de ces ames timides et peu éclairées qui sacrifient leurs goûts, leur repos, leurs plaisirs, et quelquefois même jusqu’à la vertu, à l’humeur et aux caprices de ces atrabilaires, à la critique desquels on ne peut échapper quand on a le malheur d’en être connu.

Ce que permet de développer cette morale publique citoyenne c'est aussi la liberté de « penser » (et non pas seulement de « pensée ») de chaque citoyen en lui permettant de se dégager du poids des idées toutes faites de son groupe social particulier, donc de pouvoir penser par lui-même et non pas en fonction de l’obsession de ne pas paraître ridicule aux yeux des membres de son groupe.

Uniquement soumis à la raison et à la vertu, le particulier pourroit alors braver les préjugés, et s’armer de ces sentiments mâles et courageux qui forment le caractere distinctif de l’homme vertueux ; sentiments qu’on desire dans chaque citoyen, et qu’on est en droit d’exiger des grands. Comment l’homme élevé aux premiers postes renversera-t-il les obstacles que certains préjugés mettent au bien général, et résistera-t-il aux menaces, aux cabales des gens puissants, [p. 168] souvent intéressés au malheur public, si son ame n’est inabordable à toutes especes de sollicitations, de craintes et de préjugés ?

Cette liberté morale du jugement et le courage qu'il implique, face aux préjugés, doit concerner tous les citoyens à commencer par les dirigeants qui ont la responsabilité de commander aux autres afin de les rendre meilleurs, c'est à dire de les former à la citoyenneté, à la conscience de leurs droits et devoirs.

Il paroît donc que la connoissance des principes ci-dessus établis procure, du moins, cet avantage au particulier ; c’est de lui donner une idée nette et sûre de l’honnête, de l’arracher à cet égard à toute espece d’inquiétude, d’assurer le repos de sa conscience, et de lui procurer, en conséquence, les plaisirs intérieurs et secrets attachés à la pratique de la vertu.

Il faut remarquer ici que, pour l'auteur, la pratique de la vertu est source de contentement inérieur et donc, en tant que telle, désirable. Là désir de bonheur n'est pas, semble-t-il, chez lui, séparable de la raison (contrairement à Kant par exemple). Mais plus loin Helvetius dit tout à fait le contraire. Il n'y a de réels plaisirs que physiques et donc il n'y a pas, sauf indirectement comme moyen pour maximiser ses plaisirs physiques, de plaisir moral.

Quant aux avantages qu’en retireroit le public, ils seroient, sans doute, plus considérables. Conséquemment à ces mêmes principes, on pourroit, si j’ose le dire, composer un catéchisme de probité, dont les maximes simples, vraies, et à la portée de tous les esprits, apprendroient aux peuples que la vertu, invariable dans l’objet qu’elle se propose, ne l’est point dans les moyens propres à remplir cet objet ; qu’on doit, par conséquent, regarder les actions comme indifférentes en elles-mêmes ; sentir que c’est au besoin de l’état à déterminer celles qui sont dignes d’estime ou de mépris ; et enfin au législateur, par la connoissance qu’il doit avoir de l’intérêt public, à fixer l’instant où chaque action cesse d’être vertueuse et devient vicieuse.

Il faut distinguer les moyens et les fins. La moralité des fins relève du législateur au service des besoins de l'état (au sens de pouvoir au service de l'intérêt général), alors que la moralité des moyens, indifférente en elle-même, ne doit être jugée qu'en fonction de celle des fins. C'est à la formation du jugement des citoyens sur les fins, selon des percepts simples, que doivent s'attacher les penseurs (les authentiques hommes d'esprits ou grands esprits) ainsi que l'état. Il est remarquable que les prêtres et l'église ici sont exclus, au profit du législateur et de l'état, de la formation à la moralité publique et/ou à la citoyenneté. Pour la raison que seul l'état peut permettre de lutter contre les tendances inhérentes à la religion que sont le fanatisme et la superstition, comme l'auteur le souligne par la suite.

Ces principes une fois reçus, avec quelle facilité le législateur éteindroit-il les torches du fanatisme et de la superstition, supprimeroit-il les abus, réformeroit-il les coutumes barbares, qui, peut-être utiles lors de leur établissement, sont devenues depuis si funestes à l’univers ? Coutumes qui ne subsistent que par la crainte où l’on est de ne pouvoir les abolir sans soulever les peuples toujours accoutumés à prendre la pratique de certaines actions pour la vertu même, [p. 169] sans allumer des guerres longues et cruelles, et sans occasionner enfin de ces séditions qui, toujours hazardeuses pour l’homme ordinaire, ne peuvent réellement être prévues et calmées que par des hommes d’un caractere ferme et d’un esprit vaste. C’est donc en affoiblissant la stupide vénération des peuples pour les loix et les usages anciens, qu’on met les souverains en état de purger la terre de la plupart des maux qui la désolent, et qu’on leur fournit les moyens d’assurer la durée des empires.

Le danger le plus important pour le progrès et l'évolution nécessaire des comportements dans une société qui change est le poids des traditions, vécus à tort comme des principes moraux éternels, auxquels le peuple reste attaché de par les habitudes acquises et la crainte les troubles que génère l'absence de repères indiscutables, considérés comme intangibles. C'est pourquoi il faut des dirigeants et souverains capables de purger le peuple de la vénération pour les traditions du passé et cela grâce à l'éducation sur laquelle il doive exercer un étroit contrôle. On voit là le distance de l'auteur par rapport au principe de la démocratie tout au moins directe.

Maintenant, lorsque les intérêts d’un état sont changés ; et que des loix, utiles lors de sa fondation, lui sont devenues nuisibles ; ces mêmes loix, par le respect que l’on conserve toujours pour elles, doivent nécessairement entraîner l’état à sa ruine. Qui doute que la destruction de la république romaine n’ait été l’effet d’une ridicule vénération pour d’anciennes loix, et que cet aveugle respect n’ait forgé les fers dont César chargea sa patrie ?

Le refus du changement de la part des peuples conduit nécessairement à la ruine les sociétés qui changent sous l'action du progrès des techniques. Cette ruine est donc l'effet du décalage, voire de la contradiction, entre la réalité d'une société en mouvement et la conscience des gens du peuple qui refusent ce dernier sous l'emprise de traditions obsolètes qu'il revient au dirigeants (et aux grands hommes d'esprit) de déconstruire dans le sens et/ou en faveur de leur intérêt réel. Pour Helvetius, le peuple est, à ses dépens, spontanément conservateur. Ce qui est compréhensible: en l'absence de maîtrise sur leurs conditions d'existence, car dépourvu de pouvoir politique réel, le changement apparaît toujours comme une menace qui met en cause les traditions par lesquelles le passé rassure dès lors qu'il a fait ses preuves et qu'il se répète à l'identique. Pour vouloir la progrès le peuple doit être éduqué par des dirigeants politiques et idéologiques, les philosophes des Lumières, sous le forme d'un certain despotisme dit éclairé, avant d'être capable du jouer un rôle pour orienter le changement dans un sens plus favorable afin de sortir d'une crise et des conflits catastrophiques insupportables au plus grand nombre entre la réalité et les traditions devenues obsolètes, conflits générateurs de violences extrêmes entre les intérêts particuliers.

Après la destruction de Carthage, lorsque Rome atteignoit au faîte de la grandeur, les romains, par l’opposition qui se trouvoit alors entre leurs intérêts, leurs moeurs et leurs loix, devoient appercevoir la révolution dont l’empire étoit menacé ; et sentir que, pour sauver l’état, la république en corps devoit se presser de faire, dans les loix et le gouvernement, la réforme qu’exigeoient les temps et les circonstances, et surtout se hâter de prévenir les changements qu’y vouloit apporter l’ambition personnelle, la plus dangereuse des législatrices. Aussi les romains auroient-ils eu recours à ce remede, s’ils avoient eu des idées plus nettes sur la morale. Instruits par l’histoire de tous les peuples, ils auroient apperçu que les mêmes loix qui les avoient portés au dernier degré d’élévation [p. 170] ne pouvoient les y soutenir ; qu’un empire est comparable au vaisseau que certains vents ont conduit à certaine hauteur, où, repris par d’autres vents, il est en danger de périr, si, pour se parer du naufrage, le pilote habile et prudent ne change promptement de manoeuvre : vérité politique qu’avoit connue M Locke, qui, lors de l’établissement de sa législation à la Caroline, voulut que ses loix n’eussent de force que pendant un siecle ; que, ce temps expiré, elles devinssent nulles, si elles n’étoient de nouveau examinées et confirmées par la nation. Il sentoit qu’un gouvernement guerrier ou commerçant supposoit des loix différentes ; et qu’une législation propre à favoriser le commerce et l’industrie, pouvoit devenir un jour funeste à cette colonie, si ses voisins venoient à s’aguerrir, et que les circonstances exigeassent que ce peuple fût alors plus militaire que commerçant. Qu’on fasse aux fausses religions l’application de cette idée de M Locke ; l’on sera bien-tôt convaincu de la sottise et de leur inventeur et de leurs sectateurs. Quiconque, en effet, examine les religions (qui, à l’exception de la nôtre, sont toutes faites de main d’homme) (cette exception est très probablement dictée à l'auteur par la prudence, ce qui n’empêche pas, pour lui, de fausses interprétations de cette religion, comme il l'indique dans le passage souligné en bleu qui suit) sent qu’elles n’ont jamais été l’ouvrage de l’esprit vaste et profond d’un législateur, mais de l’esprit étroit d’un particulier : qu’en conséquence, ces fausses religions n’ont jamais été fondées sur la base des loix et le principe de l’utilité publique ; principe toujours invariable, mais qui, pliable dans ses applications à toutes les diverses positions où peut successivement se trouver un peuple, est le seul principe que doivent admettre ceux qui veulent, à l’exemple des Anastase, des Ripperda, des Thamas-Kouli-Kan et des Gehan-Guir, tracer le plan d’une nouvelle religion, et la rendre utile aux hommes. Si, dans [p. 171] la composition des fausses religions, on eût toujours suivi ce plan, on auroit conservé à ces religions tout ce qu’elles ont d’utile ; on n’eût point détruit le tartare ni l’élysée ; le législateur en eût toujours fait, à son gré, des tableaux plus ou moins agréables ou terribles, selon la force plus ou moins grande de son imagination. Ces religions, simplement dépouillées de ce qu’elles ont de nuisible, n’eussent point courbé les esprits sous le joug honteux d’une sotte crédulité ; et que de crimes et de superstitions eussent disparu de la terre ! On n’eût point vu l’habitant de la grande Java, persuadé à la plus légere incommodité que l’heure fatale est venue, se presser de rejoindre le dieu de ses peres, implorer la mort et consentir à la recevoir ; les prêtres eussent vainement voulu lui extorquer un pareil consentement pour l’étrangler ensuite de leurs propres mains et se gorger de sa chair. La Perse n’eût point nourri cette secte abominable de dervis qui demande l’aumône à main armée, qui tue impunément quiconque n’admet point ses principes, qui leva une main homicide sur un sophi, et plongea le poignard dans le sein d’Amurath. Des romains, aussi superstitieux que des negres, n’eussent point réglé leur courage [p. 172] sur l’appétit des poulets sacrés. Enfin, les religions n’auroient point, dans l’Orient, fécondé les germes de ces guerres longues et cruelles que les sarrasins firent d’abord aux chrétiens ; que, sous les drapeaux des omar et des hali, ces mêmes sarrasins se firent entr’eux ; et qui, sans doute, firent inventer la fable dont se servit un prince de l’Indoustan pour réprimer le zele indiscret d’un iman.

Soumets-toi, lui disoit l’iman, à l’ordre du très-haut. La terre va recevoir sa sainte loi : la victoire marche partout devant Omar. Tu vois l’Arabie, la Perse, la Syrie, l’Asie entiere subjuguée, l’aigle romaine foulée aux pieds des fideles, et le glaive de la terreur remis aux mains de Khaled. à ces signes certains, reconnois la vérité de ma religion, et plus encore à la sublimité de l’alcoran, à la simplicité de ses dogmes, à la douceur de notre loi. Notre dieu n’est point un dieu cruel ; il s’honore de nos plaisirs. C’est, dit Mahomet, en respirant l’odeur des parfums, en éprouvant les voluptueuses caresses de l’amour, que mon ame s’allume de plus de ferveur et s’élance plus rapidement vers le ciel. Insecte couronné, lutteras-tu longtemps contre ton dieu ? Ouvre les yeux, vois les superstitions et les vices dont ton peuple est infecté : le priveras-tu toujours des lumieres de l’alcoran ?

Même la religion musulmane, dans le texte fondateur qu'est le Coran et l'histoire de cette religion, peut receler une vérité universelle d'amour et contredit les superstitions cruelles et violentes par lesquelles certains sectateurs la dévoient.

[p. 173] Iman, répondit le prince, il fut un temps où, dans la république des castors, comme dans mon empire, l’on se plaignit de quelques dépôts volés, et même de quelques assassinats : pour prévenir les crimes, il suffisoit d’ouvrir quelques dépôts publics, d’élargir les grandes routes et d’établir quelques maréchaussées. Le sénat des castors étoit prêt à prendre ce parti, quand l’un d’eux, jetant la vue sur l’azur du firmament, s’écria tout-à-coup : prenons exemple sur l’homme. Il croit ce palais des airs bâti, habité et régi par un être plus puissant que lui : cet être porte le nom de Michapour. Publions ce dogme ; que le peuple des castors s’y soumette. Persuadons-lui qu’un génie est, par l’ordre de ce dieu, mis en sentinelle sur chaque planette ; que de-là, contemplant nos actions, il s’occupe à dispenser les biens aux bons et les maux aux méchants : cette croyance reçue, le crime fuira loin de nous. Il se tait : on consulte, on délibere ; l’idée plaît par sa nouveauté, on l’adopte ; voilà la religion établie, et les castors vivants d’abord comme freres. Cependant, bientôt après, il s’éleve une grande controverse. C’est la loutre, disent les uns ; c’est le rat musqué, répondent les autres, qui, le premier présenta à Michapour les grains de sable dont il forma la terre. La dispute s’échauffe ; le peuple se partage ; on en vient aux injures, des injures aux coups ; le fanatisme sonne la charge. Avant cette religion, il se commettoit quelques vols et quelques assassinats : la guerre civile s’allume, et la moitié de la nation est égorgée. Instruit par cette fable, ne prétends donc pas, ô cruel iman, ajouta ce prince indien, me prouver la vérité et l’utilité d’une religion qui désole l’univers. Il résulte de ce chapitre que, si le législateur étoit autorisé, [p. 174] conséquemment aux principes ci-dessus établis, à faire, dans les loix, les coutumes et les fausses religions, tous les changements qu’exigent les temps et les circonstances, il pourroit tarir la source d’une infinité de maux, et, sans doute, assurer le repos des peuples, en étendant la durée des empires. D’ailleurs, que de lumieres ces mêmes principes ne répandroient-ils pas sur la morale, en nous faisant appercevoir la dépendance nécessaire qui lie les moeurs aux loix d’un pays, et nous apprenant que la science de la morale n’est autre chose que la science même de la législation ? Qui doute que, plus assidus à cette étude, les moralistes ne pussent alors porter cette science à ce haut degré de perfection que les bons esprits ne peuvent maintenant qu’entrevoir, et peut-être auquel ils n’imaginent pas qu’elle puisse jamais atteindre ?

Si, dans presque tous les gouvernements, toutes les loix, incohérentes entr’elles, semblent être l’ouvrage du pur hazard, c’est que, guidés par des vues et des intérêts différents, ceux qui les font s’embarrassent peu du rapport de ces loix entr’elles. Il en est de la formation de ce corps entier des loix comme de la formation de certaines isles : des paysans veulent [p. 175] vuider leur champ des bois, des pierres, des herbes et des limons inutiles ; pour cet effet, ils les jettent dans un fleuve, où je vois ces matériaux, chariés par les courants, s’amonceler autour de quelques roseaux, s’y consolider, et former enfin une terre ferme.

C’est cependant à l’uniformité des vues du législateur, à la dépendance des loix entr’elles, que tient leur excellence. Mais, pour établir cette dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à un principe simple, tel que celui de l’utilité du public, c’est-à-dire, du plus grand nombre d’hommes soumis à la même forme de gouvernement : principe dont personne ne connoît toute l’étendue ni la fécondité ; principe qui renferme toute la morale et la législation, que beaucoup de gens répetent sans l’entendre, et dont les législateurs même n’ont encore qu’une idée superficielle, du moins si l’on en juge par le malheur de presque tous les peuples de la terre.

[p. 176]

Toute législation authentique doit être unifiée et mise en cohérence par le seul souci de l’intérêt public
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 18

De l’esprit, considéré par rapport aux siecles et aux pays divers.

j’ai prouvé que les mêmes actions, successivement utiles et nuisibles dans des siecles et des pays divers, étoient tour à tour estimées ou méprisées. Il en est des idées comme des actions. La diversité des intérêts des peuples, et les changements arrivés dans ces mêmes intérêts, produisent des révolutions dans leurs goûts, occasionnent la création ou l’anéantissement subit et total de certains genres d’esprit, et le mépris, injuste ou légitime, mais toujours réciproque, qu’en fait d’esprit, les siecles et les pays divers ont toujours les uns pour les autres.

Proposition dont je vais, dans les deux chapitres suivants, prouver la vérité par des exemples.
 

Or les intérêts des peuples sont changeants, divers, voire opposés, comment alors parler d'un intérêt public unificateur de la législation? Cela vaut aussi et d'abord au sein d'un même peuple.
 
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 19

[p. 177] l’estime pour les différents genres d’esprit est, dans chaque siecle, proportionnée à l’intérêt qu’on a de les estimer.

pour faire sentir l’extrême justesse de cette proportion, prenons d’abord les romans pour exemple. Depuis les Amadis jusqu’aux romans de nos jours, ce genre a successivement éprouvé mille changements. En veut-on savoir la cause ? Qu’on se demande pourquoi les romans les plus estimés il y a trois cents ans nous paroissent aujourd’hui ennuyeux ou ridicules ; et l’on appercevra que le principal mérite de la plupart de ces ouvrages dépend de l’exactitude avec laquelle on y peint les vices, les vertus, les passions, les usages et les ridicules d’une nation.

Or, les moeurs d’une nation changent souvent d’un siecle à l’autre ; ce changement doit donc en occasionner dans le genre de ses romans et de son goût : une nation est donc, par l’intérêt de son amusement, presque toujours forcée de mépriser dans un siecle ce qu’elle admiroit dans le siecle précédent. Ce que je dis des romans peut s’appliquer à [p. 178] presque tous les ouvrages. Mais, pour faire plus fortement sentir cette vérité, peut-être faut-il comparer l’esprit des siecles d’ignorance à l’esprit de notre siecle. Arrêtons-nous un moment à cet examen.

Comme les ecclésiastiques étoient alors les seuls qui ussent écrire, je ne peux tirer mes exemples que de leurs ouvrages et de leurs sermons. Qui les lira n’appercevra pas moins de différence entre ceux de Menot et ceux [p. 179] du p Bourdaloue, qu’entre le chevalier du soleil et la princesse de Cleves. Nos moeurs ayant changé, nos lumieres s’étant augmentées, l’on se moqueroit aujourd’hui de ce qu’on admiroit autrefois. Qui ne riroit point du sermon d’un prédicateur de Bordeaux, qui, pour prouver toute la reconnoissance des trépassés pour quiconque fait prier Dieu pour eux, et donne, en conséquence, de l’argent aux moines, débitoit gravement en chaire qu’au seul son de l’argent qui tombe dans le tronc ou le bassin, et qui fait tin, tin, tin, toutes les ames du purgatoire se prennent tellement à rire, qu’elles font ha, ha, ha, hi, hi, hi ? Dans la simplicité des siecles d’ignorance, les objets se présentent sous un aspect très-différent de celui sous lequel on les considere dans les siecles éclairés. Les tragédies de la passion, édifiantes pour nos ancêtres, nous paroîtroient à présent scandaleuses. Il en seroit de même de presque toutes les questions subtiles qu’on agitoit alors dans les écoles de théologie. Rien ne paroîtroit aujourd’hui plus indécent que des disputes en regle, pour savoir si Dieu est habillé ou nud dans l’hostie ; si Dieu est tout-puissant, s’il a le pouvoir de pécher ; si Dieu pouvoit prendre la nature de [p. 180] la femme, du diable, de l’âne, du rocher, de la citrouille, et mille autres questions encore plus extravagantes.

Tout, jusqu’aux miracles, portoit, dans ces temps d’ignorance, l’empreinte du mauvais goût du siecle. Entre plusieurs de ces prétendus miracles rapportés dans [p. 181] les mémoires de l’académie des inscriptions et belles-lettres, j’en choisis un opéré en faveur d’un moine. " ce moine revenoit d’une maison dans laquelle il s’introduisoit toutes les nuits... etc. " l’on seroit, sans doute, peu édifié d’un tel miracle ; et l’on riroit pareillement de cet autre miracle, tiré des lettres édifiantes et curieuses, sur la visite de l’évêque d’Halicarnasse, [p. 183] et qui m’a paru trop plaisant pour résister au desir de le placer ici.

Pour prouver l’excellence du baptême, l’auteur raconte " qu’autrefois, dans le royaume d’Arménie, il y eut un roi qui avoit beaucoup de haine contre les chrétiens ;... etc. "

ces miracles, ces sermons, ces tragédies et ces questions théologiques, qui maintenant nous paroîtroient si ridicules, étoient et devoient être admirés dans les siecles d’ignorance, parce qu’ils étoient proportionnés à l’esprit du temps, et que les hommes admireront toujours des idées analogues aux leurs. La grossiere imbécillité de la plupart d’entr’eux ne leur permettoit pas de connoître la sainteté et la grandeur de la religion ; dans presque toutes les têtes, la religion n’étoit, pour ainsi dire, qu’une superstition et qu’une idolâtrie. à l’avantage de la philosophie, on peut dire que nous en avons des idées plus relevées. Quelque injuste qu’on soit envers les sciences, quelque corruption qu’on les accuse d’introduire dans les moeurs, il est certain que celles de notre clergé sont maintenant aussi pures qu’elles étoient alors dépravées, du moins si l’on consulte et l’histoire et les anciens prédicateurs. Maillard et Menot, les plus célebres d’entr’eux, ont toujours ce mot à la bouche : sacerdotes, religiosi, concubinarii. " damnés, infâmes, s’écrie Maillard, dont les noms sont inscrits dans les registres du diable... etc. " [p. 184] je ne m’arrêterai pas davantage à considérer ces siecles grossiers, où tous les hommes, superstitieux et braves, ne s’amusoient que des contes des moines et des hauts faits de la chevalerie. L’ignorance et la simplicité sont toujours monotones : avant le renouvellement de la philosophie, les auteurs, quoique nés dans des siecles différents, écrivoient tous sur le même ton. Ce qu’on appelle le goût suppose connoissance. Il n’est point de goût, ni par [p. 185] conséquent de révolutions de goût chez des peuples encore barbares ; ce n’est du moins que dans les siecles éclairés qu’elles sont remarquables. Or ces sortes de révolutions y sont toujours précédées de quelque changement dans la forme du gouvernement, dans les moeurs, les loix, et la position d’un peuple. Il est donc une dépendance secrettement établie entre le goût d’une nation et ses intérêts. Pour éclaircir ce principe par quelques applications, qu’on se demande pourquoi la peinture tragique des vengeances les plus mémorables, telles que celles des Atrides, n’allumeroit plus, en nous, les mêmes transports qu’elle excitoit autrefois chez les grecs ; et l’on verra que cette différence d’impression tient à la différence de notre religion, de notre police, avec la police et la religion des grecs.



L'histoire de la religion est un excellent exemple de la variation des croyances, en particulier les superstitions miraculeuses paraissent ridicules, voire mensongères, au XVIIIème siècle, aux esprits éclairés d'abord et au peuple éclairé par eux ensuite

Les anciens élevoient des temples à la vengeance : cette passion, mise aujourd’hui au nombre des vices, étoit alors comptée parmi les vertus. La police ancienne favorisoit ce culte. Dans un siecle trop guerrier pour n’être pas un peu féroce, l’unique moyen d’enchaîner la colere, la fureur et la trahison, étoit d’attacher le déshonneur à l’oubli de l’injure, de placer toujours le tableau de la vengeance à côté du tableau de l’affront : c’est ainsi qu’on entretenoit, dans le coeur des citoyens, une crainte respective et salutaire, qui suppléoit au défaut de police. La peinture de cette passion étoit donc trop analogue au besoin, au préjugé des peuples anciens, pour n’y être pas considérée avec plaisir.

La manipulation politique des passions populaires négatives et violentes, des peurs et des superstitions illusoires consolatrices, savamment entretenues et orchestrées par les dirigeants, les églises et les prêtres, sont au cœur du pouvoir d'oppression du peuple, pour la lui faire consentir, voire la lui faire désirer. Ce pouvoir d'oppression n'a pas besoin d'une police trop répressive pour s'exercer pleinement.

Mais, dans le siecle où nous vivons, dans un temps où la police est à cet égard fort perfectionnée, où d’ailleurs [p. 186] nous ne sommes plus asservis aux mêmes préjugés, il est évident qu’en consultant pareillement notre intérêt, nous ne devons voir qu’avec indifférence la peinture d’une passion qui, loin de maintenir la paix et l’harmonie dans la société, n’y occasionneroit que des désordres et des cruautés inutiles. Pourquoi des tragédies, pleines de ces sentiments mâles et courageux qu’inspire l’amour de la patrie, ne feroient-elles plus sur nous que des impressions légeres ? C’est qu’il est très-rare que les peuples allient une certaine espece de courage et de vertu avec l’extrême soumission ; c’est que les romains devinrent bas et vils sitôt qu’ils eurent un maître ; et qu’enfin, comme dit Homere : l’affreux instant qui met un homme libre aux fers lui ravit la moitié de sa vertu premiere. D’où je conclus que les siecles de liberté, dans lesquels s’engendrent les grands hommes et les grandes passions, sont aussi les seuls où les peuples soient vraiment admirateurs des sentiments nobles et courageux.

Mais, et c'est là l'optimisme progressiste de Helvetius, propre aux philosophes des lumières (hormis Rousseau dont on peut se demander s'il en fait pleinement partie), le courage civique s'allie plus facilement, sauf circonstances particulières exceptionnelles, au désir de liberté qui appartient à la nature pour ainsi dire native de l'homme au courage et à l'amour du bien commun et de la paix civile qu'à l'asservissement passionnel.

Pourquoi le genre de Corneille, maintenant moins goûté, l’étoit-il davantage du vivant de cet illustre poëte ? C’est qu’on sortoit alors de la ligue, de la fronde, de ces temps de troubles où les esprits, encore échauffés du feu de la sédition, sont plus audacieux, plus estimateurs des sentiments hardis, et plus susceptibles d’ambition ; c’est que les caracteres que Corneille donne à ses héros, les projets qu’il fait concevoir à ces ambitieux, étoient par conséquent plus analogues à l’esprit du siecle, qu’ils ne le seroient maintenant qu’on rencontre peu de héros, de citoyens [p. 187] et d’ambitieux, qu’un calme heureux a succédé à tant d’orages, et que les volcans de la sédition sont de toutes parts éteints.

Comment un artisan habitué à gémir sous le faix de l’indigence et du mépris, un homme riche et même un grand seigneur accoutumé à ramper devant un homme en place, à le regarder avec le saint respect que l’egyptien a pour ses dieux et le negre pour son fétiche, seroient-ils fortement frappés de ce vers où Corneille dit : pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose ? De pareils sentiments doivent leur paroître fous et gigantesques ; ils n’en pourroient admirer l’élévation, sans avoir souvent à rougir de la bassesse des leurs : c’est pourquoi, si l’on en excepte un petit nombre d’esprits et de caracteres élevés, qui conservent encore pour Corneille une estime raisonnée et sentie, les autres admirateurs de ce grand poëte l’estiment moins par sentiment que par préjugé et sur parole.

Tout changement arrivé dans le gouvernement ou dans les moeurs d’un peuple, doit nécessairement amener des révolutions dans son goût. D’un siecle à l’autre, un peuple est différemment frappé des mêmes objets, selon la passion différente qui l’anime. Il en est des sentiments des hommes comme de leurs idées ; si nous ne concevons dans les autres que les idées analogues aux nôtres, nous ne pouvons, dit Salluste, être affectés que des passions qui nous affectent nous-mêmes fortement. [p. 188] Pour être touché de la peinture de quelque passion, il faut soi-même en avoir été le jouet.

La sensibilité -et le goût dont il est l'expression rependu dans le public- esthétique dépend des passions dominantes d'une époque

Supposons que le berger Tircis et Catilina se rencontrent, et se fassent réciproquement confidence des sentiments d’amour et d’ambition qui les agitent ; ils ne pourront certainement pas se communiquer l’impression différente qu’excitent en eux les différentes passions dont ils sont animés. Le premier ne conçoit point ce qu’a de si séduisant le pouvoir suprême, et le second ce que la conquête d’une femme a de si flatteur. Or, pour faire aux différents genres tragiques l’application de ce principe, je dis qu’en tout pays où les habitants n’ont point de part au maniement des affaires publiques, où l’on cite rarement les mots de patrie et de citoyen, on ne plaît au public qu’en présentant sur le théâtre des passions convenables à des particuliers ; telles, par exemple, que celle de l’amour. Ce n’est pas que tous les hommes y soient également sensibles : il est certain que des ames fieres et hardies, des ambitieux, des politiques, des avares, des vieillards ou des gens chargés d’affaires, sont peu touchés de la peinture de cette passion : et c’est précisément la raison pour laquelle les pieces de théâtre n’ont de succès pleins et entiers que dans les états républicains, où la haine des tyrans, l’amour de la patrie et de la liberté, sont, si je l’ose dire, des points de ralliement pour l’estime publique.

Le théâtre est plus apprécié dans les états républicains que dans les états despotiques, car il met en scène les désirs des citoyens dans tous leurs états, en particulier celui de la liberté en liaison avec celui de l'amour de la patrie.

Dans tout autre gouvernement, les citoyens n’étant pas réunis par un intérêt commun, la diversité des intérêts personnels doit nécessairement s’opposer à l’universalité des applaudissements.

Seul un état républicain peut promouvoir l'intérêt public car il est fondé sur l'égalité devant la loi qui refuse de voir celle-ci au service d'intérêt particuliers, ceux des puissants, contre ceux des autres, les dominés.

Dans ces pays, on ne peut prétendre qu’à des succès plus ou moins étendus, en peignant des passions plus ou moins généralement intéressantes pour [p. 189] les particuliers. Or, parmi les passions de cette espece, nul doute que celle de l’amour, fondée en partie sur un besoin de la nature, ne soit la plus universellement sentie. Aussi préfere-t-on maintenant, en France, le genre de Racine à celui de Corneille, qui, dans un autre siecle ou un pays différent tel que l’Angleterre, auroit vraisemblablement la préférence.

La différence entre Corneille et Racine est que le premier met en scène le conflit entre le devoir et l'amour au profit du premier et de ceux qui sont capables de sacrifier le second au premier, les nobles, alors que le second met en scène le conflit entre des passions universelles que chacun peut éprouver.

C’est une certaine foiblesse de caractere, suite nécessaire du luxe et du changement arrivé dans nos moeurs, qui, nous privant de toute force et de toute élévation dans l’ame, nous fait déjà préférer les comédies aux tragédies, qui ne sont plus maintenant que des comédies d’un style élevé, et dont l’action se passe dans le palais des rois.

La tragédie authentique mettait en scène des personnages hors du commun de par l'élévation de leur force morale, tandis que, par le fait du du goût du luxe, la tragédie s'est transformée en une parodie de tragédie, plus ou moins comique, sous le masque d'un style littéraire recherché.

C’est l’heureux accroissement de l’autorité souveraine qui, désarmant la sédition, avilissant la condition des bourgeois, a dû presque entiérement les bannir de la scene comique, où l’on ne voit plus que des gens du bon air et du grand monde, lesquels y tiennent réellement la place qu’occupoient les gens d’une condition commune, et sont proprement les bourgeois du siecle.

Dans l'entre deux, les bourgeois sont bannis de la scène alors que les nobles sont réduits à n'être plus que des bourgeois qui font de moins en moins illusion quant à leur prétention à la noblesse. Il y a là comme un abaissement général dans la représentation que la société se fait d'elle même qui prépare les temps démocratiques.

On voit donc qu’en des temps différents, certains genres d’esprit font sur le public des impressions très-différentes, mais toujours proportionnées à l’intérêt qu’il a de les estimer. Or cet intérêt public est quelquefois, d’un siecle à l’autre, assez différent de lui-même, pour occasionner, comme je vais le prouver, la création ou l’anéantissement subit de certains genres d’idées et d’ouvrages ; tels sont tous les ouvrages de controverse, ouvrages maintenant aussi ignorés qu’ils étoient et devoient être autrefois connus et admirés.

En effet, dans un temps où les peuples, partagés sur leur croyance, étoient animés de l’esprit de fanatisme ; où chaque [p. 190] secte, ardente à soutenir ses opinions, vouloit, armée de fer ou d’arguments, les anoncer, les prouver, les faire adopter à l’univers ; les controverses étoient, premiérement quant au choix du sujet, des ouvrages trop généralement intéressants, pour n’être pas universellement estimés : d’ailleurs, ces ouvrages devoient être faits, du moins de la part de certains hérétiques, avec toute l’adresse et l’esprit imaginables ; car enfin, pour persuader des contes de peau d’âne et de la barbe bleue, comme sont quelques hérésies, il étoit impossible que les controversistes n’employassent, dans leurs écrits, toute la souplesse, la force et les ressources de la logique, que leurs ouvrages ne fussent des chefs-d’oeuvre de subtilité, et peut-être, en ce genre, le dernier effort de l’esprit humain. Il est donc certain que, tant par l’importance de la matiere, que par la maniere de la traiter, les controversistes devoient alors être regardés comme les écrivains les plus estimables. Mais, dans un siecle où l’esprit de fanatisme a presque entiérement disparu ; où les peuples et les rois, instruits par les malheurs passés, ne s’occupent plus des disputes théologiques ; où d’ailleurs les principes de la vraie religion s’affermissent de jour en jour, ces mêmes écrivains ne doivent plus faire la même impression sur les esprits. Aussi l’homme du monde ne liroit-il maintenant leurs écrits qu’avec le dégoût qu’il éprouveroit à la lecture d’une controverse péruvienne, dans laquelle on examineroit si Manco-Capac est ou n’est pas fils du soleil.

Les idées fanatiques, de part le désir de prosélytisme qui les anime, exige, pour convaincre les autres de la véracité de croyances spontanément invraisemblables, l'emploi d'arguments aussi subtils que spécieux dans le cadre de controverses idéologiques passionnées, alors que des idées modérées et raisonnables ne font appel qu'au sens commun dans le cadre d'un débat dépassionné.

Pour confirmer ce que je viens de dire par un fait passé sous nos yeux, qu’on se rappelle le fanatisme avec lequel on disputoit sur la prééminence des modernes sur les anciens. Ce fanatisme fit alors la réputation de plusieurs dissertations [p. 191] médiocres composées sur ce sujet : et c’est l’indifférence avec laquelle on a considéré cette dispute, qui depuis a laissé dans l’oubli les dissertations de l’illustre M De La Motte et du savant abbé Terrasson : dissertations qui, regardées à juste titre comme des chefs-d’oeuvre et des modeles en ce genre, ne sont cependant presque plus connues que des gens de lettres.

Ces exemples suffisent pour prouver que c’est à l’intérêt public, différemment modifié selon les différents siecles, qu’on doit attribuer la création et l’anéantissement de certains genres d’idées et d’ouvrages.

Il ne me reste plus qu’à montrer comment ce même intérêt public, malgré les changements journellement arrivés dans les moeurs, les passions et les goûts d’un peuple, peut cependant assurer à certains genres d’ouvrages l’estime constante de tous les siecles. Pour cet effet, il faut se rappeller que le genre d’esprit le plus estimé dans un siecle et dans un pays, est souvent le plus méprisé dans un autre siecle et dans un autre pays ; que l’esprit, par conséquent, n’est proprement que ce qu’on est convenu de nommer esprit. Or, parmi les conventions faites à ce sujet, les unes sont passageres, et les autres durables. On peut donc réduire à deux especes toutes les différentes sortes d’esprits : l’une, dont l’utilité momentanée est dépendante des changements survenus dans le commerce, le gouvernement, les passions, les occupations et les préjugés d’un peuple, n’est, pour ainsi dire, qu’un esprit de mode : l’autre, dont l’utilité éternelle, [p. 192] inaltérable, indépendante des moeurs et des gouvernements divers, tient à la nature même de l’homme, est par conséquent toujours invariable, et peut être regardée comme le vrai esprit, c’est-à-dire, comme l’esprit le plus desirable. Tous les genres d’esprit réduits ainsi à ces deux especes, je distinguerai, en conséquence, deux différentes sortes d’ouvrages.

Cette diversité des goûts esthétiques pourtant n'affecte pourtant pas certaines œuvres qui restent, au delà des changements de la mode et/ou de l'esprit du temps, appréciées, voire admirées durablement. Ces œuvres ne peuvent être que celles qui mettent en scène ou représentent la nature humaine dans ce qu'elle a d'universel.

Les uns sont faits pour avoir un succès brillant et rapide ; les autres un succès étendu et durable. Un roman satyrique où l’on peindra, par exemple, d’une maniere vraie et maligne, les ridicules des grands, sera certainement couru de tous les gens d’une condition commune. La nature, qui grave dans tous les coeurs le sentiment d’une égalité primitive, a mis un germe éternel de haine entre les grands et les petits : ces derniers saisissent donc, avec tout le plaisir et la sagacité possibles, les traits les plus fins des tableaux ridicules où ces grands paroissent indignes de leur supériorité. De tels ouvrages doivent donc avoir un succès rapide et brillant, mais peu étendu et peu durable : peu étendu, parce qu’il a nécessairement pour limites les pays où ces ridicules prennent naissance ; peu durable, parce que la mode, en remplaçant continuellement un ancien ridicule par un nouveau, efface bientôt du souvenir des hommes les ridicules anciens et les auteurs qui les ont peints ; parce qu’enfin, ennuyée de la contemplation du même ridicule, la malignité des petits cherche, dans de nouveaux défauts, de nouveaux motifs [p. 193] de justifier ses mépris pour les grands. Leur impatience, à cet égard, hâte donc encore la chûte de ces sortes d’ouvrages dont la célébrité n’égale pas souvent la durée du ridicule.

La nature humaine, dès lors qu'elle est universelle, est animée du désir d'égalité qui, lui même, fait de la jalousie une passion des gens du commun tournée contre les grands qu'elle méprise et cherche à ridiculiser. Mais la mise en scène de cette passion commune varie selon les époques puisque les modes de vie et les comportements des grands changent aussi, les rendant méconnaissables et donc indifférents à une époque ultérieure.

Tel est le genre de réussite que doivent avoir les romans satyriques. à l’égard d’un ouvrage de morale ou de métaphysique, son succès ne peut être le même : le desir de s’instruire, toujours plus rare et moins vif que celui de censurer, ne peut fournir, dans une nation, ni un si grand nombre de lecteurs, ni des lecteurs si passionnés. D’ailleurs, les principes de ces sciences, avec quelque clarté qu’on les présente, exigent toujours des lecteurs une certaine attention qui doit encore en diminuer considérablement le nombre.

Par contre les œuvres qui répondent au désir moins intense et minoritaire de s'instruire positivement sur la nature humaine et qui exigent des efforts exigeants, voire pénibles, de leurs lecteurs n'ont, à court terme, pas le même succès, mais exercent plus d'influence et d'autorité à long terme.

Mais si le mérite de cet ouvrage de morale ou de métaphysique est moins rapidement senti que celui d’un ouvrage satyrique, il est plus généralement reconnu ; parce que des traités, tels que ceux de Locke ou de Nicole, où il ne s’agit ni d’un italien, ni d’un françois, ni d’un anglois, mais de l’homme en général, doivent nécessairement trouver des lecteurs chez tous les peuples du monde, et même les conserver dans chaque siecle. Tout ouvrage qui ne tire son mérite que de la finesse des observations faites sur la nature de l’homme et des choses, ne peut cesser de plaire en aucun temps.

Les grands philosophes exercent une influence trans-historique dès lors qu'ils traitent de la nature humaine universelle. Ils ne sont pas soumis au dictât éphémère de la mode et même s'ils ne sont pas dans l'immédiat reconnus par le grand public, leur influence sera durable et universellement reconnu dans les temps futurs

J’en ai dit assez pour faire connoître la vraie cause des différentes especes d’estime attachées aux différents genres d’esprit : s’il reste encore quelque doute sur ce sujet, on peut, par de nouvelles applications des principes ci-dessus établis, acquérir de nouvelles preuves de leur vérité.

Veut-on savoir, par exemple, quels seroient les divers [p. 194] succès de deux écrivains, dont l’un se distingueroit uniquement par la force et la profondeur de ses pensées, et l’autre par la maniere heureuse de les exprimer ? Conséquemment à ce que j’ai dit, la réussite du premier doit être plus lente ; parce qu’il est beaucoup plus de juges de la finesse, des graces, des agréments d’un tour ou d’une expression, et enfin de toutes les beautés de style, qu’il n’est de juges de la beauté des idées. Un écrivain poli, comme Malherbe, doit donc avoir des succès plus rapides qu’étendus, et plus brillants que durables. Il en est deux causes : la premiere, c’est qu’un ouvrage, traduit d’une langue dans une autre, perd toujours, dans la traduction, la fraîcheur et la force de son coloris ; et ne passe par conséquent aux étrangers que dépouillé des charmes du style, qui, dans ma supposition, en faisoient le principal agrément : la seconde, c’est que la langue vieillit insensiblement ; c’est que les tours les plus heureux deviennent à la longue les plus communs ; et qu’un ouvrage, enfin dépourvu, dans le pays même où il a été composé, des beautés qui l’y rendoient agréable, ne doit tout au plus conserver à son auteur qu’une estime de tradition.

La possibilité de la traduction en une autre langue sans perte de sens et/ou de la possible lecture fructueuse en un autre état historique de la langue est un bon critère pour reconnaître une œuvre dont la valeur est universelle.

Pour obtenir un succès entier, il faut, aux graces de l’expression, joindre le choix des idées. Sans cet heureux choix, un ouvrage ne peut soutenir l’épreuve du temps, et surtout d’une traduction, qu’on doit regarder comme le creuset le plus propre à séparer l’or pur du clinquant. Aussi ne doit-on attribuer qu’à ce défaut d’idées, trop commun à nos anciens poëtes, le mépris injuste que quelques gens raisonnables ont conçu pour la poésie. Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai déjà dit : c’est qu’entre les ouvrages dont la célébrité doit s’étendre dans tous les [p. 195] siecles et les pays divers, il en est qui, plus vivement et plus généralement intéressants pour l’humanité, doivent avoir des succès plus prompts et plus grands. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeller que, parmi les hommes, il en est peu qui n’aient éprouvé quelque passion ; que la plupart d’entre eux sont moins frappés de la profondeur d’une idée que de la beauté d’une description ; qu’ils ont, comme l’expérience le prouve, presque tous, plus senti que vu, mais plus vu que réfléchi ; qu’ainsi la peinture des passions doit être plus généralement agréable, que la peinture des objets de la nature ; et la description poétique de ces mêmes objets doit trouver plus d’admirateurs que les ouvrages philosophiques. à l’égard même de ces derniers ouvrages, les hommes étant communément moins curieux de la connoissance de la botanique, de la géographie et des beaux arts, que de la connoissance du coeur humain, les philosophes excellents en ce dernier genre doivent être plus généralement connus et estimés que les botanistes, les géographes et les grands critiques. Aussi, M De La Motte (qu’il me soit encore permis de le citer pour exemple) eût-il été, sans contredit, plus généralement estimé, s’il eût appliqué à des sujets plus intéressants la même finesse, la même élégance et la même netteté qu’il a portées dans ses discours sur l’ode, la fable et la tragédie. Le public, content d’admirer les chefs-d’oeuvre des grands poëtes, fait peu de cas des grands critiques ; leurs ouvrages ne sont lus, jugés et appréciés, que par les gens de l’art auxquels ils sont utiles. Voilà la vraie cause du peu de proportion [p. 196] qu’on remarque entre la réputation et le mérite de M De La Motte.

Il faut distinguer le fond de la forme dans un ouvrage qui traite de philosophie dont la généralité des propos est sans commune mesure avec celle des botanistes et des géographes dont les ouvrages peuvent être rapidement obsolètes et dépassés par de nouvelles découvertes particulières . Seuls ceux dont le fond de réflexion universelle excède la forme d'expression, aussi séduisante soit-elle, peuvent devenir objets d'une lecture durable. Quant à la poésie, dès lors qu'elle exprime et met en scène plaisante des sentiments universels, elle ne doit pas son succès aux critiques littéraires spécialisés qui ne jugent qu'en fonction de critères culturels particuliers historiques et/ou biographiques de ses auteurs.



Voyons maintenant quels sont les ouvrages qui doivent, au succès rapide et brillant, unir le succès étendu et durable.

On n’obtient à la fois ces deux especes de succès que par des ouvrages où, conformément à mes principes, l’on a su joindre, à l’utilité momentanée, l’utilité durable ; tels sont certains genres de poëmes, de romans, de pieces de théâtre et d’écrits moraux ou politiques : sur quoi il est bon d’observer que ces ouvrages, bientôt dépouillés des beautés dépendantes des moeurs, des préjugés, du temps et du pays où ils sont faits, ne conservent, aux yeux de la postérité, que les seules beautés communes à tous les siecles et à tous les pays ; et qu’Homere, par cette raison, doit nous paroître moins agréable qu’il ne le parut aux grecs de son temps. Mais cette perte, et, si je l’ose dire, ce déchet en mérite, est plus ou moins grand, selon que les beautés durables qui entrent dans la composition d’un ouvrage, et qui y sont toujours inégalement mêlangées aux beautés du jour, l’emportent plus ou moins sur ces dernieres. Pourquoi les femmes savantes de l’illustre Moliere sont-elles déjà moins estimées que son avare, son tartuffe et son misanthrope ? L’on n’a point calculé le nombre d’idées renfermées dans chacune de ces pieces ; l’on n’a point, en conséquence, déterminé le degré d’estime qui leur est dû : mais l’on a éprouvé qu’une comédie, telle que l’avare, dont le succès est fondé sur la peinture d’un vice toujours subsistant et toujours nuisible aux hommes, renfermoit nécessairement, dans ses détails, une infinité de beautés analogues au choix heureux de ce sujet, c’est-à-dire, de beautés durables ; qu’au contraire, une comédie telle que les femmes savantes, dont la réussite [p. 197] n’est appuyée que sur un ridicule passager, ne pouvoit étinceller que de ces beautés momentanées, qui, plus analogues à la nature de ce sujet, et peut-être plus propres à faire des impressions vives sur le public, n’en pouvoient faire d’aussi durables. C’est pourquoi l’on ne voit guere, chez les différentes nations, que les pieces de caractere passer avec succès d’un théâtre à l’autre.

La conclusion de ce chapitre, c’est que l’estime accordée aux divers genres d’esprit, est, dans chaque siecle, toujours proportionnée à l’intérêt qu’on a de les estimer.

La distinction entre la forme plaisante et brillante et le fond universel d'une œuvre philosophique ou poétique ne doit pas nous faire choisir nécessairement l'une contre l'autre. Il existe des œuvres qui, heureusement, allient l'une à l'autre, mais c'est par le second aspect au détriment du premier qu'elle valent au delà de leur temps. L'exemple des « femmes savantes » de Molière que Helvetius considère comme dévalué est un contre-exemple intéressant pour nous qui considérons encore cette pièce comme un chef-d'oeuvre universel, en cela que la forme comique de cette pièce apparaît datée est à ses yeux sans que son fond mérite de perdurer. Pourquoi ? Parce que celui-ci paraît, à ses yeux, misogyne, alors que selon lui l'universel humain vaut autant pour les hommes que pour les femmes et que l'époque du XVIIIéme siècle devient en partie féministe par l'accès des femmes à la pensé scientifique et technique. Pensons à la marquise du Châtelet, traductrice de Newton et au rôle fondamental des salons littéraires et philosophiques tenus par des femmes éminentes que même un philosophe, encore largement misogyne comme Kant, admettait comme un facteur essentiel de la progression des Lumières et du développement de la raison critique, en France et en Europe!

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DISCOURS 2 CHAPITRE 20

De l’esprit, considéré par rapport aux différents pays.

ce que j’ai dit des siecles divers, je l’applique aux pays différents : et je prouve que l’estime ou le mépris, attachés aux mêmes genres d’esprit est, chez les différents peuples, toujours l’effet de la forme différente de leur gouvernement, et par conséquent de la diversité de leurs intérêts. Pourquoi l’éloquence est-elle si fort en estime chez les républicains ? C’est que, dans la forme de leur gouvernement, l’éloquence ouvre la carriere des richesses et des grandeurs. Or, l’amour et le respect que tous les hommes ont pour l’or et les dignités doit nécessairement se réfléchir sur les moyens propres à les acquérir. Voilà pourquoi, dans les républiques, on honore non seulement l’éloquence, mais encore toutes les sciences qui, telles que la politique, la jurisprudence, la morale, la poësie, ou la philosophie, peuvent servir à former des orateurs.

Dans les pays despotiques, au contraire, si l’on fait peu de cas de cette même espece d’éloquence, c’est qu’elle ne mene point à la fortune ; c’est qu’elle n’est, dans ces pays, de presque aucun usage, et qu’on ne se donne pas la peine de persuader lorsqu’on peut commander.

Pourquoi les lacédémoniens affectoient-ils tant de mépris pour le genre d’esprit propre à perfectionner les ouvrages de luxe ? C’est qu’une république pauvre et petite, qui ne pouvoit opposer que ses vertus et sa valeur à la puissance redoutable des perses, devoit mépriser tous les arts propres [p. 199] à amollir le courage, qu’on eût, peut-être, avec raison, déifiés à Tyr ou à Sidon. D’où vient a-t-on moins d’estime en Angleterre pour la science militaire, qu’à Rome et dans la Grece on n’en avoit pour cette même science ? C’est que les anglois, maintenant plus carthaginois que romains, ont, par la forme de leur gouvernement et par leur position physique, moins besoin de grands généraux que d’habiles négociants ; c’est que l’esprit de commerce, qui nécessairement amene à sa suite le goût du luxe et de la mollesse, doit chaque jour augmenter à leurs yeux le prix de l’or et de l’industrie, doit chaque jour diminuer leur estime pour l’art de la guerre et même pour le courage : vertu que, chez un peuple libre, soutient long-temps l’orgueil national ; mais qui, s’affoiblissant néanmoins de jour en jour, est, peut-être, la cause éloignée de la chûte ou de l’asservissement de cette nation. Si les écrivains célebres, au contraire, comme le prouve l’exemple des Locke et des Adisson, ont été jusqu’à présent plus honorés en Angleterre que par-tout ailleurs, c’est qu’il est impossible qu’on ne fasse très-grand cas du mérite dans un pays où chaque citoyen a part au maniement des affaires générales, où tout homme d’esprit peut éclairer le public sur ses véritables intérêts. C’est la raison pour laquelle on rencontre si communément à Londres, des gens instruits ; rencontre plus difficile à faire en France : non que le climat anglois, comme on l’a prétendu, soit plus favorable à l’esprit que le nôtre ; la liste de nos hommes célebres, dans la guerre, la politique, les sciences et les arts, est peut-être plus nombreuse que la leur. Si les seigneurs anglois sont en général plus éclairés que les nôtres, c’est qu’ils sont forcés de s’instruire ; c’est qu’en dédommagement des [p. 200] avantages que la forme de notre gouvernement peut avoir sur la leur, ils en ont, à cet égard, un très-considérable sur nous ; avantage qu’ils conserveront jusqu’à ce que le luxe ait entiérement corrompu les principes de leur gouvernement, les ait insensiblement pliés au joug de la servitude, et leur ait appris à préférer les richesses aux talents. Jusqu’aujourd’hui, c’est, à Londres, un mérite de s’instruire ; à Paris, c’est un ridicule. Ce fait suffit pour justifier la réponse d’un étranger que m le duc d’Orléans, régent, interrogeoit sur le caractere et le génie différent des nations de l’Europe : la seule maniere, lui dit l’étranger, de répondre à votre altesse royale est de lui répéter les premieres questions que, chez les divers peuples, l’on fait le plus communément sur le compte d’un homme qui se présente dans le monde. en Espagne, ajouta-t-il, on demande : est-ce un grand de la premiere classe ? en Allemagne : peut-il entrer dans les chapitres ? en France : est-il bien à la cour ? en Hollande : combien a-t-il d’or ? en Angleterre : quel homme est-ce ? Le même intérêt général qui, dans les états républicains et ceux dont la constitution est mixte, préside à la distribution de l’estime, est aussi, dans les empires soumis au despotisme, le distributeur unique de cette même estime. Si, dans ces gouvernemens, l’on fait peu de cas de l’esprit, et si l’on a plus de considération à Ispahan, à Constantinople, pour l’eunuque, l’icoglan ou le bacha, que pour l’homme de mérite ; c’est qu’en ces pays on n’a nul intérêt d’estimer les grands hommes : ce n’est pas que ces grands hommes n’y fussent utiles et desirables ; mais aucun des particuliers, dont l’assemblage forme le public, n’ayant intérêt à le devenir, on sent que chacun d’eux estimera toujours peu ce qu’il ne voudroit pas être. [p. 201] Qui pourroit, dans ces empires, engager un particulier à supporter la fatigue de l’étude et de la méditation nécessaires pour perfectionner ses talents ? Les grands talents sont toujours suspects aux gouvernements injustes : les talents n’y procurent ni les dignités, ni les richesses. Or les richesses et les dignités sont cependant les seuls biens visibles à tous les yeux, les seuls qui soient réputés vrais biens et soient universellement desirés. En vain diroit-on qu’ils sont quelquefois fastidieux à leurs possesseurs : ce sont, si l’on veut, des décorations quelquefois désagréables aux yeux de l’acteur, et qui néanmoins paroîtront toujours admirables du point de vue d’où le spectateur les contemple : c’est pour les obtenir qu’on fait les plus grands efforts. Aussi les hommes illustres ne croissent-ils que dans les pays où les honneurs et les richesses sont le prix des grands talents ; aussi les pays despotiques sont-ils, par la raison contraire, toujours stériles en grands hommes. Sur quoi j’observerai que l’or est maintenant d’un si grand prix aux yeux de toutes les nations, que, dans des gouvernements infiniment plus sages et plus éclairés, la possession de l’or est presque toujours regardée comme le premier mérite. Que de gens riches, enorgueillis par les hommages universels, se croient supérieurs à l’homme de talent ; se félicitent, [p. 202] d’un ton superbement modeste, d’avoir préféré l’utile à l’agréable ; et d’avoir, au défaut d’esprit, fait, disent-ils, emplette de bon sens, qui, dans la signification qu’ils attachent à ce mot, est le vrai, le bon et le suprême esprit ! De telles gens doivent toujours prendre les philosophes pour des spéculateurs visionnaires, leurs écrits pour des ouvrages sérieusement frivoles, et l’ignorance pour un mérite.

Chaque régime politique et social génère son propre système de valeur, de mérite et de grandeur. Ainsi la République, régime plus égalitaire en droit, privilégie l'art du discours, des sciences et les arts car l'autorité en dépend, ce qui n'est pas la cas dans les despotismes ou des oligarchies.

Les richesses et les dignités sont trop généralement desirées, pour qu’on honore jamais les talents chez les peuples où les prétentions au mérite sont exclusives des prétentions à la fortune. Or, pour faire fortune, dans quel pays l’homme d’esprit n’est-il pas contraint à perdre, dans l’antichambre d’un protecteur, un temps que, pour exceller en quelque genre que ce soit, il faudroit employer à des études opiniâtres et continues ? Pour obtenir la faveur des grands, à quelles flatteries, à quelles bassesses ne doit-il pas se plier ? S’il naît en Turquie, il faut qu’il s’expose aux dedains d’un muphti ou d’une sultane ; en France, aux bontés outrageantes d’un grand seigneur ou d’un homme en place, qui, méprisant en lui un genre d’esprit trop différent du sien, le regardera comme un homme inutile à l’état, incapable d’affaires sérieuses, et tout au plus comme un joli enfant occupé d’ingénieuses bagatelles. D’ailleurs, secrettement jaloux de la réputation des gens de mérite, et [p. 203] sensible à leur censure, l’homme en place les reçoit chez lui moins par goût que par faste, uniquement pour montrer qu’il a de tout dans sa maison. Or, comment imaginer qu’un homme, animé de cette passion pour la gloire, qui l’arrache aux douceurs du plaisir, s’avillisse jusqu’à ce point ? Quiconque est né pour illustrer son siecle est toujours en garde contre les grands ; il ne se lie du moins qu’avec ceux dont l’esprit et le caractere, fait pour estimer les talens et s’ennuyer dans la plupart des sociétés, y recherche, y rencontre l’homme d’esprit avec le même plaisir que se rencontrent, à la Chine, deux françois, qui s’y trouvent amis à la premiere vue. Le caractere propre à former les hommes illustres les expose donc nécessairement à la haine, ou du moins à l’indifférence des grands et des hommes en place, et surtout chez des peuples, tels que les orientaux, qui, abrutis par la forme de leur gouvernement et par leur religion, croupissent dans une honteuse ignorance, et tiennent, si j’ose le dire, le milieu entre l’homme et la brute. Après avoir prouvé que le défaut d’estime pour le mérite est, dans l’Orient, fondé sur le peu d’intérêt que les peuples ont d’estimer les talents ; pour faire mieux sentir la puissance de cet intérêt, appliquons ce principe à des objets qui nous soient plus familiers. Qu’on examine pourquoi l’intérêt public, modifié selon la forme de notre gouvernement, [p. 204] nous donne, par exemple, tant de dégoût pour le genre de la dissertation ; pourquoi le ton nous en paroît insupportable : et l’on sentira que la dissertation est pénible et fatigante ; que les citoyens ayant, par la forme de notre gouvernement, moins besoin d’instruction que d’amusement, ils ne desirent, en général, que la sorte d’esprit qui les rend agréables dans un souper ; qu’ils doivent, en conséquence, faire peu de cas de l’esprit de raisonnement ; et ressembler tous, plus ou moins, à cet homme de la cour, qui, moins ennuyé qu’embarrassé des raisonnements qu’un homme sage apportoit en preuve de son opinion, s’écria vivement : ah ! monsieur, je ne veux pas qu’on me prouve. Tout doit céder chez nous à l’intérêt de la paresse. Si, dans la conversation, l’on ne se sert que de phrases décousues et hyperboliques ; si l’exagération est devenue l’éloquence particuliere de notre siecle et de notre nation ; si l’on n’y fait nul cas de la justesse et de la précision des idées et des expressions, c’est que nous ne sommes nullement intéressés à les estimer. C’est par ménagement pour cette même paresse que nous regardons le goût comme un don de la nature, comme un instinct supérieur à toute connoissance raisonnée, et enfin comme un sentiment vif et prompt du bon et du mauvais ; sentiment qui nous dispense de tout examen, et réduit toutes les regles de la critique aux deux seuls mots de délicieux ou de détestable. C’est à cette même paresse que nous devons aussi quelques-uns des avantages que nous avons sur les autres nations. Le peu d’habitude de l’application, qui bientôt nous en rend tout-à-fait incapables, nous fait desirer, dans les ouvrages, une netteté qui supplée à cette incapacité d’attention : nous sommes des enfants qui voulons, dans nos lectures, être toujours soutenus par la lisiere de l’ordre. Un [p. 205] auteur doit donc maintenant se donner toutes les peines imaginables pour en épargner à ses lecteurs ; il doit souvent répéter d’après Alexandre : ô athéniens, qu’il m’en coûte pour être loué de vous ! Or la nécessité d’être clairs pour être lus, nous rend, à cet égard, supérieurs aux écrivains anglois : si ces derniers font peu de cas de cette clarté, c’est que leurs lecteurs y sont moins sensibles, et que des esprits plus exercés à la fatigue de l’attention peuvent suppléer plus facilement à ce défaut. Voilà ce qui, dans une science telle que la métaphysique, doit nous donner quelques avantages sur nos voisins. Si l’on a toujours appliqué à cette science le proverbe, point de merveille sans voile, et si ses ténebres l’ont rendu long-temps respectable, maintenant notre paresse n’entreprendroit plus de les percer, son obscurité la rendroit méprisable : nous voulons qu’on la dépouille du langage inintelligible dont elle est encore revêtue, qu’on la dégage des nuages mystérieux qui l’environnent. Or ce desir, qu’on ne doit qu’à la paresse, est l’unique moyen de faire une science de choses de cette même métaphysique, qui jusqu’à présent n’a été qu’une science de mots. Mais, pour satisfaire sur ce point le goût du public, il faut, comme le remarque l’illustre historiographe de l’académie de Berlin, " que les esprits brisent les entraves d’un respect trop superstitieux, connoissent les limites qui doivent éternellement séparer la raison de la religion ; et que les examinateurs, follement révoltés contre tout ouvrage de raisonnement, ne condamnent plus la nation à la frivolité. " ce que j’ai dit suffit, je pense, pour nous découvrir en même temps la cause de notre amour pour les historiettes et les romans, de notre habileté en ce genre, de notre supériorité dans l’art frivole et cependant assez difficile de dire des [p. 206] riens, et enfin de la préférence que nous donnons à l’esprit d’agrément sur tout autre genre d’esprit ; préférence qui nous accoutume à regarder l’homme d’esprit comme divertissant, à l’avilir en le confondant avec le pantomime ; préférence enfin qui nous rend le peuple le plus galant, le plus aimable, mais le plus frivole de l’Europe. Nos moeurs données, nous devons être tels. La route de l’ambition est, par la forme de notre gouvernement, fermée à la plupart des citoyens ; il ne leur reste que celle du plaisir. Entre les plaisirs, celui de l’amour est le plus vif ; pour en jouir, il faut se rendre agréable aux femmes ; dès que le besoin d’aimer se fait sentir, celui de plaire doit donc s’allumer en notre ame. Malheureusement, il en est des amants comme de ces insectes aîlés qui prennent la couleur de l’herbe à laquelle ils s’attachent ; ce n’est qu’en empruntant la ressemblance de l’objet aimé, qu’un amant parvient à lui plaire. Or, si les femmes, par l’éducation qu’on leur donne, doivent acquérir plus de frivolités et de graces, que de force et de justesse dans les idées, nos esprits, se modelant sur les leurs, doivent, en conséquence, se ressentir des mêmes vices. Il n’est que deux moyens de s’en garantir. Le premier, c’est de perfectionner l’éducation des femmes, de donner plus de hauteur à leur ame, plus d’étendue à leur esprit. Nul doute qu’on ne s’élevât aux plus grandes choses, si l’on avoit l’amour pour précepteur, et que la main de la beauté jetât dans notre ame les semences de l’esprit et de la vertu.

Ce passage est significatif du féminisme de Helvetius. Féminisme, en cela que cet auteur fait de l'éducation des femmes le facteur essentiel du progrès de et dans la société en général. Les hommes qui veulent les séduire et les aimer ( la passion amoureuse est irrésistible et universelle selon l'auteur, voire le ressort principal du désir d'être et de paraître, avec celui de la puissance et de la distinction sociale qui lui sont très souvent socialement associés) en sont en quelque sorte dépendants dès lors qu'ils cherchent à flatter et à imiter les valeurs qu'elle ont reçues par leur éducation, qu'elle soient profondes ou superficielles. Or les femmes dans leur nature sont tout aussi capables que les hommes d'étendre leur esprit à des activités spirituelles plus profondes que celles que mettent en jeu la coquetterie . Les femmes pourraient par une éducation élevées aux valeurs universelles devenir les meilleures préceptrices qui soient des hommes, par le biais justement de l'amour irrésistible que ceux-ci leur portent. La genre social, pour notre auteur, ne se confond pas avec le sexe biologique et n'est en rien fondé sur une quelconque nature féminine éternelle. De même la hiérarchie en terme d'éducation et de culture, voire de pouvoir légitime en faveur du progrès dans la société, ne dépend et ne doit pas dépendre du sexe biologique, sinon sous la forme de l'amour que les femmes suscitent chez les hommes, ce qui les met, dans les faits, au dessus de ces derniers !



Le second moyen (et ce n’est pas certainement celui que je conseillerois), ce seroit de débarrasser les femmes d’un reste de pudeur, dont le sacrifice les met en droit d’exiger le culte et l’adoration perpétuelle de leurs amants. Alors les faveurs [p. 207] des femmes, devenues plus communes, paroîtroient moins précieuses ; alors les hommes, plus indépendants, plus sages, ne perdroient près d’elles que les heures consacrées aux plaisirs de l’amour, et pourroient, par conséquent, étendre et fortifier leur esprit par l’étude et la méditation. Chez tous les peuples et dans tous les pays voués à l’idolâtrie des femmes, il faut en faire des romaines ou des sultanes ; le milieu entre ces deux partis est le plus dangereux.

Si les femmes étaient moins pudiques -et c'est aussi affaire d'éducation-, elles exigeraient moins des hommes contre le sacrifice de leur pudeur, les hommes seraient moins soumis à une passion devenue plus facile à satisfaire et donc seraient plus indépendants vis-à-vis des femmes, afin de se livrer aux plaisirs de l'esprit que sont l'étude et la méditation pour se valoriser. Mais il serait dangereux dans une société dans la quelle les hommes idolâtrent les femmes d'en faire autre chose que des mamans ou des putains. Car alors elles perdraient toute valeur sociale. Il faut donc, par l'éducation, réformer la société dans le sens d'une plus grande égalité entre les hommes et les femmes pour rendre les uns et les autres plus raisonnables car moins passionnément dépendants des uns et des autres.



Ce que j’ai dit ci-dessus prouve que c’est à la diversité des gouvernements et, par conséquent, des intérêts des peuples, qu’on doit attribuer l’étonnante variété de leurs caracteres, de leur génie et de leur goût. Si l’on croit quelquefois appercevoir un point de ralliement pour l’estime générale ; si, par exemple, la science militaire est, chez presque tous les peuples, regardée comme la premiere ; c’est que le grand capitaine est, presqu’en tous les pays, l’homme le plus utile, du moins jusqu’à la convention d’une paix universelle et inaltérable. Cette paix une fois confirmée, on donneroit, sans contredit, aux hommes célebres dans les sciences, les loix, les lettres et les beaux arts, la préférence sur le plus grand capitaine du monde : d’où je conclus que l’intérêt général est, dans chaque nation, le dispensateur unique de son estime. C’est à cette même cause, comme je vais le prouver, qu’on doit attribuer le mépris, injuste ou légitime, mais toujours réciproque, que les nations ont pour leurs moeurs, leurs usages et leurs caracteres différents.



Si, par delà la diversité des gouvernements et des valeurs qu'ils promeuvent, la valeur dans l'art militaire semble universelle, c'est que dans toutes les sociétés, jusqu'à présent, la guerre est nécessaire à l'affirmation de la fierté d'un peuple, mais cela pourrait changer dans le cadre d'un traité de paix universel, d'autres valeurs différentes pourraient fonder les divers critères de l'admiration des hommes dans les sociétés vivant dans un cadre pacifique.

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DISCOURS 2 CHAPITRE 21

le mépris respectif des nations tient à l’intérêt de leur vanité.

il en est des nations comme des particuliers : si chacun de nous se croit infaillible, place la contradiction au rang des offenses, et ne peut estimer ni admirer dans autrui que son propre esprit, chaque nation n’estime pareillement dans les autres que les idées analogues aux siennes ; toute opinion contraire est donc entr’elles un germe de mépris. Qu’on jette un coup d’oeil rapide sur l’univers : ici, c’est l’anglois qui nous prend pour des têtes frivoles, lorsque nous le prenons pour une tête brûlée. Là, c’est l’arabe qui, persuadé de l’infaillibilité de son khalife, rit de la sotte crédulité du tartare qui croit le grand lama immortel. Dans l’Afrique, c’est le negre qui, toujours en adoration devant une racine, une patte de crabe, ou la corne d’un animal, ne voit dans la terre qu’une masse immense de divinités, et se moque de la disette où nous sommes de dieux ; tandis que le musulman, peu instruit, nous accuse d’en reconnoître trois. Plus loin, ce sont les habitants de la montagne de Bata : ils sont persuadés que tout homme qui mange avant sa mort un coucou roti, est un saint ; ils se moquent en conséquence de l’indien : quoi de plus ridicule, lui disent-ils, que d’approcher une vache du lit d’un malade, et d’imaginer que, si la vache, dont on tire la queue, vient à pisser, et qu’il tombe quelques gouttes de son urine sur le moribond, ce moribond est un saint ? Quoi de plus absurde aux bramines [p. 209] que d’exiger de leurs nouveaux convertis que, pendant six mois, ils se tiennent pour toute nourriture à la fiente de vache !

L'amour de soi commande les comportements individuels, mais aussi les comportements collectifs. Le narcissisme individuel est, via les valeurs collectives qui le déterminent , la composante du narcissisme collectif orchestré par l'état qui le conditionne par l'identification identitaire qu'il provoque et qui en est réciproquement conditionné par une boucle d'actions réciproques dont l'état et les valeurs collectives qu'il promeut est le causalité principale. Ainsi les états favorisent la xénophobie et le mépris des autres nations pour forger l'unité du peuple contre les autres peuples dans une situation de guerre ou d'hostilité latente permanente.

C’est toujours sur une semblable différence de moeurs et de coutumes qu’est fondé le mépris respectif des nations. C’est par ce motif que l’habitant d’Antioche méprisoit jadis, dans l’empereur Julien, cette simplicité de moeurs et cette frugalité qui lui méritoient l’admiration des gaulois. La différence de religion et par conséquent d’opinion déterminoit, dans le même temps, des chrétiens, plus zélés que justes, à noircir, par les plus infâmes calomnies, la mémoire d’un prince qui, diminuant les impôts, rétablissant la discipline militaire et ranimant la vertu expirante des romains, a si justement mérité d’être mis au rang de leurs plus grands empereurs. Qu’on jette les yeux de toutes parts ; tout est plein de ces injustices. Chaque nation, convaincue qu’elle seule possede la sagesse, prend toutes les autres pour folles ; et ressemble assez au marianois qui, persuadé que sa langue est la seule de l’univers, en conclut que les autres hommes ne savent pas parler.

Le mépris des autres devient la source de la valorisation de soin individuelle et collective, les deux étant interdépendantes.

S’il descendoit du ciel un sage, qui, dans sa conduite, [p. 210] ne consultât que les lumieres de la raison, ce sage passeroit universellement pour fou. Il seroit, dit Socrate, vis-à-vis des autres hommes, comme un médecin que des pâtissiers accuseroient, devant un tribunal d’enfants, d’avoir défendu les pâtés et les tartelettes, et qui sûrement y paroîtroit coupable au premier chef. En vain appuieroit-il ses opinions sur les démonstrations les plus fortes ; toutes les nations seroient, à son égard, comme ce peuple de bossus, chez lequel, disent les fabulistes indiens, passa un dieu beau, jeune et bien fait. Ce dieu, ajoutent-ils, entre dans la capitale ; il s’y voit environné d’une multitude d’habitants ; sa figure leur paroît extraordinaire ; les ris et les brocards annoncent leur étonnement : on alloit pousser plus loin les outrages, si, pour l’arracher à ce danger, un des habitants, qui sans doute avoit vu d’autres hommes que des bossus, ne se fût tout-à-coup écrié : eh ! Mes amis, qu’allons-nous faire ? N’insultons point ce malheureux contrefait : si le ciel nous a fait à tous le don de la beauté, s’il a orné notre dos d’une montagne de chair ; pleins de reconnoissance pour les immortels, allons au temple en rendre graces aux dieux. Cette fable est l’histoire de la vanité humaine. Tout peuple admire ses défauts, et méprise les qualités contraires : pour réussir dans un pays, il faut être porteur de la bosse de la nation chez laquelle on voyage.

Les défauts des uns sont des qualités pour les autres. Et leurs qualités des défauts pour les autres

Il est, dans chaque pays, peu d’avocats qui plaident la cause des nations voisines, peu d’hommes qui reconnoissent en eux le ridicule dont ils accusent l’étranger ; et qui prennent exemple sur je ne sais quel tartare qui fit, à ce sujet, adroitement rougir le grand lama lui-même de son injustice.

Ce tartare avoit parcouru le nord, visité le pays des [p. 211] lappons, et même acheté du vent de leurs sorciers. De retour en son pays, il raconte ses aventures : le grand lama veut les entendre, il pâme de rire à ce récit. De quelle folie, disoit-il, l’esprit humain n’est-il pas capable ! Que de coutumes bizarres ! Quelle crédulité dans les lappons ! Sont-ce des hommes ? Oui, vraiment, répondit le tartare : apprends même quelque chose de plus étrange ; c’est que ces lappons, si ridicules avec leurs sorciers, ne rient pas moins de notre crédulité que tu ris de la leur. Impie ! Répond le grand lama ; oses-tu bien prononcer ce blasphême, et comparer ma religion avec la leur ? Pere éternel, reprit le tartare, avant que l’imposition sacrée de ta main sur ma tête m’ait lavé de mon péché, je te représenterai que, par tes ris, tu ne dois pas engager tes sujets à faire un profane usage de leur raison. Si l’oeil sévere de l’examen et du doute se portoit sur tous les objets de la croyance humaine, qui sait si ton culte même seroit à l’abri des railleries de l’incrédule ? Peut-être que ta sainte urine et tes saints excréments, que tu distribues en présent aux princes de la terre, leur paroîtroient moins précieux ; peut-être n’y trouveroient-ils plus la même saveur, n’en saupoudreroient-ils plus leurs ragoûts, et n’en mêleroient-ils plus dans leurs sausses. Déjà l’impiété nie à la Chine les neuf incarnations de Visthnou. Toi, dont la vue embrasse le passé, le présent et l’avenir, tu nous l’as répété souvent ; c’est au talisman d’une croyance aveugle que tu dois ton immortalité et ta puissance sur la terre : sans la soumission entiere à tes dogmes, obligé de quitter ce séjour de ténebres, [p. 212] tu remonterois au ciel, ta patrie. Tu sais que les lamas, soumis à ta puissance, doivent un jour t’élever des autels dans toutes les parties du monde : qui peut t’assurer qu’ils exécutent ce projet sans le secours de la crédulité humaine ; et que, sans elle, l’examen, toujours impie, ne prît les lamas pour des sorciers lappons qui vendent du vent aux sots qui l’achetent ? Excuse donc, ô Fo vivant, les discours que me dicte l’intérêt de ton culte ; et que le tartare apprenne de toi à respecter l’ignorance et la crédulité dont le ciel, toujours impénétrable dans ses vues, paroît se servir pour te soumettre la terre.

Peu d’hommes font, à cet exemple, sentir à leur nation le ridicule dont elle se couvre aux yeux de la raison, lorsque, sous un nom étranger, elle rit de sa propre folie : mais il est encore moins de nations qui sussent profiter de pareils avis.

La dérision de soi-même, très rare chez une individu, devient tout à fait exceptionnelle et pour dire quasi-inexistante dans une collectivité. Car celle-ci y risque sa vie, c'est à dire, son identité valorisée et valorisante qui se trouve au cœur de son désir d'être. La dérision de soi-même en tant qu'individu peut êtrter une source d'auto-valorisation alors que la dérision de soi même, en tant que collectivité, détruit toute possibilité d'identification collective qui en est le ciment, c'est à dire la condition d'existence même.

Toutes sont si scrupuleusement attachées à l’intérêt de leur vanité, qu’en tout pays l’on ne donnera jamais le nom de sages qu’à ceux qui, comme disoit M De Fontenelle, sont fous de la folie commune. Quelque bizarre que soit une fable, elle est toujours crue de quelques nations ; et quiconque en doute est traité de fou par cette même nation. Dans le royaume de Juida, où l’on adore le serpent, quel homme oseroit nier le conte que les marabous font d’un cochon qui, disent-ils, insulta à la divinité du serpent et le mangea. Un saint marabou, ajoutent-ils, s’en apperçoit, en porte ses plaintes au roi. Sur le champ, arrêt de mort contre tous les cochons : l’exécution s’ensuit ; et la race en alloit être anéantie, lorsque les peuples représenterent au roi que, pour un coupable, il n’étoit pas juste de punir tant d’innocents : ces remontrances suspendent la colere du prince, on appaise le grand marabou, [p. 213] le massacre cesse, et les cochons ont ordre, à l’avenir, d’être plus respectueux envers la divinité. Voilà, s’écrient les marabous, comme le serpent sait allumer la colere des rois, pour se venger des impies : que l’univers reconnoisse sa divinité, à son temple, à son sacrificateur, à l’ordre de marabou destiné à le servir, enfin aux vierges consacrées à son culte. Si, retiré au fond de son sanctuaire, le dieu serpent, invisible aux yeux même du roi, ne reçoit ses demandes et ne rend ses réponses que par l’organe des prêtres, ce n’est point aux mortels à porter sur ces mysteres un oeil profane : leur devoir est de croire, de se prosterner et d’adorer.

En Asie, au contraire, lorsque les perses, tout souillés du sang des serpents immolés au dieu du bien, couroient au temple des mages se vanter de cet acte de piété, s’imagine-t-on qu’un homme qui les auroit arrêtés pour leur prouver le ridicule de leur opinion en eût été bien reçu ? Plus une opinion est folle, plus il est honnête et dangereux d’en démontrer la folie.

Aussi M De Fontenelle a-t-il toujours répété que, s’il tenoit toutes les vérités dans sa main, il se garderoit bien de l’ouvrir pour les montrer aux hommes. En effet, si la découverte d’une seule a, dans l’Europe même, fait traîner Galilée dans les prisons de l’inquisition, à quel supplice ne condamneroit-on pas celui qui les révéleroit toutes ? Parmi les lecteurs raisonnables qui rient dans cet instant de la sottise de l’esprit humain, et qui s’indignent du traitement fait à Galilée, peut-être n’en est-il aucun qui, dans le siecle [p. 214] de ce philosophe, n’en eût sollicité la mort. Ils eussent alors eu des opinions différentes : et dans quelles cruautés ne nous précipite pas le barbare et fanatique attachement pour nos opinions ? Combien cet attachement n’a-t-il pas semé de maux sur la terre ? Attachement cependant dont il seroit également juste, utile et facile de se défaire. Pour apprendre à douter de ses opinions, il suffit d’examiner les forces de son esprit, de considérer le tableau des sottises humaines, de se rappeller que ce fut six cents ans après l’établissement des universités qu’il en sortit enfin un homme extraordinaire, que son siecle persécuta, et mit ensuite au rang des demi-dieux, pour avoir enseigné aux hommes à n’admettre pour vrais que les principes dont ils auroient des idées claires ; vérité dont peu de gens sentent toute l’étendue : pour la plupart des hommes, les principes ne renferment point de conséquences.

Quelle que soit la vanité des hommes, il est certain que, s’ils se rappelloient souvent de pareils faits ; si, comme M De Fontenelle, ils se disoient souvent à eux-mêmes : personne n’échappe à l’erreur : serois-je le seul homme infaillible ? ne seroit-ce pas dans les choses mêmes que je soutiens avec le plus de fanatisme que je me tromperois ? Si les hommes avoient cette idée habituellement présente à l’esprit, ils seroient plus en garde contre leur vanité, plus attentifs aux objections de leurs adversaires, plus à portée d’appercevoir la vérité ; ils seroient plus doux, plus tolérants, et sans doute auroient une moins haute opinion de leur sagesse.

Mais l'auto-critique est la condition de la tolérance. Mais pour ce faire, elle doit porter sur les croyances les plus ancrées en soi et les plus fanatiques. La vanité est donc à la fois le ressort le plus profond du désir humain mais aussi la source première de l'hostilité et de l'intolérance aux autres. Voilà une critique radicales des religions en tant que celle-ci se réclament d'une vérité sacrée c'est à dire indiscutables. Elles favorisent la division et « la guerre des Dieux » comme le dira M.Weber. Un scepticisme actif , relatif et non pas absolu, qui refuse la vérité comme certitude sacrée (intouchable) au profit du vraisemblable rationnel et critique, à un moment donné, et selon des indices et des preuves concordantes qui résistent à la réfutation expérimentale et logique, est la condition de la paix civile dans un monde et une société pluralistes

Socrate répétoit souvent : tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. On sait tout dans notre siecle, excepté ce que Socrate savoit. Les [p. 215] hommes ne se surprennent si souvent en erreur, que parce qu’ils sont ignorants ; et qu’en général leur folie la plus incurable, c’est de se croire sages. Cette folie, commune à toutes les nations et produite en partie par leur vanité, leur fait non seulement mépriser les moeurs et les usages différents des leurs, mais leur fait encore regarder comme un don de la nature la supériorité que quelques-unes d’entr’elles ont sur les autres : supériorité qu’elles ne doivent qu’à la constitution politique de leur état.

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DISCOURS 2 CHAPITRE 22

pourquoi les nations mettent au rang des dons de la nature les qualités qu’elles ne doivent qu’à la forme de leur gouvernement.



La naturalisme politique qui fait d'une société, la sienne, l'expression d'une nature humaine et/ou divine permanente présente les autres sociétés comme anti-naturelles et donc foncièrement mauvaises, voire inhumaines qu'il faut détruire au nom de la nature divine et humaine. Il fait de la guerre interminable des civilisations une mission supérieure au mépris de la préservation de la paix entre les hommes. Cf plus loin : »Chaque peuple mettra donc toujours au rang des dons de la nature les vertus qu’il tient de la forme de son gouvernement »

La vanité est encore le principe de cette erreur : et quelle nation peut triompher d’une pareille erreur ? Supposons, pour en donner un exemple, qu’un françois accoutumé à parler assez librement, à rencontrer çà et là quelques hommes vraiment citoyens, quitte Paris, et débarque à Constantinople ; quelle idée se formera-t-il des pays soumis au despotisme, lorsqu’il considérera l’avilissement où s’y trouve l’humanité ? Qu’il appercevra partout l’empreinte de l’esclavage ? Qu’il verra la tyrannie infecter de son souffle les germes de tous les talents et de toutes les vertus, porter l’abrutissement, la crainte servile et la dépopulation du Caucase jusqu’à l’Egypte ? Qu’enfin il apprendra qu’enfermé dans son serrail, tandis que le persan bat ses troupes et ravage ses provinces, le tranquille sultan, indifférent aux calamités publiques, boit son sorbet, caresse ses femmes, fait étrangler ses bachas et s’ennuie ? Frappé de la lâcheté et de la servitude de ces peuples, à la fois animé du sentiment de l’orgueil et de l’indignation, quel françois ne se croira pas d’une nature supérieure au turc ? En est-il beaucoup qui sentent que le mépris pour une nation est toujours un mépris injuste ? Que c’est de la forme plus ou moins heureuse des gouvernements que dépend la supériorité d’un [p. 217] peuple sur un autre ? Et qu’enfin ce turc peut lui faire la même réponse qu’un perse fit à un soldat lacédémonien, qui lui reprochoit la lâcheté de sa nation : pourquoi m’insulter ? Lui disoit-il ; sache qu’il n’est plus de nation partout où l’on reconnoît un maître absolu. Un roi est l’ame universelle d’un état despotique ; c’est son courage ou sa foiblesse qui fait languir ou qui vivifie cet empire. Vainqueurs sous Cyrus, si nous sommes vaincus sous Xerxès, c’est que Cyrus eut à fonder le trône où Xerxès s’est assis en naissant ; c’est que Cyrus eut, en naissant, des égaux ; c’est que Xerxès fut toujours environné d’esclaves : et les plus vils, tu le sais, habitent le palais des rois. C’est donc la lie de la nation que tu vois aux premiers postes ; c’est l’écume des mers qui s’est élevée sur leur surface. Reconnois l’injustice de tes mépris. Et, si tu en doutes, donne-nous les loix de Sparte, prends Xerxès pour maître ; tu seras le lâche et moi le héros.

La question que pose ici le texte de Helvetius est fondamentale, elle est celle des limites du relativisme politique qu'il semble pourtant promouvoir. Si chaque peuple peut de son point de vue avoir raison, comment alors faire progresser les valeurs humanistes et libérales et le refus du despotisme politique et religieux pour lesquels il milite ? Ne pourrait-on pas retourner contre sa position politique le point de vue relativiste qu'il semble adopter ici?

Rappellons-nous le moment où le cri de la guerre avoit réveillé toutes les nations de l’Europe, où son tonnerre se faisoit entendre du nord au midi de la France : supposons qu’en ce moment un républicain, encore tout échauffé de l’esprit de citoyen, arrive à Paris, et se présente dans la bonne compagnie ; quelle surprise pour lui de voir chacun y traiter avec indifférence les affaires publiques, et ne s’y occuper vivement que d’une mode, d’une histoire galante, ou d’un petit chien ! Frappé, à cet égard, de la différence qui se trouve entre notre nation et la sienne, il n’est presque point d’anglois qui ne se croie un être d’une nature supérieure ; qui ne [p. 218] prenne les françois pour des têtes frivoles, et la France pour le royaume babiole : ce n’est pas qu’il ne pût facilement s’appercevoir que c’est non seulement à la forme de leur gouvernement que ses compatriotes doivent cet esprit de patriotisme et d’élévation inconnu à tout autre pays qu’aux pays libres, mais qu’ils le doivent encore à la position physique de l’Angleterre.

En effet, pour sentir que cette liberté, dont les anglois sont si fiers et qui renferme réellement le germe de tant de vertus, est moins le prix de leur courage qu’un don du hazard, considérons le nombre infini de factions qui jadis ont déchiré l’Angleterre : et l’on sera convaincu que, si les mers, en embrassant cet empire, ne l’eussent rendu inaccessible aux peuples voisins ; ces peuples, en profitant des divisions des anglois, ou les eussent subjugués, ou du moins eussent fourni à leurs rois des moyens de les asservir ; et qu’ainsi leur liberté n’est point le fruit de leur sagesse. Si, comme ils le prétendent, ils ne la tenoient que d’une fermeté et d’une prudence particuliere à leur nation, après le crime affreux commis dans la personne de Charles I, n’auroient-ils pas du moins tiré de ce crime le parti le plus avantageux ? Auroient-ils souffert que, par des services et des processions publiques, on mît au rang des martyrs un prince qu’il étoit de leur intérêt, disent quelques-uns d’entr’eux, de faire regarder comme une victime immolée au bien général ; et dont le supplice, nécessaire au monde, devoit à jamais épouvanter quiconque entreprendroit de soumettre les peuples à une autorité arbitraire et tyrannique ? Tout anglois sensé conviendra donc que c’est à la position physique de son pays qu’il doit sa liberté ; que la forme de son gouvernement ne pourroit subsister [p. 219] telle qu’elle est en terre ferme, sans être infiniment perfectionnée ; et que l’unique et légitime sujet de son orgueil se réduit au bonheur d’être né insulaire plutôt qu’habitant du continent. Un particulier fera sans doute un pareil aveu, mais jamais un peuple. Jamais un peuple ne donnera à sa vanité les entraves de la raison : plus d’équité dans ses jugements supposeroit une suspension d’esprit, trop rare dans les particuliers, pour la trouver jamais dans une nation.

Rétrospectivement nous pouvons lire ce passage , comme une anticipation interrogative de la nécessité de tuer le roi absolu, désigné comme un despote illégitime, bien que souverain légal, pour faire advenir la liberté publique, meurtre que les révolutionnaires anglais ont accompli un siècle avant leurs homologues français. Mais pour Helvetius cet acte extrême de libération n'a été rendu possible que par l'isolement insulaire de l'Angleterre car la ou les libertés conquises par ce meurtre ne l'aurait pas été sans lui : la fragilité politique que cette révolution a provoquée aurait entraînée sur le continent la défaite et la conquête du pays en révolution par d'autres puissances politiques rivales. Ce qui, en effet, a bien failli se produire après la révolution française et la décapitation de Louis XVI. Ce passage a donc une valeur prémonitoire et en même temps exprime le refus, par prudence, de la part de Helvetius du renversement révolutionnaire sanglant éventuel de la monarchie en France.

Chaque peuple mettra donc toujours au rang des dons de la nature les vertus qu’il tient de la forme de son gouvernement. L’intérêt de sa vanité le lui conseillera : et qui résiste au conseil de l’intérêt ? La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit considéré par rapport aux pays divers, c’est que l’intérêt est le dispensateur unique de l’estime ou du mépris que les nations ont pour leurs moeurs, leurs coutumes et leurs genres d’esprit différents. La seule objection qu’on puisse opposer à cette conclusion est celle-ci : si l’intérêt, dira-t-on, étoit le seul dispensateur de l’estime accordée aux différents genres de science et d’esprit, pourquoi la morale, utile à toutes les nations, n’est-elle pas la plus honorée ? Pourquoi le nom des Descartes, des Newton est-il plus célebre que ceux des Nicole, des La Bruyere et de tous les moralistes, qui peut-être ont, dans leurs ouvrages, fait preuve d’autant d’esprit ? C’est, répondrai-je, que les grands physiciens ont, par leurs découvertes, quelquefois servi l’univers ; et que la plupart des moralistes n’ont été, jusqu’à présent, d’aucun secours à l’humanité. Que sert de répéter sans cesse qu’il est beau de mourir pour la patrie ? Un apophthegme ne fait point un héros. Pour [p. 220] mériter l’estime, les moralistes devoient employer, à la recherche des moyens propres à former des hommes braves et vertueux, le temps et l’esprit qu’ils ont perdu à composer des maximes sur la vertu. Lorsqu’Omar écrivoit aux syriens, j’envoie contre vous des hommes aussi avides de la mort que vous l’êtes des plaisirs ; alors les sarrasins, trompés par les prestiges de l’ambition et de la crédulité, ne voyoient, dans le ciel, que le partage de la valeur et de la victoire ; et, dans l’enfer, que celui de la lâcheté et de la défaite. Ils étoient alors animés du plus violent fanatisme ; et ce sont les passions et non les maximes de morale qui forment les hommes courageux. Les moralistes devoient le sentir ; et savoir que, semblable au sculpteur, qui, d’un tronc d’arbre, fait un dieu ou un banc, le législateur forme à son gré des héros, des génies et des gens vertueux. J’en atteste les moscovites transformés en hommes par Pierre Le Grand.



La thèse de Helvetius est que l'intérêt narcissique est permanent et universel pour comprendre les jugements humains portés sur les autres. Or on pourrait objecter que la morale moralisante qui prône l'altruisme va à l'encontre de cette thèse, mais, précisément, selon notre auteur, la morale ne rencontre pas un succès ou une estime durables car, ll n'est en dehors des passions qu'anime le désir narcissique, via le fanatisme, qu'un discours vain, sans effet sur les comportements, sinon, pourrait-on ajouter, qu'elle favorise l'hypocrisie de ceux qui y ont recours pour condamner la narcissisme les autres, au profit du leur. On peut, à cet égard, comparer les scientifiques et les inventeurs et les moralistes « moralisants verbaux » quant à l'estime réelle qu'ils suscitent. Les premiers parce qu'ils contribuent réellement au progrès et à l'intérêt réel des peuples sont durablement loués alors que les seconds sont rapidement oubliés du fait même que la morale désintéressée qu'ils prêchent n'a jamais rendu quiconque plus courageux. C'est le narcissisme collectif, formaté par la société et ses valeurs intéressées, qui font le courage des individus, jusqu'au sacrifice physique héroïque , donc valorisant, de soi, au nom de valeurs identitaires, parce que identificatoires, communes.

En vain les peuples, follement amoureux de leur législation, cherchent-ils, dans l’inexécution de leurs loix, la cause de leurs malheurs. L’inexécution des loix, dit le sultan Mahmouth, est toujours la preuve de l’ignorance du législateur. La récompense, la punition, la gloire et l’infamie, soumises à ses volontés, sont quatre especes de divinités avec lesquelles il peut toujours opérer le bien public, et créer des hommes illustres en tous les genres. Toute l’étude des moralistes consiste à déterminer l’usage qu’on doit faire de ces récompenses et de ces punitions, et les secours qu’on en peut tirer pour lier l’intérêt personnel à l’intérêt général. Cette union est le chef-d’oeuvre que doit se proposer la morale.

La seule manière de rendre les individus plus moraux est, non pas de leur tenir des discours de morale, mais, pour l'état, de distribuer judicieusement avantages et punitions pour lier l'intérêt narcissique personnel à l'intérêt narcissique collectif. C'est dans un bon usage du narcissisme passionnel et non en le combattant ou en le condamnant que la puissance publique peut produire des individus plus justes susceptible de mettre leur courage intéressé au service du public. Auè fond pour Helvetius le sacrifice de soi n'existe pas, il n'est qu'une posture fictive, voire illusoire, même pour le sujet, pour obtenir des avantages.

Si les citoyens ne pouvoient pas faire leur bonheur particulier sans faire le bien public, il n’y auroit alors de vicieux que les fous ; tous les hommes seroient nécessités [p. 221] à la vertu ; et la félicité des nations seroit un bienfait de la morale : or, qui doute que, dans cette supposition, cette science ne fût infiniment honorée ; et que les écrivains excellents en ce genre ne fussent, du moins par l’équitable et reconnoissante postérité, mis au rang des Solon, des Lycurgue et des Confucius ?

Si le lien entre bonheur privé et moralité était nécessaire, sans intervention de la puissance publique par la peur et la promesse de récompense narcissique . Nul, sauf les fous, ne pourraient agir contre la vraie morale, c'est à dire l'intérêt public. La morale s'imposerait d'elle même et seraient honorée comme très utile. Encore peut-on s'interroger sur la nécessité de ces louanges dans le cadre d'une moralité qui n'auraient nul besoin d'intervention publique pour s'affirmer. On pourrait tout aussi bien dire que dans ce cas les louanges seraient considérer que la « morale verbale » soit susceptible de réduire le narcissique bien réel de l'immense majorité.

Mais, répliquera-t-on, l’imperfection de la morale et la lenteur de ses progrès ne peut être qu’un effet du peu de proportion qui se trouve entre l’estime accordée aux moralistes, et les efforts d’esprit nécessaires pour perfectionner cette science. L’intérêt général, ajoutera-t-on, ne préside donc pas à la distribution de l’estime publique ? Pour répondre à cette objection, il faut, dans les obstacles insurmontables qui se sont jusqu’à présent opposés à l’avancement de la morale, chercher les causes de l’indifférence avec laquelle on a jusqu’à présent regardé une science dont les progrès annoncent toujours ceux de la législation, et que, par conséquent, tous les peuples ont intérêt de perfectionner.

On pourrait objecter que le peu de progrès de la réalité morale serait plutôt dû au fait du manque d'estime dans lequel la morale verbale est tenue, selon une inversion classique entre la cause et son effet, et donc on pourrait en déduire qu'il suffirait de développer l'estime dans la morale pour obtenir un réel progrès moral. Mais, comme va le développer Helvetius dans le prochain chapitre, il faut chercher ailleurs le déficit de la morale verbale et son discrédit en vue de transformer la réalité des comportements moraux, il faut le chercher dans le fait que la législation politique n'est pas encore suffisamment transformée par le progrès dans la vision de l'intérêt public dans son rapport à l'intérêt personnel.

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DISCOURS 2 CHAPITRE 23

Des causes qui, jusqu’à présent, ont retardé les progrès de la morale.

si la poésie, la géométrie, l’astronomie, et généralement toutes les sciences tendent plus ou moins rapidement à leur perfection, lorsque la morale semble à peine sortir du berceau ; c’est que les hommes, forcés, en se rassemblant en société, de se donner et des loix et des moeurs, ont dû se faire un systême de morale avant que l’observation leur en eût découvert les vrais principes. Le systême fait, l’on a cessé d’observer : aussi nous n’avons, pour ainsi dire, que la morale de l’enfance du monde ; et comment la perfectionner ? Pour hâter les progrès d’une science, il ne suffit pas que cette science soit utile au public ; il faut que chacun des citoyens, qui composent une nation, trouve quelque avantage à la perfectionner. Or, dans les révolutions qu’ont éprouvé tous les peuples de la terre, l’intérêt public, c’est-à-dire, celui du plus grand nombre, sur lequel doivent toujours être appuyés les principes d’une bonne morale, ne s’étant pas toujours trouvé conforme à l’intérêt du plus puissant ; ce dernier, indifférent au progrès des autres sciences, a dû s’opposer efficacement à ceux de la morale. L’ambitieux, en effet, qui s’est le premier élevé au-dessus de ses citoyens ; le tyran, qui les a foulés à ses pieds ; le fanatique, qui les y tient prosternés ; tous ces divers fléaux de l’humanité, toutes ces différentes especes de scélérats, forcés, par leur intérêt particulier, d’établir des loix [p. 223] contraires au bien général, ont bien senti que leur puissance n’avoit pour fondement que l’ignorance et l’imbécillité humaine : aussi ont-ils toujours imposé silence à quiconque, en découvrant aux nations les vrais principes de la morale, leur eût révélé tous leurs malheurs et tous leurs droits, et les eût armées contre l’injustice.



Mais, répliquera-t-on, si, dans les premiers siecles du monde, lorsque les despotes tenoient les nations asservies sous un sceptre de fer, il étoit alors de leur intérêt de voiler aux peuples les vrais principes de la morale ; principes qui, les soulevant contre les tyrans, eût fait à chaque citoyen un devoir de la vengeance : aujourd’hui que le sceptre n’est plus le prix du crime ; que, remis d’un consentement unanime entre les mains des princes, l’amour des peuples l’y conserve ; que la gloire et le bonheur d’une nation, réfléchi sur le souverain, ajoute à sa grandeur et à sa félicité : quels ennemis de l’humanité, dira-t-on, s’opposent encore aux progrès de la morale ?

Pourquoi le morale n'a-t-elle pas progressé autant que les autres sciences de la nature ? La société s'est, au départ, construite dans la contrainte et la violence , c'est à dire s'est faite sous la pouvoir répressif, exercé par des tyrans politiques sanguinaires et/ou le fanatisme religieux plus ou moins alliés, du désir narcissique des individus-sujets (assujettis), car une société exige réflexion qui elle-même suppose la capacité de réguler ses passions individuelles que les individus n'ont pas au départ, sauf s'il y sont contraints par un pouvoir supérieur terrorisant , parental, social , politique et religieux. Il n'y a de moralité possible des individus soumis à leur passions irrésistibles sans un pouvoir de violence radicalement immoral. Une extrême violence originaire fondatrice , pourtant en elle-même profondément immorale, dès lors qu'elle met en jeu l'intérêt passionnel et narcissique d'individus despotiques, est toujours plus ou moins constitutive de la morale sociale réelle.

Mais, à partir du moment où les individus sous cette contrainte violente, accèdent à la capacité à réguler eux-même leurs passions, un conflit apparaît entre l'intérêt particulier des sujets opprimés et celui des oppresseurs, les premiers ont donc tendance à se révolter contre un pouvoir despotique qu'ils considèrent comme profondément injuste et illégitime. Pour éviter de voir leur pouvoir renversé et détruit par des sujets révoltés contre l'injustice dont ils se sentent injustement victimes, les despotes font tout pour s'opposer à la vraie morale qui concerne la conscience progressivement intériorisée de intérêt public, lequel ne peut que s'opposer à leur narcissisme dominateur et violent. Devenus plus raisonnables par et en eux-même, dans le conflit contre la tyrannie, les sujets se libèrent progressivement de la nécessité de se soumettre à un pouvoir despotique en vue de leur seule survie et de la peur de mourir où d'être envoyés en enfer, pour exiger d'être respectés en tant que sujets libres et responsables, seul condition susceptible de satisfaire leur narcissisme personnel dans le cadre de la conscience de l' intérêt public.

C'est pourquoi, selon Helvetius, tout pouvoir despotique ne peut que compromettre le progrès moral et que celui-ci ne peut se développer que dans un cadre politique et institutionnel libéral, anti-despotique et républicain. La morale ne peut progresser réellement hors de la légalité républicaine et juste des lois. Ce qui n'exclut en rien la forme monarchique du régime politique, mais exige qu'il soit constitutionnel, c'est à dire qu'il ne soit pas despotique mais respectueux les droits des sujets devenus sujets du droits ou « sujet ayant le droit d'avoir des droits propres » dans le cadre du respect de l'intérêt public. Un pouvoir républicain qui admet comme légitime la reconnaissance de l' intérêt narcissique personnel et des droits et libertés fondamentales foncièrement égales de chacun.

Ce ne sont plus les rois, mais deux autres especes d’hommes puissants. Les premiers sont les fanatiques, et je ne les confonds point avec les hommes vraiment pieux : ceux-ci sont les soutiens des maximes de la religion ; ceux-là en sont les destructeurs : les uns sont amis de l’humanité ; les autres, doux au-dehors et barbares au-dedans, ont la voix de [p. 224] Jacob et les mains d’ésaü : indifférents aux actions honnêtes, ils se jugent vertueux, non sur ce qu’ils font, mais seulement sur ce qu’ils croient ; la crédulité des hommes est, selon eux, l’unique mesure de leur probité. Ils haïssent mortellement, disoit la reine Christine, quiconque n’est pas leur dupe ; et leur intérêt les y nécessite : ambitieux, hypocrites et discrets, ils sentent que, pour s’asservir les peuples, ils doivent les aveugler : aussi ces impies crient-ils sans cesse à l’impiété contre tout homme né pour éclairer les nations ; toute vérité nouvelle leur est suspecte ; ils ressemblent aux enfants que tout effraie dans les ténebres.

Les despotes politiques ne sont pas les seuls à refuser tout progrès moral , il faut leur adjoindre les fanatiques religieux, dont les premiers se servent et qui les servent en retour pour « bétonner » leurs tyrannies associées, très souvent alliées, non sans conflit du reste (monarchie absolue de droit divin), voire parfois confondues (théocratie). Helvetius distingue le fanatisme de la vraie religion, en cela que la première instrumentalise les principe religieux d'amour et de concorde pour en faire des principes de haine et d'intolérance. Brefs pour en faire des armes contre les libertés individuelles et la concorde civile sous la menace du châtiment éternel de qui ne se soumettraient pas à leur pouvoir absolu. Les principes religieux d'amour et de charité, dont ils se disent hypocritement les prêtres, sont constamment violés par les fanatiques dans leurs comportements d'oppresseurs. Ils répandent la terreur des flammes de l'enfer pour se faire obéir aveuglement de leurs ouailles.

La seconde espece d’hommes puissants, qui s’opposent aux progrès de la morale, sont les demi-politiques. Entre ceux-ci, il en est qui, naturellement portés au vrai, ne sont ennemis des vérités nouvelles, que parce qu’ils sont paresseux, et qu’ils voudroient se soustraire à la fatigue d’attention nécessaire pour les examiner. Il en est d’autres qu’animent des motifs dangereux, et ceux-ci sont les plus à craindre ; ce sont des hommes dont l’esprit est dépourvu de talents et l’ame de vertus ; auxquels, pour être de grands scélérats, il ne manque que du courage : incapables de vues élevées et neuves, ces derniers croient que leur considération tient au respect imbécille ou feint qu’ils affichent pour toutes les opinions et les erreurs reçues : furieux contre tout homme qui veut en ébranler l’empire, ils arment contre lui [p. 226] les passions et les préjugés même qu’ils méprisent, et ne cessent d’effaroucher les foibles esprits par le mot de nouveauté.

Les demis politiques sont les démagogues qui, pour maintenir leur ascendant sur les ignorants, flattent leurs préjugés et leurs illusions haineuses (pensons au racisme et à la xénophobie) que pourtant ils méprisent, et surtout discréditent tous les chercheurs de vérité en exploitant la peur spontanée des ignorants vis-à-vis de toute idée nouvelle qui remettrait en cause ces préjugés.

Comme si les vérités devoient bannir les vertus de la terre ; que tout y fût tellement à l’avantage du vice, qu’on ne pût être vertueux sans être imbécille ; que la morale en démontrât la nécessité ; et que l’étude de cette science devînt par conséquent funeste à l’univers ; ils veulent qu’on tienne les peuples prosternés devant les préjugés reçus, comme devant les crocodiles sacrés de Memphis. Fait-on quelque découverte en morale ? C’est à nous seuls, disent-ils, qu’il faut la révéler ; nous seuls, à l’exemple des initiés de l’Egypte, devons en être les dépositaires : que le reste des humains soit enveloppé des ténebres du préjugé ; l’état naturel de l’homme est l’aveuglement. Assez semblables à ces médecins, qui, jaloux de la découverte de l’émétique, abuserent de la crédulité de quelques prélats pour excommunier un remede dont les secours sont si prompts et si salutaires, ils abusent de la crédulité de quelques hommes honnêtes, mais dont la probité stupide et séduite pourroit, sous un gouvernement moins sage, traîner au supplice la probité éclairée d’un Socrate.

Les vérités nouvelles sont présentées par ces démagogues comme immorales, comme si la morale devait être protégée, aux yeux de l'opinion, contre toute espèce d'évolution et que seuls les préjugés moraux immuables constituaient l'authentique morale. Pour eux, toute idée morale nouvelle (pensons aux idées de liberté, d'égalité et de fraternité) doit leur être exclusivement réservée pour qu'ils puissent la mettre sous le boisseau et/ou la discréditer aux yeux de l'opinion et/ou l'utiliser en vue de leur seul intérêt particulier de pouvoir.

Tels sont les moyens dont se sont servi ces deux especes d’hommes pour imposer silence aux esprits éclairés. En vain, pour leur résister, s’appuieroit-on de la faveur publique. [p. 227] Lorsqu’un citoyen est animé de la passion de la vérité et du bien général, je sais qu’il s’exhale toujours de son ouvrage un parfum de vertu qui le rend agréable au public, et que ce public devient son protecteur : mais comme, sous le bouclier de la reconnoissance et de l’estime publique, on n’est pas à l’abri des persécutions de ces fanatiques ; parmi les gens sages, il entrès-peu d’assez vertueux pour oser braver leur fureur.

Mais ces manœuvres de rétention et/ou de discrédit ne suffisent pas à rendre insurmontables les obstacles au progrès moral provoqués par les fanatiques, elles ont besoin pour être efficaces d'être accompagnées de la terreur que ceux-ci font régner. Seuls -et ils sont très peu nombreux- sont les plus sages et les plus courageux qui osent braver cette terreur.

Voilà quels obstacles insurmontables se sont, jusqu’à présent, opposés aux progrès de la morale ; et pourquoi cette science, presque toujours inutile, a, conséquemment à mes principes, toujours mérité peu d’estime.

Mais ne peut-on faire sentir aux nations l’utilité qu’elles tireroient d’une excellente morale ? Et ne pourroit-on pas hâter les progrès de cette science, en honorant davantage ceux qui la cultivent ? Vu l’importance de la matiere, au risque d’une digression, je vais traiter ce sujet.
 
  Peut-il exister une morale rationnelle progressiste ?

[p. 228]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 24

Des moyens de perfectionner la morale. il suffit, pour cet effet, de lever les obstacles que mettent à ses progrès les deux especes d’hommes que j’ai cités. L’unique moyen d’y réussir est de les démasquer ; de montrer, dans les protecteurs de l’ignorance, les plus cruels ennemis de l’humanité ; d’apprendre aux nations que les hommes sont, en général, encore plus stupides que méchants ; qu’en les guérissant de leurs erreurs, on les guériroit de la plupart de leurs vices ; et que s’opposer, à cet égard, à leur guérison, c’est commettre un crime de lèse-humanité. Tout homme qui, dans l’histoire, considere le tableau des miseres publiques, s’apperçoit bientôt que c’est l’ignorance qui, plus barbare encore que l’intérêt, a versé le plus de calamités sur la terre. Frappé de cette vérité, on est toujours tenté de s’écrier : heureuse la nation où, du moins, les citoyens ne se permettroient que des crimes d’intérêt ! Combien l’ignorance les multiplie-t-elle ! Que de sang n’a-t-elle pas fait répandre sur les autels !

L'ignorance est plus dangereuse moralement que l'intérêt pour la simple raison qu'elle génère la peur, voire l'angoisse vis-à-vis des réactions d'autrui donc la violence extrême, alors que l'intérêt bien compris, même égoïste, peut et même doit tenir compte de l'intérêt d'autrui et donc le calcul dans le choix des moyens et la stratégie donnant/donnant pour se réaliser sans violence (comme dans le commerce)

Cependant [p. 229] l’homme est fait pour être vertueux : en effet, si c’est dans le plus grand nombre que réside essentiellement la force, et dans la pratique des actions utiles au plus grand nombre que consiste la justice, il est évident que la justice est, par sa nature, toujours armée du pouvoir nécessaire pour réprimer le vice et nécessiter les hommes à la vertu. Si le crime audacieux et puissant met si souvent à la chaîne la justice et la vertu, et s’il opprime les nations, ce n’est que par le secours de l’ignorance : c’est elle qui, cachant à chaque nation ses véritables intérêts, empêche l’action et la réunion de ses forces, et met, par ce moyen, le coupable à l’abri du glaive de l’équité.

Cela vaut aussi pour l'intérêt public : la connaissance du véritable intérêt de chacun, au contraire de l'ignorance, se mue plus facilement en intérêt public pour échapper au risque de la violence. En cela la vertu, comme désir de la justice, est, du fait même de la capacité rationnelle à la connaissance des hommes, est naturelle, alors que la morale obscurantiste qui maintient les hommes dans l'ignorance est contre nature et donc nécessairement violente. Par contre ceux, les grands criminels politiques ou religieux, qui maintiennent les hommes dans l'ignorance pour mieux les asservir à une fausse morale ne sont pas ignorants. Ce qui les rend d'autant plus dangereux de par le pouvoir que leur connaissance manipulatrice leur permet d'exercer sur les autres

à quel mépris faut-il donc condamner quiconque veut retenir les peuples dans les ténebres dequi l’ignorance ? L’on n’a point jusqu’à présent assez fortement insisté sur cette vérité : non qu’on doive renverser en un jour tous les autels de l’erreur ; je sais avec quel ménagement on doit avancer une opinion nouvelle ; je sais même qu’en les détruisant, on doit respecter les préjugés ; et qu’avant d’attaquer une [p. 230] erreur généralement reçue, il faut envoyer, comme les colombes de l’arche, quelques vérités à la découverte, pour voir si le déluge des préjugés ne couvre point encore la face du monde, si les erreurs commencent à s’écouler, et si l’on apperçoit çà et là dans l’univers quelques isles où la vertu et la vérité puissent prendre terre pour se communiquer aux hommes.

S'il vaut être prudent dans la divulgation de connaissance nouvelles qui risquent de contredire violemment la fausse morale à laquelle les gens sont soumis et s'il faut continuer à respecter certains préjugés dont le partage général maintient une certaine paix civile, il faut dès lors qu'une prise de conscience, même lacunaire, apparaît, faire tout son possible pour l'élargir à l'ensemble de la société.

Mais tant de précautions ne se prennent qu’avec des préjugés peu dangereux. Que doit-on à des hommes qui, jaloux de la domination, veulent abrutir les peuples pour les tyranniser ? Il faut, d’une main hardie, briser le talisman d’imbécillité, auquel est attachée la puissance de ces génies malfaisants ; découvrir aux nations les vrais principes de la morale ; leur apprendre qu’insensiblement entraînées vers le bonheur apparent ou réel, la douleur et le plaisir sont les seuls moteurs de l’univers moral ; et que le sentiment de l’amour de soi est la seule base sur laquelle on puisse jeter les fondements d’une morale utile.

Ce qui, par contre, doit être développé, c'est le lutte sans concession contre ceux qui, par cette fausse morale, tyrannisent les populations en utilisant leurs connaissances contre la vraie morale libératrice et la vraie justice. Cette lutte passe par leur démystification aux yeux du public. Elle doit viser à ce que les hommes recouvrent l'amour bien compris d'eux-même, en tant qu'être raisonnables, lequel amour de soi est le fondement d'une morale véritablement bénéfiques à tous.

Pour y réussir, il faut donc leur défendre de sonder leurs coeurs, d’examiner leur conduite, d’ouvrir ces livres d’histoire où l’on voit les peuples, de tous les siecles et de tous les pays, uniquement attentifs à la voix du plaisir, immoler leurs semblables, je ne dis pas à de grands intérêts, mais à leur sensualité et à leur amusement.

Il peut paraître paradoxal que, pour rendre les hommes moins ignorants, il, faille selon Helvetius, interdire aux homme de sonder leur cœur et de se fixer sur leurs comportements spontanés, voire -et cela semble un comble- de recourir aux livres d'histoire. Mais il faut comprendre que cette interdiction théorique vise à les détourner de leurs passions superficielles et des amusements faciles ou plaisirs égocentriques (et non pas seulement égoïstes) qu'elles génèrent pour les faire réfléchir sur leur véritable intérêt dans la justice.

J’en prends à témoin, et ces viviers où la gourmandise barbare des romains noyoit des esclaves et les donnoit en pâture à leurs poissons, pour en rendre la chair plus délicate ; et cette isle du Tibre où la cruauté des maîtres transportoit les esclaves infirmes, vieux et malades, et les y laissoit périr dans le supplice de la faim : j’en atteste encore les débris [p. 231] de ces vastes et superbes arênes où sont gravés les fastes de la barbarie humaine ; où le peuple le plus policé de l’univers sacrifioit des milliers de gladiateurs au seul plaisir que produit le spectacle des combats ; où les femmes accouroient en foule ; où ce sexe, nourri dans le luxe, la mollesse et les plaisirs, ce sexe qui, fait pour l’ornement et les délices de la terre, semble ne devoir respirer que la volupté, portoit la barbarie au point d’exiger des gladiateurs blessés, de tomber, en mourant, dans une attitude agréable. Ces faits, et mille autres pareils, sont trop avérés, pour se flatter d’en dérober aux hommes la véritable cause. Chacun sait qu’il n’est pas d’une autre nature que les romains ; que la différence de son éducation produit la différence de ses sentiments, et le fait frémir au seul récit d’un spectacle que l’habitude lui eût sans doute rendu agréable, s’il fût né sur les bords du Tibre. En vain quelques hommes, dupes de leur paresse à s’examiner, et de leur vanité à se croire bons, s’imaginent devoir à l’excellence particuliere de leur nature les sentiments humains dont ils seroient affectés à un pareil spectacle : l’homme sensé convient que la nature, comme le dit Pascal, et comme le prouve l’expérience, n’est rien autre chose que notre premiere habitude. Il est donc absurde de vouloir cacher aux hommes le principe qui les meut.

Les livres d'histoire, par exemple celle des romains, ont, tendance à flatter les passions les plus irrationnelles et les plus violentes, aux dépens de l'amour de la justice. Si les hommes d'aujourd'hui sont semblables aux romains de l'antiquité, l'éducation seule peut faire la différence. Mais beaucoup pensent que leur nature détermine ce qu'ils sont et donc ce par quoi ils s'estiment bons et donc que les sentiments que génère en eux la représentation des comportement des romains sont naturellement positifs. Or cette réaction naturelle narcissique, par identifications aux romains, est en même temps une source d'aveuglement en cela qu'elle oblitère le fait déjà souligné par Pascal que l'éducation est aussi, comme une seconde nature qui doit s'imposer à la première, purement pulsionnelle.pour devenir juste.

La nature humaine pour notre auteur repose et doit reposer sur deux sources : les pulsions primaires, mises en valeur par les livres d'histoire sur et de l'antiquité, et l'éducation qui est chargée de les civiliser. Or on peut dire que ces livres pratiquent une sorte d'anti-éducation ou de contre-éducation, dès lors qu'ils valorisent les pulsions primaires aux dépens de leur transformation civile par l'éducation qui est (doit être) le vrai principe de la nature humaine, ce par quoi celle-ci se distingue de la nature animale qui ne fait intervenir que les pulsions primaires

Mais supposons qu’on y réussît : quel avantage en retireroient les nations ? On ne feroit certainement que voiler aux yeux des gens grossiers le sentiment de l’amour de soi ; on n’empêcheroit point l’action de ce sentiment sur eux ; [p. 232] ou n’en changeroit point les effets ; les hommes ne seroient point autres qu’ils sont : cette ignorance ne leur seroit donc point utile. Je dis de plus qu’elle leur seroit nuisible : c’est, en effet, à la connoissance du principe de l’amour de soi que les sociétés doivent la plupart des avantages dont elles jouissent : cette connoissance, toute imparfaite qu’elle est encore, a fait sentir aux peuples la nécessité d’armer de puissance la main des magistrats ; elle a fait confusément appercevoir au législateur la nécessité de fonder sur la base de l’intérêt personnel les principes de la probité. Sur quelle autre base, en effet, pourroit-on les appuyer ? Seroit-ce sur les principes de ces fausses religions, qui, dira-t-on, toutes fausses qu’elles sont, pourroient être utiles au bonheur temporel des hommes ? Mais la plupart de ces religions sont trop absurdes pour donner de pareils étais à la vertu. On ne l’appuiera pas non plus sur les principes de la vraie religion ; non que la morale n’en soit excellente, que ses maximes n’élevent l’ame jusqu’à la sainteté, et ne la remplissent d’une joie intérieure, avant-goût de la joie céleste ; mais parce que ses principes ne pourroient convenir qu’au petit nombre de chrétiens répandus sur la terre ; et qu’un philosophe qui, dans ses écrits, est toujours censé parler à l’univers, doit donner à la vertu des fondements sur lesquels toutes les nations puissent également bâtir, et par conséquent l’édifier sur la base de l’intérêt personnel. Il doit se tenir d’autant plus fortement attaché à ce principe, que des motifs d’intérêt temporel, maniés avec adresse par un législateur habile, suffisent pour former des hommes vertueux.

L'amour de soi ne peut être extirpé du psychisme humain, individuel et collectif. Il est une motivation permanente et universelle des comportements humains. Prétendre le cacher ou le masquer derrière une fausse morale religieuse sacrificielle, sous le prétexte de favoriser l'altruisme ou l'amour universel, comme le font les religions qui font de ce sacrifice de l'amour de soi des valeus sacrées, telles l'abnégation et l'humilité (Il faudrait renoncer à l'amour de soi au profit de l'amour de Dieu) ne peut que conduire à la haine de soi et des autres, dès lors que nul, à part quelques saints présentés comme tels par les églises et donc eux-même problématiques, ne peut lui-même être ou se déclarer un saint, car il n'a aucun moyen de connaître ses véritables motivations du fait qu'il refuse de s'examiner lucidement comme amoureux de soi-même et son angélisme peut le conduire à la détestation fanatique et violente des autres qu'il jugera aussi mauvais et égoïste qu'il se croit bon et altruiste. Qui veut faire l'ange fait la bête, là encore Helvetius s'inspire de Pascal. Mieux vaut reconnaître son amour de soi-même, son narcissisme foncier, pour en faire la meilleur usage vis-à-vis de celui des autres que de le nier à leurs dépens ! Une morale doit être humaine pour s'adresser à tous et, non pas faire croire que chacun pourrait et donc devrait devenir un saint. Un philosophe se doit de dire la vérité sur les limites de le condition humaine dans ce qu'elle a d'universel pour être efficace et contribuer à la civilisation des passions humaines ? Découvrir la vérité sur soi, permet, en effet, à chacun d'exploiter au mieux son propre narcissisme tout en respectant celui des autres qu'on l'appelle fierté, honneur et/ou dignité, ne serait-ce que pour se respecter et mieux s'aimer lui-même. Nul autre que le vrai philosophe n'est mieux à même de démystifier les politiques habiles qui font usage des intérêts privés ou des passions pour leur propre désir de domination et aux dépens du véritable amour de soi de ceux qu'il domine (cf : la valorisation irrationnelle de l'abnégation et du sacrifice de soi au service du tyran ou d'un Dieu tyrannique dont le tyran humain prétend incarner la volonté).

[p. 233] L’exemple des turcs qui, dans leur religion, admettent le dogme de la nécessité, principe destructif de toute religion, et qui peuvent, en conséquence, être regardés comme des déistes ; l’exemple des chinois matérialistes ; celui des saducéens qui nioient l’immortalité de l’ame, et qui recevoient chez les juifs le titre de justes par excellence ; enfin l’exemple des gymnosophistes, qui, toujours accusés d’athéisme, et toujours respectés pour leur sagesse et leur retenue, remplissoient avec la plus grande exactitude les devoirs de la société ; tous ces exemples, et mille autres pareils, prouvent que l’espoir ou la crainte des peines ou des plaisirs temporels sont aussi efficaces, aussi propres à former des hommes vertueux, que ces peines et ces plaisirs éternels qui, considérés dans la perspective de l’avenir, font communément une impression trop foible pour y sacrifier des plaisirs criminels, mais présents.

Le fait de n'être pas chrétien, que ce soit sous la forme du déisme fataliste, du matérialisme ou de l'athéisme, n'interdit en rien d'être considéré comme justes, même par des juifs et des chrétiens. Les chrétiens ne sont en effet pas plus ou moins moraux que les non-chrétiens. De plus la promesse du paradis post-mortem bien lointain et hypothétique n'est qu'une motivation faible par rapport à celle du plaisir ici-bas bien présent. Donc on ne voit pas en quoi ce refus religieux de l'amour de soi accompagné d'une telle promesse pourrait rendre les hommes meilleurs qu'ils ne sont réellement.

Comment ne donneroit-on pas la préférence aux motifs d’intérêt temporel ? Ils n’inspirent aucune de ces pieuses et saintes cruautés que condamne notre religion, cette loi [p. 234] d’amour et d’humanité, mais dont ses ministres ont fait si souvent usage ; cruautés qui seront à jamais la honte des siecles passés, l’horreur et l’étonnement des siecles à venir.

Le motif de l'intérêt ici-bas conduit moins à la violence et à la cruauté que celles dont les clercs et les responsables des églises chrétiennes se sont rendus coupables tout en prêchant l'amour et la charité, au nom de l'amour de Dieu qu'il prétendent contraire à l'amour de soi !

De quelle surprise, en effet, ne doit point être saisi le citoyen vertueux, et le chrétien pénétré de cet esprit de charité tant recommandé dans l’évangile, lorsqu’il jette un coup d’oeil sur l’univers passé ! Il y voit différentes religions évoquer toutes le fanatisme, et s’abbreuver de sang humain. Là, ce sont différentes sectes de chrétiens acharnées les unes contre les autres qui déchirent l’empire de Constantinople : plus loin, s’éleve en Arabie une religion nouvelle ; elle commande aux sarrazins de parcourir la terre le fer et la flamme à la main. Aux irruptions de ces barbares, il voit succéder la guerre contre les infideles : sous l’étendard des croisés, des nations entieres désertent l’Europe pour inonder l’Asie, pour exercer sur leur route les plus affreux brigandages, et courir s’ensevelir dans les ables de l’Arabie et de l’Egypte. C’est ensuite le [p. 235] fanatisme qui met les armes à la main des princes chrétiens ; il ordonne aux catholiques le massacre des hérétiques ; il fait reparoître sur la terre ces tortures inventées par les Phalaris, les Busiris et les Néron ; il dresse, il allume, en Espagne, les bûchers de l’inquisition, tandis que les pieux espagnols quittent leurs ports, traversent les mers, pour planter la croix et la désolation en Amérique. Qu’on jette les yeux sur le nord, le midi, l’orient et l’occident du monde, par-tout l’on voit le couteau sacré de la religion levé sur le sein des femmes, des enfants, des vieillards ; et la terre, fumante du sang des victimes immolées aux faux dieux ou à l’être suprême, n’offrir de toutes parts que le vaste, le dégoûtant et l’horrible charnier de l’intolérance. Or quel homme vertueux, et quel chrétien, si son ame tendre est remplie de la divine onction qui s’exhale des maximes de l’évangile, s’il est sensible aux plaintes des malheureux, et s’il a quelquefois essuyé leurs larmes, ne seroit point, à ce spectacle, touché de compassion pour l’humanité, et [p. 236] n’essaieroit point de fonder la probité, non sur des principes aussi respectables que ceux de la religion, mais sur des principes dont il soit moins facile d’abuser, tels que sont les motifs d’intérêt personnel ?

Nul ne peut nier le fait récurent que les églises et les religions, en tant que pouvoirs spirituel et temporel directement ou indirectement (ex : monarchie catholique de droit divin), ont pratiqué, l'intolérance, le fanatisme, la terreur et provoqué des massacres d'une violence extrême. Tout chrétien et tout homme vertueux, quelle que soit sa religion, ne peut que constater cette contradiction entre cette violence sans limite et les principes d'amour et de paix divins que les églises prétendent enseigner. De ce point de vue une morale humaniste, fondée sur l'intérêt personnel bien compris, ne peut conduite à de tels abus, et à de tels excès de violence, car cet intérêt impose un règle de réciprocité, voire de bienveillance, pour être respecté au delà ou en deçà des conflits religieux.

Sans être contraires aux principes de notre religion, ces motifs suffisent pour nécessiter les hommes à la vertu. La religion des païens, en peuplant l’olympe de scélérats, étoit sans contredit moins propre que la nôtre à former des hommes justes : qui peut cependant douter que les premiers romains n’aient été plus vertueux que nous ? Qui peut nier que les maréchaussées n’aient désarmé plus de brigands que la religion ? Que l’italien, plus dévôt que le françois, n’ait, le chapelet en main, fait plus d’usage du stylet et du poison ? Et que, dans les temps où la dévotion est plus ardente et la police plus imparfaite, il ne se commette infiniment plus de crimes que dans les siecles où la dévotion s’attiédit et la police se perfectionne ? C’est donc uniquement par de bonnes loix qu’on peut [p. 238] former des hommes vertueux. Tout l’art du législateur consiste donc à forcer les hommes, par le sentiment de l’amour d’eux-mêmes, d’être toujours justes les uns envers les autres.

Il est une évidence universelle que les religions, y compris le religion chrétienne qui se réclame de l'amour universel, n'ont jamais rendu personne meilleur, en tout cas, plutôt moins que de bonnes lois sanctionnant les injustices ici-bas grâce à une police efficace et/ou efficacement dissuasive lorsqu'elle fait usage de la menace vis-à-vis de l'amour de soi. Que ce soit de son plaisir, de sa liberté et de sa vie.

Or, pour composer de pareilles loix, il faut connoître le coeur humain ; et préliminairement savoir que les hommes, sensibles pour eux seuls, indifférents pour les autres, ne sont nés ni bons ni méchants, mais prêts à être l’un ou l’autre, selon qu’un intérêt commun les réunit ou les divise ; que le sentiment de préférence que chacun éprouve pour soi, sentiment auquel est attaché la conservation de l’espece, est gravé par la nature d’une maniere ineffaçable ; que la sensibilité physique a produit en nous l’amour du plaisir et la haine de la douleur ; que le plaisir et la douleur ont ensuite déposé et fait éclorre dans tous les coeurs le germe de l’amour de soi, dont le développement a donné naissance aux passions, d’où sont sortis tous nos vices et toutes nos vertus.

Les hommes ne sont spontanément, dans leur recherche de plaisir et leur évitement de la douleur, universellement ni bons ni mauvais. Ce fondement sensible universel que sont le goût du plaisir et le refus de la douleur donne jour à l'amour de soi de par la confrontation aux autres et au monde qui met chacun en compétition avec les autres pour obtenir le plaisir et éviter la souffrance. D'où naissent alors les passions narcissiques de toutes sortes qui sont aussi bien, selon les circonstances qui en détermine l'expression et l'usage qui en est fait, à l'origine de meilleur comme du pire, c'est à dire, des vertus et des vices de chacun

C’est par la méditation de ces idées préliminaires, qu’on apprend pourquoi les passions, dont l’arbre défendu n’est, selon quelques rabbins, qu’une ingénieuse image, portent également sur leur tige les fruits du bien et du mal ; qu’on apperçoit le méchanisme qu’elles emploient à la production de nos vices et de nos vertus ; et qu’enfin un législateur découvre le moyen de nécessiter les hommes à la probité, en forçant les passions à ne porter que des fruits de vertu et de sagesse.

C'est dire alors que le rôle du législateur est central pour faire le meilleur usage des passions humaines, c'est à dire, dans le sens de l'intérêt public. L'éducation que l'on appelle aujourd'hui la prévention et la répression des crimes et délits qui relèvent du pouvoir politique sont toutes deux indispensables pour déterminer l'orientation juste ou injuste des passions narcissiques et de l'amour de soi.

Or si l’examen de ces idées, propres à rendre les hommes vertueux, nous est interdit par les deux especes d’hommes [p. 239] puissants cités ci-dessus (les tyrans politiques et les clercs religieux fanatiques) , l’unique moyen de hâter les progrès de la morale seroit donc, comme je l’ai dit plus haut, de faire voir, dans ces protecteurs de la stupidité, les plus cruels ennemis de l’humanité ; de leur arracher le sceptre qu’ils tiennent de l’ignorance, et dont ils se servent pour commander aux peuples abrutis.

C'est le rôle critique radical des philosophes authentiques de démasquer, de démystifier et de dénoncer ceux dont le pouvoir concoure à l'ignorance et à la cécité des populations génératrices de la domination et des violences individuelles et collectives.

Sur quoi j’observerai que ce moyen, simple et facile dans la spéculation, est très-difficile dans l’exécution ; non qu’il ne naisse des hommes qui, à des esprits vastes et lumineux, unissent des ames fortes et vertueuses. Il est des hommes qui, persuadés qu’un citoyen sans courage est un citoyen sans vertu, sentent que les biens et la vie même d’un particulier ne sont, pour ainsi dire, entre ses mains, qu’un dépôt qu’il doit toujours être prêt de restituer, lorsque le salut du public l’exige : mais de pareils hommes sont toujours en trop petit nombre pour éclairer le public ; d’ailleurs, la vertu est toujours sans force, lorsque les moeurs d’un siecle y attachent la rouille du ridicule. Aussi la morale et la législation, que je regarde comme une seule et même science, ne feront-elles que des progrès insensibles. C’est uniquement le laps du temps qui pourra rappeller ces siecles heureux, désignés par les noms d’Astrée ou de Rhée, qui n’étoient que l’ingénieux emblême de la perfection de ces deux sciences.

[p. 240]
 

Mais ce rôle des vrais philosophes, à savoir des philosophes qui se donnent pour mission d'éclairer les populations à la vérité et au savoir sur les hommes et la société, est contrecarré par le fait qu'ils sont trop peu nombreux et surtout par la dégradation ambiante généralisée des mœurs. Morale et législation sont pour Helvetius une seule et même chose. Ainsi est-il vain de faire que les hommes deviennent individuellement moralement meilleurs dans une société aux lois injustes ou violées sans sanction, surtout lorsque ceux qui les violent exercent le pouvoir sur les autres tout en prêchant la morale.
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 25

De la probité, par rapport à l’univers.

s’il existoit une probité par rapport à l’univers, cette probité ne seroit que l’habitude des actions utiles à toutes les nations : or il n’est point d’action qui puisse immédiatement influer sur le bonheur ou le malheur de tous les peuples. L’action la plus généreuse, par le bienfait de l’exemple, ne produit pas, dans le monde moral, un effet plus sensible que la pierre, jetée dans l’océan, n’en produit sur les mers, dont elle éleve nécessairement la surface.

Aucune action morale, même la plus altruiste, ne peut changer le monde, car celui-ci est trop vaste et moralement divers quant aux intérêt collectifs des différents états.

Il n’est donc point de probité pratique, par rapport à l’univers. à l’égard de la probité d’intention, qui se réduiroit au desir constant et habituel du bonheur des hommes, et par conséquent au voeu simple et vague de la félicité universelle, je dis que cette espece de probité n’est encore qu’une chimere platonicienne. En effet, si l’opposition des intérêts des peuples les tient, les uns à l’égard des autres, dans un état de guerre perpétuelle ; si les paix conclues entre les nations ne sont proprement que des treves comparables au temps qu’après un long combat deux vaisseaux prennent pour se ragréer et recommencer l’attaque ; si les nations ne peuvent étendre leurs conquêtes et leur commerce qu’aux dépens de leurs voisins ; enfin si la félicité et l’aggrandissement d’un peuple est presque toujours attaché au malheur et à l’affoiblissement d’un autre ; il est évident que la passion du patriotisme, passion si desirable, si vertueuse et si estimable dans un citoyen, est, comme le prouve l’exemple des grecs [p. 241] et des romains, absolument exclusive de l’amour universel.

Les relations, entre les nations sont fondamentalement des relations de concurrences économiques et commerciales, voire de guerre pour la conquête, la domination et donc aussi la libération. C'est dire que le bonheur des uns fait toujours le malheur des autres. Dans ces conditions, toute morale qui prétendrait faire le bonheur de l'humanité ne peut être qu'une fiction philosophique. L'amour de de sa patrie, de son territoire et de son peuple, voire des mœurs de celui-ci, est toujours plus ou moins exclusif et donc incompatible avec une prétendue morale fondée sur l'amour de l'humanité. Dans un monde divisé par l'hostilité entre les états, entre le fait d'être citoyen d'un pays et celui d'être citoyen du monde comme le voulaient les stoïciens, il faut choisir. Là encore apparaît l'idée fondamentale de Helvetius que, dans la monde tel qu'il est, la morale active ou effective est de part en part politique, sauf à n'être qu'une illusion stérile, un vœux pieux, sans effet sur le cours de l'histoire.

Il faudroit, pour donner l’être à cette espece de probité, que les nations, par des loix et des conventions réciproques, s’unissent entr’elles, comme les familles qui composent un état ; que l’intérêt particulier des nations fût soumis à un intérêt plus général ; et qu’enfin l’amour de la patrie, en s’éteignant dans les coeurs, y allumât le feu de l’amour universel : supposition qui ne se réalisera de long-temps. D’où je conclus qu’il ne peut y avoir de probité pratique, ni même de probité d’intention, par rapport à l’univers ; et c’est en ce point que l’esprit differe de la probité. En effet, si les actions d’un particulier ne peuvent en rien contribuer au bonheur universel, et si les influences de sa vertu ne peuvent sensiblement s’étendre au-delà des limites d’un empire, il n’en est pas ainsi de ses idées : qu’un homme découvre un spécifique, qu’il invente une machine, telle qu’un moulin à vent, ces productions de son esprit peuvent en faire un bienfaiteur du monde.

Il faut faire le différence entre les actions ou intentions morales qui ne peuvent atteindre le monde dès lors qu'elles ne sont effectives que dans un état ou empire et les idées et inventions scientifiques et techniques qui deviennent nécessairement fécondes à l'échelle de l'univers, dès lors qu'elles sont utiles à tous les hommes et donc utilisables par tous pour l'amélioration de leurs conditions de vie.

D’ailleurs, en matiere d’esprit, comme en matiere de probité, l’amour de la patrie n’est point exclusif de l’amour universel. Ce n’est point aux dépens de ses voisins qu’un peuple acquiert des lumieres : au contraire, plus les nations sont [p. 242] éclairées, plus elles se réfléchissent réciproquement d’idées, et plus la force et l’activité de l’esprit universel augmente. D’où je conclus que, s’il n’est point de probité relative à l’univers, il est du moins certains genres d’esprit qu’on peut considérer sous cet aspect.

En ce qui concerne les connaissances scientifiques et techniques et même l’honnêteté ou probité morale, l 'amour de la patrie n'est pas exclusif de l'esprit à effectivité universelle, à condition que les nations puissent communiquer leurs idées entre elles et qu'elles soient devenues capables, grâce aux lumières et au progrès de la pensée rationnelle, de réfléchir à leur intérêt bien compris. Ce qui suppose un changement des relations entre les nations devenues moins conflictuelles .

[p. 243]
 
 

DISCOURS 2 CHAPITRE 26

De l’esprit, par rapport à l’univers.

l’esprit, considéré sous ce point de vue, ne sera, conformément aux définitions précédentes, que l’habitude des idées intéressantes pour tous les peuples, soit comme instructives, soit comme agréables.

Ce genre d’esprit est, sans contredit, le plus desirable. Il n’est aucun temps où l’espece d’idées réputée esprit par tous les peuples, ne soit vraiment digne de ce nom. Il n’en est pas ainsi du genre d’idées auquel une nation donne quelquefois le nom d’esprit. Il est, pour chaque nation, un temps de stupidité et d’avilissement, pendant lequel elle n’a point d’idées nettes de l’esprit : elle prodigue alors ce nom à certains assemblages d’idées à la mode, et toujours ridicules aux yeux de la postérité : ces siecles d’avilissement sont ordinairement ceux du despotisme. Alors, dit un poëte, Dieu prive les nations de la moitié de leur intelligence, pour les endurcir contre les miseres et le supplice de la servitude.

Parmi les idées propres à plaire à tous les peuples, il en est d’instructives ; ce sont celles qui appartiennent à certains genres de science et d’art : mais il en est aussi d’agréables ; telles sont, premiérement, les idées et les sentiments admirés dans certains morceaux d’Homere, de Virgile, de Corneille, du Tasse, de Milton ; dans lesquels, comme je l’ai déjà dit, ces illustres écrivains ne s’arrêtent point à la peinture d’une nation ou d’un siecle en particulier, mais à celle [p. 244] de l’humanité ; telles sont, en second lieu, les grandes images dont ces poëtes ont enrichi leurs ouvrages.

L'esprit doit être peu à peu délivré de l'ignorance dans laquelle les puissants maintiennent les populations par leur désir de les dominer, pour qu'il accède à la conscience de l'universel en ce qui concerne les sciences et les arts, mais aussi à ce qui rend la vie plus agréable à tous. Les poètes, en particulier, ont vocation à éveiller cette universalité sensible, comme le montre nombres d'exemples de poètes admirés dans le monde entier par delà les générations.

Pour prouver qu’en quelque genre que ce soit, il est des beautés propres à plaire universellement, je choisis ces mêmes images pour exemple : et je dis que la grandeur est, dans les tableaux poétiques, une cause universelle de plaisir ; non que tous les hommes en soient également frappés : il en est même d’insensibles aux beautés de description comme aux charmes de l’harmonie, et qu’il seroit, à [p. 245] cet égard, aussi injuste qu’inutile de vouloir désabuser : ils ont, par leur insensibilité, acquis le droit malheureux de nier un plaisir qu’ils n’éprouvent pas : mais ces hommes sont en petit nombre.

Ceux qui restent insensibles aux plaisirs esthétiques doivent être laisser libres de leur insensibilité ; il serait vain et même injuste, au sens que cela serait nier leur droit y compris d'être, malheureusement pour eux, privés d'un plaisir qu'ils ne reconnaissent pas, de chercher à les convertir.

En effet, soit que le desir habituel et impatient de la félicité, qui nous fait souhaiter toutes les perfections comme des moyens d’accroître notre bonheur, nous rende agréables tous ces grands objets, dont la contemplation semble donner plus d’étendue à notre ame, plus de force et d’élévation à nos idées ; soit que par eux-mêmes les grands objets fassent sur nos sens une impression plus forte, plus continue et plus agréable ; soit enfin quelqu’autre cause, nous éprouvons que la vue hait tout ce qui la resserre ; qu’elle se trouve gênée dans les gorges d’une montagne, ou dans l’enceinte d’un grand mur ; qu’elle aime au contraire à parcourir une vaste plaine, à s’étendre sur la surface des mers, à se perdre dans un horizon reculé.

Tout ce qui est grand a droit de plaire aux yeux et à l’imagination des hommes : cette espece de beautés l’emporte, dans les descriptions, infiniment sur toutes les autres beautés, qui dépendantes, par exemple, de la justesse des proportions, ne peuvent être ni aussi vivement ni aussi généralement senties, puisque toutes les nations n’ont pas les mêmes idées des proportions.

En effet, si l’on oppose aux cascades que l’art proportionne, aux souterreins qu’il creuse, aux terrasses qu’il éleve, les cataractes du fleuve Saint-Laurent, les cavernes creusées dans l’Ethna, les masses énormes de rochers entassés sans ordre sur les Alpes ; ne sent-on pas que le plaisir produit par cette prodigalité, cette magnificence rude et grossiere que la nature met dans tous ses ouvrages, est [p. 246] infiniment supérieur au plaisir qui résulte de la justesse des proportions ?

La beauté esthétique de la nature est multiforme, c'est dans sa diversité qu'elle peut justement émouvoir tous les humains, au sens de mettre leur esprit et leur imagination en mouvement, quelles que soient les causes internes ou externes de cette puissance émouvante. L'art est donc, dans son ambition de soumettre la nature à des règles proportionnées et à un ordre impératif de la représentation dont on dirait aujourd'hui qu'elles sont par trop académiques, inférieur à la puissance évocatrice de l'expérience esthétique de la nature qu'il cherche à figurer ou à exprimer. Il faut comprendre ici que pour Helvetius l' émotion spontanée suscitée par lze spectacle de la nature est toujours à l'origine de l'émotion esthétique que provoque l'art qui n'en est qu'une copie moins intense en cela qu'elle se veut idéale, à savoir qu'elle cherche à soumettre à des règles extérieures abstraites qui la tiennent à distance de son origine. En idéalisant l'émotion esthétique spontanée elle la déréalise et donc l'affaiblit. Cette position semble contredire la définition kantienne de l'art qui fait de celui-ci non pas une représentation de la beauté des choses mais une belle représentation des choses et plus encore celle de Hegel qui voit dans l'art l'expression sensible d'une idée. Pour notre auteur la sensibilité esthétique est au fondement des idées et non l'inverse. Cette thèse est sensualiste et non pas idéaliste. Elle privilégie le sensibilité sur l'intelligence conceptuelle pour fonder l'art et/ou la morale. Ou plutôt elle fait de cette dernière la mise en forme régulée par la société, donc commune, de la première.

Pour s’en convaincre, qu’un homme monte la nuit sur une montagne, pour y contempler le firmament : quel est le charme qui l’y attire ? Est-ce la symmétrie agréable dans laquelle les astres sont rangés ? Mais, ici, dans la voie lactée, ce sont des soleils sans nombre amoncelés, sans ordre, les uns sur les autres ; là, ce sont de vastes deserts. Quelle est donc la source de ses plaisirs ? L’immensité même du ciel. En effet, quelle idée se former de cette immensité, lorsque des mondes enflammés ne paroissent que des points lumineux semés çà et là dans les plaines de l’éther ; lorsque des soleils, plus avant engagés dans les profondeurs du firmament, n’y sont apperçus qu’avec peine ? L’imagination, qui s’élance de ces dernieres spheres pour parcourir tous les mondes possibles, ne doit-elle pas s’engloutir dans les vastes et immesurables concavités des cieux ; se plonger dans le ravissement que produit la contemplation d’un objet qui occupe l’ame toute entiere, sans cependant la fatiguer ? C’est aussi la grandeur de ces décorations, qui, dans ce genre, a fait dire que l’art étoit si inférieur à la nature ; ce qui, en termes intelligibles, ne signifie rien autre chose, sinon que les grands tableaux nous paroissent préférables aux petits. Dans les arts susceptibles de ce genre de beautés, tels que la sculpture, l’architecture et la poésie, c’est l’énormité des masses qui place le colosse de Rhodes et les pyramides de Memphis au rang des merveilles du monde. C’est la grandeur des descriptions qui nous fait regarder Milton du moins comme l’imagination la plus forte et la plus sublime. Aussi son sujet, peu fertile en beautés d’une autre espece, l’étoit-il infiniment en beautés de descriptions.

Nous avons là une distinction esthétique très importante que Kant formulera sous celle de la dualité du Beau et du Sublime. Le sublime est généré par le chaos et l'infini des visions que nous révèle la nature comme «chaosmos » producteur d'et non pas cosmos. Il est producteurs de nos émotions les plus intenses qui sont la source de notre imagination créatrice, selon Helvetius, alors que le Beau impose à nos émotions des limites raisonnables, un code de l'harmonie et des proportions équilibrées pour les amoindrir afin de les ramener à des représentations socialement et psychologiquement rassurantes. Mais cette mesure du Beau contre la démesure du sublime, s'affirme aux dépens d'une émotion première universelle et contre une créativité débordante, car sans règles a priori.

[p. 247] Devenu, par ce sujet, l’architecte du paradis terrestre, il avoit à rassembler, dans le court espace du jardin d’éden, toutes les beautés que la nature a dispersées sur la terre pour l’ornement de mille climats divers. Porté, par le choix de ce même sujet, sur le bord de l’abyme informe du chaos, il avoit à en tirer cette matiere premiere propre à former l’univers, à creuser le lit des mers, à couronner la terre de montagnes, à la couvrir de verdure, à mouvoir les soleils, à les allumer, à déployer auprès d’eux le pavillon des cieux, à peindre enfin la beauté du premier jour du monde, et cette fraîcheur printaniere dont sa vive imagination embellit la nature nouvellement éclose. Il avoit donc non seulement à nous présenter les plus grands tableaux, mais encore les plus neufs et les plus variés, qui, pour l’imagination des hommes, sont encore deux causes universelles de plaisir. Il en est de l’imagination comme de l’esprit : c’est par la contemplation et la combinaison, soit des tableaux de la nature, soit des idées philosophiques, que, perfectionnant leur imagination ou leur esprit, les poëtes et les philosophes parviennent également à exceller dans des genres très-différents, et dans lesquels il est également rare et, peut-être, également difficile de réussir.

Poètes et philosophes concourent au développement de l'esprit en cela qu'ils ouvrent l'imagination sur d'autres formes de vie, d'émotion, hors cadre idéologiques, et de visions du monde.

Quel homme, en effet, ne sent pas que la marche de l’esprit humain doit être uniforme, à quelque science ou à quelque art qu’on l’applique ? Si, pour plaire à l’esprit, dit M De Fontenelle, il faut l’occuper sans le fatiguer ; si l’on ne peut l’occuper qu’en lui offrant de ces vérités nouvelles, grandes et premieres, dont la nouveauté, l’importance et la fécondité fixent fortement son attention ; si l’on n’évite de le fatiguer qu’en lui présentant des idées rangées avec ordre, [p. 248] exprimées par les mots les plus propres, dont le sujet soit un, simple, et par conséquent facile à embrasser, et où la variété se trouve identifiée à la simplicité ; c’est pareillement à la triple combinaison, de la grandeur, de la nouveauté, de la variété et de la simplicité dans les tableaux, qu’est attaché le plus grand plaisir de l’imagination.

La capacité de esprit humain à progresser tient d'abord à la facilité d'exposition qui protège contre une trop grande fatigue dans l'effort pour comprendre, à l'attrait de la nouveauté et à l'art de présenter une variété d'idées sous des formes simples. Ainsi selon Helvetius, l'esprit ne peut et ne doit pas être réservé à quelques esprits protégés par un ésotérisme de façade, mais doit se développer pour tous les hommes afin de générer un réel progrès des connaissances dans toute le société. Il ne progresse universellement qu'à cette condition.

Si, par exemple, la vue ou la description d’un grand lac nous est agréable, celle d’une mer calme et sans bornes nous est sans doute plus agréable encore ; son immensité est pour nous la source d’un plus grand plaisir. Cependant, quelque beau que soit ce spectacle, son uniformité devient bien-tôt ennuyeuse. C’est pourquoi, si, enveloppée de nuages noirs, et portée par les aquilons, la tempête, personnifiée par l’imagination du poëte, se détache du midi en roulant devant elle les mobiles montagnes des eaux ; qui doute que la succession rapide, simple et variée des tableaux effrayants que présente le bouleversement des mers, ne fasse, à chaque instant, sur notre imagination, des impressions nouvelles, ne fixe fortement notre attention, ne nous occupe sans nous fatiguer, et ne nous plaise par conséquent davantage ?



Mais, si la nuit vient encore redoubler les horreurs de cette même tempête ; et que les montagnes d’eau, dont la chaîne termine et ceintre l’horizon, soient à l’instant éclairées par les lueurs répétées et réfléchies des éclairs et des foudres ; qui doute que cette mer obscure, changée tout-à-coup en une mer de feu, ne forme, par la nouveauté unie à la grandeur et à la variété de cette image, un des tableaux les plus propres à étonner notre imagination ? Aussi l’art du poëte, considéré [p. 249] purement comme descripteur, est de n’offrir à la vue que des objets en mouvement ; et même de frapper, s’il peut, dans ses descriptions, plusieurs sens à la fois. La peinture du mugissement des eaux, du sifflement des vents et des éclats du tonnerre, pourroit-elle ne pas ajouter encore à la terreur secrette, et, par conséquent, au plaisir que nous fait éprouver le spectacle d’une mer en furie ? Au retour du printemps, lorsque l’aurore descend dans les jardins de marly, pour entr’ouvrir le calice des fleurs, en cet instant les parfums qu’elles exhalent, le gazouillement de mille oiseaux, le murmure des cascades, n’augmente-t-il pas encore le charme de ces bosquets enchantés ? Tous les sens sont autant de portes par lesquelles les impressions agréables peuvent entrer dans nos ames : plus on en ouvre à la fois, plus il y pénetre de plaisir.

Ainsi la puissance de l'art du poète ou du peintre tient au fait qu'il est capable de rendre compte par la variété de leur imagination, exprimant l'infinie mobilité des formes que nous offre le spectacle d'une nature tempétueuse et mouvementée, alors que le spectacle d'une nature calme et immobile dans son infinité, pourtant un moment très plaisante, devient vite ennuyeuse, le calme lumineux et apaisé printanier qui suit les sombres tumultes de l'hiver, de par le contraste avec ceux-ci, ouvre nos sens à un plaisir d'autant plus pénétrant.

On voit donc que, s’il est des idées généralement utiles aux nations comme instructives (telles sont celles qui appartiennent directement aux sciences), il en est aussi d’universellement utiles comme agréables ; et que, différent, en ce point, de la probité, l’esprit d’un particulier peut avoir des rapports avec l’univers entier.

La conclusion de ce discours c’est que, tant en matiere d’esprit qu’en matiere de morale, c’est toujours, de la part des hommes, l’amour ou la reconnoissance qui loue, la haine ou la vengeance qui méprise. L’intérêt est donc le seul dispensateur de leur estime : l’esprit, sous quelque point de vue qu’on le considere, n’est donc jamais qu’un assemblage d’idées neuves, intéressantes, et par conséquent utiles aux hommes, soit comme instructives, soit comme agréables.
 

Dans les domaines propres à définir l'universalité de l'esprit que sont la connaissance scientifique et technique et la morale, à laquelle il fait ajouter l'esthétique, chacun peut s'identifier à tous les autres sur fond d'un intérêt qui joint l'utile à l'agréable. En cela l'esprit n'est pas autre chose que la capacité à jouir d'idées neuves, utiles et agréables. Il est non seulement capable de progresser mais surtout ne fait qu'un avec cette capacité. La négation de l'esprit réside dans le conservatisme et le dogmatisme culturels dont les religions instituées et les pouvoirs de domination établis sont partout responsable dans le monde
 
 

DISCOURS " CHAPITRE 1

De la différence des esprits particuliers sur fond de l'universalité de l'esprit, entre nature et culture. Comment en effet expliquer cette différence sur fond de la relation entre nature et culture ?

[p. 251] si l’esprit doit être considéré comme un don de la nature, ou comme un effet de l’éducation. je vais examiner, dans ce discours, ce que peuvent sur l’esprit la nature et l’éducation : pour cet effet, je dois d’abord déterminer ce qu’on entend par le mot nature.

Ce mot peut exciter en nous l’idée confuse d’un être ou d’une force qui nous a doués de tous nos sens : or les sens sont les sources de toutes nos idées ; privés d’un sens, nous sommes privés de toutes les idées qui y sont relatives ; un aveugle-né n’a, par cette raison, aucune idée des couleurs : il est donc évident que, dans cette signification, l’esprit doit être en entier considéré comme un don de la nature.

Mais, si l’on prend ce mot dans une acception différente ; et si l’on suppose qu’entre les hommes bien conformés, doués de tous leurs sens, et dans l’organisation desquels on n’apperçoit [p. 252] aucun défaut, la nature cependant ait mis de si grandes différences, et des dispositions si inégales à l’esprit, que les uns soient organisés pour être stupides, et les autres pour être spirituels, la question devient plus délicate.

Le mot nature est ambigu :

  1. Soit il désigne un être (et/ou une force) divin ou quasi divin, créateur de nos sens et donc de notre esprit universel, dès lors que toutes nos idées sont relatives à nos sensations, puisque privés de nos sens nous ne pourrions avoir aucune idée du monde extérieur, des autres et de nous même.

  2. Soit sur la base sur ce fond universel sans défaut, cet être aurait mis des différences telles que certains seraient stupides et d'autres intelligents. Ce qui est, pour le moins, problématique.

J’avoue qu’on ne peut d’abord considérer la grande inégalité d’esprit des hommes, sans admettre entre les esprits la même différence qu’entre les corps, dont les uns sont foibles et délicats, lorsque les autres sont forts et robustes. Qui pourroit, dira-t-on, à cet égard, occasionner des différences dans la maniere uniforme dont la nature opere ? Ce raisonnement, il est vrai, n’est fondé que sur une analogie. Il est assez semblable à celui des astronomes qui concluroient que le globe de la lune est habité, parce qu’il est composé d’une matiere à peu près pareille au globe de la terre.

On pourrait penser que le nature elle-même serait responsable de cette inégalité intellectuelle, comme elle l'est des inégalités physiques.. Mais cette analogie est forcée, à la manière de celle qui conclurait que la lune serait habitée puisqu'elle ressemble physiquement à la terre.

Quelque foible que ce raisonnement soit en lui-même, il doit cependant paroître démonstratif ; car enfin, dira-t-on, à quelle cause attribuer la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre des hommes qui semblent avoir eu la même éducation ?

Or cette analogie apparaît démonstrative dès lors que l'on observe une grande inégalité entre les esprits pourtant éduqués de manière égale.

Pour répondre à cette objection, il faut d’abord examiner si plusieurs hommes peuvent, à la rigueur, avoir eu la même éducation ; et, pour cet effet, fixer l’idée qu’on attache au mot éducation. Si, par éducation, on entend simplement celle qu’on reçoit dans les mêmes lieux, et par les mêmes maîtres ; en ce sens, l’éducation est la même pour une infinité d’hommes.

Mais il faut auparavant s'entendre sur ce que l'on appelle une même éducation.

Mais, si l’on donne à ce mot une signification plus vraie et plus étendue, et qu’on y comprenne généralement tout ce qui sert à notre instruction, alors je dis que personne ne [p. 253] reçoit la même éducation ; parce que chacun a, si je l’ose dire, pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis, et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et ses lectures, et enfin le hazard, c’est-à-dire, une infinité d’événements dont notre ignorance ne nous permet pas d’appercevoir l’enchaînement et les causes. Or, ce hazard a plus de part qu’on ne pense à notre éducation.

En vérité aucune éducation, n'est identique à aucune autre, même dans une même famille ou milieu social, car un individu subit des influences diverses, y compris aléatoires, qui rendent impossibles de prévoir par une enchaînement clair des causes et des effets, ce que deviendra son esprit au cours de sa vie.

C’est lui qui met certains objets sous nos yeux, nous occasionne, en conséquence, les idées les plus heureuses, et nous conduit quelquefois aux plus grandes découvertes. Ce fut le hazard, pour en donner quelques exemples, qui guida Galilée dans les jardins de Florence, lorsque les jardiniers en faisoient jouer les pompes : ce fut lui qui inspira ces jardiniers, lorsque, ne pouvant élever les eaux au dessus de la hauteur de trente-deux pieds, ils en demanderent la cause à Galilée, et piquerent, par cette question, l’esprit et la vanité de ce philosophe : ce fut ensuite sa vanité, mise en action par ce coup de hazard, qui l’obligea à faire de cet effet naturel l’objet de ses méditations, jusqu’à ce qu’enfin il eût, par la découverte du principe de la pesanteur de l’air, trouvé la solution de ce problême.

C'est le hasard des circonstances qui est toujours à l'origine des plus grandes découvertes, accompagné pas une imagination suscitée par fort désir narcissique de connaissance.

Dans un moment où l’ame paisible de Newton n’étoit occupée d’aucune affaire, agitée d’aucune passion, c’est pareillement le hazard qui, l’attirant sous une allée de pommiers, détacha quelques fruits de leurs branches, et donna à ce philosophe la premiere idée de son systême : c’est réellement de ce fait dont il partit, pour examiner si la lune ne gravitoit pas vers la terre, avec la même force que les corps tombent sur sa surface. C’est donc au hazard que les grands génies ont dû souvent les idées les plus heureuses. Combien de gens d’esprit restent confondus dans la foule des hommes [p. 254] médiocres, faute ; ou d’une certaine tranquillité d’ame, ou de la rencontre d’un jardinier, ou de la chûte d’une pomme !

Les hasards de la vie font le développement des esprits.

Je sens qu’on ne peut d’abord, sans quelque peine, attribuer de si grands effets à des causes si éloignées et si petites en apparence. Cependant l’expérience nous apprend que, dans le physique comme dans le moral, les plus grands événements sont souvent l’effet de causes presque imperceptibles. Qui doute qu’Alexandre n’ait dû, en partie, la conquête de la Perse, à l’instituteur de la phalange macédonienne ? Que le chantre d’Achille animant ce prince de la fureur de la gloire, n’ait eu part à la destruction de l’empire de Darius, comme Quinte-Curce aux victoires de Charles Xii ? Que les pleurs de Véturie n’aient désarmé Coriolan, n’aient affermi la puissance de Rome prête à succomber sous les efforts des volsques, n’aient occasionné ce long enchaînement de victoires qui changerent la face du monde ; et que ce ne soit, par conséquent, aux larmes de cette Véturie que l’Europe doit sa situation présente ? Que de faits pareils ne pourroit-on pas citer ? Gustave, dit m l’abbé de [p. 255] Vertot, parcouroit vainement les provinces de la Suede ; il erroit depuis plus d’un an dans les montagnes de la Dalécarlie. Les montagnards, quoique prévenus par sa bonne mine, par la grandeur de sa taille et la force apparente de son corps, ne se fussent cependant pas déterminés à le suivre, si, le jour même où ce prince harangua les dalécarliens, les anciens de la contrée n’eussent remarqué que le vent du nord avoit toujours soufflé. Ce coup de vent leur parut un signe certain de la protection du ciel, et l’ordre d’armer en faveur du héros. C’est donc le vent du nord qui mit la couronne de Suede sur la tête de Gustave. La plupart des événements ont des causes aussi petites : nous les ignorons, parce que la plupart des historiens les ont ignorées eux-mêmes, ou parce qu’ils n’ont pas eu d’yeux pour les appercevoir. Il est vrai qu’à cet égard l’esprit peut réparer leurs omissions ; la connoissance de certains principes supplée facilement à la connoissance de certains faits. Ainsi, sans m’arrêter davantage à prouver que le hazard joue dans ce monde un plus grand rôle qu’on ne pense, je conclurai de ce que je viens de dire, que, si l’on comprend sous le mot d’éducation généralement tout ce qui sert à notre instruction, ce même hazard doit nécessairement y avoir la plus grande part ; et que personne n’étant exactement placé dans le même concours de circonstances, personne ne reçoit précisément la même éducation.

Ce qu'il faut admettre c'est que le rôle décisif du hasard dans l'éducation nous oblige à remettre en question le principe pseudo-logique qui prétend que seules de grande causes peuvent produire de grands effets. En vérité une multiplicité de petites causes ou conditions aléatoires sont le plus souvent productrices d'effets décisifs, comme nous l'enseigne la connaissance historique de l'origine des grandes découvertes scientifiques et techniques.

Ce fait posé, qui peut assurer que la différence de l’éducation ne produise la différence qu’on remarque entre les [p. 256] esprits ? Que les hommes ne soient semblables à ces arbres de la même espece, dont le germe, indestructible et absolument le même, n’étant jamais semé exactement dans la même terre, ni précisément exposé aux mêmes vents, au même soleil, aux mêmes pluies, doit, en se développant, prendre nécessairement une infinité de formes différentes.

On ne peut donc prétendre que les différences entre les éducation des individus dont les circonstances de la vie sont toujours différentes ne peuvent être à l'origine des différences des esprits. Ainsi que dans la nature les mêmes germes donnent jours à des arbres différents selon la nature des sols et les variations du climat etc...

Je pourrois donc conclure que l’inégalité d’esprit des hommes peut être indifféremment regardée comme l’effet de la nature ou de l’éducation. Mais, quelque vraie que fût cette conclusion, comme elle n’auroit rien que de vague, et qu’elle se réduiroit, pour ainsi dire, à un peut-être, je crois devoir considérer cette question sous un point de vue nouveau, la ramener à des principes plus certains et plus précis. Pour cet effet, il faut réduire la question à des points simples ; remonter jusqu’à l’origine de nos idées, au développement de l’esprit ; et se rappeller que l’homme ne fait que sentir, se ressouvenir, et observer les ressemblances et les différences, c’est-à-dire, les rapports qu’ont entr’eux les objets divers qui s’offrent à lui, ou que sa mémoire lui présente ; qu’ainsi la nature ne pourroit donner aux hommes plus ou moins de disposition à l’esprit, qu’en douant les uns préférablement aux autres d’un peu plus de finesse de sens, d’étendue de mémoire, et de capacité d’attention.

En dernier ressort aucune thèse sur l'origine unique, innée ou acquise par l'expérience aléatoire de la vie, n'est et ne peut être suffisamment démontrée positivement . Sur fond de cette insuffisance de ces deux thèses faussement opposées, On pourrait alors supposer que la nature pourrait avoir pourvu, sur un fond sensitif commun, plus ou moins de sensibilité (qui est la fonction première et fondatrice de l'esprit) et ou de finesse des sens comme sources d'expérimentations diverses aléatoires, elles-mêmes éducatrices de l'esprit et motrices de son développement.

[p. 257]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 2

De la finesse des sens.

la plus ou moins grande perfection des organes des sens, dans laquelle se trouve nécessairement comprise celle de l’organisation intérieure, puisque je ne juge ici de la finesse des sens que par leurs effets, seroit-elle la cause de l’inégalité d’esprit des hommes ?

Pour raisonner avec quelque justesse sur ce sujet, il faut examiner si le plus ou le moins de finesse des sens donne à l’esprit ou plus d’étendue, ou plus de cette justesse, qui, prise dans sa vraie signification, renferme toutes les qualités de l’esprit.

La perfection plus ou moins grande des organes des sens n’influe en rien sur la justesse de l’esprit, si les hommes, quelque impression qu’ils reçoivent des mêmes objets, doivent cependant toujours appercevoir les mêmes rapports entre ces objets. Or, pour prouver qu’ils les apperçoivent, je choisis le sens de la vue pour exemple, comme celui auquel nous devons le plus grand nombre de nos idées : et je dis qu’à des yeux différents, si les mêmes objets paroissent plus ou moins grands ou petits, brillants ou obscurs ; si la toise, par exemple, est aux yeux d’un tel homme plus petite, la neige moins blanche, et l’ébene moins noire qu’aux yeux de tel autre ; ces deux hommes appercevront néanmoins toujours les mêmes rapports entre tous les objets : la toise, en conséquence, paroîtra toujours à leurs yeux plus grande que le pied ; la neige, le plus blanc de tous [p. 258] les corps ; et l’ébene, le plus noir de tous les bois.

Nous pouvons écarter l'hypothèse que les différences entre les esprits des individus seraient dues à des différences dans le degré de finesse de leurs sens. L’acuité de la vue par exemple ne change en rien l'idée de rouge ou de blanc, mais ne change en rien non plus les relations spatiales entre les objets perçus, (or ces deux affirmations sont fausses).

Or, comme la justesse d’esprit consiste dans la vue nette des véritables rapports que les objets ont entr’eux ; et qu’en répétant sur les autres sens ce que j’ai dit sur celui de la vue, on arrivera toujours au même résultat ; j’en conclus que la plus ou moins grande perfection de l’organisation, tant extérieure qu’intérieure, ne peut en rien influer sur la justesse de nos jugements.

Ainsi notre faculté de juger, quant aux différences d'idées qu'elle produit , n'est nullement sous l'influence de notre faculté de sentir, en tant que telle, qui reste universelle, quelle que soit son acuité.

Je dirai de plus que, si l’on distingue l’étendue, de la justesse de l’esprit, le plus ou le moins de finesse des sens n’ajoutera rien à cette étendue. En effet, en prenant toujours le sens de la vue pour exemple, n’est-il pas évident que la plus ou moins grande étendue d’esprit dépendroit du nombre plus ou moins grand d’objets qu’à l’exclusion des autres un homme, doué d’une vue très-fine, pourroit placer dans sa mémoire. Or il est très-peu de ces objets imperceptibles par leur petitesse, qui, considérés, précisément avec la même attention, par des yeux aussi jeunes et aussi exercés, soient apperçus des uns et échappent aux autres : mais la différence que la nature met, à cet égard, entre les hommes que j’appelle bien organisés, c’est-à-dire, dans l’organisation desquels on n’apperçoit aucun défaut, fût-elle infiniment plus considérable qu’elle ne l’est ; je puis montrer que cette différence n’en produiroit aucune sur l’étendue de l’esprit. Supposons des hommes doués d’une même capacité [p. 259] d’attention, d’une mémoire également étendue ; enfin, deux hommes égaux en tout, excepté en finesse de sens : dans cette hypothese, celui qui sera doué de la vue la plus fine pourra, sans contredit, placer dans sa mémoire et comparer entr’eux plusieurs de ces objets que leur petitesse cache à celui dont l’organisation est, à cet égard, moins parfaite : mais ces deux hommes ayant, par ma supposition, une mémoire également étendue, et capable, si l’on veut, de contenir deux mille objets, il est encore certain que le second pourra remplacer, par des faits historiques, les objets qu’un moindre degré de finesse dans la vue ne lui aura pas permis d’appercevoir ; et qu’il pourra completter, si l’on veut, le nombre de deux mille objets que contient la mémoire du premier. Or, de ces deux hommes, si celui dont le sens de la vue est le moins fin peut cependant déposer dans le magasin de sa mémoire un aussi grand nombre d’objets que l’autre ; et si d’ailleurs ces deux hommes sont égaux en tout, ils doivent, par conséquent, faire autant de combinaisons ; et, par ma supposition, avoir autant d’esprit, puisque l’étendue de l’esprit se mesure par le nombre des idées et des combinaisons. Le plus ou le moins de perfection dans l’organe de la vue ne peut, en conséquence, qu’influer sur le genre de leur esprit, faire de l’un un peintre, un botaniste, et de l’autre un historien et un politique ; mais elle ne peut en rien influer sur l’étendue de leur esprit. Aussi ne remarque-t-on pas une constante supériorité d’esprit et dans ceux qui ont le plus de finesse dans le sens de la vue et de l’ouie, et dans ceux qui, par l’usage habituel des lunettes et des cornets, mettroient par ce moyen, entr’eux et les autres hommes, plus de différence que n’en met à cet égard la nature. D’où je conclus qu’entre les hommes que [p. 261] j’appelle bien organisés, ce n’est point à la plus ou moins grande perfection des organes, tant extérieurs qu’intérieurs, des sens, qu’est attachée la supériorité de lumiere ; et que c’est nécessairement d’une autre cause que dépend la grande inégalité des esprits.

Les différences d'acuité de chaque sens, si l'on s'en tient à un pouvoir de mémorisation des expériences sensibles supposé quantitativement identique chez tous les hommes, peuvent être entièrement compensées par une capacité identique de combinaison des objets sensibles observés par les différents sens et par l'amélioration du sens faible grâce à des appareils spécialisés. Les inégalités observées entre les intelligences des individus ne dépendent en rien de leur organes sensibles internes ou externes, dès lors qu'ils sont fonctionnels. Dira-t-on alors que c'est l'étendue quantitative ou le pouvoir différent de mémorisation qui font cette inégalité?

DISCOURS 3 CHAPITRE 3

De l’étendue de la mémoire.

la conclusion du chapitre précédent fera, sans doute, chercher dans l’inégale étendue de la mémoire des hommes la cause de l’inégalité de leur esprit. La mémoire est le magasin où se déposent les sensations, les faits et les idées, dont les diverses combinaisons forment ce qu’on appelle esprit. Les sensations, les faits et les idées doivent donc être regardés comme la matiere premiere de l’esprit. Or, plus le magasin de la mémoire est spacieux, plus il contient de cette matiere premiere ; et plus, dira-t-on, l’on a d’aptitude à l’esprit. Quelque fondé que paroisse ce raisonnement, peut-être, en l’approfondissant, ne le trouvera-t-on que spécieux. Pour y répondre pleinement, il faut premiérement examiner si la différence d’étendue, dans la mémoire des hommes bien organisés, est aussi considérable en effet qu’elle l’est en apparence : et, supposant cette différence effective, il faut secondement savoir si l’on doit la considérer comme la cause de l’inégalité des esprits. Quant au premier objet de mon examen, je dis que l’attention seule peut graver dans la mémoire les objets qui, vus sans attention, ne feroient sur nous que des impressions insensibles, et pareilles, à peu près, à celles qu’un lecteur reçoit successivement de chacune des lettres qui composent la feuille d’un ouvrage. Il est donc certain que, pour juger [p. 262] si le défaut de mémoire est dans les hommes l’effet de leur inattention, ou d’une imperfection dans l’organe qui la produit, il faut avoir recours à l’expérience. Elle nous apprend que, parmi les hommes, il en est beaucoup, comme saint Augustin et Montaigne le disent d’eux-mêmes, qui, ne paroissant doués que d’une mémoire très-foible, sont, par le desir de savoir, parvenus cependant à mettre un assez grand nombre de faits et d’idées dans leur souvenir, pour être mis au rang des mémoires extraordinaires. Or, si le desir de s’instruire suffit du moins pour savoir beaucoup, j’en conclus que la mémoire est presque entiérement factice : aussi l’étendue de la mémoire dépend, 1, de l’usage journalier qu’on en fait ; 2, de l’attention avec laquelle on considere les objets que l’on y veut imprimer, et qui, vus sans attention, comme je viens de le dire, n’y laisseroient qu’une trace légere et prompte à s’effacer ; et, 3, de l’ordre dans lequel on range ses idées. C’est à cet ordre qu’on doit tous les prodiges de mémoire ; et cet ordre consiste à lier ensemble toutes ses idées, à ne charger par conséquent sa mémoire que d’objets qui, par leur nature ou la maniere dont on les considere, conservent entr’eux assez de rapport pour se rappeller l’un l’autre.

La réponse à la question de savoir si les différences dans l'étendue de la mémoire expliqueraient l'origine des inégalités d'intelligence est négative, du seul fait que cette étendue dépend de l'usage qu'on fait de son pouvoir en acte, qui lui même dépend de trois facteurs : de sa fréquence, de l'attention portée aux objets de l'expérience sensible, de l'ordre, analogique( ressemblance), logique et de contiguïté dans l'espace et/ou dans le temps des perceptions sensibles entre elles qui peut plus ou moins permettre de se remémorer plus ou moins rapidement et efficacement tel ou tel phénomène sensible apparemment temporairement oublié.

Les fréquentes représentations des mêmes objets à la mémoire sont, pour ainsi dire, autant de coups de burin qui les y gravent d’autant plus profondément qu’ils s’y représentent plus souvent. D’ailleurs, cet ordre si propre à rappeller les mêmes objets à notre souvenir nous donne l’explication de tous les phénomenes de la mémoire ; nous [p. 263] apprend que la sagacité d’esprit de l’un, c’est-à-dire, la promptitude avec laquelle un homme est frappé d’une vérité, dépend souvent de l’analogie de cette vérité avec les objets qu’il a habituellement présents à la mémoire ; que la lenteur d’esprit d’un autre à cet égard, est, au contraire, l’effet du peu d’analogie de cette même vérité avec les objets dont il s’occupe. Il ne pourroit la saisir, en appercevoir tous les rapports, sans rejeter toutes les premieres idées qui se présentent à son souvenir, sans bouleverser tout le magasin de sa mémoire, pour y chercher les idées qui se lient à cette vérité. Voilà pourquoi tant de gens sont insensibles à l’exposition de certains faits ou de certaines vérités, qui n’en affectent vivement d’autres que parce que ces faits ou ces vérités ébranlent toute la chaîne de leurs pensées, en réveillent un grand nombre dans leur esprit : c’est un éclair qui jette un jour rapide sur tout l’horizon de leurs idées. C’est donc à l’ordre qu’on doit souvent la sagacité de son esprit, et toujours l’étendue de sa mémoire : c’est aussi le défaut d’ordre, effet de l’indifférence qu’on a pour certains genres d’étude, qui, à certains égards, prive absolument de mémoire ceux qui, à d’autres égards, paroissent être doués de la mémoire la plus étendue. Voilà pourquoi le savant dans les langues et l’histoire, qui, par le secours de l’ordre chronologique, imprime et conserve facilement dans sa mémoire des mots, des dates et des faits historiques, ne peut souvent y retenir la preuve d’une vérité morale, la démonstration d’une vérité géométrique, ou le tableau d’un paysage qu’il aura long-temps considéré : en effet, ces sortes d’objets n’ayant aucune analogie avec le reste des faits ou des idées dont il a rempli sa mémoire, ils ne peuvent s’y représenter fréquemment, et s’y imprimer profondément, [p. 264] ni, par conséquent, s’y conserver long-temps. Telle est la cause productrice de toutes les différentes especes de mémoire, et la raison pour laquelle ceux qui savent le moins dans un genre, sont ceux qui, dans ce même genre, communément oublient le plus. Il paroît donc que la grande mémoire est, pour ainsi dire, un phénomene de l’ordre ; qu’elle est presque entiérement factice ; et qu’entre les hommes que j’appelle bien organisés, cette grande inégalité de mémoire est moins l’effet d’une inégale perfection dans l’organe qui la produit, que d’une inégale attention à la cultiver.

C'est donc la culture et donc l'usage qu'en font les individus qui fait la différence entre leurs capacités de mémorisation et non la nature première ou innée de leur faculté de se souvenir.

Mais même si l'on croit, à tord, comme vient de le monter Helvetius, , que la capacité de mémorisation puisse être naturellement différente selon les individus, cela n’entraîne nullement que cette supposée mais fallacieuse différence soit à l'origine des inégalités intellectuelles des individus. Pourquoi ?

Mais, en supposant même que l’inégale étendue de mémoire qu’on remarque dans les hommes fût entiérement l’ouvrage de la nature, et fût aussi considérable en effet qu’elle l’est en apparence ; je dis qu’elle ne pourroit en rien influer sur l’étendue de leur esprit, 1 parce que le grand esprit, comme je vais le montrer, ne suppose pas la très-grande mémoire ; et, 2 parce que tout homme est doué d’une mémoire suffisante pour s’élever au plus haut degré d’esprit. Avant de prouver la premiere de ces propositions, il faut observer que, si la parfaite ignorance fait la parfaite imbécillité, l’homme d’esprit ne paroît quelquefois manquer de mémoire, que parce qu’on donne trop peu d’étendue à ce mot de mémoire, qu’on en restreint la signification au seul souvenir des noms, des dates, des lieux et des personnes pour lesquels les gens d’esprit sont sans curiosité, et se trouvent souvent sans mémoire. Mais, en comprenant dans la signification de ce mot le souvenir ou des idées, ou des images, ou des raisonnements, aucun d’eux n’en est privé : d’où il résulte qu’il n’est point d’esprit sans mémoire. [p. 265] Cette observation faite, il faut savoir quelle étendue de mémoire suppose le grand esprit.

La mémoire ne se réduit pas à celle que l'on pourrait appeler aujourd'hui « événementielle » portant sur des faits ponctuels (noms, dates, lieux..) mais elle inclue des images analogiques, des idées abstraites, des procédures de raisonnement etc qui constituent ce que l'on appelle aujourd'hui la mémoire « de travail ». 

Choisissons pour exemple deux hommes illustres dans des genres différents, tels que Locke et Milton ; examinons si la grandeur de leur esprit doit être regardée comme l’effet de l’extrême étendue de leur mémoire. Si l’on jette d’abord les yeux sur Locke ; et si l’on suppose qu’éclairé par une idée heureuse, ou par la lecture d’Aristote, de Gassendi, ou de Montaigne, ce philosophe ait apperçu dans les sens l’origine commune de toutes nos idées ; on sentira que, pour déduire tout son systême de cette premiere idée, il lui falloit moins d’étendue dans la mémoire que d’opiniâtreté dans la méditation ; que la mémoire la moins étendue suffisoit pour contenir tous les objets de la comparaison desquels devoit résulter la certitude de ses principes, pour lui en développer l’enchaînement, et lui faire, par conséquent, mériter et obtenir le titre de grand esprit.

Or la puissance de la mémorisation active ou de travail ne dépend pas du tout de la mémoire dite passive qui ne fait qu'emmagasiner les faits sensibles ou données brutes de l'expérience sensible. La méditation est la faculté précisément de mettre en action les procédures de raisonnement qui sont actives dans la mémoire de travail à l'égard de ces données brutes. C'est par la méditation raisonnante et la puissance de son imagination qu'un esprit est plus vif et/ou génial qu'un autre.

à l’égard de Milton, si je le regarde sous le point de vue où, de l’aveu général, il est infiniment supérieur aux autres poëtes ; si je considere uniquement la force, la grandeur, la vérité, et enfin la nouveauté de ses images poétiques ; je suis obligé d’avouer que la supériorité de son esprit en ce genre ne suppose point non plus une grande étendue de mémoire. Quelque grandes, en effet, que soient les compositions de ses tableaux (telle est celle où, réunissant l’éclat du feu à la solidité de la matiere terrestre, il peint le terrein de l’enfer brûlant d’un feu solide, comme le lac brûloit d’un feu liquide) ; quelque grandes, dis-je, que soient ses compositions ; il est évident que le nombre des images hardies, et propres à former de pareils tableaux, doit être extrêmement [p. 266] borné ; que, par conséquent, la grandeur de l’imagination de ce poëte est moins l’effet d’une grande étendue de mémoire que d’une méditation profonde sur son art. C’est cette méditation qui, lui faisant chercher la source des plaisirs de l’imagination, la lui a fait appercevoir et dans l’assemblage nouveau des images propres à former des tableaux grands, vrais et bien proportionnés, et dans le choix constant de ces expressions fortes qui sont, pour ainsi dire, les couleurs de la poésie, et par lesquelles il a rendu ses descriptions visibles aux yeux de l’imagination.

Pour dernier exemple du peu d’étendue de mémoire qu’exige la belle imagination, je donne, en note, la traduction d’un morceau de poésie angloise. Cette traduction, [p. 268] et les exemples précédents, prouveront, je crois, à ceux qui décomposeront les ouvrages des hommes illustres, que le grand esprit ne suppose point la grande mémoire. J’ajouterai même que l’extrême étendue de l’un est absolument exclusif de l’extrême étendue de l’autre. Si l’ignorance fait languir l’esprit faute de nourriture, la vaste érudition, par une surabondance d’aliment, l’a souvent étouffé. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner l’usage différent que doivent faire de leur temps deux hommes qui veulent se rendre supérieurs aux autres, l’un en esprit, l’autre en mémoire. Si l’esprit n’est qu’un assemblage d’idées neuves ; et si toute idée neuve n’est qu’un rapport nouvellement apperçu entre certains objets ; celui qui veut se distinguer par son esprit doit nécessairement employer la plus grande partie de son temps à l’observation des rapports divers que les objets ont entr’eux, et n’en consommer que la moindre partie à placer des faits ou des idées dans sa mémoire. Au contraire, celui qui veut surpasser les autres en étendue de mémoire doit, sans perdre son tems à méditer et à comparer les objets entr’eux, employer les journées entieres à sans cesse emmagaziner de nouveaux objets dans sa mémoire. Or, par un usage si différent de leur temps, il est évident que le premier de ces deux hommes doit être aussi inférieur en mémoire au second, qu’il lui sera supérieur en esprit : vérité qu’avoit vraisemblablement apperçue Descartes, lorsqu’il dit que, pour perfectionner son esprit, il falloit moins apprendre que méditer. D’où je conclus que non [p. 269] seulement le très-grand esprit ne suppose pas la très-grande mémoire, mais que l’extrême étendue de l’un est toujours exclusive de l’extrême étendue de l’autre. Pour terminer ce chapitre, et prouver que ce n’est point à l’inégale étendue de la mémoire qu’on doit attribuer la force inégale des esprits, il ne me reste plus qu’à montrer que les hommes, communément bien organisés, sont tous doués d’une étendue de mémoire suffisante pour s’élever aux plus hautes idées. Tout homme, en effet, est, à cet égard, assez favorisé de la nature, si le magazin de sa mémoire est capable de contenir un nombre d’idées ou de faits, tel qu’en les comparant sans cesse entr’eux, il puisse toujours y appercevoir quelque rapport nouveau, toujours accroître le nombre de ses idées, et, par conséquent, donner toujours plus d’étendue à son esprit.

L'étendue de l'esprit, son intelligence, dépend donc de l'activité qui consiste à comparer et à lier les idées et les faits et non pas de la quantité de ceux-ci mis en mémoire.

Or, si trente ou quarante objets, comme le démontre la géométrie, peuvent se comparer entr’eux de tant de manieres, que, dans le cours d’une longue vie, personne ne puisse en observer tous les rapports, ni en déduire toutes les idées possibles ; et si, parmi les hommes que j’appelle bien organisés, il n’en est aucun dont la mémoire ne puisse contenir non seulement tous les mots d’une langue, mais encore une infinité de dates, de faits, de noms, de lieux et de personnes, et enfin un nombre d’objets beaucoup plus considérable que celui de six ou sept mille ; j’en conclurai hardiment que tout homme bien organisé est doué d’une capacité de mémoire bien supérieure à celle dont il peut faire usage pour l’accroissement de ses idées ; que plus d’étendue de mémoire ne donneroit pas plus d’étendue à son esprit ; et qu’ainsi, loin de regarder l’inégalité de mémoire des hommes comme la cause de l’inégalité de leur esprit, cette derniere inégalité est uniquement l’effet [p. 270] ou de l’attention plus ou moins grande avec laquelle ils observent les rapports des objets entr’eux, ou du mauvais choix des objets dont ils chargent leur souvenir. Il est, en effet, des objets stériles, et qui, tels que les dates, les noms des lieux, des personnes, ou autres pareils, tiennent une grande place dans la mémoire, sans pouvoir produire ni idée neuve, ni idée intéressante pour le public. L’inégalité des esprits dépend donc en partie du choix des objets qu’on place dans la mémoire.

De plus une trop grande mémorisation factuelle peut nuire à l'activité de la mémoire en l'encombrant de données stériles. La mémoire passive peut freiner et donc diminuer l'activité de la mémoire de travail qui compare et imagine. Une tête trop pleine peut entraîner un déficit d'activité intellectuelle et faire qu'une une tête soit mal faite.

Si les jeunes gens dont les succès ont été les plus brillants dans les colleges, n’en ont pas toujours de pareils dans un age plus avancé, c’est que la comparaison et l’application heureuse des regles du despautere, qui font les bons écoliers, ne prouvent nullement que, dans la suite, ces mêmes jeunes gens portent leur vue sur des objets de la comparaison desquels résultent des idées intéressantes pour le public : et c’est pourquoi l’on est rarement grand homme, si l’on n’a le courage d’ignorer une infinité de choses inutiles.

Les écoliers les plus scolairement performants , à savoir capables de répéter mécaniquement ce qu'ils ont appris par cœur, ne font pas de grands penseurs à l'âge adulte. Mais dira-t-on que c'est la faculté d'attention qui serait à l'origine des inégalités intellectuelles ?

[p. 271]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 4

De l’inégale capacité d’attention.

j’ai fait voir que ce n’est point de la perfection plus ou moins grande, et des organes des sens et de l’organe de la mémoire, que dépend la grande inégalité des esprits. On n’en peut donc chercher la cause que dans l’inégale capacité d’attention des hommes. Comme c’est l’attention, plus ou moins grande, qui grave plus ou moins profondément les objets dans la mémoire, qui en fait appercevoir mieux ou moins bien les rapports, qui forme la plupart de nos jugements vrais ou faux ; et que c’est enfin à cette attention que nous devons presque toutes nos idées ; il est, dira-t-on, évident que c’est de l’inégale capacité d’attention des hommes que dépend la force inégale de leur esprit.

En effet, si le plus foible degré de maladie, auquel on ne donneroit que le nom d’indisposition, suffit pour rendre la plupart des hommes incapables d’une attention suivie, c’est, sans doute, ajoutera-t-on, à des maladies, pour ainsi dire, insensibles, et par conséquent à l’inégalité de force que la nature donne aux divers hommes, qu’on doit principalement attribuer l’incapacité totale d’attention qu’on remarque dans la plupart d’entreux, et leur inégale disposition à l’esprit : d’où l’on conclura que l’esprit est purement un don de la nature. Quelque vraisemblable que soit ce raisonnement, il n’est cependant point confirmé par l’expérience. [p. 272]



Si on en excepte les gens affligés de maladies habituelles, et qui contraints, par la douleur, de fixer toute leur attention sur leur état, ne peuvent la porter sur des objets propres à perfectionner leur esprit, ni, par conséquent, être compris dans le nombre des hommes que j’appelle bien organisés ; on verra que tous les autres hommes, même ceux qui, foibles et délicats, devroient, conséquemment au raisonnement précédent, avoir moins d’esprit que les gens bien constitués, paroissent souvent, à cet égard, les plus favorisés de la nature.

On remarque que l'attention qui participe de la mémorisation varie en fonction des troubles ou maladie plus ou moins douloureuses du corps, on pourrait donc se dire que la nature qui a rendu les hommes plus ou moins sains et résistants ou de santé plus ou moins fragile détermine via l'attention la capacité de concentration qui est une des sources possible de l'intelligence. Or c'est parfois le contraire les plus malades paraissent plus intelligents et donc paraissent à tord plus favorisés par la nature.



Dans les gens sains et robustes qui s’appliquent aux arts et aux sciences, il semble que la force du tempérament, en leur donnant un besoin pressant du plaisir, les détourne plus souvent de l’étude et de la méditation, que la foiblesse du tempérament, par de légeres et fréquentes indispositions, ne peut en détourner les gens délicats. Tout ce qu’on peut assurer, c’est qu’entre les hommes à peu près animés d’un égal amour pour l’étude, le succès sur lequel on mesure la force de l’esprit paroît entiérement dépendre des distractions plus ou moins grandes occasionnées par la différence des goûts, des fortunes, des états, et du choix plus ou moins heureux des sujets qu’on traite, de la méthode plus ou moins parfaite dont on se sert pour composer, de l’habitude plus ou moins grande qu’on a de méditer, des livres qu’on lit, des gens de goût qu’on voit, et enfin des objets que le hazard présente journellement sous nos yeux. Il semble que, dans le concours des accidents nécessaires pour former un homme d’esprit, la différente capacité d’attention que pourroit produire la force plus ou moins grande du tempérament, ne soit d’aucune considération. Aussi l’inégalité d’esprit occasionnée par la différente constitution [p. 273] des hommes, est-elle insensible. Aussi n’a-t-on, par aucune observation exacte, pu jusqu’à présent déterminer l’espece de tempérament le plus propre à former des gens de génie ; et ne peut-on encore savoir lesquels des hommes, grands ou petits, gras ou maigres, bilieux ou sanguins, ont le plus d’aptitude à l’esprit.

La raison du fait que les plus malades peuvent paraître plus intelligents que les hommes à la santé, comme on dit, insolente, vient de ce que plus le corps est sain, plus la tendance spontanée au plaisir et à la distraction s'affirme et donc compromet le goût pourtant réel aux études qui exigent effort, endurance et persévérance.

Au reste, quoique cette réponse sommaire pût suffire pour réfuter un raisonnement qui n’est fondé que sur des vraisemblances ; cependant, comme cette question est fort importante, il faut, pour la résoudre avec précision, examiner si le défaut d’attention est dans les hommes, ou l’effet d’une impuissance physique de s’appliquer, ou d’un desir trop foible de s’instruire.

Mais la raison profonde de l'absence de lien entre santé et intelligence vient du fait que c'est non pas elle qui détermine cette dernière, mais le désir d'apprendre. Tout procède du désir et particulièrement de l'amour de soi qui peut se manifester au travers de ce désir, comme désir de s'élever, à savoir de s'instruire. En l'absence d'un tel désir tout effort intellectuel est considéré comme rebutant.

Tous les hommes que j’appelle bien organisés sont capables d’attention, puisque tous apprennent à lire, apprennent leur langue, et peuvent concevoir les premieres propositions d’Euclide. Or, tout homme, capable de concevoir ces premieres propositions, a la puissance physique de les entendre toutes : en effet, en géométrie comme en toutes les autres sciences, la facilité plus ou moins grande avec laquelle on saisit une vérité, dépend du nombre plus ou moins grand de propositions antécédentes que, pour la concevoir, il faut avoir présentes à la mémoire. Or, si tout homme bien organisé, comme je l’ai prouvé dans le chapitre précédent, peut placer dans sa mémoire un nombre d’idées fort supérieur à celui qu’exige la démonstration de quelque proposition de géométrie que ce soit ; et si, par le secours de l’ordre et par la représentation fréquente des mêmes idées, on peut, comme l’expérience le prouve, se les rendre assez familieres et assez habituellement présentes pour se les rappeller sans peine ; il s’ensuit [p. 274] que chacun a la puissance physique de suivre la démonstration de toute vérité géométrique ; et qu’après s’être élevé, de propositions en propositions et d’idées analogues en idées analogues, jusqu’à la connoissance, par exemple, de quatre-vingt-dix-neuf propositions, tout homme peut concevoir la centieme avec la même facilité que la deuxieme, qui est aussi distante de la premiere que la centieme l’est de la quatre-vingt-dix-neuvieme.

La capacité d'apprendre est en effet, hors cas pathologiques avérés, universelle et cette universalité s'affirme au premier chef dans les capacité d’acquérir les bases culturelles de l'intelligence que sont la lecture et les propositions premières des sciences. De plus nul n'est incapable, par un effort d'attention, de suivre un raisonnement déductif ou analogique.

Maintenant, il faut examiner si le degré d’attention nécessaire pour concevoir la démonstration d’une vérité géométrique ne suffit pas pour la découverte de ces vérités qui placent un homme au rang des gens illustres.

Mais si cet effort d'attention est nécessaire pour tirer les conséquences de proposition connues, il n'est pas suffisant pour découvrir des vérités nouvelles. Il faut donc aller plus avant pour expliquer pourquoi seule une minorité d'hommes illustres y parviennent.

C’est à ce dessein que je prie le lecteur d’observer avec moi la marche que tient l’esprit humain, soit qu’il découvre une vérité, soit qu’il en suive simplement la démonstration. Je ne tire point mon exemple de la géométrie, dont la connoissance est étrangere à la plupart des hommes ; je le prends dans la morale, et je me propose ce problême : pourquoi les conquêtes injustes ne déshonorent-elles point autant les nations que les vols déshonorent les particuliers.

Pour résoudre ce problême moral, les idées qui se présenteront les premieres à mon esprit sont les idées de justice qui me sont les plus familieres : je la considérerai donc entre particuliers ; et je sentirai que des vols, qui troublent et renversent l’ordre de la société, sont avec justice regardés comme infâmes. Mais quelque avantageux qu’il fût d’appliquer aux nations les idées que j’ai de la justice entre citoyens ; cependant, à la vue de tant de guerres injustes, entreprises de tous les temps par des peuples qui font l’admiration de la terre, je soupçonnerai bientôt que les idées de la justice [p. 275] considérée par rapport à un particulier ne sont point applicables aux nations : ce soupçon sera le premier pas que fera mon esprit pour parvenir à la découverte qu’il se propose. Pour éclaircir ce soupçon, j’écarterai d’abord les idées de justice qui me sont les plus familieres : je rappellerai à ma mémoire, et j’en rejetterai successivement une infinité d’idées, jusqu’au moment où j’appercevrai que, pour résoudre cette question, il faut d’abord se former des idées nettes et générales de la justice ; et, pour cet effet, remonter jusqu’à l’établissement des sociétés, jusqu’à ces temps reculés où l’on en peut mieux appercevoir l’origine, où d’ailleurs l’on peut plus facilement découvrir la raison pour laquelle les principes de la justice considérée par rapport aux citoyens ne seroient pas applicables aux nations.



Il faut admettre, en prenant l'idée de justice comme exemple immédiatement compréhensible par chacun (au contraire des définitions et démonstration mathématiques), que cette idée prend des sens différents selon que l'on parle de la justice entre individus qui fait par exemple que le vol et le meurtre sont toujours considérés spontanément comme injustes ou que l'on parle des rapports entre les nations dont on voit que les plus grandes conquêtes et massacres sont souvent admis comme glorieux. Comment dans ces conditions se faire une idée cohérente et universelle de la justice ?



Tel sera, si je l’ose dire, le second pas de mon esprit. Je me représenterai, en conséquence, les hommes absolument privés de la connoissance des loix, des arts, et à peu près tels qu’ils devoient être aux premiers jours du monde. Alors, je les vois dispersés dans les bois comme les autres animaux voraces ; je vois que, trop foibles avant l’invention des armes pour résister aux bêtes féroces, ces premiers hommes, instruits par le danger, le besoin ou la crainte, ont senti qu’il étoit de l’intérêt de chacun d’eux en particulier de se rassembler en société, et de former une ligue contre les animaux leurs ennemis communs. J’apperçois ensuite que ces hommes, ainsi rassemblés et devenus bien-tôt ennemis par le desir qu’ils eurent de posséder les mêmes choses, durent s’armer pour se les ravir mutuellement ; que le plus vigoureux les enleva d’abord au plus spirituel, qui inventa des armes, et lui [p. 276] dressa des embûches pour lui reprendre les mêmes biens ; que la force et l’adresse furent par conséquent les premiers titres de propriété ; que la terre appartint premiérement au plus fort, et ensuite au plus fin ; que ce fut d’abord à ces seuls titres qu’on posséda tout : mais qu’enfin, éclairés par leur malheur commun, les hommes sentirent que leur réunion ne leur seroit point avantageuse, et que les sociétés ne pourroient subsister, si, à leurs premieres conventions, ils n’en ajoutoient de nouvelles, par lesquelles chacun en particulier renonçât au droit de la force et de l’adresse, et tous, en général, se garantîssent réciproquement la conservation de leur vie et de leurs biens, et s’engageassent à s’armer contre l’infracteur de ces conventions ; que ce fut ainsi que, de tous les intérêts des particuliers, se forma un intérêt commun, qui dut donner aux différentes actions les noms de justes, de permises et d’injustes, selon qu’elles étoient utiles, indifférentes ou nuisibles aux sociétés.

Pour comprendre cette apparente contradiction entre la justice au sein des sociétés et celle entre les sociétés , Il faut faire une distinction entre :

  1. les premières tribus ou sociétés, nécessaires à la survie de chacun de ses membres, dans lesquelles chacune devait pour survivre, face à l'hostilité des autres, s'affirmer comme plus puissantes et plus rusées à leurs dépens par la rapine , guerre l'extermination et/ou la domination et

  2. Les rapports entre chacun des individus à l'intérieur de chaque société pour éviter la guerre civile ou l'autodestruction collective.

Une fois parvenu à cette vérité, je découvre facilement la source des vertus humaines : je vois que, sans la sensibilité à la douleur et au plaisir physique, les hommes, sans desirs, sans passions, également indifférents à tout, n’eussent point connu d’intérêt personnel ; que, sans intérêt personnel, ils ne se fussent point rassemblés en société, n’eussent point fait entr’eux de conventions, qu’il n’y eût point eu d’intérêt général, par conséquent point d’actions justes ou injustes ; et qu’ainsi la sensibilité physique et l’intérêt personnel ont été les auteurs de toute justice.

On peut comprendre, sur la base de cette différence, qu'il n'y ait aucune contradiction entre la justice inter-collective et la justice inter-individuelle à l'intérieur de chaque collectivité ou groupe d'individus interdépendants. Car toutes deux visent l'intérêt particulier de chaque individu et/ou groupe, le second au service du premier.

Cette vérité, appuyée sur cet axiome de jurisprudence, l’intérêt est la mesure des actions des hommes, et confirmée [p. 277] d’ailleurs par mille faits, me prouve que, vertueux ou vicieux, selon que nos passions ou nos goûts particuliers sont conformes ou contraires à l’intérêt général, nous tendons si nécessairement à notre bien particulier, que le législateur divin lui-même a cru, pour engager les hommes à la pratique de la vertu, devoir leur promettre un bonheur éternel en échange des plaisirs temporels qu’ils sont quelquefois obligés d’y sacrifier.

Ainsi l'intérêt personnel est le seul critère et la seule mesure de l'idée que les hommes se font universellement de la justice. Même les religions qui apparemment s'opposent à cette idée, au nom d'un prétendu amour universel sacrificiel (à l'image de la passion légendaire du Christ et des martyrs), sont obligées d'inventer un intérêt personnel post-mortel (terreur de enfer et promesse de paradis) pour faire que les hommes puissent pratiquer la justice entre individus de même croyance. On peut ajouter : non sans sans appeler à la guerre sainte et/ou des croisades contre les religions adverses en vue de la conquête et de la conversion des mécréants et, si leurs fidèles résistent, les religions victorieuses procèdent à l'extermination des vaincus au nom de la vraie foi, la leur .

Ce principe établi, mon esprit en tire les conséquences : et j’apperçois que toute convention où l’intérêt particulier se trouve en opposition avec l’intérêt général, eût toujours été violée, si les législateurs n’eussent toujours proposé de grandes récompenses à la vertu ; et qu’au penchant naturel qui porte tous les hommes à l’usurpation, ils n’eussent sans cesse opposé la digue du déshonneur et du supplice : je vois donc que la peine et la récompense sont les deux seuls liens par lesquels ils ont pu tenir l’intérêt particulier uni à l’intérêt général : et j’en conclus que les loix faites pour le bonheur de tous ne seroient observées par aucun, si les magistrats n’étoient armés de la puissance nécessaire pour en assurer l’exécution. Sans cette puissance, les loix, violées par le plus grand nombre, seroient, avec justice, enfreintes par chaque particulier ; parce que les loix n’ayant que l’utilité publique pour fondement, si-tôt que, par une infraction générale, ces loix deviennent inutiles, dès-lors elles sont nulles et cessent d’être des loix ; chacun rentre en ses premiers droits ; chacun ne prend conseil que de son intérêt particulier, qui lui défend avec raison d’observer des loix qui deviendroient préjudiciables à celui qui en seroit l’observateur unique. Et c’est pourquoi, si, pour la sureté des grandes routes, on eût défendu d’y marcher [p. 278] avec des armes ; et que, faute de maréchaussée, les grands chemins fussent infestés de voleurs ; que cette loi, par conséquent, n’eût point rempli son objet ; je dis qu’un homme pourroit non seulement y voyager avec des armes et violer cette convention ou cette loi sans injustice, mais qu’il ne pourroit même l’observer sans folie.

L'intérêt particulier, contrairement à l'idée dominante chez philosophes depuis Platon n'est, pour Helvetius, jamais injuste. Sa démonstration se développe en trois temps :

  1. Lorsque l'intérêt général est violé par un intérêt particulier cela provient du fait d'un défaut de sanction suffisante dans la loi qui n'a pas su faire en sorte que celui qui viole la loi n'ait pas compris qu'il n'avait pas intérêt à le faire.

  2. C'est donc ce manque de (ou dans) la loi pénale qui, de ce fait, rend réellement inexistante la loi civile, car non assortie d'un régime de sanction suffisamment dissuasif, qui génère cette apparente opposition de l'intérêt personnel et de l'intérêt général.

  3. Cette absence de la loi fait que chacun doit légitimement (à ne pas confondre avec légalement) rester maître d'utiliser la violence pour préserver son intérêt particulier gravement menacé, ne serait que pour protéger sa vie . Cet usage privé de la violence, dans ces conditions, est donc toujours juste. L'apparente injustice de cet usage privé de la violence, provient de la loi elle-même qui n'a pas su s'y opposer par une sanction suffisamment dissuasive et cela du point de vue de l'intérêt particulier bien compris.

    Ainsi l'intérêt particulier n'est jamais injuste et par conséquent toujours juste, même lorsqu'il semble s'opposer à l'intérêt général, car alors, c'est la loi qui est injuste ou inexistante, ce qui est une situation, tout à la fois, contraire à l'intérêt général et à l'intérêt particulier. C'est pourquoi l'intérêt général ne peut être que la somme des intérêts particuliers, somme que la loi est chargée d'établir formellement et de faire appliquer par une menace de sanction suffisamment dissuasive. L'intérêt individuel est la source de l'idée de justice, l'intérêt dit général n'en est que la forme d'expression établie et garantie par la loi. Cette vison de la justice est ultra-libérale, mais elle n'est pas libertaire dans la mesure où le rôle de la loi est tel que l'autorité de celle-ci doit être accompagnée de sanctions suffisamment répressives pour que chacun puisse voir dans l'intérêt général un prolongement de son intérêt propre.

    Après que mon esprit est ainsi, de dégrés en dégrés, parvenu à se former des idées nettes et générales de la justice ; après avoir reconnu qu’elle consiste dans l’observation exacte des conventions que l’intérêt commun, c’est-à-dire, l’assemblage de tous les intérêts particuliers, leur a fait faire, il ne reste à mon esprit qu’à faire aux nations l’application de ces idées de la justice. éclairé par les principes ci-dessus établis, j’apperçois d’abord que toutes les nations n’ont point fait entr’elles de conventions par lesquelles elles se garantîssent réciproquement la possession des pays qu’elles occupent et des biens qu’elles possedent. Si j’en veux découvrir la cause, ma mémoire, en me retraçant la carte générale du monde, m’apprend que les peuples n’ont point fait entr’eux de ces sortes de conventions ; parce qu’ils n’ont point eu, à les faire, un intérêt aussi pressant que les particuliers ; parce que les nations peuvent subsister sans conventions entr’elles, et que les sociétés ne peuvent se maintenir sans loix. D’où je conclus que les idées de la justice, considérée de nation à nation ou de particulier à particulier, doivent être extrêmement différentes.

    En l'absence d'un droit international, il ne peut y avoir une idée universelle ou mondiale de la justice entre les états et les nations ; chacun et chacune peuvent décider au nom de leurs intérêts propres de ce qui est juste et injuste pour soi.

Si l’église et les rois permettent la traite des negres ; si le chrétien, qui maudit au nom de Dieu celui qui porte le trouble et la dissension dans les familles, bénit le négociant qui court la Côte-D’Or ou le Sénégal, pour échanger contre des negres les marchandises dont les africains sont [p. 279] avides ; si, par ce commerce, les européans entretiennent sans remords des guerres éternelles entre ces peuples ; c’est que, sauf les traités particuliers et des usages généralement reconnus auxquels on donne le nom de droit des gens, l’église et les rois pensent que les peuples sont, les uns à l’égard des autres, précisément dans le cas des premiers hommes avant qu’ils eussent formé des sociétés, qu’ils connussent d’autres droits que la force et l’adresse, qu’il y eût entr’eux aucune convention, aucune loi, aucune propriété, et qu’il pût, par conséquent, y avoir aucun vol et aucune injustice. à l’égard même des traités particuliers que les nations contractent entr’elles, ces traités n’ayant jamais été garantis par un assez grand nombre de nations, je vois qu’ils n’ont presque jamais pu se maintenir par la force ; et qu’ils ont par conséquent, comme des loix sans force, dû souvent rester sans exécution.

C'est dire que , en l'absence d'un droit international admis par tous, l'état des relations internationales est celui de la violence, de la domination, de la guerre et non du droit. Les quelques traités particuliers entre quelques nations ne valent pas en droit dès lors que toutes les autres nations ne les reconnaissent pas. Même si les églises, voire les rois, condamnaient l'esclavage et les massacres entre nations sur un plan purement moral, sans en être d'ailleurs eux-même exempts, dès lors qu'ils les ont historiquement permis, cette violence internationale ne pourrait être considérée comme injuste.

Lorsqu’en appliquant aux nations les idées générales de la justice, mon esprit aura réduit la question à ce point ; pour découvrir ensuite pourquoi le peuple qui enfreint les traités faits avec un autre peuple, est moins coupable que le particulier qui viole les conventions faites avec la société ; et pourquoi, conformément à l’opinion publique, les conquêtes injustes déshonorent moins une nation que les vols n’avilissent un particulier ; il suffit de rappeller à ma mémoire la liste de tous les traités violés de tous les temps et par tous les peuples : alors je vois qu’il y a toujours une grande probabilité que, sans égard à ses traités, toute nation profitera des temps de trouble et de calamités pour attaquer ses voisins à son avantage, les conquérir, ou du moins les mettre hors d’état de lui nuire. Or chaque nation, instruite par l’histoire, peut considérer cette probabilité [p. 280] comme assez grande, pour se persuader que l’infraction d’un traité, qu’il est avantageux de violer, est une clause tacite de tous les traités qui ne sont proprement que des trèves ; et qu’en saisissant, par conséquent, l’occasion favorable d’abaisser ses voisins, elle ne fait que les prévenir ; puisque tous les peuples, forcés de s’exposer au reproche d’injustice ou au joug de la servitude, sont réduits à l’alternative d’être esclaves ou souverains.

Entre nations ou pays les traités ne peuvent être que des trêves ou des cessez le feu provisoires en vue de gagner du temps pour gagner plus tard contre des ennemis que sont et restent tous les pays entre eux, même après un traité de paix provisoire. Ainsi n'est-il pas injuste de violer ces traités. C'est pourquoi les règles entre le droit à l'intérieur de chaque pays qui visent la préservation de la somme des intérêts individuels et les traités internationaux sont considérées comme totalement différentes,  du point de vue de l'idée de justice. S'il est juste d'obéir au droit interne en vue d'exclure la violence dans les relations inter-individuelles au bénéfice de chacun, il n'est pas injuste de faire usage de la violence entre les pays ou nations du point de vue des intérêt coalisés de tous les individus dans chaque pays.

D’ailleurs, si, dans toute nation, l’état de conservation est un état dans lequel il est presque impossible de se maintenir ; et si le terme de l’aggrandissement d’un empire doit, ainsi que le prouve l’histoire des romains, être regardé comme un présage presque certain de sa décadence ; il est évident que chaque nation peut même se croire d’autant plus autorisée à ces conquêtes qu’on appelle injustes, que, ne trouvant point, dans la garantie, par exemple, de deux nations contre une troisieme, autant de sureté qu’un particulier en trouve dans la garantie de sa nation contre un autre particulier, le traité en doit être d’autant moins sacré que l’exécution en est plus incertaine.

Dans la mesure où, en l'absence d'un droit et d'une justice internationalement et universellement reconnus et dont le respect puisse être garanti, la conquête et la domination -l'esclavage compris-, en vue d'accroître son empire sur les autres nations par la guerre et la violence de masse sont nécessaires à la conservation de chaque état, dans le mesure où aucun pouvoir judiciaire international ne peut sanctionner et donc dissuader suffisamment d'avoir recours à la violence pour faire échec au danger permanent de sa propre disparition sous la menace des autres pays, il est juste pour chaque nation de faire la guerre, ne serait-ce que pour survivre en tant que puissance indépendante du point de vue, en dernier ressort, de l'intérêt particulier de chacun des ses membres.

C’est lorsque mon esprit a percé jusqu’à cette derniere idée que je découvre la solution du problême de morale que je m’étois proposé. Alors je sens que l’infraction des traités, et cette espece de brigandage entre les nations, doit, comme le prouve le passé, garant en ceci de l’avenir, subsister jusqu’à ce que tous les peuples, ou du moins le plus grand nombre d’entr’eux, aient fait des conventions générales ; jusqu’à ce que les nations, conformément au projet de Henri Iv ou de l’abbé de saint-Pierre, se soient réciproquement garanti leurs possessions, se soient engagées à s’armer contre le peuple qui voudroit en assujettir un autre, [p. 281] et qu’enfin le hazard ait mis une telle disproportion entre la puissance de chaque état en particulier et celle de tous les autres réunis, que ces conventions puissent se maintenir par la force, que les peuples puissent établir entr’eux la même police qu’un sage législateur met entre les citoyens, lorsque, par la récompense attachée aux bonnes actions, et les peines infligées aux mauvaises, il nécessite les citoyens à la vertu, en donnant à leur probité l’intérêt personnel pour appui.

Les conventions internationales pour établir un droit international pacificateur juste supposent:

  1. l'accord formel de tous les pays du monde ou au moins de la majorité d'entre eux de s'engager à établir ce droit réciproque entre eux.

  2. La mise en place d'une justice et d'une police internationales ayant pouvoir de sanction pour obliger chacun des pays à avoir un comportement vertueux de telle sorte que chaque pays voit dans le respect de cet engagement son intérêt propre

Il est donc certain que, conformément à l’opinion publique, les conquêtes injustes, moins contraires aux loix de l’équité, et par conséquent moins criminelles que les vols entre particuliers, ne doivent point autant déshonorer une nation que les vols déshonorent un citoyen.

En l'absence de droit international il est juste de dire que les conquêtes que l'on dit injustes sont moins injustes et donc moins condamnables que le vol ou le crime dans les relations entre individus dans chaque nation.

Ce problême moral résolu, si l’on observe la marche que mon esprit a tenue pour le résoudre, on verra que je me suis d’abord rappellé les idées qui m’étoient les plus familieres ; que je les ai comparées entr’elles, observé leurs convenances et leurs disconvenances relativement à l’objet de mon examen ; que j’ai ensuite rejeté ces idées, que je m’en suis rappellé d’autres ; et que j’ai répété ce même procédé jusqu’à ce qu’enfin ma mémoire m’ait présenté les objets de la comparaison desquels devoit résulter la vérité que je cherchois.

La méthode de l'auteur est scientifique, c'est à dire hypothético-expérimentale, à savoir qu'elle cherche à confronter les idées interprétatives différentes sur un même domaine à la réalité observée pour valider celle qui apparaît la plus conforme à celle-ci. Elle s'oppose au raisonnement métaphysique et/ou idéaliste qui est toujours dogmatique en cela qu'il croit pouvoir soumettre la réalité à des principes et ses conséquences admis a priori comme vrais, c'est à dire dont la vérité est supposée valoir en deçà et au delà de toute expérience possible.

Or, comme la marche de l’esprit est toujours la même, ce que je dis sur la maniere de découvrir une vérité doit s’appliquer généralement à toutes les vérités. Je remarquerai seulement, à ce sujet, que, pour faire une découverte, il faut nécessairement avoir dans la mémoire les objets dont les rapports contiennent cette vérité.

C'est en cela que la philosophie de Helvetius est réaliste ou matérialiste : seule l'expérience et/ou l'observation des rapports entres les choses ou objets étudiés eux même, tels qu'ils sont dans l'expérience objective et universelle que nous avons, peut permettre de juger a posteriori une idée comme vraie ou fausse.

Si l’on se rappelle ce que j’ai dit précédemment à l’exemple [p. 282] que je viens de donner, et qu’en conséquence on veuille savoir si tous les hommes bien organisés sont réellement doués d’une attention suffisante pour s’élever aux plus hautes idées, il faut comparer les opérations de l’esprit, lorsqu’il fait la découverte, ou qu’il suit simplement la démonstration d’une vérité ; et examiner laquelle de ces opérations suppose le plus d’attention. Pour suivre la démonstration d’une proposition de géométrie, il est inutile de rappeller beaucoup d’objets à son esprit ; c’est au maître à présenter aux yeux de son éleve les objets propres à donner la solution du problême qu’il lui propose. Mais, soit qu’un homme découvre une vérité, soit qu’il en suive la démonstration, il doit, dans l’un et l’autre cas, observer également les rapports qu’ont entr’eux les objets que sa mémoire ou son maître lui présentent : or, comme on ne peut, sans un hazard singulier, se représenter uniquement les idées nécessaires à la découverte d’une vérité, et n’en considérer précisément que les faces sous lesquelles on doit les comparer entr’elles ; il est évident que, pour faire une découverte, il faut rappeller à son esprit une multitude d’idées étrangeres à l’objet de la recherche, et en faire une infinité de comparaisons inutiles ; comparaisons dont la multiplicité peut rebuter. On doit consommer infiniment plus de temps pour découvrir une vérité que pour en suivre la démonstration : mais la découverte de cette vérité n’exige en aucun instant plus d’effort d’attention que n’en suppose la suite d’une démonstration. Si, pour s’en assurer, l’on observe l’étudiant en géométrie, on verra qu’il doit porter d’autant plus d’attention à considérer les figures géométriques que le maître met sous ses yeux, que ces objets lui étant moins familiers que ceux [p. 283] que lui présenteroit sa mémoire, son esprit est à la fois occupé du double soin, et de considérer ces figures, et de découvrir les rapports qu’elles ont entr’elles : d’où il suit que l’attention nécessaire pour suivre la démonstration d’une proposition de géométrie, suffit pour découvrir une vérité. Il est vrai que, dans ce dernier cas, l’attention doit être plus continue : mais cette continuité d’attention n’est proprement que la répétition des mêmes actes d’attention. D’ailleurs, si tous les hommes, comme je l’ai dit plus haut, sont capables d’apprendre à lire, et d’apprendre leur langue, ils sont tous capables non seulement de l’attention vive, mais encore de l’attention continue qu’exige la découverte d’une vérité.



Une démonstration opère selon une marche à suivre purement logique, donc simple en cela qu'elle n'exige qu'une attention portant sur les rapports logiques entre les objets qu'on soumet à l'enchaînement déductif. En définitive elle ne découvre rien de nouveau dès lors que les conséquences des principes mathématiques que délivre la démonstration sont déjà inclus en eux comme leurs conséquences nécessaires. C'est tout différent en ce qui concerne les vérités concernant de nouvelles découvertes qui exigent des comparaisons complexes, à savoir analogiques et spatio-temporelles entre des objets extérieurs les uns aux autres et qui ne sont pas immédiatement accessibles. Il faut une autre type d'attention; dans le premier cas, elle est soutenue, mais si j'ose dire linéaire, dans le deuxième cas, elle est sinueuse et doit aller d'objets en objets différents pour établir de nouvelles lois. Cette attention qui intervient aussi bien dans les sciences que dans les activités pratiques est en cela la plus universelle, car, sauf handicap mental grave, tous les humains en sont capables dès lors qu'ils sont capables de parler, à, savoir d’enchaîner des mots et propositions complexes concernant des objets différents selon des rapports qui sont plus analogiques, spatiaux et chronologiques que simplement logiques, c'est à dire d'identité.

Quelle continuité d’attention ne faut-il pas, ou pour connoître ses lettres, les assembler, en former des syllabes, en composer des mots ; ou pour unir dans sa mémoire des objets d’une nature différente, et qui n’ont entr’eux que des rapports arbitraires, comme les mots chêne, grandeur, amour, qui n’ont aucun rapport réel avec l’idée, l’image ou le sentiment qu’ils expriment ? Il est donc certain que, si, par la continuité d’attention, c’est-à-dire, par la répétition fréquente des mêmes actes d’attention, tous les hommes parviennent à graver successivement dans leur mémoire tous les mots d’une langue, ils sont tous doués de la force et de la continuité d’attention nécessaire pour s’élever à ces grandes idées dont la découverte les place au rang des hommes illustres. Mais, dira-t-on, si tous les hommes sont doués de l’attention nécessaire pour exceller dans un genre, lorsque l’inhabitude ne les en a point rendu incapables, il est encore certain que cette attention coûte plus aux uns qu’aux autres : or, à quelle autre cause, si ce n’est à la perfection plus ou moins [p. 284] grande de l’organisation, attribuer cette attention plus ou moins facile ?

Mais peut-on dire que la plus ou moins grande facilité à porter attention, en dehors des habitudes acquises (sous-entendu par l'éducation reçue) soit d'origine naturelle ?

Avant de répondre directement à cette objection, j’observerai que l’attention n’est pas étrangere à la nature de l’homme ; qu’en général, lorsque nous croyons l’attention difficile à supporter, c’est que nous prenons la fatigue de l’ennui et de l’impatience pour la fatigue de l’application. En effet, s’il n’est point d’homme sans desirs, il n’est point d’homme sans attention. Lorsque l’habitude en est prise, l’attention devient même un besoin. Ce qui rend l’attention fatigante, c’est le motif qui nous y détermine. Est-ce le besoin, l’indigence ou la crainte ? L’attention est alors une peine. Est-ce l’espoir du plaisir ? L’attention devient alors elle-même un plaisir. Qu’on présente au même homme deux écrits difficiles à déchiffrer ; l’un est un procès verbal, l’autre est la lettre d’une maîtresse : qui doute que l’attention ne soit aussi pénible dans le premier cas, qu’agréable dans le second ? Conséquemment à cette observation, on peut facilement expliquer pourquoi l’attention coûte plus aux uns qu’aux autres. Il n’est pas nécessaire, pour cet effet, de supposer en eux aucune différence d’organisation : il suffit de remarquer qu’en ce genre, la peine de l’attention est toujours plus ou moins grande proportionnément au degré plus ou moins grand de plaisir que chacun regarde comme la récompense de cette peine. Or, si les mêmes objets n’ont jamais le même prix à des yeux différents, il est évident qu’en proposant à divers hommes le même objet de récompense, on ne leur propose pas réellement la même récompense ; et que, s’ils sont forcés de faire les mêmes efforts d’attention, ces efforts doivent être, en conséquence, plus pénibles aux uns qu’aux autres. L’on peut donc résoudre le problême [p. 285] d’une attention plus ou moins facile, sans avoir recours au mystere d’une inégale perfection dans les organes qui la produisent. Mais, en admettant même, à cet égard, une certaine différence dans l’organisation des hommes, je dis qu’en supposant en eux un desir vif de s’instruire, desir dont tous les hommes sont susceptibles, il n’en est aucun qui ne se trouve alors doué de la capacité d’attention nécessaire pour se distinguer dans un art. En effet, si le desir du bonheur est commun à tous les hommes, s’il est en eux le sentiment le plus vif, il est évident que, pour obtenir ce bonheur, chacun fera toujours tout ce qu’il est en sa puissance de faire : or, tout homme, comme je viens de le prouver, est capable du dégré d’attention suffisant pour s’élever aux plus hautes idées. Il fera donc usage de cette capacité d’attention, lorsque, par la législation de son pays, son goût particulier ou son éducation, le bonheur deviendra le prix de cette attention. Il sera, je crois, difficile de résister à cette conclusion, sur-tout si, comme je puis le prouver, il n’est pas même nécessaire, pour se rendre supérieur en un genre, d’y donner toute l’attention dont on est capable.

La réponse à l'objection qui verrait dans la plus ou moins grande facilité à porter son attention aux choses une origine naturelle est négative, car, outre la fait que tout homme est obligé également de faire attention, ne serait-ce que dans sa vie pratique, pour lutter contre les dangers et menaces qu'il rencontre, la facilité de faire une effort d'attention est toujours dépendante de l'enjeu ou but plaisant(s) ou déplaisant(s) de cet effort. Le même homme, selon qu'il désire ou non cet enjeu, peut trouver un effort d'attention facile ou quasi-insurmontable. La capacité d'attention et de concentration est l'affaire de la motivation désirante et de l'habitude acquise par l'éducation reçue à l'effort qui, lui-même, dépend du désir plus ou moins habituel que l'on a de se valoriser soi-même au travers de cet effort et de faire ce cette valorisation une cause d'obtention de plaisirs ou de réduction de la souffrance.



Interrogeons les gens de lettres : ils ont tous éprouvé que ce n’est pas aux plus pénibles efforts d’attention qu’ils doivent les plus beaux vers de leurs poëmes, les plus singulieres situations de leurs romans, et les principes les plus lumineux de leurs ouvrages philosophiques. Ils avoueront qu’ils les doivent à la rencontre heureuse de certains objets que le hazard ou met sous leurs yeux ou présente à leur mémoire, et de la comparaison desquels ont résulté ces beaux vers, ces situations frappantes et ces grandes idées philosophiques : idées que l’esprit conçoit toujours avec [p. 286] plus de promptitude et de facilité qu’elles sont plus vraies et plus générales. Or, dans tout ouvrage, si ces belles idées, de quelque genre qu’elles soient, sont, pour ainsi dire, le trait du génie ; si l’art de les employer n’est que l’oeuvre du temps et de la patience, et ce qu’on appelle le travail du manoeuvre ; il est donc certain que le génie est moins le prix de l’attention qu’un don du hazard, qui présente à tous les hommes de ces idées heureuses dont celui-là seul profite qui, sensible à la gloire, est attentif à les saisir.



L'artiste ou le philosophe de génie, ne sont pas des manœuvres qui se contenteraient de mettre en forme des idées et des symboles qui ont fait l'objet de leur attention laborieuse selon des procédés mémorisés connus, mais ils sont des inventeurs ; leur œuvre est le résultat d'un hasard heureux d'expériences nouvelles et inattendues qui ont stimulé leur imagination comparative et/ou leur vision du monde sous l'effet de leur désir de gloire, lequel est un désir de distinguer ses productions des stéréotypes symboliques et des opinions toutes faites.



Si le hazard est, dans presque tous les arts, généralement reconnu pour l’auteur de la plupart des découvertes ; et si, dans les sciences spéculatives, sa puissance est moins sensiblement apperçue, elle n’en est peut-être pas moins réelle ; il n’en préside pas moins à la découverte des plus belles idées. Aussi ne sont-elles pas, comme je viens de le dire, le prix des plus pénibles efforts d’attention ; et peut-on assurer que l’attention qu’exige l’ordre des idées, la maniere de les exprimer, et l’art de passer d’un sujet à l’autre est, sans contredit, beaucoup plus fatigante ; et qu’enfin la plus pénible de toutes est celle que suppose la comparaison des objets qui ne nous sont point familiers. C’est pourquoi le philosophe, capable de six ou sept heures des plus hautes méditations, ne pourra, sans une fatigue extrême d’attention, passer ces six à sept heures, soit à l’examen d’une procédure, soit à copier fidélement et correctement un manuscrit ; et c’est pourquoi les commencements de chaque science sont toujours épineux. Aussi n’est-ce qu’à l’habitude que nous avons de considérer certains objets que nous devons non seulement la facilité avec laquelle nous les comparons, mais encore la comparaison juste et rapide [p. 287] que nous faisons de ces objets entr’eux. Voilà pourquoi, du premier coup-d’oeil, le peintre apperçoit dans un tableau des défauts de dessein ou de coloris, invisibles aux yeux ordinaires ; pourquoi le berger, accoutumé à considérer ses moutons, découvre entr’eux des ressemblances et des différences qui les lui font distinguer ; et pourquoi l’on n’est proprement le maître que des matieres que l’on a long-temps méditées. C’est à l’application, plus ou moins constante, avec laquelle nous examinons un sujet, que nous devons les idées superficielles ou profondes que nous avons sur ce même sujet. Il semble que les ouvrages long-temps médités et longs à composer, en soient plus forts de choses ; et que, dans les ouvrages d’esprit, comme dans la mécanique, on gagne en force ce que l’on perd en temps.

Mais cette stimulation de l'imagination exige du temps, celui de la méditation et cette habitude particulière qu'elle implique, celle de sortir des sentiers battus, pour devenir effective. Elle ne dépend pas de l'attention que requiert la répétition de procédures intellectuelles stéréotypées.

Mais, pour ne pas m’écarter de mon sujet, je répéterai donc que, si l’attention la plus pénible est celle que suppose la comparaison des objets qui nous sont peu familiers, et si cette attention est précisément de l’espece de celle qu’exige l’étude des langues, tous les hommes étant capables d’apprendre leur langue, tous, par conséquent, sont doués d’une force et d’une continuité d’attention suffisante pour s’élever au rang des hommes illustres.



Si l'apprentissage d'une langue nouvelle exige une attention soutenue, par exemple pour respecter les règles syntaxiques et de grammaire nouvelles qu'il faut se forcer à appliquer, celle de la langue dite maternelle par contre se fait de telle sorte que l'attention n'est pas supérieure chez l'homme illustre que chez l'homme ordinaire. De ce point de vue l'attention réduite nécessaire à l'usage de la langue dite maternelle signifie que ce n'est pas elle qui fait la différence intellectuelle entre les hommes.

Il ne me reste, pour derniere preuve de cette vérité, qu’à rappeller ici que l’erreur, comme je l’ai dit dans mon premier discours, toujours accidentelle, n’est point inhérente à la nature particuliere de certains esprits ; que tous nos faux jugements sont l’effet, ou de nos passions, ou de notre ignorance : d’où il suit que tous les hommes sont, par la nature, doués d’un esprit également juste ; et qu’en leur présentant les mêmes objets, ils en porteroient tous les mêmes jugements.

L'origine des erreurs ne réside pas dans l'infériorité soi-disant naturelle de l'intelligence, mais dans la connaissance différente des différents objets offerts par l'éducation et l'expérience et aussi dans l'orientation des passion et particulièrement de la passion à la fois narcissique et altruiste de connaître la vérité.

Or, comme ce mot d’esprit juste, pris [p. 288] dans sa signification étendue, renferme toutes sortes d’esprits, le résultat de ce que j’ai dit ci-dessus, c’est que tous les hommes que j’appelle bien organisés étant nés avec l’esprit juste, ils ont tous en eux la puissance physique de s’élever aux plus hautes idées.

Mais, repliquera-t-on, pourquoi donc voit-on si peu d’hommes illustres ? C’est que l’étude est une petite peine ; c’est que, pour vaincre le dégoût de l’étude, il faut, comme je l’ai déjà insinué, être animé d’une passion.

Pour vaincre le dégoût qui semble animé certains et même le plus grand nombre vis-à-vis des études, il faut une orientation des passions dans le sens d'un amour de soi (en vue de l'obtention des plaisirs et de la réduction des souffrances) favorisé par les études et la recherche de la vérité. Or comme nous allons le voir celui-ci s'acquiert par l'éducation.

Dans la premiere jeunesse, la crainte des châtiments suffit pour forcer les jeunes gens à l’étude : mais, dans un âge plus avancé où l’on n’éprouve pas les mêmes traitements, il faut alors, pour s’exposer à la fatigue de l’application, être échauffé d’une passion telle, par exemple, que l’amour de la gloire. La force de notre attention est alors proportionnée à la force de notre passion.

Il n' y a pas d'attention et d'effort dans l'étude sans désir passionné d'apprendre. Si, au commencement de sa vie, l'enfant est forcé par la crainte du châtiment de développer cet effort, à l'âge adulte il doit substituer cette contrainte externe par le désir intérieur de gloire. On peut du reste se demander si cette contrainte douloureuse initiale qui ne joue que sur le risque de la punition humiliante ne risque pas de devenir nocive plus tard vis-à-vis de cet amour de soi nécessaire au développement de la puissance intellectuelle de l'adulte.

Considérons les enfants : s’ils font dans leur langue naturelle des progrès moins inégaux que dans une langue étrangere, c’est qu’ils y sont excités par des besoins à peu près pareils ; c’est-à-dire, et par la gourmandise, et par l’amour du jeu, et par le desir de faire connoître les objets de leur amour et de leur aversion : or, des besoins à peu près pareils doivent produire des effets à peu près égaux. Au contraire, comme les [p. 289] progrès dans une langue étrangere dépendent et de la méthode dont se servent les maîtres, et de la crainte qu’ils inspirent à leurs écoliers, et de l’intérêt que les parents prennent aux études de leurs enfants ; on sent que des progrès dépendant de causes si variées qui agissent et se combinent si diversement doivent, par cette raison, être extrêmement inégaux. D’où je conclus que la grande inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend, peut-être, du desir inégal qu’ils ont de s’instruire. Mais, dira-t-on, ce desir est l’effet d’une passion : or, si nous ne devons qu’à la nature la force plus ou moins grande de nos passions, il s’ensuit que l’esprit doit, en conséquence, être considéré comme un don de la nature.

Si c'est le puissance des passions, en particulier celle du désir de gloire, qui fait les différences, voire les inégalités, intellectuelles entre les hommes, peut-on alors faire de cette puissance -et donc de l'intelligence- un don inné ?

C’est à ce point, véritablement délicat et décisif, que se réduit toute cette question. Pour la résoudre, il faut connoître et les passions et leurs effets, et entrer, à ce sujet, dans un examen profond et détaillé. [p. 290]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 5

Des forces qui agissent sur notre ame.

l’expérience seule peut nous découvrir quelles sont ces forces. Elle nous apprend que la paresse est naturelle à l’homme ; que l’attention le fatigue et le peine ; qu’il gravite sans cesse vers le repos, comme le corps vers un centre ; qu’attiré sans cesse vers le centre, il s’y tiendroit fixement attaché, s’il n’en étoit à chaque instant repoussé par deux sortes de forces qui contrebranlent en lui celles de la paresse et de l’inertie, et qui lui sont communiquées l’une par les passions fortes, et l’autre par la haine de l’ennui.

De fortes passions et la haine de l'ennui sont seules capables de compenser la tendance naturelle à la paresse qui est la conséquence du fait que tout effort est spontanément pénible et donc que chacun cherche d'abord à l'éviter..

L’ennui est, dans l’univers, un ressort plus général et plus puissant qu’on ne l’imagine. De toutes les douleurs, c’est sans contredit la moindre ; mais enfin, c’en est une. Le desir du bonheur nous fera toujours regarder l’absence du plaisir comme un mal. Nous voudrions que l’intervalle nécessaire [p. 291] qui sépare les plaisirs vifs, toujours attachés à la satisfaction des besoins physiques, fût rempli par quelques-unes de ces sensations qui sont toujours agréables lorsqu’elles ne sont pas douloureuses. Nous souhaiterions donc, par des impressions toujours nouvelles, être à chaque instant avertis de notre existence ; parce que chacun de ces avertissements est pour nous un plaisir. Voilà pourquoi le sauvage, dès qu’il a satisfait ses besoins, court au bord d’un ruisseau, où la succession rapide des flots, qui se poussent l’un l’autre, font à chaque instant sur lui des impressions nouvelles : voilà pourquoi nous préférons la vue des objets en mouvement à celle des objets en repos ; voilà pourquoi l’on dit proverbialement, le feu fait compagnie, c’est-à-dire, qu’il nous arrache à l’ennui. C’est ce besoin d’être remué, et l’espece d’inquiétude que produit dans l’ame l’absence d’impression, qui contient, en partie, le principe de l’inconstance et de la perfectibilité de l’esprit humain ; et qui, le forçant à s’agiter en tout sens, doit, après la révolution d’une infinité de siecles, inventer, perfectionner les arts et les sciences, et enfin amener la décadence du goût.

L'ennui, bien que peu douloureux en lui-même, pousse à rechercher des plaisirs superflus, auraient dit les philosophes grecs, dès lors que les besoins naturels, nécessaires à la survie biologique, sont satisfaits. Ces plaisirs incessamment renouvelés sont selon l'auteur des marques de notre existence dont nous avons besoin pour ne pas sombrer dans une impression dépressive de vide, due à la perte de la conscience de soi, caractéristique de la condition humaine et, disons le, pour échapper à l'ennui, comme absence de désir et de plaisir, en tant que sensation de perte de soi, voire de mort à soi-même. Il ne faut jamais oublier que pour Helvetius l'amour de soi ou amour du plaisir pour soi est constitutif du désir comme fondement de la psyché humaine. Les animaux n'ont nul besoin de plaisirs superflus car ils ne connaissent pas l'ennui, dès lors qu'il sont plus ou moins dépourvus de conscience réflexive de soi et donc de narcissisme. La recherche du plaisir et l'évitement de la douleur, chez eux, ne concernent pas la conscience réflexive de soi, mais le fonctionnement instinctif automatique de leur corps.

Mais précisément cette différence ne fait-elle de la conscience de soi et de l'imagination le stimulant proprement humain du plaisir et donc de l'amour de soi autre chose que la simple recherche du plaisir physique et de l'évitement de la douleur pour soi. Le matérialisme sensualiste de Helvetius rencontre là la question de sa limite, d'autant plus que cet auteur insiste en permanence sur l'amour de soi, le narcissisme (la gloire, l'orgueil etc...) comme le facteur intellectuel (ou réflexif) interne déterminant des motivations humaines.

En effet, si les impressions nous sont d’autant plus agréables qu’elles sont plus vives, et si la durée d’une même impression en émousse la vivacité ; nous devons donc être avides de ces impressions neuves, qui produisent dans notre [p. 292] ame le plaisir de la surprise : les artistes, jaloux de nous plaire et d’exciter en nous ces sortes d’impressions, doivent donc, après avoir en partie épuisé les combinaisons du beau, y substituer le singulier, que nous préférons au beau, parce qu’il fait sur nous une impression plus neuve, et par conséquent plus vive. Voilà, dans les nations policées, la cause de la décadence du goût. Pour connoître encore mieux tout ce que peut sur nous la haine de l’ennui, et quelle est quelquefois l’activité de ce principe, qu’on jette sur les hommes un oeil observateur ; et l’on sentira que c’est la crainte de l’ennui qui fait agir et penser la plupart d’entr’eux ; que c’est pour s’arracher à l’ennui qu’au risque de recevoir des impressions trop fortes et par conséquent désagréables, les hommes recherchent avec le plus grand empressement tout ce qui peut les remuer fortement ; que c’est ce desir qui fait courir le peuple à la grève et les gens du monde au théâtre ; que c’est ce même motif qui, dans une dévotion triste et jusques dans [p. 293] les exercices austeres de la pénitence, fait souvent chercher aux vieilles femmes un remede à l’ennui : car Dieu, qui, par toutes sortes de moyens, cherche à ramener le pécheur à lui, se sert ordinairement, avec elles, de celui de l’ennui.

Le plaisir esthétique est de deux types: le premier concerne la beauté dans sa permanence formelle harmonieuse. Le second fait droit aux plaisirs purement sensibles, les plaisirs d'agrément dira Kant, d'autant plus vifs qu'il sont éphémères et doivent être en permanence renouvelés. Ainsi s'instaure une concurrence entre les deux, au point que le plaisir suscité par la beauté de par sa permanence même peut devenir ennuyeux au plus grand nombre, ce qui incite les artistes à privilégier la surprise sensible et donc le plaisir éphémère à la représentation formelle , proportionnée et harmonieuse de la beauté éternelle. Ainsi l'art a tendance à se dégrader en décoration exitante.

Mais c’est surtout dans les siecles où les grandes passions sont mises à la chaîne, soit par les moeurs, soit par la forme du gouvernement, que l’ennui joue le plus grand rôle : il devient alors le mobile universel.

Il y a dans la course au plaisirs un paradoxe : celle-ci loin de provoquer le satisfaction qu'elle promet génère son contraire, l'ennui, dans le fait qu'elle disqualifie tous les plaisirs, dès lors qu'ils sont éphémères, et donc elle rend le sujet, à plus ou moins long terme, blasé. Aucune satisfaction durable n'est possible. Les plaisirs éphémères sont alors toujours suivis de l'ennui que provoque leur disparition et leur dissipation. Ce qu'avait déjà affirmé Platon (cf : Le Gorgias)

Dans les cours, autour du trône, c’est la crainte de l’ennui jointe au plus foible degré d’ambition qui fait, des courtisans oisifs, de petits ambitieux, qui leur fait concevoir de petits desirs, leur fait faire de petites intrigues, de petites cabales, de petits crimes, pour obtenir de petites places proportionnées à la petitesse de leurs passions ; qui fait des Séjan, et jamais des Octave ; mais qui, d’ailleurs, suffit pour s’élever jusqu’à ces postes où l’on jouit, à la vérité, du privilege d’être insolent, mais où l’on cherche en vain un abri contre l’ennui.

Telles sont, si je l’ose dire, et les forces actives et les forces d’inertie qui agissent sur notre ame. C’est pour obéir à ces deux forces contraires, qu’en général nous souhaitons d’être remués, sans nous donner la peine de nous remuer : c’est par cette raison que nous voudrions tout savoir sans nous donner la peine d’apprendre : c’est pourquoi, plus dociles à l’opinion qu’à la raison, qui, dans tous les cas, nous imposeroit la fatigue de l’examen, les hommes acceptent indifféremment, en entrant dans le monde, toutes les idées vraies ou fausses qu’on leur présente ; et pourquoi enfin [p. 294] porté, par le flux et reflux des préjugés, tantôt vers la sagesse et tantôt vers la folie, raisonnable ou fou par hazard, [p. 295] l’esclave de l’opinion est également insensé aux yeux du sage, soit qu’il soutienne une vérité, soit qu’il avance une erreur. C’est un aveugle qui nomme par hazard la couleur qu’on lui présente. On voit donc que ce sont les passions et la haine de l’ennui qui communiquent à l’ame son mouvement, qui l’arrachent à la tendance qu’elle a naturellement vers le repos, [p. 296] et qui lui font surmonter cette force d’inertie à laquelle elle est toujours prête à céder. Quelque certaine que paroisse cette proposition, comme en morale, ainsi qu’en physique, c’est toujours sur des faits qu’il faut établir ses opinions, je vais, dans les chapitres suivants, prouver, par des exemples, que ce sont uniquement les passions fortes qui font exécuter ces actions courageuses et concevoir ces idées grandes qui sont l’étonnement et l’admiration de tous les siecles.

Mais il ne faudrait pas accuser les passions en général d'être à l'origine de la course folle aux plaisirs sensibles, car les plus fortes passions sont aussi celles qui meuvent les plus grands esprits, artistes, scientifiques, grands dirigeants politiques ou philosophes etc... C''est plutôt le système politique de l'époque (ex : la vie courtisane) qui est responsable de ce mauvais usage du « principe de plaisir » dont les passions pour tels ou tels objets sont les manifestations concrètes.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 6

De la puissance des passions.

les passions sont, dans le moral, ce que, dans le physique, est le mouvement ; il crée, anéantit, conserve, anime tout, et sans lui tout est mort : ce sont elles aussi qui vivifient le monde moral. C’est l’avarice qui guide les vaisseaux à travers les deserts de l’océan ; l’orgueil, qui comble les vallons, applanit les montagnes, s’ouvre des routes à travers les rochers, éleve les pyramides de Memphis, creuse le lac Moeris et fond le colosse de Rhodes. L’amour tailla, dit-on, le crayon du premier dessinateur. Dans un pays où la révélation n’avoit point pénétré, ce fut encore l’amour, qui, pour flatter la douleur d’une veuve éplorée par la mort de son jeune époux, lui découvrit le systême de l’immortalité de l’ame. C’est l’enthousiasme de la reconnoissance qui mit au rang des dieux les bienfaiteurs de l’humanité, qui inventa les fausses religions, et les superstitions, qui toutes n’ont pas pris leur source dans des passions aussi nobles que l’amour et la reconnoissance.

C’est donc aux passions fortes qu’on doit l’invention et les merveilles des arts : elles doivent donc être regardées comme le germe productif de l’esprit, et le ressort puissant qui porte les hommes aux grandes actions. Mais, avant que de passer outre, je dois fixer l’idée que j’attache à ce mot de passion forte. Si la plupart des hommes parlent sans s’entendre, c’est à l’obscurité des mots qu’il faut s’en [p. 298] prendre ; c’est à cette cause qu’on peut attribuer la prolongation du miracle opéré à la tour de babel. J’entends, par ce mot de passion forte, une passion dont l’objet soit si nécessaire à notre bonheur, que la vie nous soit insupportable sans la possession de cet objet. Telle est l’idée qu’Omar se formoit des passions, lorsqu’il dit : qui que tu sois, qui, amoureux de la liberté, veux être riche sans bien, puissant sans sujets, sujet sans maître ; ose mépriser la mort : les rois trembleront devant toi, toi seul ne craindras personne.

Ce sont, en effet, les passions seules qui, portées à ce degré de force, peuvent exécuter les plus grandes actions, et braver les dangers, la douleur, la mort et le ciel même.

Dicéarque, général De Philippe, éleve, en présence de son armée, deux autels, l’un à l’impiété, l’autre à l’injustice, y sacrifie et marche contre les cyclades.

Quelques jours avant l’assassinat de César, l’amour conjugal, uni à la passion d’un noble orgueil, engage [p. 299] Porcie à s’ouvrir la cuisse, à montrer sa blessure à son mari, lui disant : Brutus, tu médites et tu me caches un grand dessein. Je ne t’ai jusqu’à présent fait aucune question indiscrete ; je savois cependant que notre sexe, foible par lui-même, se fortifioit par le commerce des hommes sages et vertueux, que j’étois fille de Caton et femme de Brutus : mais mon amour timide m’a fait défier de ma foiblesse. Tu vois l’essai de mon courage : juge si je suis digne de ton secret, maintenant que j’ai fait l’épreuve de la douleur.

C’est la passion de l’honneur et le fanatisme philosophique qui pouvoient seuls, au milieu des supplices, engager la pythagoricienne Timicha à se couper la langue avec les dents, pour ne point s’exposer à révéler les secrets de sa secte. Lorsqu’accompagné de son gouverneur, Caton, jeune encore, monte au palais de Sylla, et qu’à l’aspect des têtes sanglantes des proscrits, il demande le nom du monstre qui avoit assassiné tant de romains : c’est Sylla, lui dit-on. quoi ! Sylla les égorge, et Sylla vit encore ? le seul nom de Sylla, lui replique-t-on, désarme le bras de nos citoyens. ô Rome ! s’écrie alors Caton, que ton destin est déplorable, si, dans la vaste enceinte de tes murs, tu ne renfermes pas un homme vertueux, et si tu ne peux armer contre la tyrannie que le bras d’un foible enfant ! à ces mots, se tournant vers son gouverneur, donne-moi, lui dit-il, ton épée ; je la cacherai sous ma robe, j’approcherai de Sylla, je l’égorgerai. Caton vit. Rome est libre encore. [p. 300] En quels climats cet amour vertueux de la patrie n’a-t-il point exécuté d’actions héroïques ? à la Chine, un empereur, poursuivi par les armes victorieuses d’un citoyen, veut se servir du respect superstitieux qu’en ce pays un fils a pour les ordres de sa mere, pour contraindre ce citoyen à désarmer. Député vers cette mere, un officier de l’empereur vient, le poignard à la main, lui dire qu’elle n’a que le choix de mourir ou d’obéir. ton maître, lui répondit-elle avec un souris amer, se seroit-il flatté que j’ignore les conventions tacites, mais sacrées, qui unissent les peuples aux souverains, par lesquelles les peuples s’engagent à obéir et les rois à les rendre heureux ? Il a le premier violé ces conventions. Lâche exécuteur des ordres d’un tyran, apprends à une femme ce qu’en pareil cas on doit à sa patrie. à ces mots, arrachant le poignard des mains de l’officier, elle se frappe, et lui dit : esclave, s’il te reste encore quelque vertu, porte à mon fils ce poignard sanglant ; dis-lui qu’il venge sa nation, qu’il punisse le tyran. Il n’a plus rien à craindre pour moi, plus rien à ménager : il est maintenant libre d’être vertueux. [p. 301] Si le noble orgueil, la passion du patriotisme et de la gloire, déterminent les citoyens à des actions si courageuses, quelle constance et quelle force les passions n’inspirent-elles point à ceux qui veulent s’illustrer dans les sciences et les arts, et que Cicéron nomme des héros paisibles ? C’est le desir de la gloire, qui, sur la cîme glacée des Cordelieres, au milieu des neiges, des frimats, incline les lunettes de l’astronome ; qui, pour cueillir des plantes, conduit le botaniste sur le bord des précipices ; qui jadis guidoit les jeunes amateurs des sciences dans l’égypte, l’éthiophie et jusques dans les Indes, pour y voir les philosophes les plus célebres, et puiser dans leur conversation les principes de leur doctrine. Quel empire cette même passion n’avoit-elle pas sur Démosthène qui, pour perfectionner sa prononciation, s’arrêtoit sur le rivage de la mer, où, la bouche remplie de cailloux, il haranguoit tous les jours les flots mutinés ! C’est ce même desir de la gloire, qui, pour faire contracter aux jeunes pythagoriciens l’habitude du recueillement et de la méditation, leur imposoit un silence de trois ans ; qui, pour soustraire Démocrite aux distractions du monde, le renfermoit dans des tombeaux pour y chercher de ces vérités précises dont [p. 302] la découverte, toujours si difficile, est toujours si peu estimée des hommes : c’est par elle enfin que, pour se donner tout entier à la philosophie, Héraclite se détermine à céder à son frere cadet le trône d’éphèse, où l’appelloit le droit d’aînesse ; que, pour conserver toutes ses forces, l’athlete se prive des plaisirs de l’amour : c’est elle encore qui forçoit certains prêtres des anciens, dans l’espoir de se rendre plus recommandables, à renoncer à ces mêmes plaisirs, sans avoir souvent, comme disoit plaisamment Boindin, d’autre récompense de leur continence que la tentation perpétuelle qu’elle procure.

J’ai fait voir que c’est aux passions que nous devons sur la terre presque tous les objets de notre admiration ; qu’elles nous font braver les dangers, la douleur, la mort, et nous portent aux résolutions les plus hardies.

Je vais prouver maintenant que, dans les occasions délicates, ce sont elles seules qui, volant au secours des grands hommes, peuvent leur inspirer ce qu’il y a de mieux à dire et à faire. Qu’on se rappelle à ce sujet la célebre et courte harangue d’Annibal à ses soldats le jour de la bataille du Tesin ; et l’on sentira que sa haine pour les romains et sa passion pour la gloire pouvoient seules la lui inspirer : compagnons, leur dit-il, le ciel m’annonce la victoire. C’est aux romains, non à vous, de trembler. Jetez les yeux sur ce champ de bataille : nulle retraite ici pour les lâches : nous périssons tous, si nous [p. 303] sommes vaincus. Quel gage plus certain du triomphe ? quel signe plus sensible de la protection des dieux ? Ils nous ont placés entre la victoire et la mort.

Qui peut douter que ces mêmes passions n’animassent Sylla, lorsque, Crassus lui ayant demandé une escorte pour aller faire de nouvelles levées dans le pays des marses, Sylla lui répond : si tu crains tes ennemis, reçois de moi pour escorte ton pere, tes freres, tes parents, tes amis, qui, massacrés par les tyrans, crient vengeance et l’attendent de toi.

Lorsque les macédoniens, las des fatigues de la guerre, prient Alexandre de les licentier, c’est l’orgueil et l’amour de la gloire qui dictent à ce héros cette fiere réponse : allez, ingrats ; fuyez, lâches ; je dompterai l’univers sans vous : Alexandre trouvera des sujets et des soldats par-tout où il y aura des hommes.

De semblables discours sont toujours prononcés par des gens passionnés. L’esprit même, en pareil cas, ne peut jamais suppléer au sentiment. On ignore toujours la langue des passions qu’on n’éprouve pas.

Au reste, ce n’est pas dans un art tel que l’éloquence, c’est en tout genre que les passions doivent être regardées comme le germe productif de l’esprit : ce sont elles qui, entretenant une perpétuelle fermentation dans nos idées, fécondent en nous ces mêmes idées, qui, stériles dans des ames froides, seroient semblables à la semence jetée sur la pierre.

Ce sont les passions qui, fixant fortement notre attention sur l’objet de nos desirs, nous le fait considérer sous des aspects inconnus aux autres hommes ; et qui font, en conséquence, concevoir et exécuter aux héros ces entreprises hardies, qui, jusqu’à ce que la réussite en ait prouvé la sagesse, [p. 304] paroissent folles et doivent réellement paroître telles à la multitude.

Voilà pourquoi, dit le cardinal De Richelieu, l’ame foible trouve de l’impossibilité dans le projet le plus simple, lorsque le plus grand paroît facile à l’ame forte ; devant celle-ci les montagnes s’abaissent, lorsqu’aux yeux de celle-là les buttes se métamorphosent en montagnes. Ce sont, en effet, les fortes passions, qui, plus éclairées que le bon sens, peuvent seules nous apprendre à distinguer l’extraordinaire de l’impossible que les gens sensés confondent presque toujours ensemble ; parce que, n’étant point animés de passions fortes, ces gens sensés ne sont jamais que des hommes médiocres : proposition que je vais prouver, pour faire sentir toute la supériorité de l’homme passionné sur les autres hommes, et montrer qu’il n’y a réellement que les grandes passions qui puissent enfanter les grands hommes.
 
  Ainsi les passions sont la vie même, elles en sont le moteur et l'âme au sens où elles animent, meuvent, les vivants, et comme le dira Hegel : « Rien de grand, dans la monde (des hommes) ne se fait sans passion »

DISCOURS 3 CHAPITRE 7

[p. 305] de la supériorité d’esprit des gens passionnés sur les gens sensés.

avant le succès, si les grands génies en tout genre sont presque toujours traités de fous par les gens sensés, c’est que ces derniers, incapables de rien de grand, ne peuvent pas même soupçonner l’existence des moyens dont se servent les grands hommes pour opérer les grandes choses.

Voilà pourquoi ces grands hommes doivent toujours exciter le rire, jusqu’à ce qu’ils excitent l’admiration. Lorsque Parménion, pressé par Alexandre d’ouvrir un avis sur les propositions de paix que faisoit Darius, lui dit, je les accepterois, si j’étois Alexandre ; qui doute, avant que la victoire eût justifié la témérité apparente du prince, que l’avis de Parménion ne parût plus sage aux macédoniens que la réponse d’Alexandre, et moi aussi, si j’étois Parménion ? L’un est d’un homme commun et sensé, et l’autre d’un homme extraordinaire. Or, il est plus d’hommes de la premiere que de la seconde classe. Il est donc évident que, si, par de grandes actions, le fils de Philippe ne se fût pas déjà attiré le respect des macédoniens, et ne les eût pas accoutumés aux entreprises extraordinaires, sa réponse leur eût absolument paru ridicule. Aucun d’eux n’en eût recherché le motif et dans le sentiment intérieur que ce héros devoit avoir de la supériorité de son courage et de ses lumieres, de l’avantage que l’une et l’autre de ces qualités lui donnoient sur des [p. 306] peuples efféminés et mous, tels que les perses, et dans la connoissance enfin qu’il avoit et du caractere des macédoniens et de son empire sur leurs esprits, et par conséquent de la facilité avec laquelle il pouvoit, par ses gestes, ses discours et ses regards, leur communiquer l’audace qui l’animoit lui-même. C’étoient cependant ces divers motifs, joints à la soif ardente de la gloire, qui, lui faisant, avec raison, considérer la victoire comme beaucoup plus assurée qu’elle ne le paroissoit à Parménion, devoit en conséquence lui inspirer aussi une réponse plus haute.

Les grandes passions et particulièrement celle, narcissique, de la gloire sont toujours considérées au départ comme folie par la plupart des hommes qui ne les éprouvent pas aussi fortement, jusqu'au jour où elles réussissent à vaincre leurs opposants et surtout où elles entraînent les peuples à se dépasser eux-même et où elles confèrent aux passionnés un caractère héroïque qui force leur admiration dès lors que la situation des peuples en est changée en une forme de gloire collective, à laquelle les individus de cette collectivité peuvent positivement s'identifier. 

Lorsque Tamerlan planta ses drapeaux au pied des remparts de Smyrne, contre lesquels venoient de se briser les forces de l’empire Ottoman, il sentoit la difficulté de son entreprise ; il savoit bien qu’il attaquoit une place que l’Europe chrétienne pouvoit continuellement ravitailler : mais, en l’excitant à cette entreprise, la passion de la gloire lui fournit les moyens de l’exécuter. Il comble l’abyme des eaux, oppose une digue à la mer et aux flottes européanes, arbore ses étendards victorieux sur les brêches de Smyrne, et montre à l’univers étonné que rien n’est impossible aux grands hommes.

Lorsque Lycurgue voulut faire de Lacédémone une république de héros, on ne le vit point, selon la marche lente, et dès-lors incertaine, de ce qu’on appelle la sagesse, y [p. 307] procéder par des changements insensibles. Ce grand homme, échauffé de la passion de la vertu, sentoit que, par des harangues ou des oracles supposés, il pouvoit inspirer à ses concitoyens les sentiments dont lui-même étoit enflammé ; que, profitant du premier instant de ferveur, il pourroit changer la constitution du gouvernement et faire dans les moeurs de ce peuple une révolution subite, que, par les voies ordinaires de la prudence, il ne pourroit exécuter que dans une longue suite d’années. Il sentoit que les passions sont semblables aux volcans dont l’éruption soudaine change tout-à-coup le lit d’un fleuve, que l’art ne pourroit détourner qu’en lui creusant un nouveau lit, et par conséquent après des temps et des travaux immenses. C’est ainsi qu’il réussit dans un projet peut-être le plus hardi qui jamais ait été conçu, et dans l’exécution duquel échoueroit tout homme sensé, qui, ne devant ce titre de sensé qu’à l’incapacité où il est d’être mu par des passions fortes, ignore toujours l’art de les inspirer.

Ce sont ces passions qui, justes appréciatrices des moyens d’allumer le feu de l’enthousiasme, en ont souvent employé que les gens sensés, faute de connoître à cet égard le coeur humain, ont, avant le succès, toujours regardés comme puériles et ridicules. Tel est celui dont se servit Périclès, lorsque, marchant à l’ennemi, et voulant transformer ses soldats en autant de héros, il fait cacher dans un bois sombre, et monter sur un char attelé de quatre chevaux blancs, un homme d’une taille extraordinaire, qui, le corps couvert d’un riche manteau, les pieds parés de brodequins brillants, la tête ornée d’une chevelure éclatante, apparoît tout-à-coup à l’armée et passe rapidement devant elle en criant au général : Périclès, je te promets la victoire. [p. 308] Tel est le moyen dont se servit épaminondas pour exciter le courage des thébains, lorsqu’il fit enlever de nuit les armes suspendues dans un temple, et persuada à ses soldats que les dieux protecteurs de Thebes s’y étoient armés pour venir le lendemain combattre contre leurs ennemis. Tel est enfin l’ordre que Ziska donne au lit de la mort, lorsqu’encore animé de la haine la plus violente contre les catholiques qui l’avoient persécuté, il commande à ceux de son parti de l’écorcher immédiatement après sa mort, et de faire un tambour de sa peau, leur promettant la victoire toutes les fois qu’au son de ce tambour ils marcheroient contre les catholiques : promesse que le succès justifia toujours.

On voit donc que les moyens les plus décisifs, les plus propres à produire de grands effets, toujours inconnus à ceux qu’on appelle les gens sensés, ne peuvent être apperçus que par des hommes passionnés, qui, placés dans les mêmes circonstances que ce héros, eussent été affectés des mêmes sentiments.

Seuls les plus passionnés peuvent, dès le début, reconnaître les héros les moins passionnés lesquels, au départ, ont tendance à considérer les premiers comme des fous paranoïaques, mais qui, par la suite, leur emboîteront le pas si ces « héros « atteignent leurs buts, à la condition qu'ils puissent s'identifier à eux et se valoriser en eux.

Sans le respect dû à la réputation du grand Condé, regarderoit-on comme un germe d’émulation pour les soldats le projet qu’avoit formé ce prince de faire enregistrer dans chaque régiment le nom des soldats qui se seroient distingués par quelques faits ou quelques dits mémorables ? L’inexécution de ce projet ne prouve-t-elle point qu’on en a peu connu l’utilité ? Sent-on, comme l’illustre chevalier Folard, le pouvoir des harangues sur les soldats ? Tout le monde apperçoit-il également toute la beauté de ce mot de M Vendôme, lorsque, témoin de la fuite de quelques troupes que leurs officiers tâchoient en vain de r’allier, ce général se jette au milieu des fuyards, en criant [p. 309] aux officiers : laissez faire les soldats ; ce n’est point ici, c’est là (montrant un arbre éloigné de cent pas) que ces troupes vont et doivent se reformer. Il ne laissoit, dans ce discours, entrevoir aux soldats aucun doute de leur courage ; il réveilloit par ce moyen en eux les passions de la honte et de l’honneur qu’ils se flattoient encore de conserver à ses yeux. C’étoit l’unique moyen d’arrêter ces fuyards et de les ramener au combat et à la victoire.

La force des grands hommes passionnés est de pouvoir communiquer leur passion en utilisant la honte comme motivation chez ceux qui refuseraient ou renonceraient à les suivre, en jouant ainsi sur leur fierté et leur narcissisme.

Or, qui doute qu’un pareil discours ne soit un trait de caractere ? Et qu’en général tous les moyens dont se sont servis les grands hommes, pour échauffer les ames du feu de l’enthousiasme, ne leur aient été inspirés par les passions ? Est-il un homme sensé qui, pour imprimer plus de confiance et plus de respect aux macédoniens, eût autorisé Alexandre à se dire fils de Jupiter Hammon ? Eût conseillé à Numa de feindre un commerce secret avec la nymphe égérie ? à Zamolxis, à Zaleucus, à Mnévès, de se dire inspiré par Vesta, Minerve ou Mercure ? à Marius de traîner à sa suite une diseuse de bonne aventure ? à Sertorius de consulter sa biche ? Et enfin au comte De Dunois d’armer une pucelle pour triompher des anglois ? Peu de gens élevent leurs pensées au-delà des pensées communes ; moins de gens encore osent exécuter et dire [p. 310] ce qu’ils pensent. Si les hommes sensés vouloient faire usage de pareils moyens, faute d’un certain tact et d’une certaine connoissance des passions, ils n’en pourroient jamais faire d’heureuses applications. Ils sont faits pour suivre les chemins battus ; ils s’égarent, s’il les abandonnent. L’homme de bon sens est un homme dans le caractere duquel la paresse domine : il n’est point doué de cette activité d’ame, qui, dans les premiers postes, fait inventer aux grands hommes de nouveaux ressorts pour mouvoir le monde, ou qui leur fait semer dans le présent le germe des événements futurs. Aussi le livre de l’avenir ne s’ouvre-t-il qu’à l’homme passionné et avide de gloire.

à la journée de Marathon, Thémistocle fut le seul des grecs qui prévît la bataille de Salamine, et qui sût, en exerçant les athéniens à la navigation, les préparer à la victoire.

Lorsque Caton le censeur, homme plus sensé qu’éclairé, opinoit avec tout le sénat à la destruction de Carthage, pourquoi Scipion s’opposoit-il seul à la ruine de cette ville ? C’est que lui seul regardoit Carthage et comme une rivale digne de Rome, et comme une digue qu’on pouvoit opposer au torrent des vices et de la corruption prêt à se déborder dans l’Italie. Occupé de l’étude politique de l’histoire, habitué à la méditation, à cette fatigue d’attention dont la seule passion de la gloire nous rend capables, il étoit, par ce moyen, parvenu à une espece de divination. Aussi présageoit-il tous les malheurs sous lesquels Rome alloit succomber, dans le moment même que cette maîtresse du monde élevoit son trône sur les débris de toutes les monarchies de l’univers ; aussi voyoit-il naître de toutes parts des Marius et des Sylla ; aussi entendroit-il déjà publier les funestes tables de proscription, [p. 311] lorsque les romains n’appercevoient par-tout que des palmes triomphales, et n’entendoient que les cris de la victoire. Ce peuple étoit alors comparable à ces matelots qui, voyant la mer calme, les zéphirs enfler doucement les voiles et rider la surface des eaux, se livrent à une joie indiscrete, tandis que le pilote attentif voit s’élever, à l’extrémité de l’horizon, le grain qui doit bientôt bouleverser les mers.

Si le sénat romain n’eut point égard au conseil de Scipion, c’est qu’il est peu de gens à qui la connoissance du passé et du présent dévoile celle de l’avenir ; c’est que, semblables au chêne, dont l’accroissement ou le dépérissement est insensible aux insectes éphémeres qui rampent sous son ombrage, les empires paroissent dans une espece d’état d’immobilité à la plupart des hommes, qui s’en tiennent d’autant plus volontiers à cette apparence d’immobilité qu’elle flatte davantage leur paresse, qui se croit alors déchargée des soins de la prévoyance.

Il en est du moral comme du physique. Lorsque les peuples croient les mers constamment enchaînées dans leur lit, le sage les voit successivement découvrir et submerger de vastes contrées, et le vaisseau sillonner les plaines que n’aguere sillonnoit la charrue. Lorsque les peuples voient les montagnes porter dans les nues une tête également élevée, le sage voit leurs cimes orgueilleuses, perpétuellement démolies par les siecles, s’ébouler dans les vallons et les combler de leurs ruines. Mais ce ne sont jamais que des hommes accoutumés [p. 312] à méditer, qui, voyant l’univers moral, ainsi que l’univers physique, dans une destruction et une réproduction successive et perpétuelle, peuvent appercevoir les causes éloignées du renversement des états. C’est l’oeil d’aigle des passions qui perce dans l’abyme ténébreux de l’avenir : l’indifférence est née aveugle et stupide. Quand le ciel est serein et les airs épurés, le citadin ne prévoit point l’orage : c’est l’oeil intéressé du laboureur attentif qui voit avec effroi des vapeurs insensibles s’élever de la surface de la terre, se condenser dans les cieux, et les couvrir de ces nuages noirs dont les flancs entr’ouverts vomiront bientôt les foudres et les grêles qui ravageront les moissons.

Les exploits des grands hommes peuvent susciter l'enthousiasme chez ceux qui les suivent aveuglément un moment, alors que les hommes sages, chez qui la passion de la connaissance l'emporte sur toutes les autres, savent que l'atteinte des sommets est toujours suivie d'une chute et que l'histoire est une succession de succès et d'échecs et du même coup sont capables de connaître les causes des échecs à venir par delà un présent pourtant radieux.

Qu’on examine chaque passion en particulier : l’on verra que toutes sont toujours très-éclairées sur l’objet de leurs recherches ; qu’elles seules peuvent quelquefois appercevoir la cause des effets que l’ignorance attribue au hazard ; qu’elles seules, par conséquent, peuvent rétrécir et peut-être un jour détruire entiérement l’empire de ce hazard, dont chaque découverte resserre nécessairement les bornes.

Les effets dans l'histoire humaine ne sont pas dus au hasard, mais sont l'effet de grandes passions qui en sont les causes. Les passions concrètes, doublées de celle de la connaissance, permettent seules de connaître leurs objets avec précision et sont capables de reconnaître que les enchaînements des causes et des effets font échec au hasard, car seules elles mettent de la nécessité agissante dans la succession des événements apparemment aléatoires.

Si les idées et les actions que font concevoir et exécuter des passions telles que l’avarice ou l’amour sont en général peu estimées, ce n’est pas que ces idées et ces actions n’exigent souvent beaucoup de combinaisons et d’esprit ; mais c’est que les unes et les autres sont indifférentes ou même nuisibles au public, qui n’accorde, comme je l’ai prouvé dans le discours précédent, les titres de vertueuses ou de spirituelles qu’aux actions et aux idées qui lui sont utiles. Or, l’amour de la gloire est, entre toutes les passions, la seule qui puisse toujours inspirer des actions et des idées de cette espece. Elle seule enflammoit un roi d’orient, lorsqu’il s’écrioit : malheur aux souverains qui commandent à des [p. 313] peuples esclaves. Hélas ! Les douceurs d’une juste louange, dont les dieux et les héros sont si avides, ne sont pas faites pour eux. ô peuples, ajoutoit-il, assez vils pour avoir perdu le droit de blâmer publiquement vos maîtres, vous avez perdu le droit de les louer : l’éloge de l’esclave est suspect ; l’infortuné qui le régit ignore toujours s’il est digne d’estime ou de mépris. eh ! Quel tourment pour une ame noble, que de vivre livrée au supplice de cette incertitude ! De pareils sentiments supposent toujours une passion ardente pour la gloire. Cette passion est l’ame des hommes de génie et de talent en tout genre ; c’est à ce desir qu’ils doivent l’enthousiasme qu’ils ont pour leur art, qu’ils regardent quelquefois comme la seule occupation digne de l’esprit humain ; opinion qui les fait traiter de fous par les gens sensés, mais qui ne les fait jamais considérer comme tels par l’homme éclairé, qui, dans la cause de leur folie, apperçoit celle de leurs talents et de leurs succès.

La conclusion de ce chapitre, c’est que ces gens sensés, ces idoles des gens médiocres, sont toujours fort inférieurs aux gens passionnés ; et que ce sont les passions fortes qui, nous arrachant à la paresse, peuvent seules nous douer de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit. Il ne me reste, pour confirmer cette vérité, qu’à montrer dans le chapitre suivant que ceux-là même qu’on place, avec raison, au rang des hommes illustres, rentrent dans la classe des hommes les plus médiocres, au moment même qu’ils ne sont plus soutenus du feu des passions. [p. 314]

Le sens commun, admiré par les gens médiocres, est trop étriqué pour être à l'origine des grandes actions lesquelles supposent l'excès, hors de ce bon sens, des grandes passions.
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 8

on devient stupide, dès qu’on cesse d’être passionné.

cette proposition est une conséquence nécessaire de la précédente. En effet, si l’homme épris du desir le plus vif de l’estime, et capable, en ce genre, de la plus forte passion, n’est point à portée de satisfaire ce desir, ce desir cessera bientôt de l’animer ; parce qu’il est de la nature de tout desir de s’éteindre, s’il n’est point nourri par l’espérance. Or la même cause, qui éteindra en lui la passion de l’estime, y doit nécessairement étouffer le germe de l’esprit.

L'intelligence est la conséquence de la passion narcissique qui se manifeste sous la forme de l'estime ou de l'amour de soi qui seules peuvent l'animer et la porter à se développer. Or si un tel désir ne peut être satisfait du fait des autres et de l'hostilité du monde extérieur, il s'étiole dans la mesure où toute espérance devient alors vaine et qu'il est impossible d'être fier de soi sans espérer réussir à se reconnaître et à se faire reconnaître par autrui et/ou la société comme digne d'estime.

Qu’on nomme à la recette d’un péage, où à quelque emploi pareil, des hommes aussi passionnés pour l’estime publique que devoient l’être les Turenne, les Condé, les Descartes, les Corneille et les Richelieu : privés, par leur position, de tout espoir de gloire, ils seront à l’instant dépourvus de l’esprit nécessaire pour remplir de pareils emplois. Peu propres à l’étude des ordonnances ou des tarifs, ils seront sans talents pour un emploi qui peut les rendre odieux au public : ils n’auront que du dégoût pour une science dans laquelle l’homme qui s’est le plus profondément instruit et qui s’est, en conséquence, couché très-savant et très-respectable à ses propres yeux, peut se réveiller très-ignorant et très-inutile, si le magistrat a cru devoir supprimer ou simplifier ces droits. Entiérement livrés à la force d’inertie, de pareils hommes seront bientôt incapables de toute espece d’application. Voilà pourquoi, dans la gestion d’une place subalterne, [p. 315] les hommes nés pour le grand sont souvent inférieurs aux esprits les plus communs.

Les hommes les plus admirés pour leur courage et leur intelligence ne l'auraient été en rien s'ils avaient manqué de passion narcissique. Même ceux qui se sont voués à la cause publique n'ont pu le faire que parce qu'ils y avaient investi l'amour d'eux-même. Inversement, priver les individus des avantages personnels qui sont attachés à leur charge, c'est les rendre incapables de l'assurer. Même s'ils étaient nés et/ou éduqués dans la perspective d'occuper les plus grands services publics, ils resteraient incompétents et paresseux, sans motivation narcissique suffisante.

Vespasien, qui sur le trône fut l’admiration des romains, avoit été l’objet de leur mépris dans la charge de prêteur. L’aigle, qui perce les nues d’un vol audacieux, rase la terre d’une aîle moins rapide que l’hirondelle. Détruisez dans un homme la passion qui l’anime, vous le privez au même instant de toutes ses lumieres ; il semble que la chevelure de Samson soit, à cet égard, l’emblême des passions : cette chevelure est-elle coupée ? Samson n’est plus qu’un homme ordinaire. Pour confirmer cette vérité par un second exemple, qu’on jette les yeux sur ces usurpateurs d’orient, qui à beaucoup d’audace et de prudence joignoient nécessairement de grandes lumieres ; qu’on se demande pourquoi la plupart d’entr’eux n’ont montré que peu d’esprit sur le trône : pourquoi, fort inférieurs en général aux usurpateurs d’occident, il n’en est presqu’aucun, comme le prouve la forme des gouvernements asiatiques, qu’on puisse mettre au nombre des législateurs. Ce n’est pas qu’ils fussent toujours avides du malheur de leurs sujets : mais c’est qu’en prennant la couronne, l’objet de leur desir étoit rempli : c’est qu’assurés de sa possession par la bassesse, la soumission et l’obéissance d’un peuple esclave, la passion, qui les avoit portés à l’empire, cessoit alors de les animer : c’est que, n’ayant plus de motifs assez puissants pour les déterminer à supporter la fatigue d’attention que suppose la découverte et l’établissement des bonnes loix, ils étoient, comme je l’ai dit plus haut, dans le cas de ces hommes sensés qui, n’étant animés d’aucun desir vif, [p. 316] n’ont jamais le courage de s’arracher aux délices de la paresse.

Si dans l’occident, au contraire, plusieurs usurpateurs ont sur le trône fait éclater de grands talents, si les Auguste et les Cromwel peuvent être mis au rang des législateurs, c’est qu’ayant à faire à des peuples impatients du frein, et dont l’ame étoit plus hardie et plus élevée, la crainte de perdre l’objet de leurs desirs attisoit, si j’ose le dire, toujours en eux la passion de l’ambition. élevés sur des trônes sur lesquels ils ne pouvoient impunément s’endormir, ils sentoient qu’il falloit se rendre agréables à des peuples fiers, établir des loix utiles pour le moment, tromper ces peuples, et, du moins, leur en imposer par le fantôme d’un bonheur passager, qui les dédommageât des malheurs réels que l’usurpation entraîne après elle. C’est donc aux dangers, auxquels ces derniers ont sans cesse été exposés sur le trône, qu’ils ont dû cette supériorité de talents qui les place au-dessus de la plupart des usurpateurs d’orient : ils étoient dans le cas de l’homme de génie en d’autres genres, qui, toujours en butte à la critique, et perpétuellement inquiet dans la jouissance d’une réputation toujours prête à lui échaper, sent qu’il n’est pas seul échauffé [p. 317] de la passion de la vanité ; et que, si la sienne lui fait desirer l’estime d’autrui, celle d’autrui doit constamment la lui refuser, si, par des ouvrages utiles et agréables, et par de continuels efforts d’esprit, il ne les console de la douleur de le louer. C’est sur le trône, en tous les genres, que cette crainte entretient l’esprit dans l’état de fécondité : cette crainte est-elle anéantie ? Le ressort de l’esprit est détruit.

L'ambition personnelle est donc la seule motivation sociale et politique possible , voire, scientifique philosophique ou artistique, qui détermine les inégalités intellectuelles et morales entre les individus.

Qui doute qu’un physicien ne porte infiniment plus d’attention à l’examen d’un fait de physique, souvent peu important pour l’humanité, qu’un sultan à l’examen d’une loi d’où dépend le bonheur ou le malheur de plusieurs milliers d’hommes ? Si ce dernier emploie moins de temps à méditer, à rédiger ses ordonnances et ses édits, qu’un homme d’esprit à composer un madrigal ou une épigramme, c’est que la méditation, toujours fatigante, est, pour ainsi dire, contraire à notre nature ; et qu’à l’abri, sur le trône, et de la punition et des traits de la satyre, un sultan n’a point de motif pour triompher d’une paresse dont la jouissance est si agréable à tous les hommes.

Il paroît donc que l’activité de l’esprit dépend de l’activité des passions. C’est aussi dans l’âge des passions, c’est-à-dire, depuis vingt-cinq jusqu’à trente-cinq et quarante ans, qu’on est capable des plus grands efforts et de vertu et de génie. à cet âge, les hommes, nés pour le grand, ont acquis une certaine quantité de connoissances, sans que leurs passions aient encore presque rien perdu de leur activité : cet [p. 318] âge passé, les passions s’affoiblissent en nous, et voilà le terme de la croissance de l’esprit ; l’on n’acquiert plus alors d’idées nouvelles ; et quelque supérieurs que soient, dans la suite, les ouvrages que l’on compose, on ne fait plus qu’appliquer et développer les idées conçues dans le temps de l’effervescence des passions, et dont on n’avoit point encore fait usage.

Au reste, ce n’est point uniquement à l’âge qu’on doit toujours attribuer l’affoiblissement des passions. On cesse d’être passionné pour un objet, lorsque le plaisir qu’on se promet de sa possession n’est point égal à la peine nécessaire pour l’acquérir : l’homme amoureux de la gloire n’y sacrifie ses goûts qu’autant qu’il se croit dédommagé de ce sacrifice par l’estime qui en est le prix.

Si la passion est à l'origine de toutes les actions, elle s’accroît avec sa satisfaction et s'affaiblit de son échec. Ainsi les inégalités entre les individus sont le fait non de lui-même et/ou de sa nature, mais des réussites ou des échecs dans la satisfaction de sa passion narcissique , c'est à dire de la qualité de ses relations avec son environnement social et humain.

C’est pourquoi tant de héros ne pouvoient, que dans le tumulte des camps et parmi les chants de victoire, échapper aux filets de la volupté : c’est pourquoi le grand Condé ne maîtrisoit son humeur qu’un jour de bataille, où, dit-on, il étoit du plus grand sang-froid : c’est pourquoi, si l’on peut comparer aux grandes choses celles auxquelles on donne le nom de petites, Dupré, trop négligé dans sa marche ordinaire, ne triomphoit de cette habitude qu’au théâtre, où les applaudissements et l’admiration des spectateurs le dédommageoient de la peine qu’il prenoit pour leur plaire. On ne triomphe point de ses habitudes et de sa paresse, si l’on n’est amoureux de la gloire ; et les hommes illustres ne sont quelquefois sensibles qu’à la plus grande. S’ils ne peuvent envahir presqu’en entier l’empire de l’estime, la plupart s’abandonnent à une honteuse paresse.

Sans ambition, passion narcissique par excellence, la paresse et les habitudes, nous dirons la routine, s'imposent.

L’extrême orgueil et l’extrême ambition produisent souvent en eux l’effet de l’indifférence et de la modération. Une petite gloire, en effet, n’est jamais desirée que par une [p. 319] petite ame. Si les gens, si attentifs dans la maniere de s’habiller, de se présenter et de parler dans les compagnies, sont en général incapables des grandes choses, c’est non seulement parce qu’ils perdent, à l’acquisition d’une infinité de petits talents et de petites perfections, un temps qu’ils pourroient employer à la découverte de grandes idées et à la culture de grands talents ; mais encore parce que la recherche d’une petite gloire suppose en eux des desirs trop foibles et trop modérés. Aussi les grands hommes sont-ils, presque tous, incapables des petits soins et des petites attentions nécessaires pour s’attirer de la considération ; ils dédaignent de pareils moyens. méfiez-vous, disoit Sylla en parlant de César, de ce jeune homme qui marche si immodestement dans les rues ; je vois en lui plusieurs Marius.



Ceux qui n'ont pas d'ambition se contentent de soigner leur apparence pour gagner une petite gratification narcissique, alors que les ambitieux ne se soucient en rien de leur maintien, prix qu'ils sont par les buts plus élevés qu'ils poursuivent.

J’ai fait, je crois, suffisamment sentir que l’absence totale de passions, si elle pouvoit exister, produiroit en nous le parfait abrutissement ; et qu’on approche d’autant plus de ce terme, qu’on est moins passionné. Les passions sont, en effet, le feu céleste qui vivifie le monde moral ; c’est aux passions que les sciences et les arts doivent leurs découvertes et l’ame son élévation. Si l’humanité leur doit aussi ses vices et la plupart de ses malheurs, ces malheurs ne donnent point aux moralistes le droit de condamner les passions et de les [p. 320] traiter de folie. La sublime vertu et la sagesse éclairée sont deux assez belles productions de cette folie, pour la rendre respectable à leurs yeux.

La position de Helvesius peut paraître paradoxale, dès lors que les passions commandées par celle de l'amour de soi peuvent tout aussi bien généré le Bien que la Mal, la vertu que le vice. Mais cela précisément interdit de condamner les passions en elles-même qui sont la source de toutes les actions grandes ou petites de la vie elle-même, mais oblige à juger de leur usage. Même la sagesse est, dans sa source, passionnelle !



La conclusion générale de ce que j’ai dit sur les passions, c’est que leur force peut seule contrebalancer en nous la force de la paresse et de l’inertie, nous arracher au repos et à la stupidité vers laquelle nous gravitons sans cesse, et nous douer enfin de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité de talent. Mais, dira-t-on, la nature n’auroit-elle pas donné aux divers hommes d’inégales dispositions à l’esprit, en allumant dans les uns des passions plus fortes que dans les autres ? Je répondrai à cette question que, si, pour exceller dans un genre, il n’est pas nécessaire, comme je l’ai prouvé plus haut, d’y donner toute l’application dont on est capable ; il n’est pas nécessaire non plus, pour s’illustrer dans ce même genre, d’être animé de la plus vive passion ; mais seulement du degré de passion suffisant pour nous rendre attentifs. D’ailleurs, il est bon d’observer qu’en fait de passions les hommes ne different peut-être pas entr’eux autant qu’on l’imagine. Pour savoir si la nature, à cet égard, a si inégalement partagé ses dons, il faut examiner si tous les hommes sont susceptibles de passions, et, pour cet effet, remonter jusqu’à leur origine.

Les différences et/ou les inégalités entre les individus en ce qui concerne la force de leur(s) passion(s) ne font pas, du reste, les inégalités entre les individus, mais seulement entre leurs actions. De plus chaque activité exige une passion dont la force doit être adaptée à la difficulté de son but et limitée à l'existence et à la nature de ses moyens.

Il reste à s’interroger sur l'origine des passions.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 9

De l’origine des passions.

pour s’élever à cette connoissance, il faut distinguer deux sortes de passions.

Il en est qui nous sont immédiatement données par la nature ; il en est aussi que nous ne devons qu’à l’établissement des sociétés. Pour savoir laquelle de ces deux différentes especes de passions a produit l’autre, qu’on se transporte en esprit aux premiers jours du monde. L’on y verra la nature, par la soif, la faim, le froid et le chaud, avertir l’homme de ses besoins, et attacher une infinité de plaisirs et de peines à la satisfaction ou à la privation de ces besoins : on y verra l’homme capable de recevoir des impressions de plaisir et de douleur ; et naître, pour ainsi dire, avec l’amour de l’un et la haine de l’autre. Tel est l’homme au sortir des mains de la nature. Or, dans cet état, l’envie, l’orgueil, l’avarice, l’ambition n’existoient point pour lui : uniquement sensible au plaisir et à la douleur physique, il ignoroit toutes ces peines et ces plaisirs factices que nous procurent les passions que je viens de nommer. De pareilles passions ne nous sont donc pas immédiatement données par la nature ; mais leur existence, qui suppose celle des sociétés, suppose encore en nous le germe caché de ces mêmes passions. C’est pourquoi, si la nature ne nous donne, en naissant, que des besoins, c’est dans nos besoins et nos premiers desirs qu’il faut chercher l’origine de ces passions factices, qui ne [p. 322] peuvent jamais être qu’un développement de la faculté de sentir.

Il semble que, dans l’univers moral comme dans l’univers physique, Dieu n’ait mis qu’un seul principe dans tout ce qui a été. Ce qui est, et ce qui sera, n’est qu’un développement nécessaire. Il a dit à la matiere : je te doue de la force. Aussi-tôt les éléments, soumis aux loix du mouvement, mais errants et confondus dans les deserts de l’espace, ont formé mille assemblages monstrueux, ont produit mille chaos divers, jusqu’à ce qu’enfin ils se soient placés dans l’équilibre et l’ordre physique dans lequel on suppose maintenant l’univers rangé. Il semble qu’il ait dit pareillement à l’homme : je te doue de la sensibilité ; c’est par elle qu’aveugle instrument de mes volontés, incapable de connoître la profondeur de mes vues, tu dois, sans le savoir, remplir tous mes desseins. Je te mets sous la garde du plaisir et de la douleur : l’un et l’autre veilleront à tes pensées, à tes actions ; engendreront tes passions ; exciteront tes aversions, tes amitiés, tes tendresses, tes fureurs ; allumeront tes desirs, tes craintes, tes espérances ; te dévoileront des vérités ; te plongeront dans des erreurs ; et, après t’avoir fait enfanter mille systêmes absurdes et différents de morale et de législation, te découvriront un jour les principes simples, au développement desquels est attaché l’ordre et le bonheur du monde moral.

Les passions ont une double origine, naturelle ou sociale, et toute la question est de savoir laquelle est cause de l'autre, voire si ces causes ne sont pas interdépendantes. Les besoins physiques sont naturels et nécessaires comme le disaient Platon, alors que des désirs sociaux dont artificiels. Mais quelle que soit cette dualité, il est évident que la nature ou Dieu, comme on voudra, nous a doté de la double tendance de chercher le plaisir et d'éviter la douleur. Cette tendance est ce qui meut nos corps et nos esprits, de même qu'elle a donné à la nature extérieur une force fondamentale d'attraction, la gravité.

En effet, supposons que le ciel anime tout-à-coup plusieurs hommes : leur premiere occupation sera de satisfaire leurs besoins ; bien-tôt après ils essaieront, par des cris, d’exprimer les impressions de plaisir et de douleur qu’ils reçoivent. Ces premiers cris formeront leur premiere langue, [p. 323] qui, à en juger par la pauvreté de quelques langues sauvages, a dû d’abord être très-courte, et se réduire à ces premiers sons. Lorsque les hommes, plus multipliés, commenceront à se répandre sur la surface du monde ; et que, semblables aux vagues dont l’océan couvre au loin ses rivages et qui rentrent aussitôt dans son sein, plusieurs générations se seront montrées à la terre, et seront rentrées dans le gouffre où s’abyment les êtres ; lorsque les familles seront plus voisines les unes des autres ; alors le desir commun de posséder les mêmes choses, telles que les fruits d’un certain arbre ou les faveurs d’une certaine femme, exciteront en eux des querelles et des combats : de-là naîtront la colere et la vengeance.

À l'origine de l'humanité, la lutte pour satisfaire les besoins physiques et sexuels entre individus et groupes concurrents en situation de rareté générée par l'accroissement démographique entraînant l'immigration massive dans toute la planète est devenue de plus en plus violente. Vengeance et colère font alors l'essentiel des relations humaines entre individus et groupes rivaux.

Lorsque, saoulés de sang, et las de vivre dans une crainte perpétuelle, ils auront consenti à perdre un peu de cette liberté qu’ils ont dans l’état naturel, et qui leur est nuisible ; alors ils feront entr’eux des conventions ; ces conventions seront leurs premieres loix. Les loix faites, il faudra charger quelques hommes de leur exécution : et voilà les premiers magistrats. Ces magistrats grossiers de peuples sauvages habiteront d’abord les forêts. Après en avoir, en partie, détruit les animaux, lorsque les peuples ne vivront plus de leur chasse, la disette des vivres leur enseignera l’art d’élever des troupeaux. Ces troupeaux fourniront à leurs besoins, et les peuples chasseurs seront changés en peuples pasteurs. Après un certain nombre de siecles, lorsque ces derniers se seront extrêmement multipliés, et que la terre ne pourra, dans le même espace, subvenir à la nourriture d’un plus grand nombre d’habitants, sans être fécondée par le travail humain, alors les peuples pasteurs disparoîtront, et feront place aux peuples cultivateurs. Le besoin de la faim, en leur découvrant l’art de l’agriculture, leur enseignera bien-tôt [p. 324] après l’art de mesurer et de partager les terres. Ce partage fait, il faut assurer à chacun ses propriétés : et de-là une foule de sciences et de loix. Les terres, par la différence de leur nature et de leur culture, portant des fruits différents, les hommes feront entr’eux des échanges, sentiront l’avantage qu’il y auroit à convenir d’un échange général qui représentât toutes les denrées ; et ils feront choix, pour cet effet, de quelques coquillages ou de quelques métaux. Lorsque les sociétés en seront à ce point de perfection, alors toute égalité entre les hommes sera rompue : on distinguera des supérieurs et des inférieurs : alors ces mots de bien et de mal, créés pour exprimer les sensations de plaisir ou de douleur physiques que nous recevons des objets extérieurs, s’étendront généralement à tout ce qui peut nous procurer l’une ou l’autre de ces sensations, les accroître ou les diminuer ; telles sont les richesses et l’indigence : alors les richesses et les honneurs, par les avantages qui y seront attachés, deviendront l’objet général du desir des hommes. De-là naîtront, selon la forme différente des gouvernements, des passions criminelles ou vertueuses ; telles sont l’envie, l’avarice, l’orgueil, l’ambition, l’amour de la patrie, la passion de la gloire, la magnanimité, et même l’amour, qui, ne nous étant donné par la nature que comme un besoin, deviendra, en se confondant avec la vanité, une passion factice, qui ne sera, comme les autres, qu’un développement de la sensibilité physique.

Cette violence primitive menace alors en permanence la survie de tous les individus qui, pour la réduire et échapper à la mort certaine, acceptent de passer entre eux des conventions plus ou moins consenties de paix qui vont former les lois. Ainsi vont se constituer des sociétés politiques organisées sous l'autorité d'un état hiérarchique qui fait régner l' ordre par la domination militaire et idéologique (voire religieuse) d'une minorité sur la majorité. Cette minorité dominante, ne serait-ce que pour affirmer sa supériorité dans l'imaginaire social (Cf : Pascal), accumulent richesses et honneurs qui seront, à leur tour, l'objet des désirs de tous. L'envie, la jalousie, L'avarice, la passion de la gloire, l'amour de la patrie, à toutes les passions sociales qu'elle soient favorables à l'intérêt public ou qu'elles lui soient nuisibles, sont des passions produites et exacerbées par les inégalités politiques économiques et sociales. L'amour de soi peut devenir exclusif ou inclusif selon l'orientation de ses ambitions.

Quelque certaine que soit cette conclusion, il est peu d’hommes qui conçoivent nettement les idées dont elle résulte. D’ailleurs, en avouant que nos passions prennent originairement leur source dans la sensibilité physique, on pourroit croire encore que, dans l’état actuel où sont les [p. 325] nations policées, ces passions existent indépendamment de la cause qui les a produites. Je vais donc, en suivant la métamorphose des peines et des plaisirs physiques, en peines et en plaisirs factices, montrer que, dans des passions, telles que l’avarice, l’ambition, l’orgueil et l’amitié, dont l’objet paroît le moins appartenir aux plaisirs des sens, c’est cependant toujours la douleur et le plaisir physique que nous fuyons ou que nous recherchons.

Mais toutes les passions sensibles, y compris intellectuelles, car il ne peut y en avoir d'autres, dans la diversité de leurs expressions, procèdent de la tendance naturelle à obtenir le plaisir et à éviter ou fuir la douleur. La question est donc de comprendre la généalogie des passions sociales à partie de cette tendance naturelle. Ce que l'auteur va faire dans les chapitres suivants.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 10

De l’avarice.

l’or et l’argent peuvent être regardés comme des matieres agréables à la vue. Mais, si l’on ne desiroit dans leur possession que le plaisir produit par l’éclat et la beauté de ces métaux, l’avare se contenteroit de la libre contemplation des richesses entassées dans le trésor public. Or, comme cette vue ne satisferoit pas sa passion, il faut que l’avare, de quelque espece qu’il soit, ou desire les richesses comme l’échange de tous les plaisirs, ou comme l’exemption de toutes les peines attachées à l’indigence.

L'avarice se manifeste par la tendance à accumuler l'or et l'argent pour lui-même sans limite et à jouir de cette accumulation illimitée pour elle-même. Or cette jouissance ne procède pas de la nature sensible de ces métaux, il suffirait alors à l'avaricieux de contempler les richesses qui appartiennent au trésor public. Mais elle provient du fait qu'il voit dans ces métaux un moyen universel d'acheter tout ce qu'il peut peut désirer pour lui-même et de fuir la pauvreté, c'est à dire la misère et la faim, qui conduit à la mise au ban de la société (mort sociale) et au risque mortel de la famine (mort physique).

Ce principe posé, je dis que l’homme n’étant, par sa nature, sensible qu’aux plaisirs des sens, ces plaisirs, par conséquent, sont l’unique objet de ses desirs. La passion du luxe, de la magnificence dans les équipages, les fêtes et les emmeublements, est donc une passion factice, nécessairement produite par les besoins physiques ou de l’amour ou de la table. En effet, quels plaisirs réels ce luxe et cette magnificence procureroient-ils à l’avare voluptueux, s’il ne les considéroit comme un moyen ou de plaire aux femmes, s’il les aime, et d’en obtenir des faveurs, ou d’en imposer aux hommes et de les forcer, par l’espoir confus d’une récompense, à écarter de lui toutes les peines et à rassembler près de lui tous les plaisirs ?

La passion du luxe est factice ou artificielle , c'est à dire superflue, selon le mot de Platon, en terme de satisfaction des besoins physiques en vue de la survie. Mais le luxe est important pour satisfaire le désir des femmes que chaque homme convoite par désir sexuel, désir qui tout en étant naturel, n'est pas nécessaire à la survie biologique. Le luxe, qui permet de faire croire à une infinité de plaisirs et d'écarter le risque de la misère, est donc au centre d'un combat permanent entre les hommes pour séduire les femmes afin que ceux-ci deviennent capables de satisfaire au mieux leur passion sexuelle ou érotique.

Dans ces avares voluptueux, qui ne méritent pas proprement le nom d’avares, l’avarice est donc l’effet immédiat de la crainte de la douleur et de l’amour du plaisir physique. [p. 327] Mais, dira-t-on, comment ce même amour du plaisir, ou cette même crainte de la douleur, peuvent-ils l’exciter chez les vrais avares, chez ces avares infortunés qui n’échangent jamais leur argent contre des plaisirs ? S’ils passent leur vie dans la disette du nécessaire, et s’ils exagerent à eux-mêmes et aux autres le plaisir attaché à la possession de l’or, c’est pour s’étourdir sur un malheur que personne ne veut ni ne doit plaindre.

Mais il y a dans l'avarice un paradoxe qu'il faut expliquer : le véritable avaricieux refuse d'employer son argent pour d'autres plaisirs que d'en avoir de plus en plus. L'argent devient non plus un moyen d'échange, mais un plaisir en soi qui détourne de tout autre plaisir : une cause générale de privation et de frugalité (cf : L'avare de Molière).

Quelque surprenante que soit la contradiction qui se trouve entre leur conduite et les motifs qui les font agir, je tâcherai de découvrir la cause qui, leur laissant desirer sans cesse le plaisir, doit toujours les en priver.

J’observerai d’abord que cette sorte d’avarice prend sa source dans une crainte excessive et ridicule et de la possibilité de l’indigence et des maux qui y sont attachés. Les avares sont assez semblables aux hypocondres qui vivent dans des transes perpétuelles, qui voient par-tout des dangers, et qui craignent que tout ce qui les approche ne les casse. C’est parmi les gens nés dans l’indigence qu’on rencontre le plus communément de ces sortes d’avares ; ils ont par eux-mêmes éprouvé ce que la pauvreté entraîne de maux à sa suite : aussi leur folie, à cet égard, est-elle plus pardonnable qu’elle ne le seroit à des hommes nés dans l’abondance, parmi lesquels on ne trouve guere que des avares fastueux ou voluptueux.

C'est la trop grande peur de l'extrême misère, chez ceux qui l'ont connue dans l'enfance, qui fait de l'avarice proprement dite une maladie ou folie de l'avaricieux lorsqu'il détourne l'argent de sa fonction d'échange pour en faire une fin en soi. Il s'agit donc d'une folie explicable et partant plus pardonnable chez les nés miséreux que chez ceux qui ont connu l'abondance dans leur enfance qui de fait font de leur désir d'accumuler des richesses un désir de jouir toujours davantage d'autres avantages.

Pour faire voir comment, dans les premiers, la crainte de manquer du nécessaire les force toujours à s’en priver ; supposons qu’accablé du faix de l’indigence, quelqu’un d’entr’eux conçoive le projet de s’y soustraire. Le projet conçu, l’espérance aussi-tôt vient vivifier son ame affaissée par la misere ; elle lui rend l’activité, lui fait chercher des protecteurs, [p. 328] l’enchaîne dans l’antichambre de ses patrons, le force à s’intriguer auprès des ministres, à ramper aux pieds des grands, et à se dévouer enfin au genre de vie le plus triste, jusqu’à ce qu’il ait obtenu quelque place qui le mette à l’abri de la misere. Parvenu à cet état, le plaisir sera-t-il l’unique objet de sa recherche ? Dans un homme qui, par ma supposition, sera d’un caractere timide et défiant, le souvenir vif des maux qu’il a éprouvés doit d’abord lui inspirer le desir de s’y soustraire, et le déterminer, par cette raison, à se refuser jusqu’à des besoins dont il a, par la pauvreté, acquis l’habitude de se priver. Une fois au dessus du besoin, si cet homme atteint alors l’âge de trente-cinq ou quarante ans ; si l’amour du plaisir, dont chaque instant émousse la vivacité, se fait moins vivement sentir à son coeur, que fera-t-il alors ? Plus difficile en plaisirs, s’il aime les femmes, il lui en faudra de plus belles et dont les faveurs soient plus cheres : il voudra donc acquérir de nouvelles richesses pour satisfaire ses nouveaux goûts : or, dans l’espace de temps qu’il mettra à cette acquisition, si la défiance et la timidité, qui s’accroissent avec l’âge et qu’on peut regarder comme l’effet du sentiment de notre foiblesse, lui démontrent qu’en fait de richesses, assez n’est jamais assez ; et si son avidité se trouve en équilibre avec son amour pour les plaisirs, il sera soumis alors à deux attractions différentes : pour obéir à l’une et à l’autre, cet homme, sans renoncer au plaisir, se prouvera qu’il doit, du moins, en remettre la jouissance au temps où, possesseur de plus grandes richesses, il pourra, sans crainte de l’avenir, s’occuper tout entier de ses plaisirs présents. Dans le nouvel intervalle de temps qu’il mettra à accumuler ces nouveaux trésors, si l’âge le rend tout-à-fait insensible au plaisir, changera-t-il son genre de vie ? Renoncera-t-il [p. 329] à des habitudes que l’incapacité d’en contracter de nouvelles lui a rendues cheres ? Non, sans doute ; et satisfait, en contemplant ses trésors, de la possibilité des plaisirs dont les richesses sont l’échange, cet homme, pour éviter les peines physiques de l’ennui, se livrera tout entier à ses occupations ordinaires. Il deviendra même d’autant plus avare dans sa vieillesse, que l’habitude d’amasser n’étant plus contrebalancée par le desir de jouir, elle sera, au contraire, soutenue en lui par la crainte machinale que la vieillesse a toujours de manquer. La conclusion de ce chapitre, c’est que la crainte excessive et ridicule des maux attachés à l’indigence est la cause de l’apparente contradiction qu’on remarque entre la conduite de certains avares et les motifs qui les font mouvoir. Voilà comme, en desirant toujours le plaisir, l’avarice peut toujours les en priver.

Ce détournement pathologique de la fonction de l'argent, chez l'avaricieux, s'installe, lorsque, sans renoncer au plaisirs au début de sa nouvelle fortune, il craint en permanence d'être limité dans ses désirs par le manque d'argent de son enfance qui l’obsède encore et croit pouvoir différer les plaisirs pour les accroître à l'infini par l'accumulation sans limite de ses richesses, jusqu'à en oublier les autres satisfactions ultimes que peuvent lui procurer la richesse. Il préférera le plaisir d'imaginer tous les plaisirs qu'ils pourraient obtenir par l'accroissement sans limite de sa fortune que de les vivre vraiment par l'emploi de celle-ci dans l'échange. Cette habitude va s'installer encore plus en lui dans ses vieux jours dès lors que la tendance au plaisirs dispendieux, en particulier sexuels dont nous avons vus qu'ils sont cause principale du passage aux passions superflues, diminue avec l'âge . Remarquons que Helvetius met la sexualité et la relation de séduction et de pouvoir entre les hommes et les femmes au centre de son analyse du développement des besoins naturels en désirs excessifs passionnels.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 11

De l’ambition.

le crédit attaché aux grandes places peut, ainsi que les richesses, nous épargner des peines, nous procurer des plaisirs, et, par conséquent, être regardé comme un échange. On peut donc appliquer à l’ambition ce que j’ai dit de l’avarice.

Chez ces peuples sauvages dont les chefs ou les rois n’ont d’autre privilege que celui d’être nourris et vêtus de la chasse que font pour eux les guerriers de la nation, le desir de s’assurer ses besoins y fait des ambitieux.

Le même désir constitue l'avarice et l'ambition : celui de s'assurer, de se garantir, le plus de plaisir possible au moindre coût en terme de souffrance, de peine et de travail. Avoir le pouvoir sur les autres, c'est se dispenser de travailler et de souffrir, en faisant souffrir et travailler les autres à sa place dans le but de se faire plaisir.

Dans Rome naissante, lorsqu’on n’assignoit d’autre récompense aux grandes actions que l’étendue de terrein qu’un romain pouvoit labourer et défricher en un jour, ce motif suffisoit pour former des héros. Ce que je dis de Rome, je le dis de tous les peuples pauvres ; ce qui chez eux forme des ambitieux, c’est le desir de se soustraire à la peine et au travail. Au contraire, chez les nations opulentes, où tous ceux qui prétendent aux grandes places sont pourvus des richesses nécessaires pour se procurer non seulement les besoins, mais encore les commodités de la vie, c’est presque toujours dans l’amour du plaisir que l’ambition prend naissance.

L'ambition dans les conditions de misère est tournée vers la satisfaction des besoins physiques nécessaires et naturels en vue de s'assurer les conditions de la survie biologique au moindre coût de souffrance pour soi aux dépens des autres. Dans des conditions plus opulentes, le but de l'ambition sont l'obtention de plaisirs biologiquement superflus qui sont infinis.

Mais, dira-t-on, la pourpre, les thiares et généralement toutes les marques d’honneur, ne font sur nous aucune impression physique de plaisir : l’ambition n’est donc pas fondée sur cet amour du plaisir, mais sur le desir de l’estime [p. 331] et des respects ; elle n’est donc pas l’effet de la sensibilité physique.

Or parmi ces satisfactions biologiquement ni naturelles, ni nécessaires, il semble que celui de l'estime et des honneurs, qui dans l'ambition joue un rôle dominant, soient d'un autre ordre que le seul plaisir sensible. Ce qui paraît contradictoire avec la thèse centrale de l'auteur que tout plaisir est sensible et/ou que tout plaisir trouve nécessairement son origine dans ce dernier.

Si le desir des grandeurs, répondrai-je, n’étoit allumé que par le desir de l’estime et de la gloire, il ne s’éleveroit d’ambitieux que dans des républiques telles que celles de Rome et de Sparte, où les dignités annonçoient communément de grandes vertus et de grands talents dont elles étoient la récompense. Chez ces peuples, la possession des dignités pouvoit flatter l’orgueil ; puisqu’elle assuroit un homme de l’estime de ses concitoyens ; puisque cet homme, ayant toujours de grandes entreprises à exécuter, pouvoit regarder les grandes places comme des moyens de s’illustrer et de prouver sa supériorité sur les autres. Or l’ambitieux poursuit également les grandeurs dans les siecles où ces grandeurs sont le plus avilies par le choix des hommes qu’on y éleve, et, par conséquent, dans les temps mêmes où leur possession est le moins flatteuse. L’ambition n’est donc pas fondée sur le desir de l’estime. En vain diroit-on qu’à cet égard l’ambitieux peut se tromper lui-même : les marques de considération, qu’on lui prodigue, l’avertissent à chaque instant que c’est sa place et non lui qu’on honore. Il sent que la considération dont il jouit n’est point personnelle ; qu’elle s’évanouit par la mort ou la disgrace du maître ; que la vieillesse même du prince suffit pour la détruire ; qu’alors les hommes, élevés aux premiers postes, sont autour du souverain comme ces nuages d’or qui assistent au coucher du soleil, et dont la splendeur s’obscurcit et disparoît à mesure que l’astre s’enfonce sous l’horizon. Il l’a mille fois oui dire, et l’a lui-même mille fois répété, que le mérite n’appelle point aux honneurs ; que la promotion aux dignités n’est point, aux yeux du public, la preuve d’un mérite réel ; qu’elle est, au [p. 332] contraire, presque toujours regardée comme le prix de l’intrigue, de la bassesse et de l’importunité. S’il en doute, qu’il ouvre l’histoire, et sur tout celle de Byzance ; il y verra qu’un homme peut être à la fois revêtu de tous les honneurs d’un empire et couvert du mépris de toutes les nations. Mais je veux que, confusément avide d’estime, l’ambitieux croie ne chercher que cette estime dans les grandes places : il est facile de montrer que ce n’est pas le vrai motif qui le détermine ; et que, sur ce point, il se fait illusion à lui-même ; puisqu’on ne desire pas, comme je le prouverai dans le chapitre de l’orgueil, l’estime pour l’estime même, mais pour les avantages qu’elle procure. Le desir des grandeurs n’est donc point l’effet du desir de l’estime.

Or le désir d'estime n'est pas l'ambition en cela que celle-ci concerne tout autant les véritables grands hommes que les autres, alors que celle-là ne concerne que ceux qui en sont dignes dans les conditions d'un état qui fait du souci de l'intérêt public, jusqu'au sacrifice du plaisir personnel, voire de sa vie, le critère de la dignité.

à quoi donc attribuer l’ardeur avec laquelle on recherche les dignités ? à l’exemple de ces jeunes gens riches qui n’aiment à se montrer au public que dans un équipage leste et brillant, pourquoi l’ambitieux ne veut-il y paroître que décoré de quelques marques d’honneur ? C’est qu’il considere ces honneurs comme un truchement qui annonce aux hommes son indépendance, la puissance qu’il a de rendre, à son gré, plusieurs d’entr’eux heureux et malheureux, et l’intérêt qu’ils ont tous de mériter une faveur toujours proportionnée aux plaisirs qu’ils sauront lui procurer.

L'ambition recherche plus « les dignités » ou les honneurs que l'estime et/ou« la dignité », wue délivre les actions au service de l'intérêt public, elle n'est que le désir de supériorité ou de pouvoir sur les autres à son profit personnel exclusif.

Mais, dira-t-on, ne seroit-ce pas plutôt du respect et de l’adoration des hommes dont l’ambitieux seroit jaloux ? Dans le fait, c’est le respect des hommes qu’il desire ; mais pourquoi le desire-t-il ? Dans les hommages qu’on rend aux grands, ce n’est point le geste du respect qui leur plaît : si ce geste étoit par lui-même agréable, il n’est point d’homme riche qui, sans sortir de chez lui et sans courir après les dignités, ne se pût procurer un tel bonheur. Pour se satisfaire, il loueroit [p. 333] une douzaine de portefaix, les revêtiroit d’habits magnifiques, les barioleroit de tous les cordons de l’Europe, les tiendroit le matin dans son antichambre, pour venir tous les jours payer à sa vanité un tribut d’encens et de respects. L’indifférence des gens riches pour cette espece de plaisir prouve que l’on n’aime point le respect comme respect, mais comme un aveu d’infériorité de la part des autres hommes, comme un gage de leur disposition favorable à notre égard, et de leur empressement à nous éviter des peines et à nous procurer des plaisirs.

Le respect n'est pas désiré pour lui-même mais pour la supériorité qu'il confère sur les autres. Les hommes riches n'ont que faire du respect, leur richesse leur suffit à avoir accès à tous les plaisirs. Ainsi l'ambition, comme la richesse, ne vaut que comme désir de pouvoir et non pas comme désir d'être respecté ou d'être digne d'estime.



Le desir des grandeurs n’est donc fondé que sur la crainte de la douleur ou l’amour du plaisir. Si ce desir n’y prenoit point sa source, quoi de plus facile que de désabuser l’ambitieux ? ô toi, lui diroit-on, qui seches d’envie en contemplant le faste et la pompe des grandes places, ose t’élever à un orgueil plus noble ; et leur éclat cessera de t’en imposer. Imagine, pour un moment, que tu n’es pas moins supérieur aux autres hommes que les insectes leur sont inférieurs ; alors tu ne verras, dans les courtisans, que des abeilles qui bourdonnent autour de leur reine ; le sceptre même ne te paroîtra plus qu’une gloriole. Pourquoi les hommes ne prêteront-ils jamais l’oreille à de pareils discours, auront-ils toujours peu de considération pour ceux qui ne peuvent guere, et préféreront-ils toujours les grandes places aux grands talents ? C’est que les grandeurs sont un bien, et peuvent, ainsi que les richesses, être regardées comme l’échange d’une infinité de plaisirs.

En réalité on ne peut convaincre personne de rechercher des grandeurs qui ne procureraient aucun plaisir ou avantage personnels. Si l'on pense que l'on peut être supérieur aux autres hommes, au même titre que les insectes leur sont inférieurs, alors on peut considérer que les courtisans sont comme les abeilles autour de leur reine. Que cette supériorité marquée par ce symbole du pouvoir qu'est le sceptre royal, n'est qu'une vaine et illusoire apparence. Cette supériorité quant au pôuvoir sur les autres que confère les titres de grandeur ne vaut que parce, comme les richesses, elle est la promesse d'une infinité de satisfaction sensibles.

Aussi les recherche-t-on avec d’autant plus d’ardeur qu’elles peuvent nous donner sur les hommes une puissance plus étendue, et par conséquent nous procurer plus d’avantages. Une preuve de cette vérité, c’est qu’ayant le choix du trône d’Ispahan ou [p. 334] de Londres, il n’est presque personne qui ne donnât au sceptre de fer de la Perse la préférence sur celui de l’Angleterre. Qui doute cependant qu’aux yeux d’un homme honnête le dernier ne parût le plus desirable, et qu’ayant à choisir entre ces deux couronnes, un homme vertueux ne se déterminât en faveur de celle où le roi, borné dans son pouvoir, se trouve dans l’heureuse impuissance de nuire à ses sujets ?

Entre la position du souverain absolu qui est celle du roi de Perse et celle du roi d'Angleterre, même « l'honnête homme » préférera la première dès lors qu'entre un pouvoir limité par une constitution, celui du roi d'Angleterre, et un pouvoir sans limite, celui de Perse, la promesse de plaisirs infinis s'impose au profit de celui-ci et aux dépens de celui-là..

S’il n’est cependant presqu’aucun ambitieux qui n’aimât mieux commander au peuple esclave des persans qu’au peuple libre des anglois, c’est qu’une autorité plus absolue sur les hommes les rend plus attentifs à nous plaire ; c’est qu’instruits par un instinct secret, mais sûr, on sait que la crainte rend toujours plus d’hommages que l’amour ; que les tyrans, du moins de leur vivant, ont presque toujours été plus honorés que les bons rois ; c’est que la reconnoissance a toujours élevé des temples moins somptueux aux dieux bienfaisants qui portent la corne d’abondance, que la crainte n’en a consacré aux dieux cruels et colossaux qui, portés sur les ouragans et les tempêtes et couverts d’un vêtement d’éclairs, sont peints la foudre à la main ; c’est enfin qu’éclairés par cette connoissance, on sent qu’on doit plus attendre de l’obéissance d’un esclave, que de la reconnoissance d’un homme libre. [p. 335]

Entre la crainte et l'amour des sujets pour asseoir leur pouvoir , les ambitieux préfèrent toujours la première car elle est facile à obtenir et durable du fait qu'elle produit une obéissance certaine, alors que la seconde est toujours difficile, précaire et fragile. Ainsi les dieux qui imposent la soumission par la force et la terreur, ont toujours été plus honorés des hommes par la magnificence des temples qu'ils leur ont dédiés que des dieux qui paraissent aimables. L'amour suppose la liberté des sujets d'aimer ou de ne pas aimer et donc d’obéir ou de désobéir, au contraire de la crainte pour sa vie et de la menace de mort imminente à laquelle personne n'a la liberté de se soustraire.

La conclusion de ce chapitre, c’est que le desir des grandeurs est toujours l’effet de la crainte de la douleur ou de l’amour des plaisirs des sens, auxquels se réduisent nécessairement tous les autres. Ceux que donne le pouvoir et la considération ne sont pas proprement des plaisirs : ils n’en obtiennent le nom que parce que l’espoir et les moyens de se procurer des plaisirs sont déjà des plaisirs : plaisirs qui ne doivent leur existence qu’à celle des plaisirs physiques. Je sais que, dans les projets, les entreprises, les forfaits, les vertus et la pompe éblouissante de l’ambition, l’on apperçoit difficilement l’ouvrage de la sensibilité physique.

Ce passage semble exclure le désir narcissique comme source d'un plaisir spécifique qui ne soit pas seulement physique. Helvetius dit et répèteici que l'ambition, comme la cupidité , ne valent pas comme plaiors en soi mais seulement comme condition de plaisirs physiques infinis. Cela semble paradoxal car, dans de très nombreux passages, l'amour de soi est cité comme fondamental de la condition humaine universelle. Deux explications de cette apparente contradiction peuvent être avancées :

  1. son matérialisme, disons primaire, qui tente de réduire l'esprit au corps et/ou de ne faire du premier qu'un épiphénomène du second, lui interdit d'aller au bout de son analyse, pourtant omniprésente, du narcissisme sous toutes ses formes, par peur d'introduire l'idée d'un plaisir intellectuel (dont la cause est liée à l'image valorisée et valorisante de soi), plus important encore pour les individus que le seul plaisir directement physique.

  2. Il cherche à lier l'esprit au corps au point de confondre la satisfaction narcissique avec un plaisir physique dans sa source, ce qui est problématique, et son vécu, ce qui est un fait d'expérience. Ce qui est en cause, ici, semble être le manque de connaissance de Helvetius concernant, via l'examen du fonctionnement physique du cerveau humain, la relation physique du corps et de l'esprit. Connaissance qu'il ne pouvait avoir en son temps et que notre époque seulement commence à explorer scientifiquement grâce à l'imagerie neurologique et à la simulation informatique.

Comment, dans cette fiere ambition qui, le bras fumant de carnage, s’assied, au milieu des champs de bataille, sur un monceau de cadavres, et frappe, en signe de victoire, ses aîles dégoûtantes de sang ; comment, dis-je, dans l’ambition ainsi figurée, reconnoître la fille de la volupté ? Comment imaginer qu’à travers les dangers, les fatigues et les travaux de la guerre, ce soit la volupté qu’on poursuive ? C’est cependant elle seule, répondrai-je, qui, sous le nom de libertinage, recrute les armées de presque toutes les [p. 336] nations. On aime les plaisirs et, par conséquent, les moyens de s’en procurer : les hommes desirent donc et les richesses et les dignités. Ils voudroient, de plus, faire fortune en un jour, et la paresse leur inspire ce desir : or, la guerre, qui promet le pillage des villes au soldat et des honneurs à l’officier, flatte, à cet égard, et leur paresse et leur impatience. Les hommes doivent donc supporter plus volontiers les fatigues de la guerre que les travaux de l’agriculture, qui ne leur promet de richesses que dans un avenir éloigné. Aussi les anciens germains, les celtes, les tartares, les habitants des côtes d’Afrique et les arabes, ont-ils toujours été plus adonnés au vol et à la piraterie qu’à la culture des terres.

Il en est de la guerre comme du gros jeu qu’on préfere au petit, au risque même de se ruiner, parce que le gros jeu nous flatte de l’espoir de grandes richesses et nous les promet dans un instant. Pour ôter aux principes que j’ai établis tout air de paradoxe, je vais, dans le titre du chapitre suivant, exposer l’unique objection à laquelle il me reste à répondre.
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 12

[p. 337] si, dans la poursuite des grandeurs, l’on ne cherche qu’un moyen de se soustraire à la douleur, ou de jouir du plaisir physique ; pourquoi le plaisir échape-t-il si souvent à l’ambitieux ?

Helvetius, en cela il est philosophe, perçoit le paradoxe de sa thèse : comment se fait-il que le plaisir physique que l'ambitieux ou le cupide, selon lui, est censé poursuivre lui échappe ? Et de plus comment se fait-il qu'ils continuent dans leur comportement malgré leur échec ?

on peut distinguer deux sortes d’ambitieux. Il est des hommes malheureusement nés, qui, ennemis du bonheur d’autrui, desirent les grandes places, non pour jouir des avantages qu’elles procurent, mais pour goûter le seul plaisir des infortunés, pour tourmenter les hommes et jouir de leur malheur. Ces sortes d’ambitieux sont d’un caractere assez semblable aux faux dévots, qui, en général, passent pour méchants, non que la loi qu’ils professent ne soit une loi d’amour et de charité, mais parce que les hommes le plus ordinairement portés à une dévotion austere sont apparemment [p. 338] des hommes mécontents de ce bas monde, qui ne peuvent espérer de bonheur qu’en l’autre, et qui, mornes, timides et malheureux, cherchent dans le spectacle du malheur d’autrui une distraction aux leurs. Les ambitieux de cette espece sont en très-petit nombre ; ils n’ont rien de grand ni de noble dans l’ame ; ils ne sont comptés que parmi les tyrans ; et, par la nature de leur ambition, ils sont privés de tous les plaisirs.

La réponse à cette question est subtile : l'ambitieux peut jouir non du plaisir pour lui-même mais du déplaisir et du malheur des autres, au m^me titre que le faux dévot qui utilise la loi d'amour pour obliger les autres à s'interdire le plaisir, pour jouir de leur frustration, voire comme chez le Tartuffe de Molière, pour se réserver le monopole de la jouissance. C'est la relation d'inégalité aux autres dans l'obtention du plaisir physique qui les motive et les fait jouir. Mais alors ne s'éloigne-t-on pas du mat »érielisme primaire ? Une comparaison plaisante n'est-elle pas aussi une idée et non pas un simple plaisir physique ? N'est-ce pas cette idée qui est la vraie source de sa jouissance ? Son plaisir ne serait-il pas un dévoiement pervers, une maladie honteuse, de la tendance naturelle tournée vers le seul plaisir physique ?

Pour notre auteur ce genre de comportement vicieux est très minoritaire, c'est à dire exceptionnel. Il ne se trouve que chez les plus grands tyrans et donc ne peut valoir d'argument contre la généralité de sa thèse. Mais comment une telle exception est-elle possible ? Nous verrons ce qu'il en est, lorsque Helvetius traitera de l'orgueil.

Il est des ambitieux d’une autre espece ; et, dans cette espece, je les comprends presque tous : ce sont ceux qui, dans les grandes places, ne cherchent qu’à jouir des avantages qui y sont attachés. Parmi ces ambitieux, il en est qui, par leur naissance ou leur position, sont d’abord élevés à des postes importants : ceux-là peuvent quelquefois allier le plaisir avec les soins de l’ambition ; ils sont en naissant placés, pour ainsi dire, à la moitié de la carriere qu’ils ont à parcourir. Il n’en est pas ainsi d’un homme qui, de l’état le plus médiocre, veut, comme Cromwel, s’élever aux premiers postes. Pour s’ouvrir la route de l’ambition, où les premiers pas sont ordinairement les plus difficiles, il a mille intrigues à faire, mille amis à ménager ; il est à la fois occupé et du soin de former de grands projets, et du détail de leur exécution. Or, pour découvrir comment de pareils hommes, ardents à la poursuite de tous les plaisirs, animés de ce seul motif, en sont souvent privés ; supposons qu’avide de ces plaisirs, et frappé de l’empressement avec lequel on cherche [p. 339] à prévenir les desirs des grands, un homme de cette espece veuille s’élever aux premiers postes : ou cet homme naîtra dans ces pays où le peuple est le dispensateur des graces, où l’on ne peut se concilier la bienveillance publique que par des services rendus à la patrie, où par conséquent le mérite est nécessaire ; ou ce même homme naîtra dans des gouvernements absolument despotiques, tels que le mogol, où les honneurs sont le prix de l’intrigue : or, quel que soit le lieu de sa naissance, je dis que, pour parvenir aux grandes places, il ne peut donner presqu’aucun temps à ses plaisirs. Pour le prouver, je prendrai le plaisir de l’amour pour exemple, non seulement comme le plus vif de tous, mais encore comme le ressort presque unique des sociétés policées. Car il est bon d’observer, en passant, qu’il est, dans chaque nation, un besoin physique qu’on doit considérer comme l’ame universelle de cette nation : chez les sauvages du septentrion qui, souvent exposés à des famines affreuses, sont toujours occupés de chasse et de pêche, c’est la faim et non l’amour qui produit toutes les idées ; ce besoin est en eux le germe de toutes leurs pensées : aussi, presque toutes les combinaisons de leur esprit ne roulent-elles que sur les ruses de la chasse et de la pêche, et sur les moyens de pourvoir au besoin de la faim. Au contraire, l’amour des femmes est, chez les nations policées, le ressort presque unique qui les meut. En ces pays, l’amour invente tout, produit tout : [p. 340] la magnificence, la création des arts de luxe, sont des suites nécessaires de l’amour des femmes et de l’envie de leur plaire ; le desir même qu’on a d’en imposer aux hommes, par les richesses ou les dignités, n’est qu’un nouveau moyen de les séduire. Supposons donc qu’un homme né sans bien, mais avide des plaisirs de l’amour, ait vu les femmes se rendre d’autant plus facilement aux desirs d’un amant, que cet amant, plus élevé en dignité, fait refléchir plus de considération sur elles ; qu’excité par la passion des femmes à celle de l’ambition, l’homme dont je parle aspire au poste de général ou de premier ministre ; il doit, pour monter à ces places, s’occuper tout entier du soin d’acquérir des talents ou de faire des intrigues. Or le genre de vie propre à former, soit un habile intrigant, soit un homme de mérite, est entiérement opposé au genre de vie propre à séduire des femmes, auxquelles on ne plaît communément que par des assiduités incompatibles avec la vie d’un ambitieux. Il est donc certain que, dans la jeunesse, et jusqu’à ce qu’il soit parvenu à ces grandes places où les femmes doivent échanger leurs faveurs [p. 341] contre du crédit, cet homme doit s’arracher à tous ses goûts, et sacrifier, presque toujours, le plaisir présent à l’espoir des plaisirs à venir. Je dis, presque toujours ; parce que la route de l’ambition est ordinairement très-longue à parcourir. Sans parler de ceux dont l’ambition, accrue aussitôt que satisfaite, remplace toujours un desir rempli par un desir nouveau ; qui, de ministres, voudroient être rois ; qui, de rois, aspireroient, comme Alexandre, à la monarchie universelle, et voudroient monter sur un trône où les respects de tout l’univers les assurassent que l’univers entier s’occupe de leur bonheur ; sans parler, dis-je, de ces hommes extraordinaires, et supposant même de la modération dans l’ambition, il est évident que l’homme, dont la passion des femmes aura fait un ambitieux, ne parviendra ordinairement aux premiers postes que dans un âge où tous ses desirs seront étouffés.

Il y a deux sortes d'ambitieux -et là Helvetius reprend une dichotomie utilisée pour comprendre le goût de la richesse et sa perversion qu'on pourrait dire harpagonesque.

  1. Celle qui concerne les gens d'en haut qui n'ont, de ce fait, nul besoin de sacrifier leurs plaisirs pour affirmer leur désir de promotion sociale

  2. Celle de ceux qui proviennent de classes inférieures et qui doivent tout faire pour flatter les puissants afin de réussir à grimper dans l'échelle sociale et ce jusqu'au sacrifice de leurs plaisirs immédiats, sans être garantis du reste de recevoir les récompenses qu'ils recherchent par leur ambition .

    Chez les premiers, les plaisirs de l'amour sont cultivés comme le signe de leur supériorité native. Dès lors, ils n'ont pas trop d'efforts à faire pour parvenir au sommet et ils ont les moyens de satisfaire leurs besoins physiologiques primitifs et nécessaires. Les plaisir superflus dans le domaine érotique ou amoureux, en particulier, deviennent alors la marque de leur supériorité comme n'étant pas celle de « parvenus ». Chez les seconds l'intrigue et la lutte permanente qu'il doit mener pour le pouvoir, lui interdit, plus que chez les premiers, de consacrer du temps aux plaisirs qui sont pourtant le récompense espérée de ses sacrifices actuels. De plus cette lutte incessante ne se satisfait d'aucun plaisir durable puisqu'il elle ouvre à la dimension de l'infinité des plaisirs. Elle ne fait que reporter dans un delà infini l'infinité les plaisirs que les ambitieux de la deuxième catégorie attendent de l'amour. La lutte pour le pouvoir devient alors sa propre fin alors qu'elle n'est qu'un moyen de conquérir des plaisirs sensibles bien réels. Seul le grand âge peut permettre à l'ambitieux « parvenu » de conquérir le pouvoir, mais ce même grand âge limite physiologiquement les plaisirs érotiques espérées par cette conquête. Il ne peut donc réellement en profiter à la mesure de ses sacrifices antérieurs . Sa frustration est donc l'échec de son ambition et non, elle n'est pas due au fait qu'il aurait préférer son ambition aux plaisirs sensibles, lesquels sont et restent son but ?

Mais ses desirs ne fussent-ils qu’attiédis, à peine cet homme a-t-il atteint ce terme, qu’il se trouve placé sur un écueil escarpé et glissant ; il se voit de toutes parts en butte aux envieux, qui, prêts à le percer, tiennent autour de lui leurs arcs toujours bandés : alors il découvre avec horreur l’abyme affreux qui s’entr’ouvre ; il sent que, dans sa chûte, par un triste appanage de la grandeur, il sera misérable sans être plaint ; qu’exposé aux insultes de ceux qu’outrageoit son orgueil, il sera l’objet du mépris de ses rivaux, mépris plus cruel encore que les outrages ; que, devenu la risée de ses inférieurs, ils s’affranchiront alors de ce tribut de respects dont la jouissance a pu quelquefois lui paroître importune, mais dont la privation est insupportable, lorsque l’habitude en a fait un besoin. Il voit donc que, privé du seul plaisir qu’il ait jamais goûté, et réduit à l’abbaissement, il ne jouira plus en contemplant ses grandeurs, comme l’avare en [p. 342] contemplant ses richesses, de la possibilité de toutes les jouissances qu’elles peuvent lui procurer.

Cet ambitieux est donc, par la crainte de l’ennui et de la douleur, retenu dans la carriere où l’amour du plaisir l’a fait entrer : le desir de conserver succede donc en son coeur au desir d’acquérir. Or l’étendue des soins nécessaires pour se maintenir dans les dignités, ou pour y parvenir, étant à peu près la même, il est évident que cet homme doit passer le temps de la jeunesse et de l’âge mûr à la poursuite ou à la conservation de ces places, uniquement desirées comme des moyens d’acquérir les plaisirs qu’il s’est toujours refusés. C’est ainsi que, parvenu à l’âge où l’on est incapable d’un nouveau genre de vie, il se livre, et doit, en effet, se livrer tout entier à ses anciennes occupations ; parce qu’une ame toujours agitée de craintes et d’espérances vives, et sans cesse remuée par de fortes passions, préférera toujours la tourmente de l’ambition au calme insipide d’une vie tranquille. Semblables aux vaisseaux que les flots portent encore sur la côte du midi, lorsque les vents du nord n’enflent plus les mers, les hommes suivent dans la vieillesse la direction que les passions leur ont donnée dans la jeunesse.

Cette lutte permanente pour le pouvoir que prend l'ambition chez l'ambitieux parvenu est telle du fait que, même ayant accéder à quelques plaisirs érotiques, ceux-ci sont sens cesse compromis par les envieux et les concurrents jaloux qui tentent de lui ravir sa place et donc ne lui laisse aucun repos propice à la jouissance des fruits de son ambition.

J’ai fait voir comment, appellé aux grandeurs par la passion des femmes, l’ambitieux s’engage dans une route aride. S’il y rencontre, par hazard, quelques plaisirs, ces plaisirs sont toujours mêlés d’amertume ; il ne les goûte avec délices que parce qu’ils y sont rares et semés çà et là, à peu près comme ces arbres qu’on rencontre de loin en loin dans les déserts de la Lybie, et dont le feuillage desséché n’offre un ombrage agréable qu’à l’africain brûlé qui s’y repose.

La contradiction qu’on apperçoit entre la conduite d’un ambitieux et les motifs qui le font agir, n’est donc qu’apparente ; [p. 344] l’ambition est donc allumée en nous par l’amour du plaisir et la crainte de la douleur. Mais, dira-t-on, si l’avarice et l’ambition sont un effet de la sensibilité physique, du moins l’orgueil n’y prend-il pas sa source.

L'ambition du parvenu est donc un marché de dupes par lequel ce que le parvenu convoite se dérobe par le fait des moyens, flatteries, luttes et intriques permanentes, qui lui sont indispensables pour l'obtenir. Mais alors, si l'ambition est toujours, même déçue, commandée par la recherche des plaisirs sensibles ou physiques, qu'en est-il de l'orgueil qui semble ne concerner que le plaisir à se croire ou se sentir supérieur aux autres, donc comme  un plaisir principalement intellectuel?
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 13

l’orgueil n’est dans nous que le sentiment vrai ou faux de notre excellence : sentiment qui, dépendant de la comparaison avantageuse qu’on fait de soi aux autres, suppose, par conséquent, l’existence des hommes, et même l’établissement des sociétés. Le sentiment de l’orgueil n’est donc point inné, comme celui du plaisir et de la douleur. L’orgueil n’est donc qu’une passion factice, qui suppose la connoissance du beau et de l’excellent.

L'orgueil, contrairement à la richesse et à l'ambition, selon Helvetius, ne relève et ne procède pas du plaisir et de la douleur physique ou naturelle, mais est une passion artificielle dont la source est la société ou plus précisément de la capacité des hommes vivant en société de se comparer les uns aux autres. La passion de l'orgueil procède donc d'une connaissance socialement acquise -et non pas innée- du beau et de la bien et en fonction de cette connaissance, du pouvoir de se mesurer les uns aux autres dans le cadre d'une hiérarchie de valeur socialement déterminée. L'orgueil relève du désir de l'orgueilleux de se valoriser par rapport aux autres selon cette hiérarchie . La satisfaction qu'elle recherche est donc à la fois, même si si elle provoque des effets physiques de plaisirs, sociale et intellectuelle, intellectuelle parce que sociale.

Or, l’excellent ou le beau ne sont autre chose que ce que le plus grand nombre des hommes a toujours regardé, estimé et honoré comme tel. L’idée de l’estimé a donc précédé l’idée de l’estimable. Il est vrai que ces deux idées ont dû bien-tôt se confondre ensemble.

L'orgueil est une sorte de plaisir ou, si l'on réserve ce terme au seul plaisir physique, de satisfaction de et par des idées, c'est à dire des valeurs générales du bien et du beau que la société offre. Ces valeurs ensuite permettent à chacun de s'estimer lui-même et si possible positivement en se mesurant dans la compétition sociale aux autres. C'est cette capacité idéelle de mesure compétitive qui génère l'orgueil, à savoir le désir de paraître à soi-même supérieur aux autres, afin de se plaire à lui-même.

Aussi l’homme qu’anime le noble et superbe desir de se plaire à lui-même, et qui, content de sa propre estime, se croit indifférent à l’opinion générale, est, en ce point, dupe de son propre orgueil, et prend en lui le desir d’être estimé pour le desir d’être estimable. L’orgueil, en effet, ne peut jamais être qu’un desir secret et déguisé de l’estime publique. Pourquoi le même homme qui, dans les forêts de l’Amérique, tire vanité de l’adresse, de la force et de l’agilité de son corps, ne s’enorgueillira-t-il en France de ces avantages corporels qu’au défaut de qualités plus essentielles ? C’est que la force et l’agilité du corps [p. 345] ne sont ni ne doivent être autant estimées d’un françois que d’un sauvage.

Mais ce désir de se plaire à soi-même passe par l'opinion des autres et les valeurs dominantes qu'elle met en jeu, lesquelles ne sont pas les mêmes en France et chez les indiens d'Amérique vivant de la chasse dans la forêt. La paradoxe apparent est que l'orgueilleux feint l'indifférence par rapport au jugement et aux valeurs générales des autres. Serait-ce donc là une façade et une posture pour faire (ac)croire qu'il ne vaut que par lui-même ?

Pour preuve que l’orgueil n’est qu’un amour déguisé de l’estime, supposons un homme uniquement occupé du desir de s’assurer de son excellence et de sa supériorité. Dans cette hypothese, la supériorité la plus personnelle, la plus indépendante du hazard lui paroîtroit sans doute la plus flatteuse : ayant à choisir entre la gloire des lettres et celle des armes, ce seroit, par conséquent, à la premiere qu’il donneroit la préférence.

La preuve en est que cette attitude orgueilleuse, forme de l'amour de soi, qui semble dédaigner le jugement des autres, est une posture hypocrite, un jeu de rôle fictif , est que l'orgueilleux, s'il pouvait choisir et ne pas être le jouet du hasard et de son milieu social préférerait choisir la gloire de l'écrivain à celle des exploits guerriers. Ce qu'il ne fait pas, car cette dernière est plus valorisante aux yeux de l'opinion bien que celle de l'écrivain soit, en effet, plus de l'ordre du choix intérieur personnel que le fait du hasard et de l'opinion extérieure (et donc, sous-entendu, plus réellement valorisant selon Helvetitus)

Oseroit-il contredire César lui-même ? Ne conviendroit-il pas, avec ce héros, que les lauriers de la victoire sont, par le public éclairé, toujours partagés entre le général, le soldat et le hazard ; et qu’au contraire les lauriers des muses appartiennent sans partage à ceux qu’elles inspirent ? N’avoueroit-il pas que le hazard a pu souvent placer l’ignorance et la lâcheté sur un char de triomphe, et qu’il n’a jamais couronné le front d’un stupide auteur ? En n’interrogeant que son orgueil, c’est-à-dire, le desir de s’assurer de son excellence, il est donc certain que la premiere espece de gloire lui paroîtroit la plus desirable. La préférence qu’on donne au grand capitaine sur le philosophe profond ne changeroit point, à cet égard, son opinion : il sentiroit que, si le public accorde plus d’estime au général qu’au philosophe, c’est que les talents du premier ont une influence plus prompte sur le bonheur public, que les maximes d’un sage qui ne paroissent immédiatement utiles qu’au petit nombre de ceux qui veulent être éclairés.

Or, s’il n’est cependant en France personne qui ne préférât la gloire des armes à celle des lettres, j’en conclus que ce n’est qu’au desir d’être estimé qu’on doit le desir d’être [p. 346] estimable, et que l’orgueil n’est que l’amour même de l’estime.

L'orgueil, comme estime narcissique de soi, a besoin -et donc dépend- de l'estime des autres. La preuve en est qu'en France on préfère par orgueil la gloire des armes à celle des lettres car la première est plus estimable que le seconde et que le désir d'être estimé est tout autant le désir d'être estimable par les autres. En cela l'orgueil n'est rien d'autre que l'amour de soi par la médiation de l'estime des autres avec laquelle il se confond. Mais l'orgueil serait-il indépendant de la recherche du plaisir physique et de la peur de la douleur, comme semble le dire Helvetius précédemment?

Pour prouver ensuite que cette passion de l’orgueil ou de l’estime est un effet de la sensibilité physique, il faut maintenant examiner si l’on desire l’estime pour l’estime même ; et si cet amour de l’estime ne seroit pas l’effet de la crainte de la douleur et de l’amour du plaisir. à quelle autre cause, en effet, peut-on attribuer l’empressement avec lequel on recherche l’estime publique ? Seroit-ce à la méfiance intérieure que chacun a de son mérite et, par conséquent, à l’orgueil qui, voulant s’estimer et ne pouvant s’estimer seul, a besoin du suffrage public pour étayer la haute opinion qu’il a de lui-même et pour jouir du sentiment délicieux de son excellence ? Mais, si nous ne devions qu’à ce motif le desir de l’estime, alors l’estime la plus étendue, c’est-à-dire, celle qui nous seroit accordée par le plus grand nombre d’hommes, nous paroîtroit, sans contredit, la plus flatteuse et la plus desirable, comme la plus propre à faire taire en nous une méfiance importune et à nous rassurer sur notre mérite.

On doit, pour savoir si l'orgueil dépend où non des tendances primaires et physiques que sont la recherche du plaisir et la crainte de la douleur corporels, se demander si l'estime de soi dépend seulement du jugement des autres ou non. Si la réponse est non, ce qui semble être le cas, dès lors que l'estime de soi n'est pas proportionnelle au nombre de ceux qui la flatte, alors il faut chercher ce qui motive profondément pour chacun le désir d'estime, alors il faut se demander qu'est-ce qui, chez le sujet orgueilleux, motive profondément son désir d'estime de soi.

Or, supposons les planetes habitées par des êtres semblables à nous : supposons qu’un génie vînt à chaque instant nous informer de ce qui s’y passe, et qu’un homme eût à choisir entre l’estime de son pays et celle de tous ces mondes célestes : dans cette supposition, n’est-il pas évident que ce seroit à l’estime la plus étendue, c’est-à-dire, à celle de tous les habitants planétaires, qu’il devroit donner la préférence sur celle de ses concitoyens ? Il n’est cependant personne qui, dans ce cas, ne se déterminât en faveur de l’estime nationale. Ce n’est donc point au desir qu’on a de s’assurer de son mérite, qu’on doit le desir de l’estime, mais aux avantages que cette estime procure. [p. 347] Pour s’en convaincre, qu’on se demande d’où vient l’empressement avec lequel ceux qui se disent le plus jaloux de l’estime publique, recherchent les grandes places dans les siecles même où, contrariés par des intrigues et des cabales, ils ne peuvent rien faire d’utile à leur nation ; où, par conséquent, ils sont exposés à la risée du public, qui, toujours juste dans ses jugements, méprise quiconque est assez indifférent à son estime pour accepter un emploi qu’il ne peut remplir dignement ; qu’on se demande encore pourquoi l’on est plus flatté de l’estime d’un prince que de celle d’un homme sans crédit : et l’on verra que, dans tous les cas, notre amour pour l’estime est proportionné aux avantages qu’elle nous promet. Si nous préférons, à l’estime d’un petit nombre d’hommes choisis, celle d’une multitude sans lumieres, c’est que, dans une multitude, nous voyons plus d’hommes soumis à cette espece d’empire que l’estime donne sur les ames ; c’est qu’un plus grand nombre d’admirateurs rappelle plus souvent à notre esprit l’image agréable des plaisirs qu’ils peuvent nous procurer.

Si la réalisation du désir d'estime de soi n'est pas nécessairement soumise au jugement des autres, c'est que ce désir trouve dans le plaisir du sujet (ou la cessation de la douleur) sa vraie motivation et ceux qui cherchent fallacieusement (sans lumières) cette estime dans le jugements des autres, le font parce qu'ils imaginent, à travers leurs admirateurs, les plaisirs que l'estime de soi peut procurer. Il s'agit donc là, pour l'auteur, d'une vision illusoire de l'estime de soi dès lors qu'elle substitue une vraie motivation (le plaisir réel du sujet) à celle, imaginaire, provoquée par d'autres qui lui renvoie une simple image des plaisirs queserainet censé procurer l'estime de soi. Cette dépendance de son imagination à l'imaginaire des autres, en grand nombre il est vrai, pirate son désir d'estime de soi et le détourne de son but véritable ; le plaisir et la cessation de la douleur physiques pour soi. Là encore, dans cet l'orgueil -ou ce narcissisme- mal placés, il s'agit d'une perversion de la véritable estime de soi, tournée spontanément vers les sensations physiques agréables qu'elles procurent.

C’est la raison pour laquelle, indifférent à l’admiration d’un peuple avec lequel on n’auroit aucune relation, il est peu de françois qui fussent fort touchés de l’estime qu’auroient pour eux les habitants du grand Thibet. S’il est des hommes qui voudroient envahir l’estime universelle, et qui seroient même jaloux de l’estime des terres australes, ce desir n’est pas l’effet d’un plus grand amour pour l’estime, mais seulement de l’habitude qu’ils ont d’unir l’idée d’un plus grand bonheur à l’idée d’une plus grande estime.

Ainsi ceux même qui semblent lier ou soumettre l'estime de soi à l'estime de soi par des autres, aussi nombreux, voire dans leur totalité, ne prouve en rien que celle-là se désire elle-même pour elle-même mais ne prouve que le fait qu'ils se trompent à accordant crédit à une idée commune qui voit dans la grande estime en elle-même comme un grand bonheur, sans s'apercevoir que celui-ci dépend de son agrément à lui et ne dépend que de celui-ci.

[p. 348] La derniere et la plus forte preuve de cette vérité, c’est le dégoût qu’on a pour l’estime et la disette où l’on est de grands hommes dans les siecles où l’on ne décerne pas les plus grandes récompenses au mérite. Il semble qu’un homme capable d’acquérir de grands talents ou de grandes vertus passe un contrat tacite avec sa nation, par lequel il s’engage à s’illustrer par des talents et des actions utiles à ses concitoyens, pourvu que ses concitoyens reconnoissants, attentifs à le soulager dans ses peines, rassemblent près de lui tous les plaisirs. C’est de la négligence ou de l’exactitude du public à remplir ces engagements tacites que dépend, dans tous les siecles et les pays, l’abondance ou la rareté des grands hommes.

En fait ceux qui recherchent par leurs talents, mis au service du public, une estime qu'ils pensent méritée attendent toujours du public une reconnaissance gratifiante, en termes de satisfactions physiques et matérielles. C'est pourquoi, le nombre des grands hommes dépend de la capacité d'une société à récompenser ou non ces grands hommes.

Nous n’aimons donc pas l’estime pour l’estime, mais uniquement pour les avantages qu’elle procure. En vain voudroit-on s’armer, contre cette conclusion, de l’exemple de Curtius : un fait presque unique ne prouve rien contre des principes appuyés sur les expériences les plus multipliées, sur tout lorsque ce même fait peut s’attribuer à d’autres principes et s’expliquer naturellement par d’autres causes. Pour former un Curtius, il suffit qu’un homme, fatigué de la vie, se trouve dans la malheureuse disposition de corps qui détermine tant d’anglois au suicide ; ou que, dans un siecle très-superstitieux, comme celui de Curtius, il naisse un [p. 349] homme qui, plus fanatique et plus crédule encore que les autres, croie, par son devouement, obtenir une place parmi les dieux. Dans l’une ou l’autre supposition, on peut se vouer à la mort, ou pour mettre fin à ses miseres, ou pour s’ouvrir l’entrée aux plaisirs célestes.

Cursius est un héros romain dont la légende dit qu'il accepta de mourir pour sauver sa patrie alors qu'il savait, qu'en sauvant sa patrie, il vouait son sort et son corps au diable, c'est à dire à la souffrance extrême. Or un tel héros, selon l'auteur, est une exception qui relève du désir pathologique de mourir et/ou du suicide , plus que du désir de vivre en homme estimé et estimable. De plus on peut ajouter qu'il est un héros légendaire, c'est à dire non pas réel, mais imaginaire. Il n'est donc qu'un cas pathologique ou surhumain qui ne peut valoir de preuve d'une loi générale en ce qui concerne l'humanité.

La conclusion de ce chapitre, c’est qu’on ne desire d’être estimable que pour être estimé, et qu’on ne desire l’estime des hommes que pour jouir des plaisirs attachés à cette estime : l’amour de l’estime n’est donc que l’amour déguisé du plaisir. Or il n’est que deux sortes de plaisirs ; les uns sont les plaisirs des sens, et les autres sont les moyens d’acquérir ces mêmes plaisirs ; moyens qu’on a rangés dans la classe des plaisirs, parce que l’espoir d’un plaisir est un commencement de plaisir ; plaisir cependant qui n’existe que lorsque cet espoir peut se réaliser. La sensibilité physique est donc le germe productif de l’orgueil et de toutes les autres passions, dans le nombre desquelles je comprends l’amitié, qui, plus indépendante, en apparence, du plaisir des sens, mérite d’être examinée, pour confirmer, par ce dernier exemple, tout ce que j’ai dit de l’origine des passions.

Si les plaisirs sont toujours le but réel et ultime de l'estime de soi, celle-ci n'est qu'un moyen et le plaisir qu'elle semble procurer vient du fait d'une certaine confusion entre moyen et but comme si le but colorait le moyen lui-même dans l'imagination du sujet, en tant qu'anticipation rêvée ou que promesse du but lui-même.

Notons qu'il est curieux de voir l'auteur faire de l'orgueil un épiphénomène du seul plaisir ou contentement physiques, alors même qu'il ne cesse de voir dans l'amour de soi un désir permanent qui vaut aussi pour lui-même. Mais il est tout aussi curieux qu'il ne se pose pas la question de l'imaginaire comme source de plaisirs intellectuels ou intellectualisés tout aussi réels que les seuls plaisirs physiques immédiats alors même qu'il fait jouer à l'imagination sociale et personnelle un rôle central dans la genèse de ces passions que sont l'avarice et l'orgueil. N'y aurait-il pas chez lui la tentation de réduire tous nos désirs aux seuls besoins physiques ?

Mais qu'en est-il de l'amitié qui semble de prime abord être la source d'une satisfaction relationnelle beaucoup plus intellectuelle que physique?

[p. 350]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 14

De l’amitié.

aimer, c’est avoir besoin. Nulle amitié sans besoin ce seroit un effet sans cause. Les hommes n’ont pas tous les mêmes besoins : l’amitié est donc, entr’eux, fondée sur des motifs différents. Les uns ont besoin de plaisir ou d’argent, les autres de crédit, ceux-ci de converser, ceux-là de confier leurs peines : en conséquence, il est des amis de plaisir, d’argent, d’intrigue, d’esprit et de malheur.

Remarquons que Helvetius fait un amalgame de tous les plaisirs et désirs sans distinction quant à leurs sources possibles, physique , intellectuelles ou mixtes.

Rien [p. 351] de plus utile que de considérer l’amitié sous ce point de vue, et de s’en former des idées nettes. En amitié, comme en amour, on fait souvent des romans : on en cherche par-tout le héros ; on croit à chaque instant l’avoir trouvé ; on s’accroche au premier venu, on l’aime tant qu’on le connoît peu et qu’on est curieux de le connoître. La curiosité est-elle satisfaite ? On s’en dégoûte : on n’a point rencontré le héros de son roman. C’est ainsi qu’on devient susceptible d’engouement, mais incapable d’amitié. Pour l’intérêt même de l’amitié, il faut donc en avoir une idée nette.

Ce qui domine dans l'amitié et l'amour, c'est l'imagination romanesque qui génère souvent, la déception dans l'expérience réelle. Pour réduire celle-ci il convient d'analyser lucidement l'expérience de l'amitié.



J’avouerai qu’en la considérant comme un besoin réciproque, on ne peut se cacher que, dans un long espace de temps, il est très-difficile que le même besoin, et, par conséquent, la même amitié, subsiste entre deux [p. 352] hommes. Aussi rien de plus rare que les anciennes amitiés.

Ce qui rend difficile, l'amitié est qu'elle exige la réciprocité, mais que celle-ci est souvent, sinon toujours, précaire et problématique

Mais, si le sentiment de l’amitié, beaucoup plus durable que celui de l’amour, a cependant sa naissance, son accroissement et son dépérissement ; qui le sait ne passe pas du moins de l’amitié la plus vive à la haine la plus forte, et n’est point exposé à détester ce qu’il a aimé. Un ami vient-il à lui manquer ? Il ne s’emporte point contre lui ; il gémit sur la nature humaine, et s’écrie en pleurant : mon ami n’a plus les mêmes besoins. Il est assez difficile de se faire des idées nettes de l’amitié. Tout ce qui nous environne cherche, à cet égard, à nous tromper. Parmi les hommes, il en est qui, pour se trouver plus estimables à leurs propres yeux, s’exagerent à eux-mêmes leurs sentiments pour leurs amis, se font de l’amitié des descriptions romanesques, et s’en persuadent la réalité, jusqu’à ce que l’occasion, les détrompant eux et leurs amis, leur apprenne qu’ils n’aimoient pas autant qu’ils le pensoient.

Il faut donc apprendre à se méfier de l'imagination qui nous fait croire à cette réciprocité afin de ne pas passer de l'amitié à la haine en cas d'échec de cette réciprocité. D'autant plus que la tromperie peut faire partie du jeu des intérêts réciproques et que cette réciprocité peut être feinte. De plus, pour se trouver estimable à ses propres yeux, certains s'illusionnent (encore l'imagination excessive) et croient aimer et être aimé plus qu'ils ne le sont.

Ces sortes de gens prétendent ordinairement avoir le besoin d’aimer et d’être aimés très-vivement. Or, comme on n’est jamais si vivement frappé des vertus d’un homme que les premieres fois qu’on le voit ; comme l’habitude nous rend insensibles à la beauté, à l’esprit et même aux qualités de l’ame ; et que nous ne sommes enfin fortement émus que par le plaisir de la surprise ; un homme d’esprit disoit, [p. 353] assez plaisamment, à ce sujet, que ceux qui veulent être aimés si vivement doivent, en amitié comme en amour, avoir beaucoup de passades et point de passion ; parce que les moments du début, ajoutoit-il, sont, en l’un et l’autre genre, toujours les moments les plus vifs et les plus tendres.

Ce sont les débuts d'une amitié et d'un amour qui sont les plus vifs, la durée tend à l'affaiblir. Donc pour conserver cette impression puissante et puissamment gratifiante du début, il convient de changer souvent partenaire amical, ou amoureux.

Mais, pour un homme qui se fait illusion à lui-même, il est en amitié dix hypocrites qui affectent des sentiments qu’ils n’éprouvent pas, font des dupes et ne le sont jamais. Ils peignent l’amitié de couleurs vives, mais fausses : uniquement attentifs à leur intérêt, ils ne veulent qu’engager les autres à se modéler, en leur faveur, sur un pareil portrait.

La tricherie qui consiste à se faire et se dire plus amis ou amoureux qu'on ne l'est est la meilleure façon de se satisfaire soi-même aux dépens des autres.

Exposés à tant d’erreurs, il est donc très-difficile de se faire des notions nettes de l’amitié. Mais, dira-t-on, quel mal à s’exagérer un peu la force de ce sentiment ? Le mal d’habituer les hommes à exiger de leurs amis des perfections que la nature ne comporte pas.

Cette exagération trompeuse de l'amitié et de l'amour est pourtant nuisible en cela qu'elle exige des autres des qualités surhumaines (ex : le sacrifice de soi et la fidélité absolue) donc non soumises à la règle de la réciprocité pourtant indispensable à toute amitié et amour solides et durables.

Séduits par de pareilles peintures, mais enfin éclairés par [p. 354] l’expérience, une infinité de gens nés sensibles, mais lassés de courir sans cesse après une chimere, se dégoûtent de l’amitié, à laquelle ils eussent été propres, s’ils ne s’en fussent pas fait une idée romanesque.

Cette exagération imaginaire et trompeuse entraîne nécessairement une déception réelle qui détourne de l'amitié et de l'amour. Il vaut donc mieux pour l'éviter et pour conserver sa capacité à aimer refuser de se laisser aller à une vision romanesque de l'amitié et de l'amour.

L’amitié suppose un besoin ; plus ce besoin sera vif, plus l’amitié sera forte : le besoin est donc la mesure du sentiment. Qu’échappés du naufrage, un homme et une femme se sauvent dans une isle déserte ; que là, sans espoir de revoir leur patrie, ils soient forcés de se prêter un secours mutuel pour se défendre des bêtes féroces, pour vivre et s’arracher au désespoir : nulle amitié plus vive que celle de cet homme et de cette femme, qui se seroient peut-être détestés, s’ils fussent restés à Paris. L’un des deux vient-il à périr ? L’autre a réellement perdu la moitié de lui-même ; nulle douleur égale à sa douleur : il faut avoir habité l’isle déserte, pour en sentir toute la violence. Mais, si la force de l’amitié est toujours proportionnée à nos besoins, il est, par conséquent, des formes de gouvernement, des moeurs, des conditions et enfin des siecles plus favorables à l’amitié les uns que les autres. Dans les siecles de chevalerie, où l’on prenoit un compagnon d’armes, ou deux chevaliers faisoient communauté de gloire et de danger, où la lâcheté de l’un pouvoit coûter la vie et l’honneur à l’autre ; alors, devenu par son propre intérêt plus attentif au choix de ses amis, on leur étoit plus fortement attaché.

C'est la force du besoin de l'autre pour sa propre existence qui fait la force de la l'amitié et de sa réciprocité qui en est la condition nécessaire . Ainsi nombre d'amis ne le restent pas dès lors que ce besoin s'estompe.

Lorsque la mode des duels prit la place de la chevalerie, des gens, qui tous les jours s’exposoient ensemble à la mort, devoient certainement être fort chers l’un à l’autre. Alors l’amitié étoit en grande vénération et comptée parmi les vertus : elle supposoit du moins, dans les duellistes et les [p. 355] chevaliers, beaucoup de loyauté et de valeur ; vertus qu’on honoroit beaucoup et qu’on devoit alors extrêmement honorer, puisque ces vertus étoient presque toujours en action. Il est bon de se rappeller quelquefois que les mêmes vertus sont, dans les divers temps, mises à des taux différents, selon l’inégale utilité dont elles sont à chaque siecle.

Chaque besoin exige certaine vertu et celle-ci s'affaiblit, dès lors que le besoin se dissipe, au cours du temps.

Qui doute que, dans des temps de troubles et de révolutions et dans une forme de gouvernement qui se prête aux factions, l’amitié ne soit plus forte et plus courageuse qu’elle ne l’est dans un état tranquille ? L’histoire fournit, dans ce genre, mille exemples d’héroïsme ! Alors l’amitié suppose, dans un homme, du courage, de la discrétion, de la fermeté, des lumieres et de la prudence ; qualités qui, absolument nécessaires dans ces moments de troubles, et rarement rassemblées dans le même homme, doivent le rendre extrêmement cher à son ami. Si, dans nos moeurs actuelles, nous ne demandons plus les mêmes qualités à nos amis, c’est que ces qualités nous sont inutiles ; c’est qu’on n’a plus de secrets importants à se confier, de combats à livrer ; et qu’on n’a, par conséquent, besoin ni de la prudence, ni des lumieres, ni de la discrétion, ni du courage de son ami.

[p. 356] Dans la forme actuelle de notre gouvernement, les particuliers ne sont unis par aucun intérêt commun. Pour faire fortune, on a moins besoin d’amis que de protecteurs. En ouvrant l’entrée de toutes les maisons, le luxe, et ce qu’on appelle l’esprit de société, a soustrait une infinité de gens au besoin de l’amitié. Nul motif, nul intérêt suffisant pour nous faire maintenant supporter les défauts réels ou respectifs de nos amis. Il n’est donc plus d’amitié ; on n’attache plus au mot d’ami les mêmes idées qu’on y attachoit autrefois ; on peut donc, en ce siecle, s’écrier avec Aristote : ô mes amis ! il n’est plus d’amis.

En un temps où le goût du luxe s'installe et où l'intérêt particulier est moins dépendant d'un intérêt commun, l'amitié et les vertus qu'elle implique tendent à disparaître.

Or, s’il est des siecles, des moeurs, et des formes de gouvernement où l’on a plus ou moins besoin d’amis ; et si la force de l’amitié est toujours proportionnée à la vivacité de ce besoin ; il est aussi des conditions où le coeur s’ouvre plus facilement à l’amitié : et ce sont ordinairement celles où l’on a le plus souvent besoin du secours d’autrui.

Les infortunés sont en général les amis les plus tendres : unis par une communauté de malheur, ils jouissent, en plaignant les maux de leur ami, du plaisir de s’attendrir sur eux-mêmes. Ce que je dis des conditions, je le dis des caracteres : [p. 357] il en est qui ne peuvent se passer d’amis. Les premiers sont ces caracteres foibles et timides, qui, dans toute leur conduite, ne se déterminent qu’à l’aide et par le conseil d’autrui : les seconds sont ces caracteres mornes, séveres, despotiques, et qui, chauds amis de ceux qu’ils tyrannisent, sont assez semblables à l’une des deux femmes de Socrate, qui, à la nouvelle de la mort de ce grand homme, s’abandonna à une douleur plus vive que la seconde ; parce que celle-ci, d’un caractere doux et aimable, ne perdoit dans Socrate qu’un mari, lorsque celle-là perdoit en lui le martyr de ses caprices, et le seul homme qui pût les supporter. Il est enfin des hommes exempts de toute ambition, de toutes passions fortes, et qui font leurs délices de la conversation des gens instruits. Dans nos moeurs actuelles, les hommes de cette espece, s’ils sont vertueux, sont les amis les plus tendres et les plus constants. Leur ame, toujours ouverte à l’amitié, en connoît tout le charme. N’ayant, par ma supposition, aucune passion qui puisse contrebalancer en eux ce sentiment, il devient leur unique besoin : aussi sont-ils capables d’une amitié très-éclairée et très-courageuse, sans qu’elle le soit néanmoins autant que celle des grecs et des scythes.

Les timides, les faibles, les malheureux et ceux qui manquent d'ambition ont besoin d'amis car sans eux ils ont besoin de se confier, de se plaindre voire de se faire consoler par des amis compatissants. Mais cette amitié, si elle n'est pas aussi héroïque que dans les mythes grecs, peut être très tournée vers la conversation éclairante et éclairée en peuvent parfois, faire montre de courage dans la solidarité avec les amis

Par la raison contraire, on est en général d’autant moins susceptible d’amitié, qu’on est plus indépendant des autres hommes. Aussi les gens riches et puissants sont-ils communément peu sensibles à l’amitié ; ils passent même ordinairement pour durs. En effet, soit que les hommes soient naturellement cruels toutes les fois qu’ils peuvent l’être impunément, soit que les riches et les puissants regardent la misere d’autrui comme un reproche de leur bonheur, soit [p. 358] enfin qu’ils veuillent se soustraire aux demandes importunes des malheureux, il est certain qu’ils maltraitent presque toujours le misérable. La vue de l’infortuné fait, sur la plupart des hommes, l’effet de la tête de Méduse : à son aspect, les coeurs se changent en rochers.

Par contre les puissants et les riches qui n'ont nul besoin des autres pour satisfaire leurs désirs, peuvent se monter indifférents, voire cruels à la misère et/ou vis-à-vis des moins favorisés qu'eux.

Il est encore des gens indifférents à l’amitié ; et ce sont ceux qui se suffisent à eux-mêmes. Accoutumés à chercher, [p. 359] à trouver le bonheur en eux, et d’ailleurs trop éclairés pour goûter encore le plaisir d’être dupes, ils ne peuvent conserver l’heureuse ignorance de la méchanceté des hommes (ignorance précieuse, qui, dans la premiere jeunesse, resserre si fort les liens de l’amitié) : aussi sont-ils peu sensibles au charme de ce sentiment, non qu’ils n’en soient susceptibles. ce sont souvent, comme l’a dit une femme de beaucoup d’esprit, moins des hommes insensibles, que des hommes désabusés. Il résulte de ce que j’ai dit, que la force de l’amitié est toujours proportionnée au besoin que les hommes ont les uns des autres ; et que ce besoin varie selon la différence des siecles, des moeurs, des formes de gouvernement, des conditions et des caracteres. Mais, dira-t-on, si l’amitié suppose toujours un besoin ; ce n’est pas du moins un besoin physique. Qu’est-ce qu’un ami ? Un parent de notre choix. On desire un ami, pour vivre pour ainsi dire en lui, pour épancher notre ame dans la sienne, et jouir d’une conversation que la confiance rend toujours délicieuse. Cette passion n’est donc fondée ni sur la crainte de la douleur, ni sur [p. 360] l’amour des plaisirs physiques. Mais, répondrai-je, à quoi tient le charme de la conversation d’un ami ? Au plaisir d’y parler de soi. La fortune nous a-t-elle placés dans un état honnête ? On s’entretient avec son ami des moyens d’accroître ses biens, ses honneurs, son crédit et sa réputation. Est-on dans la misere ? On cherche avec ce même ami les moyens de se soustraire à l’indigence ; et son entretien nous épargne du moins, dans le malheur, l’ennui des conversations indifférentes. C’est donc toujours de ses peines ou de ses plaisirs dont on parle à son ami. Or, s’il n’est de vrais plaisirs et de vraies peines, comme je l’ai prouvé plus haut, que les plaisirs et les peines physiques ; si les moyens de se les procurer ne sont que des plaisirs d’espérance qui supposent l’existence des premiers, et qui n’en sont pour ainsi dire qu’une conséquence ; il s’ensuit que l’amitié, ainsi que l’avarice, l’orgueil, l’ambition et les autres passions, est l’effet immédiat de la sensibilité physique.

On pourrait croire que l'amitié est un plaisir qui vaut et s'éprouve pour lui-même, dès lors qu'un ami est choisi pour lui-même et pour le plaisir d'échanger avec lui et non pas, semble-t-il, pour les plaisirs et/ou avantages extérieurs à lui que cette amitié est susceptible de procurer, d'autant plus que l'ami est aussi celui qu'il faut aider parce qu'il est un ami avec lequel on sympathise et à qui on est sentimentalement attaché. Mais il s'agit là encore d'un impression trompeuse, pourtant nécessaire à l'amitié qui exige cette apparence de gratuité, l'amitié est toujours une espérance de plaisirs physiques, car tout plaisir et peine est nécessairement sensible et donc physique. Or une espérance n'est pas encore une réalité et donc un plaisir indirect d'espérance ne peut valoir que s'il est suivi de plaisirs réels, donc physiques. Si ce n'est pas le cas, la déception ou l'indifférence l'emportera sur l'amitié.

Pour derniere preuve de cette vérité, je vais montrer qu’avec le secours de ces mêmes peines et de ces mêmes plaisirs, on peut exciter en nous toute espece de passions ; et qu’ainsi les peines et les plaisirs des sens sont le germe productif de tout sentiment. [p. 361]

Ainsi seuls les plaisirs et craintes physiques peuvent susciter les passions y compris celles qui semblent les plus « idéelles » ou « spirituelles », et donc nourrir toutes les motivations de l'esprit, y compris intellectuelles . Nous trouvons là la thèse de La Mettrie dans « L'homme-machine ». Mais encore faut-il montrer, pour que cette thèse matérialiste ait valeur de loi générale, en quoi il ne peut y avoir de passions sans motivations physiques ultimes (plaisirs ou craintes), en quoi tous nos désirs et toutes nos idées et comportements trouvent leur sources et leurs buts dans le corps sensible (apte au plaisir et à la douleur), en quoi donc l'esprit est une faculté du corps et non pas seulement lié au corps, ce que même un idéaliste comme Descartes admettait tout à fait, jusqu'à faire de cette liaison une ultime substance entre l'âme et le corps.
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 15

que la crainte des peines ou le desir des plaisirs physiques peuvent allumer en nous toutes sortes de passions.

qu’on ouvre l’histoire ; et l’on verra que, dans tous les pays où certaines vertus étoient encouragées par l’espoir des plaisirs des sens, ces vertus ont été les plus communes et ont jeté le plus grand éclat.

Pourquoi les crétois, les béotiens et généralement tous les peuples les plus adonnés à l’amour, ont-ils été les plus courageux ? C’est que, dans ces pays, les femmes n’accordoient leurs faveurs qu’aux plus braves ; c’est que les plaisirs de l’amour, comme le remarquent Plutarque et Platon, sont les plus propres à élever l’ame des peuples, et la plus digne récompense des héros et des hommes vertueux. C’étoit vraisemblablement par ce motif que le sénat romain, vil flatteur de César, voulut, au rapport de quelques historiens, lui accorder par une loi expresse le droit de jouissance sur toutes les dames romaines : c’est aussi ce qui, suivant les moeurs grecques, faisoit dire à Platon que le plus beau devoit, au sortir du combat, être la récompense du plus vaillant ; projet dont épaminondas lui-même avoit eu quelque idée, puisqu’il rangea à la bataille de Leuctres l’amant à côté de la maîtresse ; pratique qu’il regarda toujours comme très-propre à assurer les succès militaires. Quelle puissance, en effet, n’ont pas sur nous les plaisirs des sens ! Ils firent du bataillon sacré des thébains un bataillon invincible ; ils inspiroient le plus grand courage [p. 362] aux peuples anciens, lorsque les vainqueurs partageoient entr’eux les richesses et les femmes des vaincus ; ils formerent enfin le caractere de ces vertueux samnites, chez qui la plus grande beauté étoit le prix de la plus grande vertu. Pour s’assurer de cette vérité par un exemple plus détaillé, qu’on examine par quels moyens le fameux Lycurgue porta dans le coeur de ses concitoyens l’enthousiasme et pour ainsi dire la fievre de la vertu ; et l’on verra que, si nul peuple ne surpassa les lacédémoniens en courage, c’est que nul peuple n’honora davantage la vertu et ne sut mieux récompenser la valeur. Qu’on se rappelle ces fêtes solemnelles, où, conformément aux loix de Lycurgue, les belles et jeunes lacédémoniennes s’avançoient demi-nues, en dansant, dans l’assemblée du peuple. C’étoit là qu’en présence de la nation, elles insultoient, par des traits satyriques, ceux qui avoient marqué quelque foiblesse à la guerre, et qu’elles célébroient, par leurs chansons, les jeunes guerriers qui s’étoient signalés par quelques exploits éclatants. Or, qui doute que le lâche, en butte, devant tout un peuple, aux railleries ameres de ces jeunes filles, en proie aux tourments de la honte et de la confusion, ne dût être dévoré du plus cruel repentir ? Quel triomphe, au contraire, pour le jeune héros qui recevoit la palme de la gloire des mains de la beauté, qui lisoit l’estime sur le front des vieillards, l’amour dans les yeux de ces jeunes filles, et l’assurance de ces faveurs dont l’espoir seul est un plaisir ? Peut-on douter qu’alors ce jeune guerrier ne fût ivre de vertu ? Aussi les spartiates, toujours impatients de combattre, se précipitoient avec fureur dans les bataillons ennemis ; et de toute part environnés de la mort, ils n’envisageoient autre chose que la gloire. Tout concouroit, dans cette législation, à métamorphoser [p. 363] les hommes en héros. Mais, pour l’établir, il falloit que Lycurgue, convaincu que le plaisir est le moteur unique et universel des hommes, eût senti que les femmes, qui, par-tout ailleurs, sembloient, comme les fleurs d’un beau jardin, n’être faites que pour l’ornement de la terre et le plaisir des yeux, pouvoient être employées à un plus noble usage ; que ce sexe, avili et dégradé chez presque tous les peuples du monde, pouvoit entrer en communauté de gloire avec les hommes, partager avec eux les lauriers qu’il leur faisoit cueillir, et devenir enfin un des plus puissants ressorts de la législation.

En effet, si le plaisir de l’amour est pour les hommes le plus vif des plaisirs, quel germe fécond de courage renfermé dans ce plaisir, et quelle ardeur pour la vertu ne peut point inspirer le desir des femmes ?

Le plaisir érotique que procurent les femmes aux hommes est parmi tous les plaisirs du corps le plus vifs, ce que pense aussi La Mettrie. C'est pourquoi afin rendre les hommes plus courageux, plus efficaces et plus glorieux les anciens faisaient de ce plaisir la récompense la plus haute pour les exploits de leurs héros.

Qui s’examinera sur ce point sentira que, si l’assemblée des spartiates eût été plus nombreuse, qu’on y eût couvert le lâche de plus d’ignominie, qu’il eût été possible d’y rendre encore plus de respect et d’hommages à la valeur, Sparte auroit porté plus loin encore l’enthousiasme de la vertu. Supposons, pour le prouver, que, pénétrant, si je l’ose dire, plus avant dans les vues de la nature, on eût imaginé qu’en ornant les belles femmes de tant d’attraits, en attachant le plus grand plaisir à leur jouissance, la nature eût voulu en faire la récompense de la plus haute vertu : supposons encore qu’à l’exemple de ces vierges consacrées à Isis ou à Vesta, les plus belles lacédémoniennes eussent été [p. 364] consacrées au mérite ; que, présentées nues dans les assemblées, elles eussent été enlevées par les guerriers comme le prix de leur courage ; et que ces jeunes héros eussent, au même instant, éprouvé la double ivresse de l’amour et de la gloire ; quelque bizarre et quelqu’éloignée de nos moeurs que soit cette législation, il est certain qu’elle eût encore rendu les spartiates plus vertueux et plus vaillants, puisque la force de la vertu est toujours proportionnée au degré de plaisir qu’on lui assigne pour récompense.

Je remarquerai, à ce sujet, que cette coutume, si bizarre en apparence, est en usage au royaume de Bisnagar, dont Narsingue est la capitale. Pour élever le courage de ses guerriers, le roi de cet empire, au rapport des voyageurs, achette, nourrit et habille, de la maniere la plus galante et la plus magnifique, des femmes charmantes, uniquement destinées aux plaisirs des guerriers qui se sont signalés par quelques hauts faits. Par ce moyen, il inspire le plus grand courage à ses sujets ; il attire à sa cour tous les guerriers des peuples voisins, qui, flattés de l’espoir de jouir de ces belles femmes, abandonnent leur pays et s’établissent à Narsingue, où ils ne se nourrissent que de la chair des lions et des tigres, et ne s’abbreuvent que du sang de ces animaux.

Plus les femmes sont séduisantes, plus les hommes sont motiver à faire des exploits.

Il résulte des exemples ci-dessus apportés, que les peines [p. 365] et les plaisirs des sens peuvent nous inspirer toute espece de passions, de sentiments et de vertus. C’est pourquoi, sans avoir recours à des siecles ou des pays éloignés, je citerai, pour derniere preuve de cette vérité, ces siecles de chevalerie, où les femmes enseignoient à la fois aux apprentifs chevaliers l’art d’aimer et le catéchisme. Si, dans ces temps, comme le remarque Machiavel, et lors de leur descente en Italie, les françois parurent si courageux et si terribles à la postérité des romains, c’est qu’ils étoient animés de la plus grande valeur. Comment ne l’eussent-ils pas été ? Les femmes, ajoute cet historien, n’accordoient leurs faveurs qu’aux plus vaillants d’entr’eux. Pour juger du mérite d’un amant et de sa tendresse, les preuves qu’elles exigeoient, c’étoit de faire des prisonniers à la guerre, de tenter une escalade, ou d’enlever un poste aux ennemis ; elles aimoient mieux voir périr que voir fuir leur amant. Un chevalier étoit alors obligé de combattre, pour soutenir, et la beauté de sa dame, et l’excès de sa tendresse. Les exploits des chevaliers étoient le sujet perpétuel des conversations et des romans. Par-tout on recommandoit la galanterie. Les poëtes vouloient qu’au milieu des combats et des dangers, un chevalier eût toujours le portrait de sa dame présent à sa mémoire. Dans les tournois, avant que de sonner la charge, ils vouloient qu’il tînt les yeux sur sa maîtresse, comme le prouve cette ballade : servants d’amour, regardez doucement,

aux eschaffauds, anges de paradis ;

lors jousterez fort et joyeusement,

et vous serez honorez et chéris.

Mais les femmes ne sont pas des objets sexuels passifs, c'est elles qui poussent les hommes à leur faire honneur , qui les sélectionnent en conséquence pour le courage et leur capacités face à leur adversaires et ennemis et les poussent aussi à se conduire en être civilisés et avec honneur avec les leurs et non en brutes sauvages.

Tout alors prêchoit l’amour ; et quel ressort plus puissant [p. 366] pour mouvoir les ames ? La démarche, les regards, les moindres gestes de la beauté, ne sont-ils pas le charme et l’ivresse des sens ? Les femmes ne peuvent-elles pas, à leur gré, créer des ames et des corps dans les imbécilles et les foibles ? La Phénicie n’a-t-elle pas, sous le nom de Vénus ou d’Astarté, élevé des autels à la beauté ? Ces autels ne pouvoient être abbattus que par notre religion. Quel objet (pour qui n’est pas éclairé des rayons de la foi) est en effet plus digne de notre adoration, que celui auquel le ciel a confié le dépôt précieux du plus vif de nos plaisirs ? Plaisirs dont la jouissance seule peut nous faire supporter avec délices le pénible fardeau de la vie, et nous consoler du malheur d’être.

La conclusion générale de ce que j’ai dit sur l’origine des passions, c’est que la douleur et le plaisir des sens font agir et penser les hommes, et sont les seuls contrepoids qui meuvent le monde moral.

Les passions sont donc en nous l’effet immédiat de la sensibilité physique : or, tous les hommes sont sensibles et susceptibles de passions ; tous, par conséquent, portent en eux le germe productif de l’esprit.

Le monde moral et les vertus (courage, fidélité, sagesse, honneur etc..) qui le constituent ne doit donc rien à un principe surhumain ou divin transcendant, mais tout au principe corporel de plaisir et de crainte de la douleur, qui lui même est le moteur de l'esprit, le principe de son mouvement y compris vers le haut. Cette thèse est radicalement anti-religieuse : elle renverse dans son fondement toute la morale hypocrite traditionnelle.

Mais, dira-t-on, s’ils sont sensibles, ils ne le sont peut-être pas tous au même degré ; l’on voit, par exemple, des nations entieres indifférentes à la passion de la gloire et de la vertu : or, si les hommes ne sont pas susceptibles de passions aussi fortes, tous ne sont pas capables de cette même continuité d’attention qu’on doit regarder comme la cause de la grande inégalité de leurs lumieres : d’où il résulte que la nature n’a pas donné à tous les hommes d’égales dispositions à l’esprit. Pour répondre à cette objection, il n’est pas nécessaire d’examiner si tous les hommes sont également sensibles : [p. 367] cette question, peut-être plus difficile à résoudre qu’on ne l’imagine, est d’ailleurs étrangere à mon sujet. Ce que je me propose, c’est d’examiner si tous les hommes ne sont pas du moins susceptibles de passions assez fortes pour les douer de l’attention continue à laquelle est attachée la supériorité d’esprit.

C’est à cet effet que je réfuterai d’abord l’argument tiré de la sensibilité de certaines nations aux passions de la gloire et de la vertu ; argument par lequel on croit prouver que tous les hommes ne sont pas susceptibles de passions. Je dis donc que l’insensibilité de ces nations ne doit point être attribuée à la nature ; mais à des causes accidentelles, telles que la forme différente des gouvernements.

Mais l'on remarque que tous les hommes ne sont pas également sensibles et donc également susceptibles des plus grandes passions, ainsi celle de la gloire qui fait les peuples puissants. Or cette question ne change rien à la thèse de Helvetius dans la mesure où cette inégalité apparente ne met pas en cause la capacité naturelle, également suffisante, des passions à  produire l'attention nécessaire à l’élévation de l'esprit. Dans ces conditions ces inégalités sont donc plus le fait des conditions sociales et politiques que de la nature. Ce qui est l'objet du chapitre suivant.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 16

à quelle cause on doit attribuer l’indifférence de certains peuples pour la vertu.

pour savoir si c’est de la nature, ou de la forme particuliere des gouvernements, que dépend l’indifférence de certains peuples pour la vertu, il faut d’abord connoître l’homme, pénétrer jusques dans l’abyme du coeur humain ; se rappeller que, né sensible à la douleur et au plaisir, c’est à la sensibilité physique que l’homme doit ses passions ; et à ses passions, qu’il doit tous ses vices et toutes ses vertus.

La sensibilité physique est donc la source de toutes les passions et celles-ci sont la cause de tous les vices et de toutes les vertus. La question qui se pose est de savoir ce qui fait que certains font un usage vertueux et d'autres, voire les mêmes, un usage vicieux des passions. Mais une autre question se posent : qu'en est-il des passions vicieuse ou vertueuses qui semblent avoir leur source aussi dans la société et les désirs de grandeurs ou d'amour de soi narcissiques dans les rapports aux autres sur lesquels l'auteur insiste en permanence ? N'y a-t-il pas un paradoxe entre cette affirmation du primat des plaisirs physiques et la puissance des passions narcissiques et sociales qui paraissent d'une autre nature que les seules passions physiques?

Ces principes posés, pour résoudre la question ci-dessus proposée, il faut examiner ensuite si les mêmes passions, modifiées selon les différentes formes de gouvernement, ne produiroient point en nous les vices et les vertus contraires.

Qu’un homme soit assez amoureux de la gloire pour y sacrifier toutes ses autres passions : si, par la forme du gouvernement, la gloire est toujours le prix des actions vertueuses, il est évident que cet homme sera toujours nécessité à la vertu ; et que, pour en faire un Léonidas, un Horatius Coclès, il ne faut que le placer dans un pays et dans des circonstances pareilles.

La puissance de la passion de la gloire, passion sociale, est telle qu'elle peut faire qu'un individu lui sacrifie d'autres passions. Or, parmi ces passions, il peut aussi s'agir des passions physiques. Le désir de gloire ne peut-il pas en effet conduire jusqu'à la mort ? Ce qui semble incompatible avec la thèse centrale de l'auteur que seuls les plaisirs physiques et la peur de la souffrance et de la mort sont la source des passions ? La vertu elle-même n'est-elle pas souvent contradictoire avec la seule satisfaction des passions physiques ? N'exige-t-elle pas le sacrifice des passions primaires ?

Mais, dira-t-on, il est peu d’hommes qui s’élevent à ce degré de passion. Aussi, répondrai-je, n’est-ce que l’homme fortement passionné qui pénetre jusqu’au sanctuaire de la vertu. Il n’en est pas ainsi de ces hommes incapables de passions vives, et qu’on appelle honnêtes. Si, loin de ce sanctuaire, [p. 369] ces derniers cependant sont toujours retenus par les liens de la paresse dans le chemin de la vertu, c’est qu’ils n’ont pas même la force de s’en écarter. La vertu du premier est la seule vertu éclairée et active : mais elle ne croît ou du moins ne parvient à un certain degré de hauteur, que dans les républiques guerrieres ; parce que c’est uniquement dans cette forme de gouvernement que l’estime publique nous éleve le plus au-dessus des autres hommes, qu’elle nous attire plus de respects de leur part, qu’elle est la plus flatteuse, la plus desirable, et la plus propre enfin à produire de grands effets.

Pour être vertueux il faut être animé soit d'une très forte passion, afin de s'opposer à la tendance naturelle au laisser aller aux plaisirs immédiats, soit par paresse et/ou faiblesse de la passion se laisser dominer par le conformisme ambiant. Seule la première forme est authentiquement vertueuse, car elle met en jeu le courage de l'individu; elle ne se développe que dans les républiques guerrières qui valorisent l'héroïsme, aux dépens du conformisme pour faire en sorte que chacun s'élève et agisse au dessus du commun . Ainsi c'est la société qui oriente, favorise, voire détermine, telle ou telle forme de vertu, héroïque ou commune.

La vertu des seconds, fondée sur la paresse, et produite, si je l’ose dire, par l’absence des passions fortes, n’est qu’une vertu passive, qui, peu éclairée, et par conséquent très-dangereuse dans les premieres places, est d’ailleurs assez sûre. Elle est commune à tous ceux qu’on appelle honnêtes gens, plus estimables par les maux qu’ils ne font pas, que par les biens qu’ils font. à l’égard des hommes passionnés que j’ai cités les premiers, il est évident que le même desir de gloire, qui, dans les premiers siecles de la république romaine, en eût fait des Curtius et des Décius, en devoit faire des Marius et des Octave dans ces moments de troubles et de révolutions, où la gloire étoit, comme dans les derniers temps de la république, uniquement attachée à la tyrannie et à la puissance. Ce que je dis de la passion de la gloire, je le dis de l’amour de la considération, qui n’est qu’un diminutif de l’amour de la gloire, et l’objet des desirs de ceux qui ne peuvent atteindre à la renommée.

La vertu conformiste n'exige aucun mérite, ni aucun effort particuliers. Elle est passive et n'engage aucune action forte. C'est un vertu négative par le seul fait qu'elle ne génère aucun désordre. Elle substitue au désir de gloire le seul souci de la considération d'êtres du commun semblables à soi.

Ce desir de la considération doit pareillement produire, en des siecles différents, des vices et des vertus contraires.

En cela cette fausse vertu peut produire des vices et des vertus contraires en cela qu'elle ne fait que suivre aveuglement les vices et les vertus communes.

[p. 370] Lorsque le crédit a le pas sur le mérite, ce desir fait des intrigants et des flatteurs ; lorsque l’argent est plus honoré que la vertu, il produit des avares, qui recherchent les richesses avec le même empressement que les premiers romains les fuyoient lorsqu’il étoit honteux de les posséder : d’où je conclus que, dans des moeurs et des gouvernements différents, le même desir doit produire des Cincinnatus, des Papyrius, des Crassus et des Séjan.

Dans le cas de cette fausse vertu qu'est la considération, l'opinion commune prend le pas sur le mérite authentique, lequel implique un talent et un courage hors du commun. Elle tend à privilégier le désir de richesse et de se placer dans la société sur celui de la vraie gloire.

à ce sujet, je ferai remarquer en passant quelle différence on doit mettre entre les ambitieux de gloire et les ambitieux de places ou de richesses. Les premiers ne peuvent jamais être que de grands criminels ; parce que les grands crimes, par la supériorité des talents nécessaires pour les exécuter et le grand prix attaché au succès, peuvent seuls en imposer assez à l’imagination des hommes, pour ravir leur admiration ; admiration fondée en eux sur un desir intérieur et secret de ressembler à ces illustres coupables. Tout homme amoureux de la gloire est donc incapable de tous les petits crimes. Si cette passion fait des Cromwel, elle ne fait jamais des Cartouche. D’où je conclus que, sauf les positions rares et extraordinaires où se sont trouvés les Sylla et les César, dans toute autre position, ces mêmes hommes, par la nature même de leurs passions, fussent restés fideles à la vertu ; bien différents en ce point de ces intrigants et de ces avares que la bassesse et l’obscurité de leurs crimes met journellement dans l’occasion d’en commettre de nouveaux.

Les grands passionnés peuvent être aussi et même surtout de grands criminels, alors que les moins passionnés les admirent sans pouvoir les imiter du fait de leur peur des autres et du « qu'en dira-t-on. ». Seule une minorité de grands passionnés sont, quand leur position de pouvoir et les circonstances sont favorables, peuvent changer le cour de l'histoire de l'humanité. Ils peuvent donc être, à la fois, de grands criminels et de grands chefs pour leur peuple.

Après avoir montré comment la même passion, qui nous nécessite à l’amour et à la pratique de la vertu, peut, en des temps et des gouvernements différents, produire en nous des vices contraires ; essayons maintenant de percer plus [p. 371] avant dans le coeur humain ; et de découvrir pourquoi, dans quelque gouvernement que ce soit, l’homme, toujours incertain dans sa conduite, est, par ses passions, déterminé tantôt aux bonnes, tantôt aux mauvaises actions ; et pourquoi son coeur est une arene toujours ouverte à la lutte du vice et de la vertu.

Les passions humaines sont toujours ambivalentes et peuvent conduire au meilleur comme au pire et souvent aux deux mélés.

Pour résoudre ce problême moral, il faut chercher la cause du trouble et du repos successif de la conscience, de ces mouvements confus et divers de l’ame, et enfin de ces combats intérieurs que le poëte tragique ne présente avec tant de succès au théâtre, que parce que les spectateurs en ont tous éprouvé de semblables : il faut se demander quels sont ces deux moi que Pascal et quelques philosophes indiens ont reconnu en eux. Pour découvrir la cause universelle de tous ces effets, il suffit d’observer que les hommes ne sont point mus par une seule espece de sentiment ; qu’il n’en est aucun d’exactement animé de ces passions solitaires qui remplissent toute la capacité d’une ame ; qu’entraîné tour à tour par des passions différentes, dont les unes sont conformes et les autres contraires à l’intérêt général, chaque homme est soumis à deux attractions différentes, dont l’une le porte au vice et l’autre à la vertu. Je dis chaque homme, parce qu’il n’y a point de probité plus universellement reconnue que celle de Caton et de Brutus, parce qu’aucun homme [p. 372] ne peut se flater d’être plus vertueux que ces deux romains : cependant, le premier, surpris par un mouvement d’avarice, fit quelques vexations dans son gouvernement ; et le second, touché des prieres de sa fille, obtint du sénat, en faveur de Bibulus son gendre, une grace qu’il avoit fait refuser à Cicéron son ami, comme contraire à l’intérêt de la république. Voilà la cause de ce mêlange de vice et de vertu qu’on apperçoit dans tous les coeurs ; et pourquoi, sur la terre, il n’est point de vice ni de vertu pure.

Les hommes ne sont pas et ne peuvent pas être des saints, la pureté morale que certains voudraient imposer à tous (sauf à eux-même) est un idéal non seulement impossible mais dangereux, dans la mesure où les passions qui font agir sont ambivalentes et comme le disait Pascal qui veut faire l'ange fait la bête.

Pour savoir maintenant ce qui fait donner à un homme le nom de vertueux ou de vicieux, il faut observer que, parmi les passions dont chaque homme est animé, il en est nécessairement une qui préside principalement à sa conduite, et qui, dans son ame, l’emporte sur toutes les autres.

Il n'y a de vice et de vertu que dans la mesure de la démesure passionnelle, c'est à dire que lorsqu'une passion l'emporte sur les autres et tend à devenir exclusive.

Or, selon que cette derniere y commande plus ou moins impérieusement, et qu’elle est, par sa nature ou par les circonstances, utile ou nuisible à l’état, l’homme, plus souvent déterminé au bien ou au mal, reçoit le nom de vertueux ou de vicieux.

Ce qui fait la différence entre le vice et la vertu ce n'est pas la passion elle-même mais le fait qu'elle sert ou non l'intérêt public et/ou l'état. Et cela est l'affaire de circonstances et non pas d'une morale préalable.

J’ajouterai seulement que la force de ses vices ou de ses vertus sera toujours proportionnée à la vivacité de ses passions, dont la force se mesure sur le degré de plaisir qu’il trouve à les satisfaire. Voilà pourquoi dans la premiere jeunesse, âge où l’on est plus sensible au plaisir et capable de passions plus fortes, l’on est, en général, capable de plus grandes actions. La plus haute vertu, comme le vice le plus honteux, est en nous l’effet du plaisir plus ou moins vif que nous trouvons à nous y livrer. Aussi n’a-t-on de mesure précise de sa vertu qu’après avoir [p. 373] découvert, par un examen scrupuleux, le nombre et les degrés de peines qu’une passion telle que l’amour de la justice ou la gloire peuvent nous faire supporter. Celui pour qui l’estime est tout et la vie n’est rien, subira, comme Socrate, plutôt la mort que de demander lâchement la vie. Celui qui devient l’ame d’un état républicain, que l’orgueil et la gloire rendent passionné pour le bien public, préfere, comme Caton, la mort à l’humiliation de voir lui et sa patrie asservis à une autorité arbitraire. Mais de telles actions sont l’effet du plus grand amour pour la gloire. C’est à ce dernier terme qu’atteignent les plus fortes passions, et à ce même terme que la nature a posé les bornes de la vertu humaine. En vain voudroit-on se le dissimuler à soi-même ; on devient nécessairement l’ennemi des hommes, lorsqu’on ne peut être heureux que par leur infortune. C’est l’heureuse conformité qui se trouve entre notre intérêt et l’intérêt public, conformité ordinairement produite par le desir de l’estime, qui nous donne pour les hommes ces sentiments tendres dont leur affection est la récompense. Celui qui, pour être vertueux, auroit toujours ses penchants à vaincre, seroit nécessairement un malhonnête homme. Les vertus méritoires ne sont jamais des vertus sûres. Il est impossible, dans la pratique, de livrer, pour ainsi dire, tous les jours des batailles à ses passions, sans en perdre un grand nombre.

C'est donc dans la concordance circonstancielle ou aléatoire entre l'intérêt particulier de l'homme passionné et l'intérêt public qui fait la vertu et non pas la puissance ou la faiblesse même de sa passion égoïste et cette concordance trouve sa source dans le désir d'estime, toujours narcissique, et non pas dans un quelconque conflit passionnel intérieur violent qui ne peut conduire qu'à l'impuissance et à la stérilité. L'homme passionné est soumis à sa passion dominante, voire hégémonique, et ne peut arbitrer entre ses passions. Et encore moins entre sa passion et son devoir. Le grand homme est animé par la passion exclusive de la gloire.

[p. 374] Toujours forcé de céder à l’intérêt le plus puissant, quelque amour qu’on ait pour l’estime, on n’y sacrifie jamais des plaisirs plus grands que ceux qu’elle procure. Si, dans certaines occasions, de saints personnages se sont quelquefois exposés au mépris du public, c’est qu’ils ne vouloient pas sacrifier leur salut à leur gloire. Si quelques femmes résistent aux empressements d’un prince, c’est qu’elles ne se croient pas dédommagées par sa conquête de la perte de leur réputation : aussi en est-il peu d’insensibles à l’amour d’un roi, presque aucune qui ne cede à l’amour d’un roi jeune et charmant, et nulle qui pût résister à ces êtres bienfaisants, aimables et puissants, tels qu’on nous peint les sylphes et les génies, qui, par mille enchantements, pourroient à la fois enivrer tous les sens d’une mortelle.

La sainteté n'est pas ce que l'on pense : un sacrifice de soi à Dieu et aux autres autres. Derrière cette apparence, en effet, le saint qui renonce à la gloire ici et maintenant ou ici- bas ne le fait qu'en vue de son salut post-mortem au paradis auquel il croit et donc de son désir personnel de ne pas souffrir des flammes éternelle de l'enfer auquel il croit..Sans ces désirs, quels que soient le réalité de ces croyances la sainteté serait pour l'auteur impossible, car humainement absurdes. Si certaines femmes résistent aux désirs d'un prince ou d'un roi qui désire en faire leur maîtresse c'est pour ne pas perdre leur réputation. Mais dès lors que cette réputation peut être valorisée par le fait de céder aux désirs des puissants alors presque aucune femme ne peut résister à la promesse des plaisirs physiques qu'elle peut tirer en y succombant, sauf peut-être celles qui croient encore qu'elle seraient condamnées à aller de ce fait en enfer. Mais les désirs d'un roi ou d'un prince de doit divin peuvent-ils être condamnés par la religion et le Dieu qu'ils sont censés représenter, voire incarner, sur terre? Ne sont pas du même coup licites et n'est-il pas licite de les satisfaire pour se satisfaire soi-même ?

Cette vérité, fondée sur le sentiment de l’amour de soi, est non seulement reconnue, mais même avouée des législateurs.

Convaincus que l’amour de la vie étoit en général la plus forte passion des hommes, les législateurs n’ont, en conséquence, jamais regardé comme criminel ou l’homicide commis à son corps défendant, ou le refus que feroit un citoyen de se vouer, comme Décius, à la mort pour le salut de sa patrie. L’homme vertueux n’est donc point celui qui sacrifie ses plaisirs, ses habitudes et ses plus fortes passions, à l’intérêt public, puisqu’un tel homme est impossible ; mais celui [p. 375] dont la plus forte passion est tellement conforme à l’intérêt général, qu’il est presque toujours nécessité à la vertu. C’est pourquoi l’on approche d’autant plus de la perfection et l’on mérite d’autant plus le nom de vertueux, qu’il faut, pour nous déterminer à une action malhonnête ou criminelle, un plus grand motif de plaisir, un intérêt plus puissant, plus capable d’enflammer nos desirs, et qui suppose par conséquent en nous plus de passion pour l’honnêteté.

Sans plaisir personnel pour soi et sans amour de soi, pas de désir de servir l'intérêt public. C'est donc bien la passion personnelle qui, dans des circonstances favorables, est conforme à l'intérêt public qui fait la vertu.

César n’étoit pas, sans doute, un des romains les plus vertueux : cependant, s’il ne put renoncer au titre de bon citoyen qu’en prenant celui de maître du monde, peut-être n’est-on pas en droit de le bannir de la classe des hommes honnêtes. En effet, parmi les hommes vertueux, et réellement dignes de ce titre, combien est-il d’hommes qui, placés dans les mêmes circonstances, refusassent le sceptre du monde, sur-tout s’ils se sentoient, comme César, doués de ces talents supérieurs qui assurent le succès des grandes entreprises ? Moins de talent les rendroit peut-être meilleurs citoyens ; une médiocre vertu, soutenue de plus d’inquiétude sur le succès, suffiroit pour les dégoûter d’un projet si hardi. C’est quelquefois un défaut de talent qui nous préserve d’un vice ; c’est souvent à ce même défaut qu’on doit le complément de ses vertus. On est au contraire d’autant moins honnête, qu’il faut, pour nous porter au crime, des motifs de plaisirs moins puissants. Tel est, par exemple, celui de quelques empereurs de Maroc, qui, uniquement pour faire parade de leur adresse, enlevent d’un seul coup de sabre, en se mettant en selle, la tête de leur écuyer.

Les crimes les plus condamnables, par contre, sont ceux qui ont été motivés par de petites passions. Ce qui est la preuve que les grandes passions sont moins criminelles que les petites, car celles-ci d'autant plus excusables plus déterminantes de l'agir et qu'elles sont, de ce fait, dans leurs conséquences inévitables. Le crime plus passionnel est donc à juste titre moins gravement sanctionné que le crime moins passionnel.

Voilà ce qui différencie, de la maniere la plus nette, la plus précise et la plus conforme à l’expérience, l’homme [p. 376] vertueux de l’homme vicieux : c’est sur ce plan que le public feroit un thermometre exact, où seroient marqués les divers degrés de vice ou de vertu de chaque citoyen, si, perçant au fond des coeurs, il pouvoit y découvrir le prix que chacun met à sa vertu. L’impossibilité de parvenir à cette connoissance l’a forcé à ne juger des hommes que par leurs actions ; jugement extrêmement fautif dans quelque cas particulier, mais en total assez conforme à l’intérêt général, et presque aussi utile que s’il étoit plus juste.

Mais la vertu ne peut être jugée sur fond des motivations passionnelles car nul ne peut savoir chez les autres, voire en lui-même, ce qu'il en est des passions intérieures. Elle ne peut être jugée que dans ses résultats du point de vue de l'intérêt public. L'éthique pour Helvetius est politique. Elle est conséquensiste ou pragmatique et non pas déontologique ou religieuse en cela elle est, par anticipation, radicalement anti-kantienne, car purement utilitariste..

Après avoir examiné le jeu des passions, expliqué la cause du mêlange de vices et de vertus qu’on apperçoit dans tous les hommes ; avoir posé la borne de la vertu humaine, et fixé enfin l’idée qu’on doit attacher au mot vertueux ; l’on est maintenant en état de juger si c’est à la nature ou à la législation particuliere de quelques états qu’on doit attribuer l’indifférence de certains peuples pour la vertu.

Il faut maintenant se demander si cette conception utilitariste , anti-métaphysique, en cela qu'elle refuse toute transcendance (religieuse ou non) et tout transcendantalisme (cf : Kant) de la vertu, telle que l'on vient de la définir, procède de la nature ou des lois sociales et politiques. La réponse en faveur de le seconde hypothèse semble claire en théorie (par déduction), mais, pour l'auteur, cela ne suffit pas, encore faut-il le montrer et le vérifier dans l'expérience réelle des hommes et des sociétés

Si le plaisir est l’unique objet de la recherche des hommes, pour leur inspirer l’amour de la vertu, il ne faut qu’imiter la nature : le plaisir en annonce les volontés, la douleur les défenses ; et l’homme lui obéit avec docilité. Armé de la même puissance, pourquoi le législateur ne produiroit-il pas les mêmes effets ? Si les hommes étoient sans passions, nul moyen de les rendre bons : mais l’amour du plaisir, contre lequel se sont élevés des gens d’une probité plus respectable qu’éclairée, est un frein avec lequel on peut toujours diriger au bien général les passions des particuliers. La haine de la plupart des hommes pour la vertu n’est donc pas l’effet de la corruption de leur nature, mais de l’imperfection de la [p. 377] législation.

Le plaisir et la peur de la souffrance sont les seules motivations de l'activité humaine. Sans plaisir il serait impossible de faire qu'un individu soit vertueux et encore moins si on prétend le faire souffrir pour cela comme l'exige la valorisation absurde du sacrifice (celle-ci du reste n'est efficace que par la promesse d'une récompense heureuse et/ou de l'évitement des souffrances de l'enfer, post-mortem). En l'absence de tout plaisir actuel ou futur pour soi nul n'est enclin à la vertu. La différence entre un bon usage des passions en vue de l'intérêt public (la vertu) ne relève pas de la nature des individus mais d'une bonne législation qui fait de la vertu une cause de plaisirs, c'est à dire qui la récompense en la rendant désirable. (Même le masochiste ne désire pas la souffrance pour elle-même mais pour le plaisir qu'il y prend, ce qui est, en effet, une perversion du désir spontané). Dons la haine de la vertu n'est rien d'autre qu'un sous produit de la corruption d'unde société politique qui ne sait plus motiver, c'est à dire rendre gratifiante, la vertu.

C’est la législation, si je l’ose dire, qui nous excite au vice, en y amalgamant trop souvent le plaisir : le grand art du législateur est l’art de les désunir, et de ne laisser aucune proportion entre l’avantage que le scélérat retire du crime et la peine à laquelle il s’expose.

Si le vice est désirable, c'est que la société à lié celui-ci au plaisir. Remarquons, en outre, que cela procède aussi du fait que le vice est présenté comme un sacrifice moral nécessaire par les religions et donc que le plaisir est en lui-même considéré comme un vice, sous le fallacieux argument de rendre les hommes meilleurs, ce que toute l'histoire humaine démontre comme un échec flagrant . Ce que doit faire la société politique et une bonne législation c'est de dissuader par la menace d'une souffrance supérieure le plaisir éventuellement procuré par le vice, afin de neutraliser, voire de rendre indésirable, le plaisir qui lui est malencontreusement lié. Ceci ne dépend que de l'art de la politique et non de la nature des individus. La notion de la responsabilité individuelle en tant qu'expression de la liberté et/ou du libre choix des individus n'existe pas pour Helvetius. La sens de la responsabilité n'est qu'une forme de dissuasion politique : Elle incite l'individu par la menace et la promesse de la récompense à pratiquer la vertu.

Si, parmi les gens riches, souvent moins vertueux que les indigents, on voit peu de voleurs et d’assassins, c’est que le profit du vol n’est jamais, pour un homme riche, proportionné au risque du supplice. Il n’en est pas ainsi de l’indigent : cette disproportion se trouvant infiniment moins grande à son égard, il reste, pour ainsi dire, en équilibre entre le vice et la vertu. Ce n’est pas que je prétende insinuer ici qu’on doive mener les hommes avec une verge de fer. Dans une excellente législation, et chez un peuple vertueux, le mépris, qui prive un homme de tout consolateur, qui le laisse isolé au milieu de sa patrie, est un motif suffisant pour former des ames vertueuses.

Le vol est plus courant chez les riches que chez les pauvres pour la simple raison que le risque de sanction, du fait de leur richesse, encouru par les premiers l'emportent sur l'avantage qu'il pourrait en obtenir . Et cela, au contraire du pauvre qui a parfois besoin pour sa survie de recourir au vol et donc chez qui la sanction éventuelle, à laquelle il peut croire pouvoir échapper, s'il cache son vol, peut paraître inférieur à l'avantage immédiat qu'il en tire. Un simple calcul utilitaire, peut expliquer, en terme de vertu, la différence, due à leur conditions de vie différentes, entre le riche et la pauvre. Mais -et cela semble relever d'un désavantage plus immatériel ou spirituel que physique- le vol chez un peuple vertueux doté d'une législation efficace peut conduire au mépris des autres et à la solitude ce qui est humainement presque insupportable aux hommes qui sont des êtres sociaux, ayant besoin des autres pour vivre. Or n'oublions pas que, pour l'auteur, cette apparente contradiction par rapport à sa thèse centrale qui voit dans les seules satisfactions physiques ou sensibles le but ultime de tous les désirs, ce besoins des autres et de leur reconnaissance n'est un avantage que dans la mesure où il a toujours pour finalité ultime d'obtenir des plaisirs physiques et/ou d'échapper à la souffrance corporelle.

Ainsi l'homme est, pour Helvetius, un animal social dont la nature, pour plus complexe qu'elle soit, n'est pas radicalement différente de celle des animaux, ce qui est aussi la thèse centrale de La Mettrie, dans « L'homme-machine », que l'on pourrait appeler tout aussi bien « l'homme-animal ». Cette thèse de Helvetius et La Mettrie prolonge et contredit à la fois celle de Descartes pour qui un animal n'est qu'une machine contrairement à l'homme. Pour ces premiers auteurs, en effet, contrairement à ce dernier, l'homme est tout autant une machine que l'animal : homme et animal ont la même sensibilité et les même besoins fondamentaux. Or tout, chez l'homme, procède de celle-ci, y compris l'esprit. Nous retrouvons là le débat philosophique fondamental entre deux positions philosophiques : matérialiste et sensualiste d'un côté et idéaliste et métaphysique de l'autre en ce qui concerne la nature de l'homme.

Toute autre espece de châtiment rend l’homme timide, lâche et stupide. L’espece de vertu qu’engendre la crainte des supplices se ressent de son origine ; cette vertu est pusillanime et sans lumiere : ou plutôt la crainte n’étouffe que des vices, et ne produit point de vertus. La vraie vertu est fondée sur le desir de l’estime et de la gloire, et sur l’horreur du mépris, plus effrayant que la mort même. J’en prends pour exemple la réponse que le spectateur anglois fait faire à Pharamond par un soldat duelliste, à qui ce prince reprochoit d’avoir contrevenu à ses ordres : comment, lui répondit-il, m’y serois-je soumis ? Tu ne punis que de [p. 378] mort ceux qui les violent, et tu punis d’infamie ceux qui y obéissent. Apprends que je crains moins la mort que le mépris.

Helvetius admet ici que le mépris des autres pour soi peut être vécu comme moins désirable encore que la mort et que la peur de celle-ci est, en réalité, sans effet durable sur la vertu qui a besoin d'une motivation positive autre que celle purement physique de la peur de la mort pour se déployer réellement. La seule menace de répression et de sanction physique du mal, y compris par la peine de mort, ne créent pas la vertu, il y faut un autre type de motivation intérieure. Il semble contredire ici -une énième fois- sa thèse purement matérialiste : il y aurait, en l'homme, une satisfaction supérieure au seul besoin animal vital qui conditionnerait la pratique durable, c'est à dire désiré et désirable, de la vertu : « la reconnaissance » , à savoir, l'estime des autres, afin d'être satisfait par l'idée que l'on se fait de soi-même (amour plus spirituel que physique de soi) par la médiation du jugement des autres.

Faut-il donc à l'auteur abandonner sa thèse centrale au risque de mettre de l'idéalisme dans son matérialisme, du spécifiquement humain dans l'animalité des besoins ? Ou bien faut-il considérer que cet idéalité de l'estime de soi, de la réflexivité intellectuelle socialisée et intersubjective du narcissisme, ne serait qu'une excroissance des besoins et de la sensibilité physiques et/ou de la sensualité érotique ?

Je pourrois conclure de ce que j’ai dit, que ce n’est point de la nature, mais de la différente constitution des états, que dépend l’amour ou l’indifférence de certains peuples pour la vertu : mais, quelque juste que fût cette conclusion, elle ne seroit cependant pas assez prouvée, si, pour jeter plus de jour sur cette matiere, je ne cherchois plus particuliérement dans les gouvernements, ou libres ou despotiques, les causes de ce même amour ou de cette même indifférence pour la vertu.

La preuve que c'est la constitution des états et non la nature des individus qui détermine la plus ou moins grande tendance à être vertueux ne peut être complète, au delà de ce qui précède, que si l'on l'on considère la différence quant à la vertu que génère les états despotiques par rapport aux états qui fondent leur législation sur le respect de la liberté individuelle.



Je m’arrêterai d’abord au despotisme : et, pour en mieux connoître la nature, j’examinerai quel motif allume dans l’homme ce desir effréné d’un pouvoir arbitraire, tel qu’on l’exerce dans l’orient. Si je choisis l’orient pour exemple, c’est que l’indifférence pour la vertu ne se fait constamment sentir que dans les gouvernements de cette espece. En vain quelques nations voisines et jalouses nous accusent-elles déjà de ployer sous le joug du despotisme oriental : je dis que notre religion ne permet pas aux princes d’usurper un pareil pouvoir ; que notre constitution est monarchique, et non despotique ; que les particuliers ne peuvent, en conséquence, être dépouillés de leur propriété que par la loi, et non par une volonté arbitraire ; que nos princes prétendent au titre de monarque, et non à celui de despote ; qu’ils reconnoissent des loix fondamentales dans le royaume ; qu’ils se déclarent les peres, et non les tyrans de leurs sujets. D’ailleurs, le despotisme ne pourroit s’établir en France, qu’elle ne fût bien-tôt subjuguée. Il n’en est pas de ce royaume comme de la Turquie, de la Perse, de ces empires défendus par de vastes déserts, et dont l’immense étendue suppléant à la dépopulation qu’occasionne [p. 379] le despotisme, fournit toujours des armées au sultan. Dans un pays resserré comme le nôtre, et environné de nations éclairées et puissantes, les ames ne seroient pas impunément avilies. La France, dépeuplée par le despotisme, seroit bientôt la proie de ces nations. En chargeant de fers les mains de ses sujets, le prince ne les soumettroit au joug de l’esclavage que pour subir lui-même le joug des princes ses voisins. Il est donc impossible qu’il forme un pareil projet.



Le despotisme n'est pas la monarchie, car la première n'est que le pouvoir arbitraire d'un seul contre des sujets transformés en esclaves, alors que la seconde fait dépendre la légitimité et l'action du pouvoir du monarque d'une loi supérieure qui enjoint aux rois et aux princes de respecter ses sujets leurs droits. Ainsi la monarchie de droit divin n'est pas de ce fait despotique nous dit l'auteur. Que ce soit par prudence tactique et/ou par conviction profonde, il pense que le despotisme ne pourrait pas s'établir en France sans provoquer un chaos intérieur et un affaiblissement du fait que ce chaos violent entraînerait une dépopulation dont profiteraient ses ennemis extérieurs. Un tyran n'est pas un père, un monarque l'est au bénéfice de ses sujets et de la paix intérieure garante de sa souveraineté vis-à-vis de l'extérieur. Soumettre des sujets en esclavage, pour un tyran, dans un pays comme la France dont les frontières ne sont pas protégées par des déserts inaccessibles, revient donc à préparer son propre esclavage. C'est donc matériellement impossible. Or ce sont dans les états despotiques que domine l’insensibilité à la vertu et/ou le non-désir de celle-ci. Pourquoi ?

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DISCOURS 3 CHAPITRE 17

Du desir que tous les hommes ont d’être despotes, des moyens qu’ils emploient pour y parvenir, et du danger auquel le despotisme expose les rois. ce desir prend sa source dans l’amour du plaisir, et par conséquent dans la nature même de l’homme.

Le goût du pouvoir est inscrit dans la nature de l'homme , car il est soumis au principe anthropologique universel de la recherche infinie du plaisir, c'est pourquoi, selon ce principe, chaque homme tend à accroître son pouvoir au delà de toute limite, mais l'usage de celui-ci dépend des conditions politiques et des limites que celles-ci fixent ou non à son extension .

Chacun veut être le plus heureux qu’il est possible ; chacun veut être revêtu d’une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur : c’est pour cet effet qu’on veut leur commander. Or, l’on régit les peuples, ou selon des loix et des conventions établies, ou par une volonté arbitraire. Dans le premier cas, notre puissance sur eux est moins absolue ; ils sont moins nécessités à nous plaire : d’ailleurs, pour gouverner un peuple selon ses loix, il faut les connoître, les méditer, supporter des études pénibles, auxquelles la paresse veut toujours se soustraire. Pour satisfaire cette paresse, chacun aspire donc au pouvoir absolu, qui, le dispensant de tout soin, de toute étude et de toute fatigue d’attention, soumet servilement les hommes à ses volontés.





Selon Aristote, le gouvernement despotique est celui où tout est esclave, où l’on ne trouve qu’un homme de libre.

Voilà par quel motif chacun veut être despote. Pour l’être, il faut abbaisser la puissance des grands et du peuple, et diviser, par conséquent, les intérêts des citoyens. Dans une longue suite de siecles, le temps en fournit toujours [p. 381] l’occasion aux souverains, qui, presque tous animés d’un intérêt plus actif que bien entendu, la saisissent avec avidité.

C’est sur cette anarchie des intérêts que s’est établi le despotisme oriental, assez semblable à la peinture que Milton fait de l’empire du chaos, qui, dit-il, étend son pavillon royal sur un gouffre aride et désolé, où la confusion, entrelassée dans elle-même, entretient l’anarchie et la discorde des éléments, et gouverne chaque atôme avec un sceptre de fer.

Le pouvoir sans limites n'est que l'expression d'un désir de plaisirs infinis, en cela le désir du pouvoir absolu est spontané. Commander aux autres et en faire des esclaves de son propre désir pour en tirer tous les plaisirs est une tentation première du désir humain en vue d'obtenir tout la bonheur possible. Or il semble que l’extension de ce possible dépende entièrement de l'usage à son profit que l'on peut faire des autres. C'est dire que le désir, livré à lui-même, est spontanément tyrannique. Le pouvoir tyrannique est donc infiniment désirable, mais il ne peut qu'échouer dans les conditions de la France, du fait que l'anarchie qu'il génère ne peut que le mettre à la merci des autres états et souverains. Ainsi cet échec oblige le souverain, ici, à ne pas se conduire en despote, car s'il veut préserver son pouvoir, il se doit de respecter les droits de ses sujets. Trop de pouvoir arbitraire, en France, tue le pouvoir !

Il s'agit là ici (aussi) d'une leçon adressée au souverain et aux princes, au même titre que celle de Machiavel qui démontre dans son œuvre « Le Prince» ou de Pascal dans « Les pensées » que la force arbitraire pour conquérir le pouvoir n'est pas celle, légale, qui permet de la conserver.

La division une fois semée entre les citoyens, il faut, pour avilir et dégrader les ames, faire sans cesse étinceller aux yeux des peuples le glaive de la tyrannie, mettre les vertus au rang des crimes, et les punir comme tels.

Le despotisme ne peut régner que par la terreur et la flatterie qui génèrent la division entre les citoyens et donc fait disparaître la conscience de l'intérêt commun comme condition nécessaire de l'intérêt personnel . Ainsi la tyrannie provoque l'impossibilité matérielle du désir vertueux. Remarquons que le matérialisme de Helvetius est ici plus politique que biologique...



à quelles cruautés ne s’est point, en ce genre, porté le despotisme, non seulement en orient, mais même sous les empereurs romains ? Sous le regne de Domitien, dit Tacite, les vertus étoient des arrêts de mort. Rome n’étoit remplie que de délateurs ; l’esclave étoit l’espion de son maître, l’affranchi de son patron, l’ami de son ami. Dans ces siecles de calamité, l’homme vertueux ne conseilloit pas le crime, mais il étoit forcé de s’y prêter. Plus de courage eût été mis au rang des forfaits. Chez les romains avilis, la foiblesse étoit un héroïsme. On vit, sous ce regne, punir, dans Sénécion et Rusticus, les panégyristes des vertus de Thrasea et d’Helvidius ; ces illustres orateurs traités de criminels d’état, et leurs ouvrages brûlés par l’autorité publique. On vit des écrivains célebres, tels que Pline, réduits à composer des ouvrages de grammaire, parce que tout genre d’ouvrage plus élevé étoit suspect à la tyrannie et dangereux pour son auteur. Les savants attirés à Rome par les Auguste, les Vespasien, les Antonins et les Trajan, en étoient bannis par les Néron, les Caligula, les Domitien [p. 382] et les Caracalla. On chassa les philosophes, on proscrivit les sciences. Ces tyrans vouloient anéantir, dit Tacite, tout ce qui portoit l’empreinte de l’esprit et de la vertu. C’est en tenant ainsi les ames dans les angoisses perpétuelles de la crainte, que la tyrannie les sait avilir : c’est elle qui, dans l’orient, invente ces tortures, ces supplices si cruels ; supplices quelquefois nécessaires dans ces pays abominables, parce que les peuples y sont excités aux forfaits, non seulement par leur misere, mais encore par le sultan, qui leur donne l’exemple du crime, et leur apprend à mépriser la justice. Voilà, et les motifs sur lesquels est fondé l’amour du despotisme, et les moyens qu’on emploie pour y parvenir. C’est ainsi que, follement amoureux du pouvoir arbitraire, les rois se jettent inconsidérément dans une route coupée pour eux de mille précipices, et dans laquelle mille d’entr’eux ont péri. Osons, pour le bonheur de l’humanité et celui des souverains, les éclairer sur ce point ; leur montrer le danger auquel, sous un pareil gouvernement, eux et leurs peuples sont exposés. Qu’ils écartent désormais loin d’eux tout conseiller perfide qui leur inspireroit le desir du pouvoir arbitraire : qu’ils sachent enfin que le traité le plus fort contre le despotisme, seroit le traité du bonheur et de la conservation des rois. Mais, dira-t-on, qui peut leur cacher cette vérité ? Que ne comparent-ils le petit nombre de princes bannis d’Angleterre [p. 383] au nombre prodigieux d’empereurs grecs ou turcs égorgés sur le trône de Constantinople ? Si les sultans, répondrai-je, ne sont point retenus par ces exemples effrayants, c’est qu’ils n’ont pas ce tableau habituellement présent à la mémoire ; c’est qu’ils sont continuellement poussés au despotisme par ceux qui veulent partager avec eux le pouvoir arbitraire ; c’est que la plupart des princes d’orient, instruments des volontés d’un vizir, cedent par foiblesse à ses desirs, et ne sont pas assez avertis de leur injustice par la noble résistance de leurs sujets.

L’entrée au despotisme est facile. Le peuple prévoit rarement les maux que lui prépare une tyrannie affermie. S’il l’apperçoit enfin, c’est au moment qu’accablé sous le joug, enchaîné de toutes parts, et dans l’impuissance de se défendre, il n’attend plus qu’en tremblant le supplice auquel on veut le condamner.

Le despotisme est trompeur : la terreur qu'il fait régner peut apparaître, au début, comme une garantie de sécurité pour la population victime de la violence anarchique et/ou de la guerre civile, mais ensuite le peuple se trouve impuissant face aux exactions du despote et ne peut que subir les supplices que lui fait subir ce dernier.

Enhardis par la foiblesse des peuples, les princes se font despotes. Ils ne savent pas qu’ils suspendent eux-mêmes sur leurs têtes le glaive qui doit les frapper ; que, pour abroger toute loi et réduire tout au pouvoir arbitraire, il faut perpétuellement avoir recours à la force, et souvent employer le glaive du soldat. Or l’usage habituel de pareils moyens, ou révolte les citoyens et les excite à la vengeance, ou les accoutume insensiblement à ne reconnoître d’autre justice que la force. Cette idée est long-temps à se répandre dans le peuple ; mais elle y perce, et parvient jusqu’au soldat. Le soldat apperçoit enfin qu’il n’est dans l’état aucun corps qui puisse lui résister ; qu’odieux à ses sujets, le prince lui doit toute sa puissance : son ame s’ouvre à son insu à des projets audacieux, il desire d’améliorer sa condition. Qu’alors un homme [p. 384] hardi et courageux le flatte de cet espoir, et lui promette le pillage de quelques grandes villes, un tel homme, comme le prouve toute l’histoire, suffit pour faire une révolution ; révolution toujours rapidement suivie d’une seconde ; puisque, dans les états despotiques, comme le remarque l’illustre président de Montesquieu, sans détruire la tyrannie, on massacre souvent les tyrans. Lorsqu’une fois le soldat a connu sa force, il n’est plus possible de le contenir. Je puis citer, à ce sujet, tous les empereurs romains proscrits par les prétoriens, pour avoir voulu affranchir la patrie de la tyrannie des soldats, et rétablir l’ancienne discipline dans les armées.

Le despote prépare sa défaite, car, par la terreur qu'il fait régner sur la population pour obtenir sa soumission, il a besoin d'un corps de police et d'armée qui a tôt fait de se rendre compte que le despote leur doit tout son pouvoir. Se sentant alors en état de se révolter contre un pouvoir dont il est l'instrument, alors que ce pouvoir n'a aucune légitimité réelle, ce corps -ou une moins une partie de ce corps- a la tentation de le renverser à son profit entraînant dans son action une population, au départ impuissante, qui voit là un moyen de se soustraire à la peur et à la soumission qu'elle engendre. Une révolution populaire contre la despotisme selon Helvetius repose d'abord sur la fait qu'un despote ne peut régner qu'en se mettant à la merci de ceux qui font régner la terreur à sa place, dépourvu qu'il est de force propre et ne devant son pouvoir qu'à la faiblesse de ceux qui subissent l'oppression qu'il leur impose. Le despotisme ne peut donc durer : il s'autodétruit à terme. Il trouve en lui même la force de cette autodestruction révolutionnaire, dans ses propres forces retournées contre lui, lesquelles ouvrent alors la possibilité d'une révolte populaire généralisée.

Pour commander à des esclaves, le despote est donc forcé d’obéir à des milices toujours inquietes et impérieuses. Il n’en est pas ainsi, lorsque le prince a créé dans l’état un corps puissant de magistrats. Jugé par ces magistrats, le peuple a des idées du juste et de l’injuste ; le soldat, toujours tiré du corps des citoyens, conserve dans son nouvel état quelqu’idée de la justice ; d’ailleurs, il sent qu’ameuté par le prince et par les magistrats, le corps entier des citoyens, sous l’étendard des loix, s’opposeroit aux entreprises hardies qu’il pourroit tenter ; et que, quelle que fût sa valeur, il succomberoit enfin sous le nombre : il est donc à la fois retenu dans son devoir, et par l’idée de la justice, et par la crainte.

Le despote devient le victime de son pouvoir d'oppression qui fait du peuple des esclaves, et ce, par le truchement de ceux qui le servaient et se dressent contre lui dès lors qu'ils se rendent compte de l'illégitimité de ce pouvoir de domination et de sa réelle faiblesse face à eux qui seuls détiennent la force et donc la possibilité de soulever le peuple contre lui. Par contre un prince légitime fait du droit et donc de respect des libertés des citoyens le fondement de sa puissance et donc est obligé de créer un corps de magistrats, autonome vis-à-vis de son pouvoir, pour faire que la conscience de la justice (bien public) et le sens de l'injustice s'imposent dans la population et rendent les individus plus vertueux dans la recherche de leur plaisir.

Ce corps puissant de magistrats est donc nécessaire à la sûreté des rois : c’est un bouclier sous lequel le peuple et le prince sont à l’abri, l’un des cruautés de la tyrannie, l’autre des fureurs de la sédition.

Seule la séparation ou mieux l'autonomie du pouvoir judiciaire, cheres à son ami Montesquieu, par rapport au pouvoir du prince peut faire que ce dernier soit reconnu comme légitime et donc respecté dans son autorité pacifiquement, sans avoir à exercer la terreur, par ceux là même qui incarne sa force ainsi que par le peuple. Le pouvoir despotique, par contre ne peut qu’entraîner la sédition et la guerre civile et donc la chute du despote.

C’étoit à ce sujet, et pour se soustraire au danger qui, de toutes parts, environnent les despotes, que le khalife Aaron Al-Raschid [p. 385] demandoit un jour au célebre Beloulh, son frere, quelques conseils sur la maniere de bien régner : " faites, lui dit-il, que vos volontés soient conformes aux loix, et non les loix à vos volontés... etc. "

Thémiste, chargé de la part du sénat de haranguer Jovien à son avénement au trône, tint, à peu près, le même discours à cet empereur : souvenez-vous, lui dit-il, que, si les gens de guerre vous ont élevé à l’empire,... etc.

[p. 386] chez les anciens perses même, les plus vils et les plus lâches de tous les peuples, il étoit permis aux philosophes, chargés d’inaugurer les princes, de leur répéter ces mots au jour de leur couronnement : sache, ô roi, que ton autorité cessera d’être légitime, le jour même que tu cesseras de rendre les perses heureux. Vérité dont Trajan paroissoit pénétré, lorsqu’élevé à l’empire, et faisant, selon l’usage, présent d’une épée au préfet du prétoire, il lui dit : recevez de moi cette épée, et servez-vous en sous mon regne, ou pour défendre en moi un prince juste, ou pour punir en moi un tyran.

Quiconque, sous prétexte de maintenir l’autorité du prince, veut la porter jusqu’au pouvoir arbitraire, est, à la fois, mauvais pere, mauvais citoyen, et mauvais sujet : mauvais pere et mauvais citoyen, parce qu’il charge sa patrie et sa postérité des chaînes de l’esclavage ; mauvais sujet, parce que changer l’autorité légitime en autorité arbitraire, c’est évoquer contre les rois l’ambition et le désespoir.

Transformer l'autorité du prince, sous prétexte de la servir, en pouvoir arbitraire( illégal) despotique est donc tout à la fois contraire à ce pouvoir mais aussi et surtout à la vie pacifique en société et faire régner l'ambition démesurée des serviteurs de ce pouvoir et le désespoir de la population qui peut s'allier alors aux premiers pour se révolter et le renverser. Voilà donc un avertissement aux rois et princes pour qu'ils se conduisent en dirigeants républicain (respectueux de la justice au service de la « chose commune »), à défaut d'être des démocrates élus.

J’en prends à témoin les trônes de l’orient, teints si souvent du sang de leurs souverains. L’intérêt bien entendu des sultans ne leur permettroit jamais, ni de souhaiter un pareil pouvoir, ni de céder, à cet égard, aux desirs de leurs vizirs. Les rois doivent être sourds à de pareils conseils, et se rappeller que leur unique intérêt est de tenir, si je l’ose dire, toujours leur royaume en valeur, pour en jouir eux et leur [p. 387] postérité. Ce véritable intérêt ne peut être entendu que des princes éclairés : dans les autres, la gloriole de commander en maître, et l’intérêt de la paresse qui leur cache les périls qui les environnent, l’emporteront toujours sur tout autre intérêt ; et tout gouvernement, comme l’histoire le prouve, tendra toujours au despotisme.

Ainsi la pérennité du pouvoir des rois et des princes a pour condition non la gloriole, à savoir la recherche par la force d'une apparence de gloire usurpée et à court terme , mais le soucis d'un pouvoir constitutionnel, à savoir soumis à des lois favorables à l'intérêt public.

Or Helvetius fait un constat qui vaut comme un avertissement aux dirigeants politiques: tout pourvoir tend spontanément à devenir arbitraire en l'absence de contre-pouvoirs législatif et juridique. C'est dire que ce sont les bonnes institutions qui font les bons souverains et non le contraire. Là encore, en accord avec son ami Montesquieu, la bonne monarchie ne doit pas être absolue mais constitutionnelle, car seule une constitution peut éviter qu'elle ne se transforme en tyrannie despotique. Or ce risque demeure dès lors que la monarque prétend : « la loi, c'est moi ! ». Ce qui est une tentation permanente pour qui dispose du pouvoir suprême. ! « Le pouvoir tend à corrompre et la pouvoir absolu corrompt absolument. Les grands hommes sont presque toujours méchants ». Affirmera un siècle plus tard Lord Acton ; on peut ajouter avec Helvetius, sauf si une forte constitution légale ne les en empêche.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 18

principaux effets du despotisme.

je distinguerai d’abord deux especes de despotisme : l’un qui s’établit tout-à-coup par la force des armes, sur une nation vertueuse qui le souffre impatiemment. Cette nation est comparable au chêne plié avec effort, et dont l’élasticité brise bientôt les cables qui le courboient. La Grece en fournit mille exemples.

Le despotisme peut s'imposer par la terreur à une population prête à la révolte comme un chêne que l'on tente de plier par des cordage qui brusquement les brise. Ce despotisme ne peut être que temporaire .

L’autre est fondé par le temps, le luxe et la mollesse. La nation chez laquelle il s’établit est comparable à ce même chêne, qui, peu à peu courbé, perd insensiblement le ressort nécessaire pour se redresser. C’est de cette derniere espece de despotisme dont il s’agit dans ce chapitre. Chez les peuples soumis à cette forme de gouvernement, les hommes en place ne peuvent avoir aucune idée nette de la justice : ils sont, à cet égard, plongés dans la plus profonde ignorance. En effet, quelle idée de justice pourroit se former un vizir ? Il ignore qu’il est un bien public : sans cette connoissance cependant, on erre çà et là sans guide ; les idées du juste et de l’injuste, reçues dans la premiere jeunesse, s’obscurcissent insensiblement, et disparoissent enfin entiérement. Mais, dira-t-on, qui peut dérober cette connoissance aux vizirs ? Et comment, répondrai-je, l’acquerreroient-ils dans ces pays despotiques, où les citoyens n’ont nulle part au maniement des affaires publiques ; où l’on voit avec chagrin quiconque tourne ses regards sur les malheurs de la patrie ; [p. 389] où l’intérêt mal entendu du sultan se trouve en opposition avec l’intérêt de ses sujets ; où servir le prince c’est trahir sa nation ? Pour être juste et vertueux, il faut savoir quels sont les devoirs du prince et des sujets, étudier les engagements réciproques qui lient ensemble tous les membres de la société. La justice n’est autre chose que la connoissance profonde de ces engagements. Pour s’élever à cette connoissance, il faut penser : or, quel homme ose penser chez un peuple soumis au pouvoir arbitraire ? La paresse, l’inutilité, l’inhabitude, et même le danger de penser, en entraîne bientôt l’impuissance. L’on pense peu dans les pays où l’on taît ses pensées. En vain diroit-on qu’on s’y tait par prudence, pour faire accroire qu’on n’en pense pas moins : il est certain qu’on n’en pense pas plus, et que jamais les idées nobles et courageuses ne s’engendrent dans les têtes soumises au despotisme. Dans ces gouvernements, l’on n’est jamais animé que de cet esprit d’égoïsme et de vertige, qui annonce la destruction des empires. Chacun, tenant les yeux fixés sur son intérêt particulier, ne les détourne jamais sur l’intérêt général. Les peuples n’ont donc, en ces pays, aucune idée ni du bien public, ni des devoirs des citoyens. Les vizirs, tirés du corps de cette même nation, n’ont donc, en entrant en place, aucun principe d’administration ni de justice ; c’est donc pour faire leur cour, pour partager la puissance du souverain, et non pour faire le bien, qu’ils recherchent les grandes places. Mais, en les supposant même animés du desir du bien, pour le faire, il faut s’éclairer : et les vizirs, nécessairement emportés par les intrigues du serrail, n’ont pas le loisir de méditer. [p. 390] D’ailleurs, pour s’éclairer, il faut s’exposer à la fatigue de l’étude et de la méditation : et quel motif les y pourroit engager ? Ils n’y sont pas même excités par la crainte de la censure. Si l’on peut comparer les petites choses aux grandes, qu’on se représente l’état de la république des lettres. Si l’on en bannissoit les critiques, ne sent-on pas qu’affranchi de la crainte salutaire de la censure, qui force maintenant un auteur à soigner, à perfectionner ses talents, ce même auteur ne présenteroit plus au public que des ouvrages négligés et imparfaits ? Voilà précisément le cas où se trouvent les vizirs ; c’est la raison pour laquelle ils ne donnent aucune attention à l’administration des affaires, et ne doivent en général jamais consulter les gens éclairés. Ce que je dis des vizirs, je le dis des sultans. Les princes n’échappent point à l’ignorance générale de leur nation. Leurs yeux même, à cet égard, sont couverts de ténebres plus épaisses que ceux de leurs sujets. Presque tous ceux qui les élevent ou qui les environnent, avides de gouverner sous leur nom, ont intérêt de les abrutir.

Mais le despotisme le plus irréductible et le plus persistant est celui qui s'institue progressivement sur la corruption des mœurs et surtout de la conscience en particulier de ceux qui doivent le mettre en œuvre. Ceux qui en sont chargés, les sbires du despote, pris par les intrigues de leur carrière contre les autres concurrents sont incapables de concevoir un intérêt public et l'idée même de justice. Les sujets, sous leur domination et à leur exemple, se conduisent à leur image et perdent le désir de se révolter, et dans leur corruption deviennent incapables d'intervenir dans les affaires de l'état dans lesquelles ils n'ont, du reste, pas voix au chapitre. Nous retrouvons là l'analyse de Platon : la tyrannie la plus prégnante est celle exercée par des dirigeants démagogiques corrompus et corrupteurs exerçant leur pouvoir par la flatterie de les sujets qui ne sont plus animés que par leurs tendances égoïstes exclusives que ces dirigeants prétendent satisfaire. Il s'agit là d'une forme de despotisme populiste, flattant les instincts les plus violents pour diviser la population, afin de règner sur elle. Cette analyse est prémonitoire en effet : la justice dans l'intérêt public n'est en aucun cas celle de sujets corrompus par un pouvoir corrompu et corrupteur et de ce fait transformés en esclaves consentants. Les peuples comme les poissons, dit un proverbe chinois, commencent à pourrir par la tête.

[p. 391] Aussi les princes destinés à régner, enfermés dans le serrail jusqu’à la mort de leur pere, passent-ils du harem sur le trône sans avoir aucune idée nette de la science du gouvernement et sans avoir une seule fois assisté au divan.

Un pouvoir despotique cherche à se transmettre par hérédité, sans que l'éducation politique des futurs dirigeants, lesquels restent enfermés dans les coulisses du pouvoir et sont coupés de la réalité de leur sujets et des problèmes de leurs peuples (qui de toute façon n'ont pas la parole), puisse les orienter dans le sens de la justice.

Mais, à l’exemple de Philippe De Macédoine, à qui la supériorité de courage et de lumieres n’inspiroit point une aveugle confiance, et qui payoit des pages pour lui répéter tous les jours ces paroles, Philippe, souviens-toi que tu es homme ; pourquoi les vizirs ne permettroient-ils pas aux critiques de les avertir quelquefois de leur humanité ? Pourquoi ne pourroit-on sans crime douter de la justice de leurs décisions, et leur répéter, d’après Grotius, que tout ordre ou toute loi dont on défend l’examen et la critique ne peut jamais être qu’une loi injuste ?

C’est que les vizirs sont des hommes. Parmi les auteurs, en est-il beaucoup qui eussent la générosité d’épargner leurs critiques, s’ils avoient la puissance de les punir ? Ce ne seroit du moins que des hommes d’un esprit supérieur et d’un caractere élevé, qui, sacrifiant leur ressentiment à l’avantage du public, conserveroient à la république des lettres des critiques, si nécessaires au progrès des arts et des sciences. Or, comment exiger tant de générosité de la part du vizir ?

Le pouvoir despotique interdit toute critique de son action, seuls quelques dirigeants d'un sens politique et d'une culture supérieurs peuvent, au nom de l'intérêt public, non seulement tolérer mais promouvoir les auteurs critiques pour favoriser le progrès des arts et des sciences. Mais ces dirigeants ne seraient justement pas des despotes, au sens de Helvetius, mais des monarques et des princes éclairés. Nous rencontrons là le paradoxe, en forme de fantasme philosophique introduit par Platon, d'une monarchie que certains ont appelé à l'époque, despotisme éclairé pour l'appeler de leurs vœux. Un tel fantasme est paradoxal car précisément le despotisme ne peut être éclairé : la nature d'un pouvoir absolu exclut la philosophie et l'esprit critique, car il ne peut supporter de voir mettre en cause son indiscutable autorité, sauf à renoncer au despotisme au profit de la république. On peut à ce sujet penser à Louis XV, à Frédéric le Grand en Prusse et à Catherine II de Russie, mais l'on sait aussi que leur attitude a été, pour le moins ambivalente et inconséquente à l'égard des Lumières et que leur tolérance a vite rencontré les limites de leur pouvoir absolu.

il est peu de ministres assez généreux pour [p. 392] preférer les louanges de la clémence, qui durent aussi long-temps que les races conservées, au plaisir que donne la vengeance, et qui cependant passe aussi vîte que le coup de hache qui abbat une tête. Peu de vizirs sont dignes de l’éloge donné dans Sethos à la reine Nephté, lorsque les prêtres, en prononçant son panégyrique, disent : elle a pardonné comme les dieux, avec plein pouvoir de punir.

Le puissant sera toujours injuste et vindicatif. M De Vendôme disoit plaisamment à ce sujet que, dans la marche des armées, il avoit souvent examiné les querelles des mulets et des muletiers ; et qu’à la honte de l’humanité, la raison étoit presque toujours du côté des mulets.

Le pouvoir est potentiellement toujours déraisonnable et qu'il lui faut des contre-pouvoirs pour devenir moins déraisonnable.

M Du Vernay, si savant dans l’histoire naturelle, et qui connoissoit, à la seule inspection de la dent d’un animal, s’il étoit carnacier ou pâturant, disoit souvent : qu’on me présente la dent d’un animal inconnu ; par sa dent, je jugerai de ses moeurs. à son exemple, un philosophe moral pourroit dire : marquez-moi le degré de pouvoir dont un homme est revêtu ; par son pouvoir, je jugerai de sa justice.

Plus le pouvoir d'un homme est grand, moins il est juste

En vain, pour désarmer la cruauté des vizirs, répéteroit-on, d’après Tacite, que le supplice des critiques est la trompette qui annonce à la postérité la honte et les vices de leurs bourreaux : dans les états despotiques, on se soucie et l’on doit se soucier peu de la gloire et de la postérité ; puisqu’on n’aime point, comme je l’ai prouvé plus haut, l’estime pour l’estime même, mais pour les avantages qu’elle procure ; et qu’il n’en est aucun qu’on accorde au mérite et qu’on ose refuser à la puissance. Les vizirs n’ont donc aucun intérêt de s’instruire, et par conséquent de supporter la censure : ils doivent donc être [p. 393] en général peu éclairés. Milord Bolingbrooke disoit à ce sujet que, " jeune encore, il s’étoit d’abord représenté ceux qui gouvernoient les nations comme des intelligences supérieures. Mais, ajoutoit-il, l’expérience me détrompa bientôt : j’examinai ceux qui tenoient en Angleterre le timon des affaires ; et je reconnus que les grands étoient assez semblables à ces dieux de Phénicie sur les épaules desquels on attachoit une tête de boeuf en signe de puissance suprême, et qu’en général les hommes étoient régis par les plus sots d’entr’eux. " cette vérité, que Bolingbrooke appliquoit peut-être par humeur à l’Angleterre, est sans doute incontestable dans presque tous les empires de l’orient.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 19

le mépris et l’avilissement où sont les peuples entretient l’ignorance des vizirs ; second effet du despotisme.

si les vizirs n’ont nul intérêt de s’instruire, il est, dira-t-on, de l’intérêt du public que les vizirs soient instruits ; toute nation veut être bien gouvernée. Pourquoi donc ne voit-on point en ces pays de citoyens assez vertueux pour reprocher aux vizirs leur ignorance et leur injustice, et les forcer, par la crainte du mépris, à devenir citoyens ? C’est que le propre du despotisme est d’avilir et de dégrader les ames.

On peut se demander comment il se fait que les citoyens n'exigent pas de leurs dirigeants d'être plus instruits donc plus vertueux. La réponse est que ces citoyens vertueux ont peu de chance d'exister dès lors qu'ils sont corrompus par leurs dirigeants. Où l'on voit que, pour Helvetius, ce sont les dirigeants qui sont les premiers responsables et donc coupables de la dégradation de l'esprit public., rendant difficile, voire quasi impossible, le travail critique des hommes de culture et de sciences que sont les philosophes, en particulier des Lumières.

Dans les états où la loi seule punit et récompense, où l’on n’obéit qu’à la loi, l’homme vertueux, toujours en sureté, y contracte une hardiesse et une fermeté d’ame qui s’affoiblit nécessairement dans les pays despotiques, où sa vie, ses biens et sa liberté dépendent du caprice et de la volonté arbitraire d’un seul homme. Dans ces pays, il seroit aussi insensé d’être vertueux, qu’il eût été fou de ne l’être pas en Crete et à Lacédémone : aussi n’y voit-on personne s’élever contre l’injustice, et, plutôt que d’y applaudir, crier comme [p. 395] le philosophe Philoxene : qu’on me remene aux carrieres.

Dans les états despotiques, que sont les états qui font de l'autorité arbitraire et non des lois, l'autorité suprême, nul n'a intérêt à devenir vertueux. Or pour l'auteur, l'intérêt personnel commande toujours, même la vertu. Dans un état légaliste, l'intérêt personnel et l'intérêt public sont concordants et les citoyens sont incités à la vertu par intérêt personnel. 

Dans ces gouvernements, que n’en coûte-t-il pas pour être vertueux ? à quels dangers la probité n’est-elle pas exposée ? Supposons un homme passionné pour la vertu : vouloir qu’un tel homme apperçoive, dans l’injustice ou l’incapacité des vizirs ou des satrapes, la cause des miseres publiques, et qu’il se taise, c’est vouloir les contradictoires. D’ailleurs, une probité muette seroit dans ce cas une probité inutile. Plus cet homme sera vertueux, plus il s’empressera de nommer celui sur lequel doit tomber le mépris national : je dirai de plus qu’il le doit. Or, l’injustice et l’imbécillité d’un vizir se trouvant, comme je l’ai dit plus haut, toujours revêtue de la puissance nécessaire pour condamner le mérite aux plus grands supplices, cet homme sera d’autant plus promptement livré aux muets, qu’il sera plus ami du bien public et de la vertu. Si Néron forçoit au théâtre les applaudissements des spectateurs, plus barbares encore que Néron, les vizirs exigent les éloges de ceux-là même qu’ils surchargent d’impôts et qu’ils maltraitent. Ils sont semblables à Tibere : sous son regne, on traitoit de factieux jusqu’aux cris, jusqu’aux soupirs des infortunés qu’on opprimoit ; parcetout est criminel, dit Suetone, sous un prince qui se sent toujours coupable.

Dans les états despotiques, les hommes vertueux sont conduits par leur intérêt et forcés au silence, malgré que cela leur soit contraire. Donc leur pouvoir d'influence dans un sens critique est quasi-nul.

Il n’est point de vizir qui ne voulût réduire les hommes à la condition de ces anciens perses, qui, cruellement fouettés par l’ordre du prince, étoient ensuite obligés de comparoître devant lui : nous venons, lui disoient-ils, vous remercier d’avoir daigné vous souvenir de nous.

La noble hardiesse d’un citoyen assez vertueux pour reprocher aux vizirs leur ignorance et leur injustice seroit [p. 396] donc bientôt suivie de son supplice ; et personne ne s’y veut exposer. Mais, dira-t-on, le héros, le brave ? Oui, répondrai-je, lorsqu’il est soutenu par l’espoir de l’estime et de la gloire. Est-il privé de cet espoir ? Son courage l’abandonne.

Seuls l'estime de soi et le désir de gloire (postume?) pourraient compenser son intérêt personnel biologique. Mais n'est-ce pas là admettre qu'il puisse y avoir d'autres satisfactions que le plaisirs physiques, contrairement à ce qu'affirme constamment l'auteur ? Mais on voit que cette suggestion est pour lui plus théorique et qu'elle est pratiquement impraticable...

Chez un peuple esclave, l’on donneroit le nom de factieux à ce citoyen généreux ; son supplice trouveroit des approbateurs. Il n’est point de crimes auxquels on ne prodigue des éloges, lorsque, dans un état, la bassesse est devenue moeurs. " si la peste, dit Gordon, avoit des jarretieres, des cordons et des pensions à donner, il est des théologiens assez vils, et des jurisconsultes assez bas, pour soutenir que le regne de la peste est de droit divin ; et que se soustraire à ses malignes influences, c’est se rendre coupable au premier chef. " il est donc, en ces gouvernements, plus sage d’être le complice que l’accusateur des fripons ; les vertus et les talents y sont toujours en butte à la tyrannie.

En effet , il est sage (donc vertueux!) dans un gouvernement despotique, de devenir le complice du despote !!!



Lors de la conquête de l’Inde par Thamas-Kouli-Kan, le seul homme estimable que ce prince trouva dans l’empire du Mogol étoit un nommé Mahmouth, et ce Mahmouth étoit exilé. Dans les pays soumis au despotisme, l’amour, l’estime, les acclamations du public sont des crimes dont le prince [p. 397] punit ceux qui les obtiennent. Après avoir triomphé des bretons, Agricola, pour échapper aux applaudissements du peuple, ainsi qu’à la fureur de Domitien, traverse de nuit les rues de Rome, se rend au palais de l’empereur : le prince l’embrasse froidement, Agricola se retire ; et le vainqueur de la Bretagne, dit Tacite, se perd au même instant dans la foule des autres esclaves. C’est dans ces temps malheureux qu’on pouvoit à Rome s’écrier, avec Brutus : ô vertu ! Tu n’es qu’un vain nom. Comment en trouver chez des peuples qui vivent dans des transes perpétuelles, et dont l’ame, affaissée par la crainte, a perdu tout son ressort ? On ne rencontre, chez ces peuples, que des puissants insolents, et des esclaves vils et lâches. Quel tableau plus humiliant pour l’humanité que l’audience d’un vizir, lorsque, dans une importance et une gravité stupide, il s’avance au milieu d’une foule de clients ; et que ces derniers, sérieux, muets, immobiles, les yeux fixes et baissés, attendent en tremblant la faveur d’un regard, à peu-près dans l’attitude de ces bramines, qui, les yeux fixes sur le bout de leur nez, attendent la flamme bleue et divine dont le ciel doit l’enluminer, et dont l’apparition doit, selon eux, les élever à la dignité de pagode !

Quand on voit le mérite ainsi humilié devant un vizir sans talent, ou même un vil eunuque, on se rappelle malgré soi la vénération ridicule qu’au Japon l’on a pour les grues, dont on ne prononce jamais le nom que précédé du mot o-thurisama, c’est-à-dire, monseigneur. [p. 398]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 20

du mépris de la vertu, et de la fausse estime qu’on affecte pour elle :

Dans un état despotique la vertu ne peut être est qu'une apparence trompeuse, une tartufferie sociale. Au pire, un hommage que le vice rend à la vertu pour mieux la trahir !

troisiéme effet du despotisme. si, comme je l’ai prouvé dans les chapitres précédents, l’ignorance des vizirs est une suite nécessaire de la forme despotique des gouvernements, le ridicule qu’en ces pays l’on jette sur la vertu en paroît être également l’effet.



Peut-on douter que, dans les repas somptueux des perses, dans leurs soupers de bonne compagnie, l’on ne se moquât de la frugalité et de la grossiéreté des spartiates ? Et que des courtisans, accoutumés à ramper dans l’antichambre des eunuques pour y briguer l’honneur honteux d’en être le jouet, ne donnassent le nom de férocité au noble orgueil qui défendoit aux grecs de se prosterner devant le grand roi ?

Un peuple esclave doit nécessairement jeter du ridicule sur l’audace, la magnanimité, le désintéressement, le mépris de la vie, enfin sur toutes les vertus fondées sur un amour extrême de la patrie et de la liberté. On devoit, en Perse, traiter de fou, d’ennemi du prince, tout sujet vertueux qui, frappé de l’héroïsme des grecs, exhortoit ses concitoyens à leur ressembler, et à prévenir, par une prompte réforme dans le gouvernement, la ruine prochaine d’un empire où la vertu étoit méprisée. Les perses, sous peine de se [p. 399] trouver vils, devoient trouver les grecs ridicules. Nous ne pouvons jamais être frappés que des sentiments qui nous affectent nous-mêmes vivement. Un grand citoyen, objet de vénération par-tout où l’on est citoyen, ne passera jamais que pour fou dans un gouvernement despotique. Parmi nous autres européans, encore plus éloignés de la vileté des orientaux que de l’héroïsme des grecs, que de grandes actions passeroient pour folles, si ces mêmes actions n’étoient consacrées par l’admiration de tous les siecles ! Sans cette admiration, qui ne citeroit point comme ridicule cet ordre qu’avant la bataille de Mantinée le roi Agis reçut du peuple de Lacédémone : ne profitez point de l’avantage du nombre, renvoyez une partie de vos troupes ; ne combattez l’ennemi qu’à force égale. On traiteroit pareillement d’insensée la réponse qu’à la journée des argineuses fit Callicratidas, général de la flotte lacédémonienne : Hermon lui conseilloit de ne point combattre avec des forces trop inégales l’armée navale des athéniens : ô Hermon, lui répondit-il, à dieu ne plaise que je suive un conseil dont les suites seroient si funestes à ma patrie ! Sparte ne sera point déshonorée par son général. C’est ici qu’avec mon armée je dois vaincre ou périr. est-ce à Callicratidas d’apprendre l’art des retraites à des hommes qui, jusqu’aujourd’hui, ne se sont jamais informés du nombre, mais seulement du lieu où campoient leurs ennemis ? Une réponse si noble et si haute paroîtroit folle à la plupart des gens. Quels hommes ont assez d’élévation dans l’ame, une connoissance assez profonde de la politique, pour sentir, comme Callicratidas, de quelle importance il étoit d’entretenir, dans les spartiates, l’audacieuse opiniâtreté qui les rendoit invincibles ? Ce héros savoit qu’occupés sans cesse [p. 400] à nourrir en eux le sentiment du courage et de la gloire, trop de prudence pourroit en émousser la finesse, et qu’un peuple n’a point les vertus dont il n’a pas les scrupules.

Les demi-politiques, faute d’embrasser une assez grande étendue de temps, sont toujours trop vivement frappés d’un danger présent. Accoutumés à considérer chaque action indépendamment de la chaîne qui les unit toutes entr’elles, lorsqu’ils pensent corriger un peuple de l’excès d’une vertu, ils ne font le plus souvent que lui enlever le palladium auquel sont attachés ses succès et sa gloire. C’est donc à l’ancienne admiration qu’on doit l’admiration présente que l’on conserve pour ces actions : encore cette admiration n’est-elle qu’une admiration hypocrite ou de préjugé. Une admiration sentie nous porteroit nécessairement à l’imitation.

Dans un état despotique, l'admiration de la vertu n'est qu'hypocrisie, car on la loue en se gardant bien de l'imiter...

Or, quel homme, parmi ceux-là même qui se disent passionnés pour la gloire, rougit d’une victoire qu’il ne doit pas entiérement à sa valeur et à son habileté ? Est-il beaucoup d’Antiochus-Soter ? Ce prince sent qu’il ne doit la défaite des galates qu’à l’effroi qu’avoit jeté dans leurs rangs l’aspect imprévu de ses éléphants ; il verse des larmes sur ses palmes triomphales, et fait, sur le champ de bataille, élever un trophée à ses éléphants. On vante la générosité de Gélon. Après la défaite de l’armée innombrable des carthaginois, lorsque les vaincus s’attendoient aux conditions les plus dures, ce prince n’exige de Carthage humiliée que d’abolir les sacrifices barbares qu’ils faisoient de leurs propres enfants à Saturne. Ce vainqueur ne veut profiter de sa victoire que pour conclure le seul traité qui, peut-être, ait jamais été fait en faveur de l’humanité. Parmi tant d’admirateurs, pourquoi Gélon [p. 401] n’a-t-il point d’imitateurs ? Mille héros ont tour à tour subjugué l’Asie : cependant il n’en est aucun qui, sensible aux maux de l’humanité, ait profité de sa victoire pour décharger les orientaux du poids de la misere et de l’avilissement dont les accable le despotisme. Aucun d’eux n’a détruit ces maisons de douleurs et de larmes, où la jalousie mutile sans pitié les infortunés destinés à la garde de ses plaisirs, et condamnés au supplice d’un desir toujours renaissant et toujours impuissant. L’on n’a donc pour l’action de Gélon qu’une estime hypocrite ou de préjugé. Nous honorons la valeur, mais moins qu’on ne l’honoroit à Sparte : aussi n’éprouvons-nous pas, à l’aspect d’une ville fortifiée, le sentiment de mépris dont étoient affectés les lacédémoniens. Quelques-uns d’eux, passant sous les murs de Corinthe, quelles femmes, demanderent-ils, habitent cette cité ? Ce sont, leur répondit-on, des corinthiens. ne savent-ils pas, reprirent-ils, ces hommes vils et lâches, que les seuls remparts impénétrables à l’ennemi sont des citoyens déterminés à la mort ? tant de courage et d’élévation d’ame ne se rencontre que dans des républiques guerrieres. De quelque amour que nous soyions animés pour la patrie, on ne verra point de mere, après la perte d’un fils tué dans le combat, reprocher au fils qui lui reste d’avoir survécu à sa défaite. On ne prendra point exemple sur ces vertueuses lacédémoniennes : après la bataille de Leuctres, honteuses d’avoir porté dans leur sein des hommes capables de fuir, celles dont les enfants étoient échappés au carnage se retiroient au fond de leurs maisons, dans le deuil et le silence ; lorsqu’au contraire les meres dont les fils étoient morts en combattant, pleines de joie et la tête couronnée de fleurs, alloient au temple en rendre graces aux dieux.

Le courage légendaire des mères spartiates qui préféraient voir leur enfant mort au combat que vivant pour s'être enfui face à l'ennemi et/ou pour avoir survécu à sa défaite , n'est plus qu'un souvenir mythique car il est au fond une attitude exceptionnelle car profondément inhumaine, si tant est qu'elle ait existé. Il fallait que le goût de l'honneur surpasse celui du plaisir physique ce qui manifeste, selon l'auteur, un excès pervers de l'amour de soi. Mais que cet excès soit et ait été possible reste à expliquer...





[p. 402] Quelque braves que soient nos soldats, on ne verra plus un corps de douze cents hommes soutenir, comme les suisses, au combat de S Jacques-L’Hôpital, l’effort d’une armée de soixante mille hommes, qui paya sa victoire de la perte de huit mille soldats. On ne verra plus de gouvernements traiter de lâches, et condamner comme tels au dernier supplice dix soldats, qui, s’échappant du carnage de cette journée, apportoient chez eux la nouvelle d’une défaite si glorieuse.

La société du XVIIIème siècle ne peut plus tolérer la justification glorieuse prétendument héroïque d'un tel massacre. Elle n'accorde pas à ce prétendu courage mortifère une valeur universelle, c'est à dire universalisable, et en cela elle fait montre d'une passion vitale raisonnée raisonnable.

Si, dans l’Europe même, l’on n’a plus qu’une admiration stérile pour de pareilles actions et de semblables vertus, quel mépris les peuples de l’orient ne doivent-ils point avoir pour ces mêmes vertus ? Qui pourroit les leur faire respecter ? Ces pays sont peuplés d’ames abjectes et vicieuses : or, dès que les hommes vertueux ne sont plus en assez grand nombre dans une nation pour y donner le ton, elle le reçoit nécessairement des gens corrompus. Ces derniers, toujours intéressés à ridiculiser les sentiments qu’ils n’éprouvent pas, font taire les vertueux. Malheureusement il en est peu qui ne cedent aux clameurs de ceux qui les environnent, qui soient assez courageux pour braver le mépris de leur nation, et qui sentent assez nettement que l’estime d’une nation tombée dans un certain degré d’avilissement est une estime moins flatteuse que déshonorante. [p. 403] Le peu de cas qu’on faisoit d’Annibal, à la cour d’Antiochus, a-t-il déshonoré ce grand homme ? La lâcheté avec laquelle Prusias voulut le vendre aux romains, a-t-elle donné atteinte à la gloire de cet illustre carthaginois ? Elle n’a déshonoré aux yeux de la postérité que le roi, le conseil et le peuple qui le livrerent.

Ce qui est vrai dans une société vivant sous un régime non-despotique l'est encore plus dans une société vivant sous un régime despotiques terrorisant et, partant, corrupteur de tout courage, même raisonné. Mais ette corruption morale est imputable d'abord à ceux qui impose ce despotisme corrupteur aux citoyens.

Le résultat de ce que j’ai dit, c’est qu’on n’a réellement, dans les empires despotiques, que du mépris pour la vertu, et qu’on n’en honore que le nom. Si tous les jours on l’invoque, et si l’on en exige des citoyens ; il en est, en ce cas, de la vertu comme de la vérité, qu’on demande à condition qu’on sera assez prudent pour la taire.

La vérité comme la vertu peuvent être révérées idéalement et trahies pratiquement, car, selon les régimes politiques plus ou moins despotiques, elles font courir un réel danger car elles peuvent être l'occasion d'une répression mortelle de ceux qui la pratiquerait . En effet dans un monde injuste, pratiquer la justice met en situation d'être vaincu par l'injustice ambiante. Autrement dit, la pratique individuelle de la justice et de la vérité, quelle que soit la valeur idéale qu'on leur accorde, ne sont réellement possibles que dans une société et sous un régime politique juste. Mon interprétation de cette position est que, selon l'auteur, l’héroïsme sacrificiel ne peut être possible que dans une société qui croit au salut et à la punition divine éternels dans l'au-delà et/ou à la gloire posthume. Une réduction de la prégnance de ces croyances entraîne nécessairement l'affaiblissement de la tentation de s'aimer au travers de l’héroïsme.

[p. 404]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 21

du renversement des empires soumis au pouvoir arbitraire : quatriéme effet du despotisme.

l’indifférence des orientaux pour la vertu, l’ignorance et l’avilissement des ames, suite nécessaire de la forme de leur gouvernement, doit à la fois en faire des citoyens fripons entr’eux, et sans courage vis-à-vis de l’ennemi. Voilà la cause de l’étonnante rapidité avec laquelle les grecs et les romains subjuguerent l’Asie. Comment des esclaves, élevés et nourris dans l’antichambre d’un maître, eussent-ils étouffé devant le glaive des romains les sentiments habituels de crainte que le despotisme leur avoit fait contracter ? Comment des hommes abrutis, sans élévation dans l’ame, habitués à fouler les foibles, à ramper devant les puissants, n’eussent-ils pas cédé à la magnanimité, à la politique, au courage des romains, et ne se fussent-ils pas montrés également lâches et dans le conseil et dans le combat ? Si les égyptiens, dit à ce sujet Plutarque, furent successivement esclaves de toutes les nations, c’est qu’ils furent soumis au despotisme le plus dur : aussi ne donnerent-ils presque jamais que des preuves de lâcheté. Lorsque le roi Cléomene, chassé de Sparte, réfugié en égypte, emprisonné par l’intrigue d’un ministre nommé Sobisius, eut massacré sa garde et rompu ses fers, le prince se présente dans les rues d’Alexandrie ; mais vainement il y exhorte les citoyens à le venger, à punir l’injustice, à secouer le joug de la tyrannie : [p. 405] par-tout, dit Plutarque, il ne trouve que d’immobiles admirateurs. Il ne restoit à ce peuple vil et lâche que l’espece de courage qui fait admirer les grandes actions, non celui qui les fait exécuter.

Comment un peuple esclave résisteroit-il à une nation libre et puissante ? Pour user impunément du pouvoir arbitraire, le despote est forcé d’énerver l’esprit et le courage de ses sujets. Ce qui le rend puissant au dedans, le rend foible au dehors : avec la liberté, il bannit de son empire toutes les vertus ; elles ne peuvent, dit Aristote, habiter chez des ames serviles. Il faut, ajoute l’illustre président de Montesquieu, que nous avons déjà cité, commencer par être mauvais citoyen pour devenir bon esclave. Il ne peut donc opposer aux attaques d’un peuple, tel que les romains, qu’un conseil et des généraux absolument neufs dans la science politique et militaire, et pris dans cette même nation dont il a amolli le courage et retréci l’esprit ; il doit donc être vaincu.

Le despotisme engendre non seulement l'esclavage objectif, mais des êtres incapables de courage et de vertu. L'esclavage extérieur fait des hommes des esclaves intérieurs, des âmes serviles, incapables de de se révolter et de se battre pour leurs droits et leur patrie, contre des envahisseurs. Ainsi le despotisme est un régime qui affaiblit la pays tout entier, un pays d'esclaves sans réels citoyens susceptibles de se défendre contre une agression extérieure.

Mais, dira-t-on, les vertus ont cependant, dans les états despotiques, quelquefois brillé du plus grand éclat ? Oui, lorsque le trône a successivement été occupé par plusieurs grands hommes. La vertu, engourdie par la présence de la tyrannie, se ranime à l’aspect d’un prince vertueux : sa présence est comparable à celle du soleil ; lorsque sa lumiere perce et dissipe les nuages ténébreux qui couvroient la terre, alors tout se ranime, tout se vivifie dans la nature, les plaines se peuplent de laboureurs, les bocages retentissent de concerts aëriens, et le peuple aîlé du ciel vole jusques sur la cime des chênes pour y chanter le retour du soleil. ô temps heureux, s’écrie Tacite sous le regne de Trajan, où l’on n’obéit qu’aux loix, où l’on peut penser librement, et dire librement [p. 406] ce qu’on pense, où l’on voit tous les coeurs voler au devant du prince, où sa vue seule est un bienfait ! Toutefois l’éclat que jettent de pareilles nations est toujours de peu de durée. Si quelquefois elles atteignent au plus haut degré de puissance et de gloire, et s’illustrent par des succès en tout genre, ces succès, attachés, comme je viens de le dire, à la sagesse des rois qui les gouvernoient, et non à la forme de leur gouvernement, ont toujours été aussi passagers que brillants : la force de pareils états, quelque imposante qu’elle soit, n’est qu’une force illusoire : c’est le colosse de Nabuchodonosor, ses pieds sont d’argile. Il en est de ces empires comme du sapin superbe ; sa cime touche aux cieux, les animaux des plaines et des airs cherchent un abri sous son ombrage : mais, attaché à la terre par de trop foibles racines, il est renversé au premier ouragan. Ces états n’ont qu’un moment d’existence, s’ils ne sont environnés de nations peu entreprenantes et soumises au pouvoir arbitraire. La force respective de pareils états consiste alors dans l’équilibre de leur foiblesse. Un empire despotique a-t-il reçu quelque échec ? Si le trône ne peut être raffermi que par une résolution mâle et courageuse, cet empire est détruit.

Malgré la nature despotique d'un état, exceptionnellement, un despote peut se conduire en roi légitime et utiliser son autorité personnelle pour poursuivre des fins vertueuses ( conformes au bien public) et faire que d'autres deviennent à leur tour justes sous son autorité. Il faut donc distinguer la forme du régime de la personnalité de ceux qui le dirigent, et celle-ci importe plus souvent, sur la , que celle-là, mais cette exception reste fragile et éphémère et s'évanouit après le départ et/ou la mort de ce dirigeant. Les états despotiques ne peuvent temporairement survivre que du fait de la faiblesse de ses adversaires, à l'intérieur, dès lors que la plupart des citoyens sont devenus des esclaves consentants et à l'extérieur, du fait de l'incapacité de les conquérir des états qui l'entourent.

Les peuples qui gémissent sous un pouvoir arbitraire n’ont donc que des succès momentanés, que des éclairs de gloire : ils doivent, tôt ou tard, subir le joug d’une nation libre et entreprenante. Mais, en supposant que des circonstances et des positions particulieres les arrachassent à ce danger, la mauvaise administration de ces royaumes suffit pour les détruire, les dépeupler et les changer en déserts. La langueur léthargique, qui successivement en saisit tous les membres, produit cet effet. Le propre du despotisme [p. 407] est d’étouffer les passions : or, dès que les ames ont, par le défaut de passions, perdu leur activité ; lorsque les citoyens sont, pour ainsi dire, engourdis par l’opium du luxe, de l’oisiveté et de la mollesse ; alors l’état tombe en consomption : le calme apparent dont il jouit n’est, aux yeux de l’homme éclairé, que l’affaisement précurseur de la mort. Il faut des passions dans un état ; elles en sont l’ame et la vie. Le peuple le plus passionné est, à la longue, le peuple triomphant.

Le despotisme corrode et corrompt, par la recherche du luxe et de l'oisiveté, la passion de la population donc la puissance de l'état. Car pour Helvetius il n'y a d'autre énergie ou puissance vitales que celle des passions, y compris celle de la passion pour la justice et la défense de la patrie. On peut s'étonner que le despotisme puisse livrer les citoyens à un égoïsme purement individualiste, mais c'est oublier que celui-ci devient sous le despotisme le seul but possible des individus, même réduits à l'esclavage. Ces derniers n'aspirent, en effet, à rien d'autre qu'à l'oisiveté qui devient du fait même de leur esclavage un désir compensatoire de leur situation. Même les riches, sous un régime despotisque, sont esclaves, encore plus que les pauvres, parce que, riches et oisifs, ils sont moins révoltés et donc plus esclaves encore d'un régime qui les a, par cette richesse même, plus intégralement corrompus. Les plus esclaves sont ceux qui sont esclaves de le relative supériorité que génère leur soumission interéssée au tyran..

L’effervescence modérée des passions est salutaire aux empires : ils sont, à cet égard, comparables aux mers dont les eaux stagnantes exhaleroient en croupissant des vapeurs funestes à l’univers, si, en les soulevant, la tempête ne les épuroit.

Un « Empire » est à prendre ici comme un état qui soumet aussi d'autres peuples que le sien à sa domination despotique. Un empire est, au sens moderne du mot, impérialiste.

Mais, si la grandeur des nations soumises au pouvoir arbitraire n’est qu’une grandeur momentanée, il n’en est pas ainsi des gouvernements où la puissance est, comme dans Rome et dans la Grece, partagée entre le peuple, les grands ou les rois. Dans ces états, l’intérêt particulier, étroitement lié à l’intérêt public, change les hommes en citoyens. C’est dans ces pays qu’un peuple, dont les succès tiennent à la constitution même de son gouvernement, peut s’en promettre de durables. La nécessité où se trouve alors le citoyen de s’occuper d’objets importants, la liberté qu’il a de tout penser et de tout dire, donne plus de force et d’élévation à son ame : l’audace de son esprit passe dans son coeur ; elle lui fait concevoir des projets plus vastes, plus hardis, exécuter des actions plus courageuses. J’ajouterai même que, si l’intérêt particulier n’est point entiérement détaché de l’intérêt public ; si les moeurs d’un peuple, tel que les romains, ne sont pas aussi corrompues qu’elles [p. 408] l’étoient du temps des Marius et des Sylla ; l’esprit de faction, qui force les citoyens à s’observer et à se contenir réciproquement, est l’esprit conservateur de ces empires. Ils ne se soutiennent que par le contrepoids des intérêts opposés. Jamais les fondements de ces états ne sont plus assurés que dans ces moments de fermentation extérieure où ils paroissent prêts à s’écrouler. Ainsi, le fond des mers est calme et tranquille, lors même que les aquilons, déchaînés sur leur surface, semblent les bouleverser jusques dans leurs abymes.

Le liberté de pensée et d'agir est une nécessité en un régime non-despotique. Et donc une puissance, un désir, une passion politiquement supérieure car elle est plus juste au sens que l'intérêt particulier devient conforme à l'intérêt public. Ce paradoxe apparent qui fait de la liberté une nécessité politique signifie que la liberté, c''est à dire le goût d'agir et de penser par soi-même en une juste relation aux autres n'est pas spontanée car qu'elle est politiquement déterminée : C'est le libéralisme de l'état qui crée les conditions « nécessaires » de la liberté citoyenne (juste) et non l'inverse. La liberté n'est pas donnée, mais elle est politiquement construite, c'est à dire rendue nécessaire par une constitution politique libérale anti-despotique. Or il convient de démontrer par des contre-exemples par rapport aux régimes despotique que cette thèse est expérimentalement valide.

Après avoir reconnu, dans le despotisme oriental, la cause de l’ignorance des vizirs, de l’indifférence des peuples pour la vertu et du renversement des empires soumis à cette forme de gouvernement, je vais, dans d’autres constitutions d’état, montrer la cause des effets contraires.

[p. 409]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 22

De l’amour de certains peuples pour la gloire et la vertu.

ce chapitre est une conséquence si necessaire du précédent, que je me croirois à ce sujet dispensé de tout examen, si je ne sentois combien l’exposition des moyens propres à nécessiter les hommes à la vertu peut être agréable au public ; et combien les détails, sur une pareille matiere, sont instructifs pour ceux même qui la possedent le mieux. J’entre donc en matiere. Je jette les yeux sur les républiques les plus fécondes en hommes vertueux ; je les arrête sur la Grece, sur Rome : et j’y vois naître une multitude de héros. Leurs grandes actions, conservées avec soin dans l’histoire, y semblent recueillies pour répandre les odeurs de la vertu dans les siecles les plus corrompus et les plus reculés : il en est de ces actions comme de ces vases d’encens, qui, placés sur l’autel des dieux, suffisent pour remplir de parfums la vaste étendue de leur temple.

En considérant la continuité d’actions vertueuses que présente l’histoire de ces peuples, si je veux en découvrir la cause, je l’apperçois dans l’adresse avec laquelle les législateurs de ces nations avoient lié l’intérêt particulier à l’intérêt public.

Je prends l’action de Régulus pour preuve de cette vérité. Je ne suppose en ce général aucun sentiment d’héroïsme, [p. 410] pas même ceux que lui devoit inspirer l’éducation romaine : et je dis que, dans le siecle de ce consul, la législation, à certains égards, étoit tellement perfectionnée, qu’en ne consultant que son intérêt personnel, Régulus ne pouvoit se refuser à l’action généreuse qu’il fit. En effet, lorsqu’instruit de la discipline des romains, on se rappelle que la fuite, ou même la perte de leur bouclier dans le combat, étoit punie du supplice de la bastonade, dans lequel le coupable expiroit ordinairement, n’est-il pas évident qu’un consul vaincu, fait prisonnier, et député par les carthaginois pour traiter de l’échange des prisonniers, ne pouvoit s’offrir aux yeux des romains sans craindre ce mépris toujours si humiliant de la part des républicains, et si insoutenable pour une ame élevée ? Qu’ainsi, le seul parti que Régulus eût à prendre, étoit d’effacer, par quelque action héroïque, la honte de sa défaite ? Il devoit donc s’opposer au traité d’échange que le sénat étoit prêt à signer. Il exposoit, sans doute, sa vie par ce conseil : mais ce danger n’étoit pas imminent ; il étoit assez vraisemblable, qu’étonné de son courage, le sénat n’en seroit que plus empressé à conclure un traité qui devoit lui rendre un citoyen si vertueux. D’ailleurs, en supposant que le sénat se rendît à son avis, il étoit encore très-vraisemblable que, par crainte de représailles, ou par admiration pour sa vertu, les carthaginois ne le livreroient point au supplice dont ils l’avoient menacé. Régulus ne s’exposoit donc qu’au danger auquel, je ne dis pas un héros, mais un homme prudent et sensé devoit se présenter pour se soustraire au mépris, et s’offrir à l’admiration des romains.

L'exemple « légendaire » de Régulus consul romain (-294 ), prisonnier des carthaginois, qui refusa d'être échangé, bien qu'un accord entre le Sénat romain et Carthage pouvait lui sauver la vie, permet à Helvetius de montrer que ce n'est ni l’héroïsme particulier, ni même l'esprit de sacrifice qui détermine son comportement mais le seul intérêt particulier de ce personnage lequel se trouve en concordance avec l'intérêt supérieur de Rome, à savoir, l'honneur ce cette état. En effet Régulus ne pouvait tout simplement accepter le mépris qu'aurait, à Rome, suscité cet échange. Dès lors qu'un prisonnier est un vaincu et mérite l’opprobre, et plus encore s'il reste en vie malgré sa défaite, il était encore plus indigne aux yeux de ses concitoyens de chercher à sauver sa peau au prix de son honneur. Donc il se devait, au regard de l'amour de soi, déterminé par le regard de mépris des romains s'il avait consenti à cette lâcheté, de renoncer à la vie au profit de son honneur. Il ne s'agit pas d'un sacrifice à proprement dit, puisque il ne pouvait, selon l'auteur, faire autrement dans le contexte moral de son époque et de son pays. Une époque n'a que les héros qu'elle mérite et la république romaine, parce qu'elle était une république citoyenne, était déterminée à juger et évaluer les hommes selon des critères d'honneur collectifs. Ceux-ci étaient donc déterminant dans le choix(?) de Régulus entre sa vie et son honneur personnel confondu ou tout au moins concordant avec celui de Rome.

Il est donc un art de nécessiter les hommes aux actions héroïques (Les hommes aux actions héroïques sont (le produit de leur société, SR); non que je prétende insinuer ici que Régulus [p. 411] n’ait fait qu’obéir à cette nécéssité, et que je veuille donner atteinte à sa gloire ; l’action de Régulus fut, sans doute, l’effet de l’enthousiasme impétueux qui le portoit à la vertu : mais un pareil enthousiasme ne pouvoit s’allumer qu’à Rome. Les vices et les vertus d’un peuple sont toujours un effet nécessaire de sa législation : et c’est la connoissance de cette vérité qui, sans doute, a donné lieu à cette belle loi de la Chine : pour y féconder les germes de la vertu, on veut que les mandarins participent à la gloire ou à la honte des actions vertueuses ou infâmes commises dans leurs gouvernements ; et qu’en conséquence, ces mandarins soient élevés à des postes supérieurs, ou rabaissés à des grades inférieurs.

La liberté par rapport au seul désir de survivre, selon l'auteur, est toujours conditionnée aux valeurs de l'époque. Le choix de Régulus est libre parce que déterminé. La seule liberté réside donc, pour l'auteur, dans la conscience clairement assumée par l'individu Régulus, de ce qui le détermine à agir, à savoir les valeurs d'une société libre parce que républicaine. Il y a un choix passionnel personnel de sa part pour l'honneur , mais un choix construit dans un cadre socialement conditionné. Dans des conditions moralement et politiquement défavorables, il en aurait été autrement : Régulus aurait accepté l'échange qui n'aurait plus, alors, été considéré par ses concitoyens comme honteux. Ici Helvetius est proche de la conception de la liberté de Spinoza et de Hegel qui faisaient de la liberté personnelle une liberté déterminée par la nécessité consciente de ce qui détermine les pensées et les actes des individus. La liberté réside dans la conscience et le bon usage des contraintes historiques et des conditions politiques de son temps et non pas dans l'absence de contrainte et/ou de déterminations.

Comment douter que la vertu ne soit chez tous les peuples l’effet de la sagesse plus ou moins grande de l’administration ? Si les grecs et les romains furent si longtemps animés de ces vertus mâles et courageuses, qui sont, comme dit Balzac, des courses que l’ame fait au delà des devoirs communs, c’est que les vertus de cette espece sont presque toujours le partage des peuples où chaque citoyen a part à la souveraineté.

Les régimes politiques qui opèrent le partage de la souveraineté entre tous les citoyens s'appellent la démocratie et/ou le monarchie constitutionnelle pour laquelle militent les deux amis que sont Montesquieu et Helvetius. Ces deux régimes sont républicains car fondés sur une constitution qui promeut l'égalité dans l'exercice de la citoyenneté ainsi que celle des droits fondamentaux. Athènes et la république Romaine, parce qu'elles étaient telles, ont permis la possibilité à de grands hommes vertueux d'émerger.

Ce n’est qu’en ces pays qu’on trouve un Fabricius. Pressé par Pyrrhus de le suivre en épire : Pyrrhus, lui dit-il, vous êtes sans doute un prince illustre, un grand guerrier ; mais vos peuples gémissent dans la misere. Quelle témérité de vouloir me mener en épire ? Doutez-vous que, bientôt rangés [p. 412] sous ma loi, vos peuples ne preférassent l’exemption de tributs aux surcharges de vos impots, et la sûreté à l’incertitude de leurs possessions. Aujourd’hui votre favori, demain je serois votre maître. Un tel discours ne pouvoit être prononcé que par un romain. C’est dans les républiques qu’on apperçoit, avec étonnement, jusqu’où peut être portée la hauteur du courage et l’héroïsme de la patience. Je citerai Thémistocle pour exemple en ce genre : peu de jours avant la bataille de Salamine, ce guerrier, insulté en plein conseil par le général des lacédémoniens, ne répond à ses menaces que ces deux mots : frappe, mais écoute. à cet exemple, j’ajouterai celui de Timoléon ; il est accusé de malversation, le peuple est prêt à mettre en pieces ses délateurs ; il en arrête la fureur en disant : ô syracusains, qu’allez-vous faire ? Songez que tout citoyen a le droit de m’accuser : gardez-vous, en cédant à la reconnoissance, de donner atteinte à cette même liberté, qu’il m’est si glorieux de vous avoir rendue.

Si l’histoire grecque et romaine est pleine de ces traits héroïques, et si l’on parcourt presque inutilement toute l’histoire du despotisme pour en trouver de pareils, c’est que, dans ces gouvernements, l’intérêt particulier n’est jamais lié à l’intérêt public ; c’est qu’en ces pays, entre mille qualités, [p. 413] c’est la bassesse qu’on honore, la médiocrité qu’on récompense ; c’est à cette médiocrité qu’on confie presque toujours l’administration publique ; on en écarte les gens d’esprit. Trop inquiets et trop remuants, ils altéreroient, dit-on, le repos de l’état : repos comparable au moment de silence, qui, dans la nature, précede de quelques instants la tempête. La tranquillité d’un état ne prouve pas toujours le bonheur des sujets.

Sous un régime despotique, c'est l'injustice et la lâcheté qui sont récompensées et, par là, sont infusées dans les esprits, sous le faux prétexte que la liberté trouble l'ordre social. Or cet ordre, cette paix civile apparente, ne sont en rien une condition du bonheur des citoyens. En cela  que:

  1. le despotisme renverse la relation juste entre l'état et les citoyens qui stipule que l'état est aux service de ces derniers et non l'inverse ou plutôt que l'inverse est soumis à la condition que les citoyens trouve dans la soumission à l'état la condition de leur bonheur, lequel implique leurs libertés personnelles, y compris politique, et leur prospérité. Des esclaves, même vivant en paix, n'en sont pas pour autant personnellement heureux , car il vivent dans la crainte constante d'être tués, humiliés et surtout, interdits par leur tyran de satisfaire leurs propres désirs au profit du sien.

  2. le despotisme dégrade et corrompt l'humanité toute entière et lui interdisant de progresser dans les domaines des arts, des sciences et des techniques, ainsi que sur le plan moral.

Dans les gouvernements arbitraires, les hommes sont comme ces chevaux qui, serrés par les morailles, souffrent, sans remuer, les plus cruelles opérations : le coursier en liberté se cabre au premier coup. On prend, dans ces pays, la léthargie pour la tranquillité. La passion de la gloire, inconnue chez ces nations, peut seule entretenir, dans le corps politique, la douce fermentation qui le rend sain et robuste, et qui développe toute espece de vertus et de talents. Les siecles les plus favorables aux lettres ont, par cette raison, toujours été les plus fertiles en grands généraux et en grands politiques : le même soleil vivifie les cedres et les platanes.

De plus dans cette paix est précaire que maintient illusoirement le despotisme, dès qu'un individu se sent en situation et l'envie de se révolter, il devient un facteur de trouble graves. Par contre, la passion de la gloire que génère les républiques seule peut produire, pacifiquement et dans la liberté, les talents vertueux, à savoir conforme à l'intérêt public. En particulier dans le domaine littéraire et philosophique qui permettent le mieux que s'expriment les ressources et le développement de l'esprit de progrès. Mais ainsi, contrairement à ce qu'il affirme par ailleurs, cette passion de la gloire semble bien être, pour Helvetius, supérieure aux seuls besoins et plaisirs physiques, voire au seul désir de survivre, apparaît bien dans ce cadre comme autonome de ces derniers. Le problème que nous ne cessons de rencontrer vis-à-vis du réductionnisme matérialiste et sensualiste -physicaliste- de Helvetius rebondit là encore.

Au reste, cette passion de la gloire, qui, divinisée chez les païens, a reçu les hommages de toutes les républiques, n’a principalement été honorée que dans les républiques pauvres et guerrieres.

Si l'on remarque que la passion de la gloire est, chez lui, politiquement et socialement déterminée, la question se pose de savoir s'il ne faut pas ajouter une dimension sociale propre au seul désir et besoin physique et à leurs satisfactions, pour comprendre le fonctionnement de l'esprit et des sociétés humaines. Ne faudrait-il pas élargir son matérialisme physique par un matérialisme social et politique à la manière d'une Marx ?

[p. 414]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 23

que les nations pauvres ont toujours été et plus avides de gloire, et plus fécondes en grands hommes, que les nations opulentes.

les héros, dans les républiques commerçantes, semblent ne s’y présenter que pour y détruire la tyrannie et disparoître avec elle. C’étoit dans le premier moment de la liberté de la Hollande que Balzac disoit de ses habitants, qu’ils avoient mérité d’avoir Dieu seul pour roi, puisqu’ils n’avoient pu endurer d’avoir un roi pour Dieu. Le sol propre à la production des grands hommes est, dans ces républiques, bientôt épuisé. C’est la gloire de Carthage qui disparoît avec Annibal. L’esprit de commerce y détruit nécessairement l’esprit de force et de courage. les peuples riches, dit ce même Balzac, se gouvernent par les discours de la raison qui conclut à l’utile, et non selon l’institution morale qui se propose l’honnête et le hazardeux.

Le courage vertueux ne se conserve que chez les nations pauvres. De tous les peuples, les scythes étoient, peut-être, les seuls qui chantassent des hymnes en l’honneur des dieux, sans jamais leur demander aucune grace ; persuadés, disoient-ils, que rien ne manque à l’homme de courage. Soumis à des chefs dont le pouvoir étoit assez étendu, ils étoient indépendants, parce qu’ils cessoient d’obéir au chef lorsqu’il cessoit d’obéir aux loix. Il n’en est pas des nations riches, comme de ces scythes, qui n’avoient d’autre besoin [p. 415] que celui de la gloire. Partout où le commerce fleurit, on préfere les richesses à la gloire, parce que ces richesses sont l’échange de tous les plaisirs, et que l’acquisition en est plus facile. Or, quelle stérilité de vertus et de talents cette préférence ne doit-elle point occasionner ? La gloire ne pouvant jamais être décernée que par la reconnoissance publique, l’acquisition de la gloire est toujours le prix des services rendus à la patrie : le desir de la gloire suppose toujours le desir de se rendre utile à sa nation.

Il n’en est pas ainsi du desir des richesses. Elles peuvent être quelquefois le prix de l’agiotage, de la bassesse, de l’espionage, et souvent du crime ; elles sont rarement le partage des plus spirituels et des plus vertueux. L’amour des richesses ne porte donc pas nécessairement à l’amour de la vertu. Les pays commerçants doivent donc être plus féconds en bons négociants qu’en bons citoyens, en grands banquiers qu’en héros.

Ce n’est donc point sur le terrein du luxe et des richesses, mais sur celui de la pauvreté, que croissent les sublimes vertus ; rien de si rare que de rencontrer des ames élevées dans les empires opulents ; les citoyens y contractent trop de besoins. Quiconque les a multipliés a donné à la tyrannie des ôtages de sa bassesse et de sa lâcheté. La vertu, [p. 416] qui se contente de peu, est la seule qui soit à l’abri de la corruption. C’est cette espece de vertu qui dicta la réponse que fit au ministre anglois un seigneur distingué par son mérite. La cour ayant intérêt de l’attirer dans son parti, M Walpole va le trouver : je viens, lui dit-il, de la part du roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le regret qu’il a de n’avoir encore rien fait pour vous, et vous offrir un emploi plus convenable à votre mérite. milord, lui repliqua le seigneur anglois, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon souper devant vous. On lui sert au même instant un hachis fait du reste d’un gigot dont il avoit dîné. Se tournant alors vers M Walpole, milord, ajouta-t-il, pensez-vous qu’un homme qui se contente d’un pareil repas, soit un homme que la cour puisse aisément gagner ? dites au roi ce que vous avez vu ; c’est la seule réponse que j’aie à lui faire. Un pareil discours part d’un caractere qui sait retrécir le cercle de ses besoins : et combien en est-il qui, dans un pays riche, résistent à la tentation perpétuelle des superfluités ? Combien la pauvreté d’une nation ne rend-elle pas à la patrie d’hommes vertueux que le luxe eût corrompus ? ô philosophes, s’écrioit souvent Socrate, vous qui représentez les dieux sur la terre, sachez comme eux vous suffire à vous-mêmes, vous contenter de peu ; sur-tout, n’allez point, en rampant, importuner les princes et les rois. " rien de plus ferme et de plus vertueux, dit Ciceron, que le caractere des premiers sages de la Grece. Aucun péril ne les effrayoit, aucun obstacle ne les décourageoit, aucune considération ne les retenoit, et ne leur faisoit sacrifier la vérité aux volontés absolues des princes. " mais ces philosophes étoient nés dans un pays pauvre : aussi leurs successeurs ne conserverent-ils pas toujours les mêmes [p. 417] vertus. On reproche à ceux d’Alexandrie d’avoir eu trop de complaisance pour les princes leurs bienfaiteurs, et d’avoir acheté par des bassesses le tranquille loisir dont ces princes les laissoient jouir. C’est à ce sujet que Plutarque s’écrie : " quel spectacle plus avilissant pour l’humanité que de voir des sages prostituer leurs éloges aux gens en place ! Faut-il que les cours des rois soient si souvent l’écueil de la sagesse et de la vertu ! Les grands ne devroient-ils pas sentir que tous ceux qui ne les entretiennent que de choses frivoles les trompent ? La vraie maniere de les servir c’est de leur reprocher leurs vices et leurs travers, de leur apprendre qu’il leur sied mal de passer les jours dans les divertissements. Voilà le seul langage digne d’un homme vertueux ; le mensonge et la flatterie n’habitent jamais sur ses levres. " cette exclamation de Plutarque est sans doute très-belle ; mais elle prouve plus d’amour pour la vertu que de connoissance de l’humanité. Il en est de même de celle de Pythagore : " je refuse, dit-il, le nom de philosophes à ceux qui cedent à la corruption des cours : ceux-là seuls sont dignes de ce nom, qui sont prêts à sacrifier, devant les rois, leur vie, leurs richesses, leurs dignités, leurs familles, et même leur réputation. C’est, ajoute Pythagore, par cet amour [p. 418] pour la vérité qu’on participe à la divinité ; et qu’on s’y unit de la maniere la plus noble et la plus intime. "

L'argent est par nature corrupteur, car en tant que moyen illimité d'accumulation du pouvoir de satisfaire n'importe quelles passions, il génère le désir de s'enrichir indéfiniment par n'importe quels moyens, y compris les plus malhonnêtes comme la tromperie, l'escroquerie et la flatterie des puissants ou des princes fortunés. C'est la raison pour laquelle c'est dans les populations pauvres qui n'utilisent pas l'argent pour vivre ou ne l'utilise que comme moyen d'échange que les vertus civiques sont les plus répandues et les mieux révérées. La passion vertueuse peut s'exprimer chez certains philosophes très minoritaires dont l'extrémisme critique et moral que l'auteur appelle fanatique peut les conduire à se détourner da la passion de la richesse . Mais sans une bonne constitution à l'intérieur d'une société pauvre et frugale, leur dénonciation de la corruption est impuissante à changer les choses, c'est à dire les passions dominantes dans la cité.

De tels hommes ne naissent pas indifféremment dans touteece de gouvernements : tant de vertus sont l’effet ou du fanatisme philosophique qui s’éteint promptement, ou d’une éducation singuliere, ou d’une excellente législation. Les philosophes, de l’espece dont parlent Plutarque et Pythagore, ont presque tous reçu le jour chez des peuples pauvres et passionnés pour la gloire.

Trois conditions rendent possibles la vertu citoyenne : le « fanatisme » philosophique (goût extrême pour la sagesse), une éducation spéciale, et une société qui reconnaît et gratifie la pratique des vertus (intérêt personnel identifié à l'intérêt public). Seules la dernière condition permet de l'instaurer durablement et de rendre pérenne les deux premières.

Non que je regarde l’indigence comme la source des vertus : c’est à l’administration, plus ou moins sage, des honneurs et des récompenses qu’on doit, chez tous les peuples, attribuer la production des grands hommes. Mais ce qu’on n’imaginera pas sans peine, c’est que les vertus et les talents ne sont nulle part récompensés d’une maniere aussi flatteuse, que dans les républiques pauvres et guerrieres.

Ainsi ce sont les institutions sociales, politiques et juridiques républicaines et non l'inverse qui produisent un nombre important ou significatif de grands hommes . Ceux-ci, en effet, sont toujours plus nombreux parce que mieux reconnus et récompensés dans les républiques pauvres et guerrières. Ce dernier qualificatif peut étonner: Le désir de la paix n'est-elle pas en lui- même vertueux ? La paix n'est-elle pas un bien commun ? La réponse à cet énoncé paradoxal est que seule la guerre permet de forger le caractère des hommes et le goût, chez eux, du bien commun, jusqu'au risque intéressé de leur vie pour préserver leur honneur. La guerre et la pauvreté sont donc tout à la fois souhaitables pour rendre les hommes vertueux ( soucieux dans leur propre intérêt du bien public) et en même temps des maux, dès lors qu'elles nuisent au bonheur du plus grand nombre. Faire la guerre contre un ennemi extérieur n'est donc un bien que pour se défendre contre celui-ci , mais surtout, dans ce cadre, parce que la guerre, de plus, produit les grands hommes qui font la guerre non pas pour dominer d'autres peuples pour protéger leur peuple de ses ennemis extérieurs.

[p. 419]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 24

preuve de cette vérité.

pour ôter à cette proposition tout air de paradoxe, il suffit d’observer que les deux objets les plus généraux du desir des hommes sont les richesses et les honneurs. Entre ces deux objets, c’est des honneurs dont ils sont le plus avides, lorsque ces honneurs sont dispensés d’une maniere flatteuse pour l’amour-propre.

Ce sont les désir sou les passions qui motivent seuls les humains à agir dans un sens ou dans l'autre, vertueux ou non, mais le désir d'être honoré est le plus fort car le plus propre à satisfaire l'amour propre : on peut mépriser les riches , mais pas ceux dont on dit qu'ils ont eu un comportement héroïque. L'amour de soi ici est présenté par l'auteur non seulement comme indépendant des plaisirs physiques, mais comme enraciné dans la reconnaissance sociale pour des actes vertueux, mais surtout il dépasse en puissance le désir de richesses et de tout désir tourné vers les seuls plaisirs personnels ou égoïstes physiques immédiats ou procurés plus tard par leur « héroïsme ». En cela la position de l'auteur nous paraît une fois de plus aller plus loin que celle, matérialiste biologique, qu'il affirme par ailleurs. Mais cela ne fait pas de cette position une position idéaliste, au sens où elle affirmerait, par le primat de l'amour de soi, un pouvoir des idées et/ou de la conscience indépendant de la réalité sociale ou le transcendant. Mais il faut, pour réduire ce paradoxe, apparent élargir son matérialisme biologique au plan social et politique que tout à la fois il affirme, comme prépondérant, dans toutes ses analyses réelles et qu'il dénie en tentant une réduction de l'un à l'autre pour le moins problématique et qu'il révèle comme telle, par un tel paradoxe.

Le desir de les obtenir rend alors les hommes capables des plus grands efforts, et c’est alors qu’ils operent des prodiges.

Le désir des honneurs est donc ici, pour l'auteur, le seul capable de faire que les hommes fassent des efforts dont l'importance permette de lui sacrifier tout autre désir et en particulier les plus biologiquement spontanés que sont le goût de du plaisir sensuel et l'évitement de la souffrance. Nous sommes donc bien au cœur de notre sujet : Le désir social et psychologique des honneurs, lié à la conscience et à l'amour de soi, semble ici dépasser donc transcender le seule sphère des besoins physiologiques, ce qui apparaît en effet prodigieux selon la position mêm, bio-sensualiste, de Helvetius.

Or ces honneurs ne sont nulle part repartis avec plus de justice, que chez les peuples qui, n’ayant que cette monnoie pour payer les services rendus à la patrie, ont, par conséquent, le plus grand intérêt à la tenir en valeur : aussi les républiques pauvres de Rome et de la Grece ont-elles produit plus de grands hommes que tous les vastes et riches empires de l’orient. Chez les peuples opulents et soumis au despotisme, on fait et l’on doit faire peu de cas de la monnoie des honneurs. En effet, si les honneurs empruntent leur prix de la maniere dont ils sont administrés, et si dans l’orient les sultans en sont les dispensateurs, on sent qu’ils doivent souvent les décréditer par le mauvais choix de ceux qu’ils en décorent. Aussi, dans ces pays, les honneurs ne sont proprement que des titres ; ils ne peuvent vivement flatter l’orgueil, parce qu’ils sont rarement unis à la gloire, qui n’est point en la disposition des princes, mais du peuple ; puisque la gloire n’est [p. 420] autre chose que l’acclamation de la reconnoissance publique. Or, lorsque les honneurs sont avilis, le desir de les obtenir s’attiédit ; ce desir ne porte plus les hommes aux grandes choses ; et les honneurs deviennent dans l’état un ressort sans force, dont les gens en place négligent avec raison de se servir.

Dans les sociétés pauvres les honneurs (la reconnaissance symbolique et sociale) apparaissent comme la seule récompense possible, dès lors qu'elles ne disposent pas des richesses matérielles et financières leur permettant d'accroître le pouvoir d'acheter les plaisirs sensuels auxquels les sociétés riches ont recours pour motiver les individus à agir. Mais dans les sociétés vivant sous un régime despotique, contrairement aux républiques, les honneurs ne sont plus qu'une flatterie, des titres illusoires, dépourvus de toute valeur réellement citoyenne, au service du pouvoir du despote. Les faux héros y sont monnaie courante. Ainsi, aussi bien dans les sociétés (trop) riches que dans les régimes despotiques, le désir authentique de gloire et des honneurs s'affaiblit, voire se dissipe. Il faut donc bien admettre que les désirs sont socialement conditionnés et qu'ils ne se laissent par réduire aux seules passions sensuelles. Les désirs sont aussi le produit de valeurs sociales, voire sociétales, qui elles même dépendent de l'économie et du régime politique. On voit là encore en quoi Helvetius est contraint de renoncer à son sensualisme matérialiste exclusif pour rendre compte des comportements humains concrets en quoi est il est proche de la position de La Rochefoucauld qui faisait du narcissisme le désir le plus puissant de la psyché humaine; à la différence près qu'il n'en fait pas une qualité essentielle de l'homme, dès lors qu'il subordonne cette puissance, en dernier ressort, à ses conditions sociales et politiques de production. Ce qui fait, semble-t-il, de notre auteur un matérialiste sociétal rousseauiste (Rappelons que c'est, pour Rousseau, la société inégalitaire, et riche qui corrompt l'amour de soi en amour propre en inscrivant la comparaison compétitive au cœur de l'amour de soi ), voire, un quasi matérialiste marxiste avant l'heure.

Il est un canton dans l’Amérique, où, lorsqu’un sauvage a remporté une victoire, ou manié adroitement une négociation, on lui dit dans une assemblée de la nation : tu es un homme. Cet éloge l’excite plus aux grandes actions que toutes les dignités proposées dans les états despotiques à ceux qui s’illustrent par leurs talents. Pour sentir tout le mépris que doit quelquefois jeter sur les honneurs la maniere ridicule dont on les administre, qu’on se rappelle l’abus qu’on en faisoit sous le regne de Claude : sous cet empereur, dit Pline, un citoyen tua un corbeau célebre par son adresse ; ce citoyen fut mis à mort ; on fit à cet oiseau des funérailles magnifiques ; un joueur de flûte précédoit le lit de parade sur lequel deux esclaves portoient le corbeau, et le convoi étoit fermé par une infinité de gens de tout sexe et de tout âge. C’est à ce sujet que Pline s’écrie : " que diroient nos ancêtres, si, dans cette même Rome, où l’on enterroit nos premiers rois sans pompe, où l’on n’a point vengé la mort du destructeur de Carthage et de Numance, ils assistoient aux obseques d’un corbeau ! "

mais, dira-t-on, dans les pays soumis au pouvoir arbitraire, les honneurs cependant sont quelquefois le prix du mérite. Oui, sans doute : mais ils le sont plus souvent du vice et de la bassesse. Les honneurs sont, dans ces gouvernements, comparables à ces arbres épars dans les déserts, [p. 421] dont les fruits, quelquefois enlevés par les oiseaux du ciel, deviennent trop souvent la proie du serpent qui, du pied de l’arbre, s’est en rampant élevé jusqu’à sa cime.

Les honneurs une fois avilis, ce n’est plus qu’avec de l’argent qu’on paye les services rendus à l’état. Or, toute nation qui ne s’acquitte qu’avec de l’argent est bientôt surchargée de dépenses, l’état épuisé devient bientôt insolvable ; alors il n’est plus de récompense pour les vertus et les talents. En vain dira-t-on qu’éclairés par le besoin, les princes, en cette extrémité, devroient avoir recours à la monnoie des honneurs : si, dans les républiques pauvres, où la nation en corps est la distributrice des graces, il est facile de rehausser le prix de ces honneurs, rien de plus difficile que de les mettre en valeur dans un pays despotique.

Quelle probité cette administration de la monnoie des honneurs ne supposeroit-elle pas dans celui qui voudroit y donner du cours ? Quelle force de caractere pour résister aux intrigues des courtisans ? Quel discernement pour n’accorder ces honneurs qu’à de grands talents et de grandes vertus, et les refuser constamment à tous ces hommes médiocres qui les décréditeroient ? Quelle justesse d’esprit pour saisir le moment précis où ces honneurs, devenus trop communs, n’excitent plus les citoyens aux mêmes efforts ; où l’on doit, par conséquent, en créer de nouveaux ?

Récompenser l'honneur par de l'argent ne peut conduire, sauf exceptions qui confirment la règle, qu'à la corruption, c'est à dire au déshonneur de celui qui va intriguer par sa soumission et la flatterie pour obtenir cette récompense auprès d'un despote.

Il n’en est pas des honneurs comme des richesses. Si l’intérêt public défend les refontes dans les monnoies d’or et d’argent, il exige, au contraire, qu’on en fasse dans la monnoie des honneurs, lorsqu’ils ont perdu du prix qu’ils ne doivent qu’à l’opinion des hommes.

[p. 422] Je remarquerai, à ce sujet, qu’on ne peut, sans étonnement, considérer la conduite de la plupart des nations, qui chargent tant de gens de la régie de leurs finances, et n’en nomment aucuns pour veiller à l’administration des honneurs. Quoi de plus utile cependant que la discussion sévere du mérite de ceux qu’on éleve aux dignités ? Pourquoi chaque nation n’auroit-elle pas un tribunal qui, par un examen profond et public, l’assurât de la réalité des talents qu’elle récompense ? Quel prix un pareil examen ne mettroit-il pas aux honneurs ? Quel desir de les mériter ? Quel changement heureux ce desir n’occasionneroit-il pas et dans l’éducation particuliere, et, peu à peu, dans l’éducation publique ? Changement duquel dépend, peut-être, toute la différence qu’on remarque entre les peuples. Parmi les vils et lâches courtisans d’Antiochus, que d’hommes, s’ils eussent été dès l’enfance élevés à Rome, auroient, comme Popilius, tracé autour de ce roi le cercle dont il ne pouvoit sortir sans se rendre l’esclave ou l’ennemi des romains ? Après avoir prouvé que les grandes récompenses font les grandes vertus, et que la sage administration des honneurs est le lien le plus fort que les législateurs puissent employer pour unir l’intérêt particulier à l’intérêt général, et former des citoyens vertueux ; je suis, je pense, en droit d’en conclure que l’amour ou l’indifférence de certains peuples pour la vertu est un effet de la forme différente de leurs gouvernements. Or ce que je dis de la passion de la vertu, que j’ai prise pour exemple, peut s’appliquer à toute autre espece de passions. Ce n’est donc point à la nature qu’on doit attribuer ce dégré inégal de passions dont les divers peuples paroissent susceptibles.

[p. 423] Pour derniere preuve de cette vérité, je vais montrer que la force de nos passions est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les exciter.

Les passions sont, sinon totalement produites par des stimulations sociales en terme de récompenses, au moins favorisées et valorisées et donc renforcées aux regard des plaisirs qu'elles permettent de procurer, que ces plaisirs soient physiques et/ou psychologiques ou narcissiques. C'est pourquoi la force des passions n'est rien d'autre que celle des récompenses que la société leur procure dans tel ou tel contexte politique..

[p. 424]
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 25

du rapport exact entre la force des passions et la grandeur des récompenses qu’on leur propose pour objet.

pour sentir toute l’exactitude de ce rapport, c’est à l’histoire qu’il faut avoir recours. J’ouvre celle du Mexique : je vois des monceaux d’or offrir à l’avarice des espagnols plus de richesses que ne leur en eût procuré le pillage de l’Europe entiere. Animés du desir de s’en emparer, ces mêmes espagnols quittent leurs biens, leurs familles ; entreprennent, sous la conduite de Cortez, la conquête du nouveau monde ; combattent à la fois le climat, le besoin, le nombre, la valeur ; et en triomphent par un courage aussi opiniâtre qu’impétueux.

Plus échauffés encore de la soif de l’or, et d’autant plus avides de richesses qu’ils sont plus indigents, je vois les flibustiers passer des mers du nord à celles du sud ; attaquer des retranchements impénétrables ; défaire, avec une poignée d’hommes, des corps nombreux de soldats disciplinés : et ces mêmes flibustiers, après avoir ravagé les côtes du sud, se r’ouvrir de nouveau un passage dans les mers du nord, en surmontant, par des travaux incroyables, des combats continuels et un courage à toute épreuve, les obstacles que les hommes et la nature mettoient à leur retour. Si je jette les yeux sur l’histoire du nord, les premiers peuples qui se présentent à mes regards sont les disciples d’Odin. Ils sont animés de l’espoir d’une récompense imaginaire, [p. 425] mais la plus grande de toutes, lorsque la crédulité la réalise. Aussi, tant qu’ils sont animés d’une foi vive, ils montrent un courage qui, proportionné à des récompenses célestes, est encore supérieur à celui des flibustiers. nos guerriers, avides du trépas, dit un de leurs poëtes, le cherchent avec fureur : dans les combats, frappés du coup mortel, on les voit tomber, rire et mourir. Ce qu’un de leurs rois, nommé Lodbrog, confirme, lorsqu’il s’écrie, sur le champ de bataille : quelle joie inconnue me saisit ? Je meurs : j’entends la voix d’Odin qui m’appelle ; déjà les portes de son palais s’ouvrent ; j’en vois sortir des filles demi-nues ; elles sont ceintes d’une écharpe bleue qui releve la blancheur de leur sein ; elles s’avancent vers moi, et m’offrent une bierre délicieuse dans le crâne sanglant de mes ennemis.

Si du nord je passe au midi, j’y vois Mahomet, créateur d’une religion pareille à celle d’Odin, se dire l’envoyé du ciel, annoncer aux sarrazins que le très-haut leur a livré la terre, qu’il fera marcher devant eux la terreur et la désolation, mais qu’il faut en mériter l’empire par la valeur. Pour échauffer leur courage, il enseigne que l’éternel a jeté un pont sur l’abyme des enfers. Ce pont est plus étroit que le tranchant du cimeterre. Après la résurrection, le brave le franchira d’un pied léger pour s’élever aux voûtes célestes ; et le lache, précipité de ce pont, sera, en tombant, reçu dans la gueule de l’horrible serpent qui habite l’obscure caverne de la maison de la fumée. Pour confirmer la mission du prophéte, ses disciples ajoutent que, monté sur l’al-borak, il a parcouru les sept cieux, vu l’ange de la mort et le coq blanc, qui, les pieds posés sur le premier ciel, cache sa tête dans le septieme ; que Mahomet a fendu la lune en deux, a fait jaillir des fontaines de ses doigts ; qu’il [p. 426] a donné la parole aux brutes ; qu’il s’est fait suivre par les forêts, saluer par les montagnes ; et qu’ami de Dieu, il leur apporte la loi que ce dieu lui a dictée. Frappés de ces récits, les sarrazins prêtent aux discours de Mahomet une oreille d’autant plus crédule, qu’il leur fait des descriptions plus voluptueuses du séjour céleste destiné aux hommes vaillants. Intéressés par les plaisirs des sens à l’existence de ces beaux lieux, je les vois, échauffés de la plus vive croyance et soupirant sans cesse après les houris, fondre avec fureur sur leurs ennemis. guerriers, s’écrie dans le combat un de leurs généraux, nommé Ikrimach, je les vois, ces belles filles aux yeux noirs ;... etc.

[p. 427] tant que les yeux crédules des sarrazins virent aussi distinctement les houris, la passion des conquêtes, proportionnée en eux à la grandeur des récompenses qu’ils attendoient, les anima d’un courage supérieur à celui qu’inspire l’amour de la patrie : aussi produisit-il de plus grands effets, et les vit-on, en moins d’un siecle, soumettre plus de nations que les romains n’en avoient subjugué en six cents ans. Aussi les grecs, supérieurs aux arabes, en nombre, en discipline, en armures et en machines de guerre, fuyoient-ils devant eux, comme des colombes à la vue de l’épervier. Toutes les nations liguées ne leur auroient alors opposé que d’impuissantes barrieres. Pour leur résister, il eût fallu armer les chrétiens du même esprit dont la loi de Mahomet animoit les musulmans ; promettre le ciel et la palme du martyre, comme s Bernard la promit du temps des croisades, à tout guerrier qui mourroit en combattant les infideles : proposition que l’empereur Nicéphore fit aux évêques assemblés, qui, moins habiles que saint Bernard, la rejetterent d’une commune [p. 428] voix. Ils ne s’apperçurent point que ce refus décourageoit les grecs, favorisoit l’extinction du christianisme et les progrès des sarrasins, auxquels on ne pouvoit opposer que la digue d’un zele égal à leur fanatisme. Ces évêques continuerent donc d’attribuer aux crimes de la nation les calamités qui désoloient l’empire, et dont un oeil éclairé eût cherché et découvert la cause dans l’aveuglement de ces mêmes prélats, qui, dans de pareilles conjonctures, pouvoient être regardés comme les verges dont le ciel se servoit pour frapper l’empire, et comme la plaie dont il l’affligeoit.

Les succès étonnants des sarrazins dépendoient tellement de la force de leurs passions, et la force de leurs passions des moyens dont on se servoit pour les allumer en eux, que ces mêmes arabes, ces guerriers si redoutables, devant lesquels la terre trembloit et les armées grecques fuyoient dispersées comme la poussiere devant les aquilons, frémissoient eux-mêmes à l’aspect d’une secte de musulmans nommés les safriens. échauffés, comme [p. 429] tous réformateurs, d’un orgueil plus féroce et d’une croyance plus ferme, ces sectaires voyoient, d’une vue plus distincte, les plaisirs célestes, que l’espérance ne présentoit aux autres musulmans que dans un lointain plus confus. Aussi ces furieux safriens vouloient-ils purger la terre de ses erreurs, éclairer ou exterminer les nations, qui, disoient-ils, à leur aspect, devoient, frappées de terreur ou de lumiere, se détacher de leurs préjugés ou de leurs opinions aussi promptement que la fleche se détache de l’arc dont elle est décochée. Ce que je dis des arabes et des safriens peut s’appliquer à toutes les nations mues par le ressort des religions ; c’est en ce genre l’égal degré de crédulité, qui, chez tous les peuples, produit l’équilibre de leur passion et de leur courage. à l’égard des passions d’une autre espece, c’est encore le degré inégal de leur force, toujours occasionné par la diversité des gouvernements et des positions des peuples, qui, dans la même extrémité, les détermine à des partis très-différents. Lorsque Thémistocle vint, à main armée, lever des subsides considérables sur les riches alliés de sa république ; ces alliés, dit Plutarque, s’empresserent de les lui fournir, parce qu’une crainte proportionnée aux richesses qu’il pouvoit leur enlever les rendoit souples aux volontés d’Athenes. Mais, lorsque ce même Thémistocle s’adressa à des peuples indigents ; que, débarqué à Andros, il fit les mêmes demandes à ces insulaires, leur déclarant qu’il venoit, accompagné de deux puissantes divinités, le besoin et la force, qui, disoit-il, entraînent toujours la persuasion de leur suite ; Thémistocle, lui répondirent les habitants d’Andros, nous [p. 430] nous soumettrions, comme les autres alliés, à tes ordres, si nous n’etions aussi protégés par deux divinités aussi puissantes que les tiennes, l’indigence, et le désespoir qui méconnoît la force.

La vivacité des passions dépend donc ou des moyens que le législateur emploie pour les allumer en nous, ou des positions où la fortune nous place. Plus nos passions sont vives, plus les effets qu’elles produisent sont grands. Aussi, les succès, comme le prouve toute l’histoire, accompagnent toujours les peuples animés de passions fortes : vérité trop peu connue, et dont l’ignorance s’est opposée aux progrès qu’on eût fait dans l’art d’inspirer des passions ; art jusqu’à présent inconnu, même à ces politiques de réputation, qui calculent assez bien les intérêts et les forces d’un état, mais qui n’ont jamais senti les ressources singulieres qu’en des instants critiques on peut tirer des passions lorsqu’on sait l’art de les allumer. [p. 431] Les principes de cet art, aussi certains que ceux de la géométrie, ne paroissent, en effet, avoir été jusqu’ici apperçus que par de grands hommes dans la guerre ou dans la politique. Sur quoi j’observerai que, si la vertu, le courage, et par conséquent les passions dont les soldats sont animés, ne contribuent pas moins au gain des batailles, que l’ordre dans lequel ils sont rangés, un traité sur l’art de les inspirer ne seroit pas moins utile à l’instruction des généraux que l’excellent traité de l’illustre chevalier Folard sur la tactique.

L'art de d'exciter les passions relève d'un déterminisme psycho-social que l'on doit apprendre à connaître, comme dans n'importe quelle autre science expérimentale objective, afin de pouvoir manipuler techniquement les comportements humains en un sens favorable au bien public et/ou à d'autres intérêts privés, contraire à ce dernier. Ceci nous fait penser aux techniques modernes de marketing ou de communication  fondées sur des savoirs de plus en plus scientifiques quant aux déterminisme et conditionnements psycho-sociaux qu'elles mettent en œuvre. Il n' y a pas chez Helvetius de différence de nature à faire entre la philosophie de l'esprit et les sciences des déterminismes qui s'exercent sur lui, sauf en ce concerne les fins visées, justes ou injustes qui, elles même, dépendent du contexte politique et social. C'est dire que la question de la justice n'est qu'une question de philosophie politique qui engage, chez lui, à la transformation de la société et de son régime en un sens plus libéral et moins despotique.

Ce furent les passions réunies de l’amour de la liberté et de la haine de l’esclavage, qui, plus que l’habileté des ingénieurs, firent les célébres et opiniâtres défenses d’Abydos, de Sagunte, de Carthage, de Numance et de Rhodes

La liberté est donc pour l'auteur la passion qui, dans des conditions politiques favorables, l'emporte en puissance sur toutes les autres et fait les hommes grands dans leurs actions, jusqu'à pouvoir encourager les autres à en faire autant.

Ce fut dans l’art d’exciter des passions qu’Alexandre surpassa presque tous les autres grands capitaines : c’est à ce même art qu’il dut ces succès, attribués tant de fois, par ceux auxquels on donne le nom de gens sensés, au hazard, ou à une folle témérité, parce qu’ils n’apperçoivent point les ressorts presque invisibles dont ce héros se servoit pour opérer tant de prodiges.

La conclusion de ce chapitre, c’est que la force des passions est toujours proportionnée à la force des moyens employés pour les allumer. Maintenant je dois examiner si ces mêmes passions peuvent, dans tous les hommes [p. 433] communément bien organisés, s’exalter au point de les douer de cette continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité d’esprit.
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 26

De quel degré de passion les hommes sont susceptibles.

si, pour déterminer ce degré, je me transporte sur les montagnes de l’Abyssinie, j’y vois, à l’ordre de leurs khalifes, des hommes, impatients de la mort, se précipiter les uns sur la pointe des poignards et des rochers, et les autres dans les abymes de la mer : on ne leur propose cependant point d’autre récompense que les plaisirs célestes promis à tous les musulmans ; mais la possession leur en paroît plus assurée ; en conséquence, le desir d’en jouir se fait plus vivement sentir en eux, et leurs efforts pour les mériter sont plus grands. Nulle autre part que dans l’Abyssinie, on n’employoit autant de soin et d’art pour affermir la croyance de ces aveugles et zélés exécuteurs des volontés du prince. Les victimes destinées à cet emploi ne recevoient et n’auroient reçu nulle part une éducation si propre à former des fanatiques. Transportés, dès l’âge le plus tendre, dans un endroit écarté, désert et sauvage du serrail, c’est là qu’on égaroit leur raison dans les ténebres de la foi musulmane, qu’on leur annonçoit la mission, la loi de Mahomet, les prodiges opérés par ce prophéte, et l’entier dévoument dû aux ordres du khalife : c’est là, qu’en leur faisant les descriptions les plus voluptueuses du paradis, on excitoit en eux la soif la plus ardente des plaisirs célestes. à peine avoient-ils atteint cet âge où l’on est prodigue de son être ; où, par des desirs fougueux, la nature marque et l’impatience [p. 434] et la puissance qu’elle a de jouir des plaisirs les plus vifs ; qu’alors, pour fortifier la croyance d’un jeune homme et l’enflammer du fanatisme le plus violent, les prêtres, après avoir mêlé dans sa boisson une liqueur assoupissante, le transportoient, pendant son sommeil, de sa triste demeure dans un bosquet charmant destiné à cet usage. Là, couché sur des fleurs, entouré de fontaines jaillissantes, il repose jusqu’au moment où l’aurore, en rendant la forme et la couleur à l’univers, éveille toutes les puissances productrices de la nature, et fait circuler l’amour dans les veines de la jeunesse. Frappé de la nouveauté des objets qui l’environnent, le jeune homme porte par-tout ses regards, et les arrête sur des femmes charmantes, que son imagination crédule transforme en houris. Complices de la fourbe des prêtres, elles sont instruites dans l’art de séduire : il les voit s’avancer vers lui en dansant ; elles jouissent du spectacle de sa surprise ; par mille jeux enfantins, elles excitent en lui des desirs inconnus, opposent la gaze légere d’une feinte pudeur à l’impatience des desirs qui s’en irritent : elles cedent enfin à son amour. Alors, substituant à ces jeux enfantins les caresses emportées de l’ivresse, elles le plongent dans ce ravissement dont l’ame ne peut qu’à peine supporter les délices. à cette ivresse, succede un sentiment tranquille, mais voluptueux, qui bientôt est interrompu par de nouveaux plaisirs ; jusqu’à ce qu’enfin épuisé de desirs, ce jeune homme, assis par ces mêmes femmes dans un banquet délicieux, y soit enivré de nouveau, et reporté pendant son sommeil dans sa premiere demeure. Il y cherche, à son reveil, les objets qui l’ont enchanté ; ils ont, comme une vision trompeuse, disparu à ses yeux. Il appelle encore les houris ; il ne retrouve près de lui que des imans : il leur raconte les songes qui l’ont [p. 435] fatigué : à ce récit, le front attaché sur la terre, les imans s’écrient : " ô vase d’élection ! ô mon fils ! Sans doute que notre saint prophéte t’a ravi aux cieux, t’a fait jouir des plaisirs réservés aux fideles, pour fortifier ta foi et ton courage. Mérite donc une pareille faveur par un dévoument absolu aux ordres du khalife. " c’est par une semblable éducation que ces dervis animoient les ismaëlites de la plus ferme croyance : c’est ainsi qu’ils leur faisoient prendre, si je l’ose dire, la vie en haine et la mort en amour ; qu’ils leur faisoient considérer les portes du trépas comme une entrée aux plaisirs célestes, et leur inspiroient enfin ce courage déterminé, qui, pendant quelques instants, a fait l’étonnement de l’univers. Je dis quelques instants, parce que cette espece de courage disparoît bientôt avec la cause qui le produit. De toutes les passions, celle du fanatisme, qui, fondée sur le desir des plaisirs célestes, est sans contredit la plus forte, est toujours chez un peuple la passion la moins durable, parce que le fanatisme ne s’établit que sur des prestiges et des séductions dont la raison doit insensiblement sapper les fondements. Aussi, les arabes, les abyssins, et généralement tous les peuples mahométans, perdirent-ils, dans l’espace d’un siecle, toute la supériorité de courage qu’ils avoient sur les autres nations ; et c’est en ce point qu’ils furent fort inférieurs aux romains.

La durée d'une passion puissante qui détermine le succès et la grandeur historique des actions qui font la progrès des sociétés ne peut pas être l'effet du fanatisme religieux. Celui-ci en effet se heurte à son irréalisme dès lors qu'il est tourné vers un but déraisonnable dans l'au-delà (ex : le salut post-mortem) qui échappe par nature à la connaissance rationnelle du monde laquelle, progressivement, sape les croyances religieuses contraire à l'expérience objective. C'est dire que, pour Helvetius, le développement des sciences et des techniques décrédibilise le foi religieuse aveugle fondée sur des mystères incompréhensibles pour la raison et qui de plus échappent à toute expérience rationnelle (universelle) possible.

La valeur de ces derniers, excitée par la passion du patriotisme, et fondée sur des récompenses réelles et temporelles, eût toujours été la même, si le luxe n’eût passé à Rome avec les dépouilles de l’Asie, si le desir des richesses n’eût brisé les liens qui unissoient l’intérêt personnel à l’intérêt général, et n’eût à la fois corrompu chez [p. 436] ce peuple et les moeurs et la forme du gouvernement. Je ne puis m’empêcher d’observer, au sujet de ces deux especes de courages, fondés, l’un sur un fanatisme de religion, l’autre sur l’amour de la patrie, que le dernier est le seul qu’un habile législateur doive inspirer à ses concitoyens. Le courage fanatique s’affoiblit et s’éteint bientôt. D’ailleurs, ce courage prenant sa source dans l’aveuglement et la superstition, dès qu’une nation a perdu son fanatisme, il ne lui reste que sa stupidité ; alors elle devient le mépris de tous les peuples auxquels elle est réellement inférieure à tous égards.

Le patriotisme, au contraire, s'attache à une réalité terrestre concrète et donc peut durer comme passion historique à la mesure de la durée de vie d'un peuple, si tant est qu'il y est incité par un gouvernement habile à faire bon usage, par de justes lois, de la passion de la liberté..

C’est à la stupidité musulmane que les chrétiens doivent tant d’avantages remportés sur les turcs, qui, par leur nombre seul, dit le chevalier Folard, seroient si redoutables, s’ils faisoient quelques légers changements dans leur ordre de bataille, leur discipline et leur armure, s’ils quittoient le sabre pour la baïonnette, et qu’ils pussent enfin sortir de l’abrutissement où la superstition les retiendra toujours : tant leur religion, ajoute cet illustre auteur, est propre à éterniser la stupidité et l’incapacité de cette nation. J’ai fait voir que les passions pouvoient, si je l’ose dire, s’exalter en nous jusqu’au prodige : verité prouvée et par le courage désespéré des ismaëlites ; et par les méditations des gymnosophistes, dont le noviciat ne s’achevoit qu’en trente-sept ans de retraite, d’étude et de silence ; et par les macérations barbares et continues des fakirs ; et par la fureur vengeresse des japonois ; et par les duels des européans ; et enfin par la fermeté des gladiateurs, de ces [p. 437] hommes pris au hazard, qui, frappés du coup mortel, tomboient et mouroient sur l’arene avec le même courage qu’ils y avoient combattu.

Tous les hommes, comme je m’étois proposé de le prouver, sont donc, en général, susceptibles d’un degré de passion plus que suffisant pour les faire triompher de leur paresse, et les douer de la continuité d’attention à laquelle est attachée la supériorité des lumieres.

Les hommes sont tous naturellement capables de passions suffisamment puissantes pour les faire agir en une attention soutenue. C'est donc l'éducation reçue dans telle ou telle société ou régime politique et telle ou telle famille et par les diverses expériences de leur vie qui fait la différence entre eux et donc les inégalités entre les esprits, puisque ces derniers sont entièrement déterminés par les passions qui les animent.

La grande inégalité d’esprit qu’on apperçoit entre les hommes dépend donc uniquement et de la différente éducation qu’ils reçoivent, et de l’enchaînement inconnu et divers des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés.

En effet, si toutes les opérations de l’esprit se réduisent à sentir, se ressouvenir, et à observer les rapports que ces divers objets ont entr’eux et avec nous ; il est évident que tous les hommes étant doués, comme je viens de le montrer, de la finesse de sens, de l’étendue de mémoire, et enfin de la capacité d’attention nécessaire pour s’élever aux plus hautes idées ; parmi les hommes communément bien organisés, il n’en est, par conséquent, aucun qui ne puisse s’illustrer par de grands talents. J’ajouterai, comme une seconde démonstration de cette vérité, que tous les faux jugements, ainsi que je l’ai prouvé dans mon premier discours, sont l’effet ou de l’ignorance, ou des passions : de l’ignorance, lorsqu’on n’a point dans sa mémoire les objets de la comparaison desquels doit résulter la vérité que l’on cherche : des passions, lorsqu’elles [p. 438] sont tellement modifiées, que nous avons intérêt à voir les objets différents de ce qu’ils sont.

Les passions déforment notre vision des choses en cela qu'elles les font paraître, contrairement à ce qu'elles sont, conformes à nos désirs (illusions plaisantes, telle la cristallisation amoureuse selon Stendhal) et/ou qu'elles (re)suscitent en nous des peurs ou angoisses irrépressibles (panique catastrophique).

Or, ces deux causes uniques et générales de nos erreurs sont deux causes accidentelles. L’ignorance, premiérement, n’est point nécessaire ; elle n’est l’effet d’aucun défaut d’organisation, puisqu’il n’est point d’homme, comme je l’ai montré au commencement de ce discours, qui ne soit doué d’une mémoire capable de contenir infiniment plus d’objets que n’en exige la découverte des plus hautes vérités. à l’égard des passions, les besoins physiques étant les seules passions immédiatement données par la nature, et les besoins n’étant jamais trompeurs, il est encore évident que le défaut de justesse dans l’esprit n’est point l’effet d’un défaut dans l’organisation ; que nous avons tous en nous la puissance de porter les mêmes jugements sur les mêmes choses. Or, voir de même, c’est avoir également d’esprit. Il est donc certain que l’inégalité d’esprit, apperçue dans les hommes que j’appelle communément bien organisés, ne dépend nullement de l’excellence plus ou moins grande de leur organisation ; mais de l’éducation différente qu’ils reçoivent, des circonstances diverses dans lesquelles ils se trouvent, enfin du peu d’habitude [p. 439] qu’ils ont de penser, de la haine qu’en conséquence ils contractent, dans leur premiere jeunesse, pour l’application dont ils deviennent absolument incapables dans un âge plus avancé.

L'ignorance due à notre manque d'expérience, ne concerne pas notre nature et les besoins physiques naturels nous sont naturellement nécessaires. Notre nature ne peut donc être à l'origine de nos erreurs et des inégalités entre les esprits. Ce sont les circonstances qui font l'ignorance et les engouements passionnels non-naturels et qui donc produisent les différences entre les intelligences. Ces différences ne sont donc pas innées, mais sont dues principalement à l'éducation, comme circonstance première, qui seule peut parfaire l'expérience et rendre les hommes plus à même de maîtriser leurs passions, lesquelles ne sont que des déformations pathologiques de leurs besoins naturels, dues aux manques de leur éducation.

DISCOURS 3 CHAPITRE 27

[p. 440] du rapport des faits avec les principes ci-dessus établis.

l’expérience semble démentir mes raisonnements ; et cette contradiction apparente peut rendre mon opinion suspecte. Si tous les hommes, dira-t-on, avoient une égale disposition à l’esprit, pourquoi, dans un royaume composé de quinze à dix-huit millions d’ames, voit-on si peu de Turenne, de Rôny, de Colbert, de Descartes, de Corneille, de Moliere, de Quinault, de Le Brun, de ces hommes enfin cités comme l’honneur de leur siecle et de leur pays ? Pour résoudre cette question, qu’on examine la multitude des circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former des hommes illustres, en quelque genre que ce soit ; et l’on avouera que les hommes sont si rarement placés dans ce concours heureux de circonstances, que les génies du premier ordre doivent être, en effet, aussi rares qu’ils le sont.

L'extrême rareté des grands hommes et des génies, qui semble contredire la thèse de l'égalité naturelle entre les hommes, en réalité ne procède que du nombre très important des circonstances concourantes favorables qui ne peuvent se réaliser que très rarement ensemble pour les mêmes individus.

Supposons en France seize millions d’ames douées de la plus grande disposition à l’esprit ; supposons dans le gouvernement un desir vif de mettre ces dispositions en valeur ; si, comme l’expérience le prouve, les livres, les hommes et les secours propres à développer en nous ces dispositions, ne se trouvent que dans une ville opulente, c’est, par conséquent, dans les huit cents mille ames qui [p. 441] vivent ou qui ont longtemps vêcu à Paris qu’on doit chercher et qu’on peut trouver des hommes supérieurs dans les différents genres de sciences et d’arts. Or, de ces huit cents mille ames, si d’abord l’on en supprime la moitié ; c’est-à-dire, les femmes, dont l’éducation et la vie s’oppose au progrès qu’elles pourroient faire dans les sciences et les arts ; qu’on en retranche encore les enfants, les vieillards, les artisans, les manoeuvres, les domestiques, les moines, les soldats, les marchands, et généralement tous ceux qui, par leur état, leurs dignités, leurs richesses, sont assujettis à des devoirs ou livrés à des plaisirs qui remplissent une partie de leur journée ; si l’on ne considere enfin que le petit nombre de ceux qui, placés dès leur jeunesse dans cet état de médiocrité où l’on n’éprouve d’autre peine que celle de ne pouvoir soulager tous les malheureux ; ou d’ailleurs l’on peut, sans inquiétude, se livrer tout entier à l’étude et à la méditation ; il est certain que ce nombre ne peut excéder celui de six mille ; que, de ces six mille, il n’en est pas six cents d’animés du desir de s’instruire ; que, de ces six cents, il n’en est pas la moitié qui soient échauffés de ce desir, au dégré de chaleur propre à féconder en eux les grandes idées ; qu’on n’en comptera pas cent, qui, au desir de s’instruire, joignent la constance et la patience nécessaires pour perfectionner leurs talents, et qui [p. 442] réunissent ainsi deux qualités, que la vanité, trop impatiente de se produire, rend presque toujours inalliables ; qu’enfin, il n’en est peut-être pas cinquante qui, dans leur premiere jeunesse, toujours appliqués au même genre d’étude, toujours insensibles à l’amour et à l’ambition, n’aient, ou dans des études trop variées, ou dans les plaisirs, ou dans les intrigues, perdu des moments dont la perte est toujours irréparable pour quiconque veut se rendre supérieur en quelque science ou quelque art que ce soit. Or, de ce nombre de cinquante, qui, divisé par celui des divers genres d’étude, ne donneroit qu’un ou deux hommes dans chaque genre, si je déduis ceux qui n’ont pas lu les ouvrages, vécu avec les hommes les plus propres à les éclairer ; et que, de ce nombre ainsi réduit, je retranche encore tous ceux dont la mort, les renversements de fortune ou d’autres accidents pareils ont arrêté les progrès ; je dis que, dans la forme actuelle de notre gouvernement, la multitude des circonstances, dont le concours est absolument nécessaire pour former de grands hommes, s’oppose à leur multiplication ; et que les gens de génie doivent être aussi rares qu’ils le sont.



Ne pas se méprendre : c'est uniquement l'éducation et la vie que la société impose aux femmes, en tant que genre, et non pas en tant qu'il y aurait une nature féminine inégale à celle des hommes, qui fait qu'il leur est difficile d’accéder aux sciences et aux arts au même titre que les hommes. Il en est de même pour tous ceux à qui la société confie des activités subalternes et chez qui les accidents de le vie sont plus ou moins incompatibles avec le développement de leurs capacités intellectuelles.

C’est donc uniquement dans le moral qu’on doit chercher la véritable cause de l’inégalité des esprits. Alors, pour rendre compte de la disette ou de l’abondance des grands hommes dans certains siecles ou certains pays, on n’a plus recours aux influences de l’air, aux différents éloignements où les climats sont du soleil, ni à tous les raisonnements pareils, qui, toujours répétés, ont toujours été démentis par l’expérience et l’histoire. Si la différente température des climats avoit tant d’influence sur les ames et sur les esprits, pourquoi ces [p. 443] romains, si magnanimes, si audacieux sous un gouvernement républicain, seroient ils aujourd’hui si mous et si efféminés ? Pourquoi ces grecs et ces égyptiens, qui, jadis recommandables par leur esprit et leur vertu, étoient l’admiration de la terre, en sont-ils aujourd’hui le mépris ? Pourquoi ces asiatiques, si braves sous le nom d’éléamites, si lâches et si vils du temps d’Alexandre sous celui de perses, seroient-ils, sous le nom de parthes, devenus la terreur de Rome, dans un siecle où les romains n’avoient encore rien perdu de leur courage et de leur discipline ? Pourquoi les lacédémoniens, les plus braves et les plus vertueux des grecs, tant qu’ils furent religieux observateurs des loix de Lycurgue, perdirent-ils l’une et l’autre de ces réputations, lorsqu’après la guerre du Péloponnèse, ils eurent laissé introduire l’or et le luxe chez eux ? Pourquoi ces anciens cattes, si redoutables aux gaulois, n’auroient-ils plus le même courage ? Pourquoi ces juifs, si souvent défaits par leurs ennemis, montrerent-ils, sous la conduite des machabées, un courage digne des nations les plus belliqueuses ? Pourquoi les sciences et les arts, tour à tour cultivés et négligés chez les différents peuples, ont-ils successivement parcouru presque tous les climats ?

Les différences de climat et de température, l'histoire des Égyptiens et des Grecs le montre, ne font pas non plus l'inégalité des esprits, contrairement à ce que croient, à tort, certains qui, pour n'être pas racistes, prétendent expliquer que sous d'autres latitudes les hommes sont intellectuellement nécessairement inférieurs aux blancs occidentaux vivant sous un climat plus tempéré.

Dans un dialogue de Lucien, " ce n’est point en Grece, dit la philosophie, que je fis ma premiere [p. 444] demeure... etc. "

pourquoi la philosophie a-t-elle passé de la Grece dans l’Hespérie, de l’Hespérie à Constantinople et dans l’Arabie ? Et pourquoi, repassant d’Arabie en Italie, a-t-elle trouvé des azyles dans la France, l’Angleterre, et jusques dans le nord de l’Europe ? Pourquoi ne trouve-t-on plus de Phocion à Athenes, de Pélopidas à Thebes, de Décius à Rome ? La température de ces climats n’a pas changé : à quoi donc attribuer la transmigration des arts, des sciences, du courage et de la vertu, si ce n’est à des causes morales ?

Les sciences sont produites et circulent également sous des latitudes et climats différents, voire opposés. Les causes des inégalités actuelles sont donc morales (éducation et circonstances historiques) et non pas naturelles.

C’est à ces causes que nous devons l’explication d’une infinité de phénomenes politiques, qu’on essaie en vain d’expliquer par le physique. Tels sont les conquêtes des peuples du nord, l’esclavage des orientaux, le génie allégorique de ces mêmes nations, la supériorité de certains peuples dans certains genres de sciences ; supériorité qu’on cessera, je pense, d’attribuer à la différente température des climats, lorsque j’aurai rapidement indiqué la cause de ces principaux effets.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 28

Des conquêtes des peuples du nord.

la cause physique des conquêtes des septentrionaux est, dit-on, renfermée dans cette supériorité de courage ou de force dont la nature a doué les peuples du nord préférablement à ceux du midi. Cette opinion, propre à flatter l’orgueil des nations de l’Europe, qui, presque toutes, tirent leur origine des peuples du nord, n’a point trouvé de contradicteurs. Cependant, pour s’assurer de la vérité d’une opinion si flatteuse, examinons si les septentrionaux sont réellement plus courageux et plus forts que les peuples du midi. Pour cet effet, sachons d’abord ce que c’est que le courage, et remontons jusqu’aux principes qui peuvent jeter du jour sur une des questions les plus importantes de la morale et de la politique.

Certains prétendent, à tort, que la supériorité des peuples du nord (européens) sur les peuples du sud serait due à leur plus grand courage ou la supériorité de leur force physique. Une tel préjugé flatteur généré par notre passion orgueilleuse, ne résiste pas à l'examen.

Le courage n’est, dans les animaux, que l’effet de leurs besoins : ces besoins sont-ils satisfaits ? Ils deviennent lâches : le lion affamé attaque l’homme, le lion rassasié le fuit. La faim de l’animal une fois appaisée, l’amour de tout être pour sa conservation l’éloigne de tout danger. Le courage, dans les animaux, est donc un effet de leur besoin. Si nous donnons le nom de timides aux animaux pâturants, c’est qu’ils ne sont pas forcés de combattre pour se nourrir, c’est qu’ils n’ont nuls motifs de braver les dangers : ont-ils un besoin ? Ils ont du courage ; le cerf en rut est aussi furieux qu’un animal vorace.

Le courage des animaux est l'effet de leurs besoins et de leur satisfaction. Ce qui donne du courage c'est la nécessite qui pousse dans des circonstances données à exprimer de telle ou telle manière nos besoins naturels et non de ces mêmes besoins. Que les animaux végétariens nous semblent moins courageux que les animaux carnivores est une illusion. Il suffit d'observer les premiers lors de la période du rut pour que cette illusion se dissipe aussitôt.

Appliquons à l’homme ce que j’ai dit des animaux. La [p. 446] mort est toujours précédée de douleurs ; la vie toujours accompagnée de quelques plaisirs. On est donc attaché à la vie par la crainte de la douleur et par l’amour du plaisir ; plus la vie est heureuse, plus on craint de la perdre : et de-là les horreurs qu’éprouvent, à l’instant de la mort, ceux qui vivent dans l’abondance. Au contraire, moins la vie est heureuse, moins on a de regret à la quitter : de-là cette insensibilité avec laquelle le paysan attend la mort.

Or les hommes sont naturellement des animaux, comme l'observation nous le montre en permanence, ils éprouvent les mêmes besoins fondamentaux et sont conduits par les mêmes principes liés au plaisir et à la douleur physique en vue de se conserver en vie et de se reproduire. Ceux qui s'abandonnent sans courage à la mort sont ceux qui ont trop souffert pour tenir à la vie, mais c'est un effet de circonstance et non de nature.

Or, si l’amour de notre être est fondé sur la crainte de la douleur et l’amour du plaisir, le desir d’être heureux est donc en nous plus puissant que le desir d’être. Pour obtenir l’objet à la possession duquel on attache son bonheur, chacun est donc capable de s’exposer à des dangers plus ou moins grands, mais toujours proportionnés au desir plus ou moins vif qu’il a de posséder cet objet. Pour être absolument sans courage, il faudroit être absolument sans desir.

C'est le désir qui fait le courage et la puissance d'être. Qui désire fortement le bonheur que peut lui procurer la possession de tel ou tel objet est capable d'affronter les plus grands dangers, à défaut de les vaincre. L'absence de désir fait l'impuissance dépressive et la lâcheté.

Les objets des desirs des hommes sont variés ; ils sont animés de passions différentes, telles sont l’avarice, l’ambition, l’amour de la patrie, celui des femmes, etc. En conséquence, l’homme capable des résolutions les plus hardies pour satisfaire une certaine passion, sera sans courage lorsqu’il s’agira d’une autre passion. On a vu mille fois le flibustier, animé d’une valeur plus qu’humaine lorsqu’elle étoit soutenue par l’espoir du butin, se trouver sans courage pour se venger d’un affront. César, qu’aucun péril n’étonnoit quand il marchoit à la gloire, ne montoit qu’en tremblant dans son char, et ne s’y asséyoit jamais qu’il n’eût superstitieusement récité trois fois un certain vers qu’il s’imaginoit [p. 447] devoir l’empêcher de verser. L’homme timide, que tout danger effraye, peut s’animer d’un courage désespéré, s’il s’agit de défendre sa femme, sa maîtresse ou ses enfants. Voilà de quelle maniere l’on peut expliquer une partie des phénomenes du courage, et la raison pour laquelle le même homme est brave ou timide, selon les circonstances diverses dans lesquelles il est placé.

Comme les désirs concrets, à distinguer des besoins physiques généraux qui en sont la base biologique, sont nombreux, différents et plus ou moins forts, chez les mêmes individus et encore plus entre les individus, le courage varie en fonction des activités que ces désirs suscitent.

Après avoir prouvé que le courage est un effet de nos besoins, une force qui nous est communiquée par nos passions, et qui s’exerce sur les obstacles que le hazard ou l’intérêt d’autrui mettent à notre bonheur ; il faut maintenant, pour prévenir toute objection et jeter plus de jour sur une matiere si importante, distinguer deux especes de courage. Il en est un que je nomme vrai courage : il consiste à voir le danger tel qu’il est et à l’affronter. Il en est un autre qui n’en a, pour ainsi dire, que les effets : cette espece de courage, commun à presque tous les hommes, leur fait braver les dangers, parce qu’ils les ignorent ; parce que les passions, en fixant toute leur attention sur l’objet de leurs desirs, leur dérobent du moins une partie du péril auquel elles les exposent.

Il faut distinguer deux types de courages : l'un est conscient du danger encouru, l'autre que l'on peut appeler « témérité » est inconscient du danger du fait parfois que la passion ôte partiellement la lucidité nécessaire à sa prise de conscience ou parce que l'habitude de la victoire a émoussé la conscience du risque pris.

Pour avoir une mesure exacte du vrai courage de ces sortes de gens, il faudroit pouvoir en soustraire toute la partie du danger que les passions ou les préjugés leur cachent ; et cette partie est ordinairement très-considérable. Proposez le pillage d’une ville à ce même soldat qui monte avec crainte à l’assaut, l’avarice fascinera ses yeux ; il attendra impatiemment l’heure de l’attaque ; le danger disparoîtra ; il [p. 448] sera d’autant plus intrépide, qu’il sera plus avide. Mille autres causes produisent l’effet de l’avarice : le vieux soldat est brave, parce que l’habitude d’un péril auquel il a toujours échappé rend à ses yeux le péril nul ; le soldat victorieux marche à l’ennemi avec intrépidité, parce qu’il ne s’attend point à sa résistance, et croit triompher sans danger. Celui-ci est hardi, parce qu’il se croit heureux ; celui-là, parce qu’il se croit dur ; un troisieme, parce qu’il se croit adroit. Le courage est donc rarement fondé sur un vrai mépris de la mort. Aussi l’homme intrépide l’épée à la main, sera souvent poltron au combat du pistolet. Transportez sur un vaisseau le soldat qui brave la mort dans le combat ; il ne la verra qu’avec horreur dans la tempête, parce qu’il ne la voit réellement que là. Le courage est donc souvent l’effet d’une vue peu nette du danger qu’on affronte, ou de l’ignorance entiere de ce même danger. Que d’hommes sont saisis d’effroi au bruit du tonnerre, et craindroient de passer une nuit dans un bois éloigné des grandes routes, lorsqu’on n’en voit aucun qui n’aille de nuit et sans crainte de Paris à Versailles ? Cependant la maladresse d’un postillon, ou la rencontre d’un assassin dans une grande route, sont des accidents plus communs, et par conséquent plus à craindre qu’un coup de tonnerre ou la rencontre de ce même assassin dans un bois écarté. Pourquoi donc la frayeur est-elle plus commune dans le premier cas que dans le second ? C’est que la lueur des éclairs et le bruit du tonnerre, ainsi que l’obscurité des bois, présentent chaque instant à l’esprit l’image d’un péril que ne réveille point la route de Paris à Versailles. Or il est peu d’hommes qui soutiennent la présence du danger : cet aspect a sur eux tant de puissance, qu’on a vu des [p. 449] hommes, honteux de leur lâcheté, se tuer et ne pouvoir se venger d’un affront. L’aspect de leur ennemi étouffoit en eux le cri de l’honneur ; il falloit, pour y obéir, que, seuls et s’échauffant eux-mêmes de ce sentiment, il saisîssent le moment d’un transport pour se donner, si je l’ose dire, la mort, sans s’en appercevoir. C’est aussi pour prévenir l’effet que produit, sur presque tous les hommes, la vue du danger, qu’à la guerre, non content de ranger les soldats dans un ordre qui rend leur fuite très-difficile, on veut encore, en Asie, les échauffer d’opium ; en Europe, d’eau-de-vie ; et les étourdir ou par le bruit du tambour ou par les cris qu’on leur fait jeter. C’est par ce moyen que, leur cachant une partie du danger auquel on les expose, on met leur amour pour l’honneur en équilibre avec leur crainte. Ce que je dis des soldats, je le dis des capitaines : entre les plus courageux, il en est peu, qui, dans le lit ou sur l’échaffaud, considerent la mort d’un oeil tranquille. Quelle foiblesse ce maréchal De Biron, si brave dans les combats, ne montra-t-il pas au supplice ? Pour soutenir la présence du trépas, il faut être ou dégoûté de la vie, ou dévoré de ces passions fortes qui déterminerent [p. 450] Calanus, Caton et Porcie à se donner la mort. Ceux qu’animent toutes ces fortes passions n’aiment la vie qu’à certaines conditions : leur passion ne leur cache point le danger auquel ils s’exposent ; ils le voient tel qu’il est, et le bravent. Brutus veut affranchir Rome de la tyrannie ; il assassine César, il leve une armée, attaque, combat Octave ; il est vaincu, il se tue : la vie lui est insupportable sans la liberté de Rome. Quiconque est susceptible de passions aussi vives est capable des plus grandes choses : non seulement il brave la mort, mais encore la douleur. Il n’en est pas ainsi de ces hommes qui se donnent la mort par dégoût pour la vie : ils méritent presqu’autant le nom de sages que de courageux ; la plupart seroient sans courage dans les tortures : ils n’ont point assez de vie et de force en eux pour en supporter les douleurs. Le mépris de la vie n’est point, en eux, l’effet d’une passion forte, mais de l’absence des passions ; c’est le résultat d’un calcul par lequel ils se prouvent qu’il vaut mieux n’être pas que d’être malheureux. Or cette disposition de leur ame les rend incapables des grandes choses. Quiconque est dégoûté de la vie, s’occupe peu des affaires de ce monde. Aussi parmi tant de romains qui se sont volontairement donné la mort, en est-il peu qui, par le massacre des tyrans, aient osé la rendre utile à leur patrie. En vain diroit-on que la garde qui, de toutes parts, environnoit les palais de la tyrannie, leur en défendoit l’accès : c’étoit la crainte des supplices qui désarmoit leur bras. De pareils hommes se noient, se font ouvrir les veines, mais ne s’exposent point à des supplices cruels : nul motif ne les y détermine.

Quant à ceux qui se suicident, ils peuvent être considérés comme courageux dans la mesure où ils surmontent leur peur de la mort et leur désir de vivre, non par lâcheté, mais en tant qu'ils sont capables de mesurer les inconvénients de survivre dans des conditions (encore les circonstances) d'une vie trop douloureuse. Il peut être sage de se donner la mort pour ne plus souffrir atrocement, sans espoir d'échapper à un sort trop cruel, sauf à mettre fin à ses jours.

C’est la crainte de la douleur qui nous explique toutes [p. 451] les bizarreries de cette espece de courage. Si l’homme assez courageux pour se brûler la cervelle n’ose se frapper d’un coup de stilet, s’il a de l’horreur pour certains genres de mort, cette horreur est fondée sur la crainte vraie ou fausse d’une plus grande douleur. Les principes ci-dessus établis donnent, je pense, la solution de toutes les questions de ce genre ; et prouvent que le courage n’est point, comme quelques-uns le prétendent, un effet de la température différente des climats, mais des passions et des besoins communs à tous les hommes. Les bornes de mon sujet ne me permettent pas de parler ici des divers noms donnés au courage, tels que ceux de bravoure, de valeur, d’intrépidité, etc. Ce ne sont proprement que des manieres différentes dont le courage se manifeste. Cette question examinée, je passe à la seconde. Il s’agit de savoir si, comme on le soutient, on doit attribuer les conquêtes des peuples du nord à la force et à la vigueur particuliere dont la nature, dit-on, les a doués.

C'est bien le même principe qui est le désir biologique et le courage qu'il implique d'échapper à la douleur qui régissent à la fois le désir de survivre, dès lors que la douleur est l'alerte par laquelle la vie est menacée et que cette alerte nous enjoint de fuir ce qui la menace, et le désir d'en finir avec la vie quand en effet toute tentative de fuir la douleur apparaît impossible et que seule la fin de la vie peut nous en délivrer. Selon les circonstances un même principe ou une même passion peuvent provoquer des réactions opposées mais pas logiquement contradictoires.

Pour s’assurer de la vérité de cette opinion, c’est en vain que l’on auroit recours à l’expérience : rien n’indique, jusqu’à présent, à l’examinateur scrupuleux, que la nature soit, dans ses productions du septentrion, plus forte que dans celles du midi. Si le nord a ses ours blancs et ses orox, l’Afrique a ses lions, ses rhinocéros et ses éléphants. On n’a point fait lutter un certain nombre de négres de la Côte D’Or ou du Sénégal, avec un pareil nombre de russes ou de finlandois : on n’a point mesuré l’inégalité de leur force par la pesanteur différente des poids qu’ils pourroient soulever. On est si loin d’avoir rien constaté à cet égard, que, si je voulois combattre un préjugé par un préjugé, j’opposerois, à tout ce qu’on dit de la force des gens du [p. 452] nord, l’éloge qu’on fait de celle des turcs. On ne peut donc appuyer l’opinion qu’on a de la force et du courage des septentrionaux, que sur l’histoire de leurs conquêtes : mais alors, toutes les nations peuvent avoir les mêmes prétentions, les justifier par les mêmes titres, et se croire toutes également favorisées de la nature.

En termes de courage, tous les hommes se valent, seuls les domaines d'expression de ce courage varie en fonction des désirs qui l'animent.

Qu’on parcoure l’histoire : on y verra les huns quitter les Palus-Méotides pour enchaîner des nations situées au nord de leur pays ; on y verra les sarrazins descendre en foule des sables brûlants de l’Arabie pour venger la terre, dompter les nations, triompher des Espagnes, et porter la désolation jusques dans le coeur de la France ; on verra ces mêmes sarrazins briser d’une main victorieuse les étendards des croisés ; et les nations de l’Europe, par des tentatives réitérées, multiplier, dans la Palestine, leurs défaites et leur honte. Si je porte mes regards sur d’autres régions, j’y vois encore la vérité de mon opinion confirmée ; et par les triomphes de Tamerlan, qui, des bords de l’Indus, descend en conquérant jusqu’aux climats glacés de la Sibérie ; et par les conquêtes des incas ; et par la valeur des égyptiens, qui, regardés du temps de Cyrus comme les peuples les plus courageux, se montrerent, à la bataille de Tembreia, si dignes de leur réputation ; et enfin par ces romains qui porterent leurs armes victorieuses jusques dans la Sarmatie, et les isles britanniques. Or, si la victoire a volé alternativement du midi au nord, et du nord au midi ; si tous les peuples ont été, tour à tour, conquérants et conquis ; si, comme l’histoire nous l’apprend, les peuples du septentrion ne sont pas moins sensibles aux ardeurs brûlantes [p. 453] du midi, que les peuples du midi le sont à l’âpreté des froids du nord, et s’ils font la guerre avec un désavantage égal dans des climats trop différents du leur ; il est évident que les conquêtes des septentrionaux sont absolument indépendantes de la température particuliere de leurs climats ; et qu’on chercheroit en vain dans le physique la cause d’un fait dont le moral donne une explication simple et naturelle.

Si le nord a produit les derniers conquérants de l’Europe, c’est que des peuples féroces et encore sauvages tels que l’étoient alors les septentrionaux, sont, comme le remarque le chevalier Folard, infiniment plus courageux et plus propres à la guerre que des peuples nourris dans le luxe, la mollesse, et soumis au pouvoir arbitraire, comme l’étoient alors les romains. Sous les derniers empereurs, les romains n’étoient plus ce peuple qui, vainqueur des [p. 454] gaulois et des germains, tenoit encore le midi sous ses loix : alors ces maîtres du monde succomboient sous les mêmes vertus qui les avoient fait triompher de l’univers. Mais, pour subjuguer l’Asie, ils n’eurent, dit-on, qu’à lui porter des chaînes. La rapidité, répondrai-je, avec laquelle ils la conquirent, ne prouve point la lâcheté des peuples du midi. Quelles villes du nord se sont défendues avec plus d’opiniâtreté que Marseille, Numance, Sagunte, Rhodes ? Du temps de Crassus, les romains ne trouverent-ils pas dans les parthes des ennemis dignes d’eux ? C’est donc à l’esclavage et à la mollesse des asiatiques que les romains durent la rapidité de leurs succès.

Parmi les circonstances qui favorisent le courage à la guerre, est la plus grande pauvreté de celui qui n'a rien à perdre, mais tout à gagner à se battre pour sortir de la pauvreté et satisfaire ces désirs vitaux au contraire de l'attitude du riche chez qui le confort entretient de désir de profiter tranquillement de ses richesses sans les risquer à la guerre. Là encore ce sont les circonstances, dans le cadre de désirs plus ou moins puissants dans telles ou telles activités, qui font le courage en celles-ci et non en d'autres.

Lorsque Tacite dit que la monarchie des parthes est moins redoutable aux romains que la liberté des germains, c’est à la forme du gouvernement de ces derniers qu’il attribue la supériorité de leur courage. C’est donc aux causes morales, et non à la température particuliere des pays du nord, que l’on doit rapporter les conquêtes des septentrionaux.

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DISCOURS 3 CHAPITRE 29

De l’esclavage, et du génie allégorique des orientaux.

également frappés de la pesanteur du despotisme oriental, et de la longue et lâche patience des peuples soumis à ce joug odieux, les occidentaux, fiers de leur liberté, ont eu recours aux causes physiques pour expliquer ce phénomene politique. Ils ont soutenu que la luxurieuse Asie n’enfantoit que des hommes sans force, sans vertu, et qui, livrés à des desirs brutaux, n’étoient nés que pour l’esclavage. Ils ont ajouté que les contrées du midi ne pouvoient, en conséquence, adopter qu’une religion sensuelle. Leurs conjectures sont démenties par l’expérience et l’histoire : on sait que l’Asie a nourri des nations très-belliqueuses ; que l’amour n’amollit point le courage ; que les nations les plus sensibles à ses plaisirs ont, comme le remarquent Plutarque et Platon, souvent été les plus braves et les plus courageuses ; que le desir ardent des femmes ne peut jamais être regardé comme une preuve de la foiblesse [p. 456] du tempérament des asiatiques ; et qu’enfin, longtemps avant Mahomet, Odin avoit établi, chez les nations les plus septentrionales, une religion absolument semblable à celle du prophéte de l’orient. Forcé d’abandonner cette opinion, et de restituer, si j’ose le dire, l’ame et le corps aux asiatiques, on a cherché, dans la position physique des peuples de l’orient, la cause de leur servitude : en conséquence, on a regardé le midi comme une vaste plaine dont l’étendue fournissoit à la tyrannie les moyens de retenir les peuples dans l’esclavage. Mais cette supposition n’est pas confirmée par la géographie : on sait que le midi de la terre est de toutes parts hérissé de montagnes ; que le nord, au contraire, peut être considéré comme une plaine vaste, deserte et couverte de bois, comme vraisemblablement l’ont jadis été les plaines de l’Asie.

Mais ceux qui prétendent que les peuples asiatiques sont destinés à l'esclavage (despotisme oriental) par l'effet de circonstances physiques extérieures telles que le climat chaud ou l'absence de montagnes et qui pousseraient à la sensualité et donc à la mollesse générale se trompent. L'histoire montre que les peuples du nord peuvent aussi être soumis à une religion aussi esclavagiste que ceux du sud...et que ceux du sud peuvent être aussi agressif et courageux que ceux du nord. En cela, Helvetius semble viser, entre autres, la thèse de son ami Montesquieu qui voyait dans le climat le facteur déterminant pour expliquer les différences de comportements politiques et de caractères entre les hommes.

Après avoir inutilement épuisé les causes physiques pour y trouver les fondements du despotisme oriental, il faut bien avoir recours aux causes morales, et par conséquent à l’histoire. Elle nous apprend qu’en se poliçant les nations perdent insensiblement leur courage, leur vertu, et même leur amour pour la liberté ; qu’incontinent après sa formation, toute société, selon les différentes circonstances où elle se trouve, marche d’un pas plus ou moins rapide à l’esclavage. Or, les peuples du midi s’étant les premiers rassemblés en société, doivent, par conséquent, avoir été les premiers soumis au despotisme ; parce que c’est à ce terme [p. 457] qu’aboutit toute espece de gouvernement, et la forme que tout état conserve jusqu’à son entiere destruction.

C'est pas l'effet de causes morales que les hommes perdent le goût de la liberté et le courage de la défendre. C'est dans l'évolution morale des sociétés qu'il faut voir l'origine du despotisme. L'auteur ici avance une théorie audacieuse : les sociétés se sont organisées d'une manière de plus en plus hiérarchique en vue de leur sécurité, or c'est par ce désir de sécurité renforcé par l'organisation hiérarchique que les individus- citoyens ont développé l'habitude des se soumettre jusqu'à accepter pour un temps l'esclavage. Mais cette acceptation elle-même, poussée à l'extrême, génère son contraire : la révolte contre les tyrans esclavagistes. En effet un tyran dès lors qu'il dépossède ses esclaves de toutes libertés, y compris celles qui sont nécessaires à leur survie, les met nécessairement en état d'insécurité permanente. L'esclavage est donc tout à la fois une perte de la liberté et de la sécurité et va à l'encontre des besoins et désirs fondamentaux des hommes qui y sont soumis. Les esclaves ont alors tout à gagner et rien à perdre à combattre pour les abattre, les tyrans et la tyrannie.

Mais, diront ceux qui croient le monde plus ancien que nous ne le pensons, comment est-il encore des républiques sur la terre ? Si toute société, leur répondra-t-on, tend, en se poliçant, au despotisme, toute puissance despotique tend à la dépopulation. Les climats soumis à ce pouvoir, incultes et dépeuplés après un certain nombre de siecles, se changent en déserts ; les plaines, où s’étendoient des villes immenses, où s’élevoient des édifices somptueux, se couvrent peu à peu de forêts où se réfugient quelques familles, qui insensiblement reforment de nouvelles nations sauvages ; succession qui doit toujours conserver des républiques sur la terre.

Le despotisme tend à sa propre destruction, soit par la révolte des sujets-esclaves qui peut conduire à un retour à la vie sauvage, soit par la ruine entraînée par une dépopulation due à la misère, soit par les deux ensemble. C'est pourquoi les républiques survivent malgré la tendance au despotisme inhérente à la constitution des états sécuritaires. Face à ce processus, les despotes, pour s'opposer à cette tendance à l'autodestruction et durer, institutionnalise leur pouvoir en acceptant le principe républicain, à savoir une constitution légale qu'ils s'engagent à défendre. Le monarque n'est donc par un tyran esclavagiste, il peut être un dirigeant absolu qui exerce un pouvoir légal. Dans le meilleur des cas, il est un monarque constitutionnel qui admet que le parlement fasse la loi qu'il est chargé de faire respecter. La monarchie constitutionnelle, en effet, et en cela Helvetius est en accord avec Montesquieu, est un régime qui sépare le pouvoir législatif (le parlement élu), le pouvoir exécutif (le monarque, son gouvernement et l'administration de l'état) et le pouvoir judiciaire autonome qui est chargé de d’enquêter sur les crimes et délits individuels tels qu'ils ont définis par les lois et de sanctionner les manquements individuels établis par un procès qui fait place aux droits de la défense aux lois (tribunaux).

J’ajouterai seulement à ce que je viens de dire, que, si les peuples du midi sont les peuples les plus anciennement esclaves ; et si les nations de l’Europe, à l’exception des moscovites, peuvent être regardées comme des nations libres ; c’est que ces nations sont plus nouvellement policées : c’est, que du temps de Tacite, les germains et les gaulois n’étoient encore que des especes de sauvages ; et qu’à moins de mettre, par la force des armes, toute une nation à la fois dans les fers, ce n’est qu’après une longue suite de siecles et par des tentatives insensibles, mais continues, que les tyrans peuvent étouffer dans les coeurs l’amour vertueux que tous les hommes ont naturellement pour la liberté, et avilir assez les ames pour les plier à l’esclavage. Une fois parvenu à ce terme, un peuple devient incapable d’aucun acte de générosité. Si les nations de l’Asie sont le mépris de l’Europe, [p. 458] c’est que le temps les a soumises à un despotisme incompatible avec une certaine élévation d’ame. C’est ce même despotisme, destructeur de toute espece d’esprits et de talents, qui fait encore regarder la stupidité de certains peuples de l’orient, comme l’effet d’un défaut d’organisation. Il seroit cependant facile d’appercevoir que la différence extérieure qu’on remarque, par exemple, dans la physionomie du chinois et du suédois, ne peut avoir aucune influence sur leur esprit ; et que, si toutes nos idées, comme l’a démontré M Locke, nous viennent par les sens, les septentrionaux n’ayant point un plus grand nombre de sens que les orientaux, tous par conséquent ont, par leur conformation physique, d’égales dispositions à l’esprit.

Ce n’est donc qu’à la différente constitution des empires, et par conséquent aux causes morales, qu’on doit attribuer toutes les différences d’esprit et de caractere qu’on découvre entre les nations. C’est, par exemple, à la forme de leur gouvernement que les orientaux doivent ce génie [p. 459] allégorique, qui fait et qui doit réellement faire le caractere distinctif de leurs ouvrages. Dans les pays où les sciences ont été cultivées, où l’on conserve encore le desir d’écrire, où l’on est cependant soumis au pouvoir arbitraire, où par conséquent la vérité ne peut se présenter que sous quelque emblême, il est certain que les auteurs doivent insensiblement contracter l’habitude de ne penser qu’en allégorie. Ce fut aussi pour faire sentir à je ne sais quel tyran l’injustice de ses vexations, la dureté avec laquelle il traitoit ses sujets, et la dépendance réciproque et nécessaire qui unit les peuples et les souverains, qu’un philosophe indien inventa, dit-on, le jeu des échecs. Il en donna des leçons au tyran ; lui fit remarquer, que, si, dans ce jeu, les pieces devenoient inutiles après la perte du roi, le roi, après la prise de ses pieces, se trouvoit dans l’impuissance de se défendre ; et que, dans l’un et l’autre cas, la partie étoit également perdue. [p. 460] Je pourrois donner mille autres exemples de la forme allégorique sous laquelle les idées se présentent aux indiens ; ces exemples feroient, je crois, sentir que la forme du gouvernement, à laquelle les nations de l’orient doivent tant d’ingénieuses allégories, a, dans ces mêmes nations, dû occasionner une grande disette d’historiens. En effet, le genre de l’histoire, qui suppose, sans doute, beaucoup d’esprit, n’en exige cependant pas davantage que tout autre genre d’écrire. Pourquoi donc, entre les écrivains, les bons historiens sont-ils si rares ? C’est que, pour s’illustrer en ce genre, il faut non seulement naître dans l’heureux concours de circonstances propres à former un grand homme, mais encore dans des pays où l’on puisse impunément pratiquer la vertu et dire la vérité. Or, le despotisme s’y oppose, et ferme la bouche aux historiens, si sa puissance n’est, à cet égard, enchaînée par quelque préjugé, quelque superstition ou quelque établissement particulier. Tel est, à la Chine, l’établissement d’un tribunal d’histoire ; tribunal également sourd, jusqu’aujourd’hui, aux prieres comme aux menaces des rois. [p. 461] Ce que je dis de l’histoire, je le dis de l’éloquence. Si l’Italie fut si féconde en orateurs, ce n’est pas, comme l’a soutenu la savante imbécillité de quelques pédants de college, que le sol de Rome fût plus propre que celui de Lisbonne ou de Constantinople à produire de grands orateurs. Rome perdit au même instant son éloquence et sa liberté : cependant nul accident arrivé à la terre n’avoit, sous les empereurs, changé le climat de Rome. à quoi donc attribuer la disette d’orateurs où se trouverent alors les romains, [p. 462] si ce n’est à des causes morales, c’est-à-dire, aux changements arrivés dans la forme de leur gouvernement ? Qui doute qu’en forçant les orateurs à s’exercer sur de petits sujets, le despotisme n’ait tari les sources de l’éloquence ? Sa force consiste principalement dans la grandeur des sujets qu’elle traite. Supposons qu’il fallût autant d’esprit pour écrire le panégyrique de Trajan, que pour composer les catilinaires : dans cette hypothese même, je dis que, par le choix de son sujet, Pline seroit resté fort inférieur à Cicéron. Ce dernier ayant à tirer les romains de l’assoupissement où Catilina vouloit les surprendre, il avoit à réveiller en eux les passions de la haine et de la vengeance : et comment un sujet si intéressant pour les maîtres du monde n’auroit-il pas fait déférer à Cicéron la palme de l’éloquence ? Qu’on examine à quoi tiennent les reproches de barbarie et de stupidité que les grecs, les romains et tous les européans ont toujours faits aux peuples de l’orient : l’on verra que les nations n’ayant jamais donné le nom d’esprit qu’à l’assemblage des idées qui leur étoient utiles ; et le despotisme ayant interdit, dans presque toute l’Asie, l’étude de la morale, de la métaphysique, de la jurisprudence, de la politique, enfin de toutes les sciences intéressantes pour l’humanité ; les orientaux doivent en conséquence être traités de barbares, de stupides, par les peuples éclairés de l’Europe, et devenir éternellement le mépris des nations libres et de la postérité.

Certains peuples sont appelés « barbares » et donc considérés comme inférieurs, non parce qu'ils le sont, ou parce qu'ils sont des étrangers, vivant sous d'autres climats, mais parce qu'ils ne pensent pas comme ceux qui les traitent avec mépris, dès lors que ceux-ci ne comprennent pas l'utilité de leurs idées pour eux. C'est la seule mauvaise raison du mépris, vis-à-vis des étrangers. Si cette attitude est générale et réciproque cela prouve qu'aucun peuple n'est, en réalité, inférieur à un autre et que ce mépris n'est qu'un préjugé fallacieux que chaque population a tendance à cultiver pour se croire supérieure. Mais s'il semble en effet que certains peuples n'aient pas accès à la morale et à la métaphysique par exemple, cela n'est dû qu'à la condition politique du despotisme qu'ils subissent et qui le leur interdit et les sanctionne violemment en cas de transgression.
 
 

DISCOURS 3 CHAPITRE 30

De la supériorité que certains peuples ont eue dans divers genres de sciences.

la position physique de la Grece est toujours la même : pourquoi les grecs d’aujourd’hui sont-ils si différents des grecs d’autrefois ? C’est que la forme de leur gouvernement a changé ; c’est que, semblable à l’eau qui prend la forme de tous les vases dans lesquels on la verse, le caractere des nations est susceptible de toutes sortes de formes ; c’est qu’en tous les pays, le génie du gouvernement fait le génie des nations. Or, sous la forme de république, quelle [p. 464] contrée devoit être plus féconde que la Grece en capitaines, en politiques et en héros ? Sans parler des hommes d’état, quels philosophes ne devoit point produire un pays où la philosophie étoit si honorée ? Où le vainqueur de la Grece, le roi Philippe, écrivoit à Aristote : ce n’est point de m’avoir donné un fils, dont je rends graces aux dieux ; c’est de l’avoir fait naître de votre vivant. Je vous charge de son éducation ; j’espere que vous le rendrez digne de vous et de moi. Quelle lettre plus flatteuse encore pour ce philosophe que celle d’Alexandre, du maître de la terre, qui, sur les débris du trône de Cyrus, lui écrit : j’apprends que tu publies tes traités acroamatiques. Quelle supériorité me reste-t-il maintenant sur les autres hommes ? Les hautes sciences que tu m’as enseignées vont devenir communes ; et tu savois cependant que j’aime encore mieux surpasser les hommes par la science des choses sublimes, que par la puissance. adieu.

La culture des peuples ainsi que nous l'apprend les relations de maître à disciple de Philippe, roi de Macédoine, avec le grand philosophe Aristote est déterminée par le régime politique et/ou ceux qui y exercent le pouvoir suprême. Il est donc nécessaire que les grecs aient tant développé le goût de la pensée philosophique dont ils avaient déjà hérité de la période classique à Athènes, représentée par le philosophe Platon, du fait de son régime politique républicain et libéral. La culture des peuples est ainsi façonnée par les conditions politiques dans (ou sous) lesquelles ils vivent.



Ce n’étoit pas dans le seul Aristote qu’on honoroit la philosophie. On sait que Ptolémée, roi d’égypte, traita Zénon en souverain, et députa vers lui des ambassadeurs ; que les athéniens éleverent à ce philosophe un mausolée construit aux dépens du public ; qu’avant la mort de ce même Zénon, [p. 465] Antigonus, roi de Macédoine, lui écrivit : si la fortune m’a élevé à la plus haute place,... etc.. Au reste, ce n’étoit pas à la seule philosophie, c’étoit à tous les arts que les grecs rendoient de pareils hommages. Un poëte étoit si précieux à la Grece, que, sous peine de mort et par une loi expresse, Athenes leur défendoit de s’embarquer. Les lacédémoniens, que certains auteurs ont pris plaisir à nous peindre comme des hommes vertueux, mais plus grossiers que spirituels, n’étoient pas moins sensibles que les autres grecs aux beautés des arts et des sciences.

[p. 466] Passionnés pour la poésie, ils attirerent chez eux Archiloque, Xenodame, Xenocrite, Polymneste, Sacados, Periclite, Phrynis, Timothée : pleins d’estime pour les poésies de Terpandre, de Spendon et d’Alcman, il étoit défendu à tout esclave de les chanter ; c’étoit, selon eux, profaner les choses divines. Non moins habiles dans l’art de raisonner que dans l’art de peindre ses pensées en vers : " quiconque, dit Platon, converse avec un lacédémonien, fût ce le dernier de tous, peut lui trouver l’abord grossier : mais, s’il entre en matiere, il verra ce même homme s’énoncer avec une dignité, une précision, une finesse, qui rendront ses paroles comme autant de traits perçants. Tout autre grec ne paroîtra, près de lui, qu’un enfant qui bégaie. " aussi leur apprenoit-on, dès la premiere jeunesse, à parler avec élégance et pureté : on vouloit qu’à la vérité des pensées, ils joignissent les graces et la finesse de l’expression ; que leurs réponses, toujours courtes et justes, fussent pleines de sel et d’agrément. Ceux qui, par précipitation ou par lenteur d’esprit, répondoient mal ou ne répondoient rien, étoient châtiés sur le champ. Un mauvais raisonnement étoit puni à Sparte, comme le seroit ailleurs une mauvaise conduite. Aussi, rien n’en imposoit à la raison de ce peuple. Un lacédémonien, exempt dès le berceau des caprices et des humeurs de l’enfance, étoit dans sa jeunesse [p. 467] affranchi de toute crainte ; il marchoit avec assurance dans les solitudes et les ténébres : moins superstitieux que les autres grecs, les spartiates citoient leur religion au tribunal de la raison. Or, comment les sciences et les arts n’auroient-ils pas jeté le plus grand éclat, dans un pays tel que la Grece, où l’on leur rendoit un hommage si général et si constant ? Je dis constant, pour prévenir l’objection de ceux qui prétendent, comme m l’abbé Dubos, que, dans certains siecles, tels que ceux d’Auguste et de Louis Xiv, certains vents amenent les grands hommes, comme des volées d’oiseaux rares. On allegue, en faveur de ce sentiment, les peines que se sont vainement données quelques souverains pour ranimer chez eux les sciences et les arts. Si les efforts de ces princes ont été inutiles, c’est, répondrai-je, parce qu’ils n’ont pas été constants. Après quelques siecles d’ignorance, le terrein des arts et des sciences est quelquefois si sauvage et si inculte, qu’il ne peut produire de vraiment grands hommes, qu’après avoir auparavant été défriché par plusieurs générations de savants. Tel étoit le siecle de Louis Xiv, dont les grands hommes ont dû leur supériorité aux savants qui les avoient précédés dans la carriere des sciences et des arts : carriere où ces mêmes savants n’avoient pénétré que soutenus de la faveur de nos rois, comme le prouvent et les lettres-patentes du 10 mai 1543, où françois premier fait [p. 468] les plus expresses défenses d’user de médisance et d’invective contre Aristote, et les vers que Charles Ix adresse à Ronsard. Je n’ajouterai qu’un mot à ce que je viens de dire : c’est, qu’assez semblables à ces artifices, qui, rapidement élancés dans les airs, les parsement d’étoiles, éclairent un instant l’horizon, s’évanouissent et laissent la nature dans une nuit plus profonde ; les arts et les sciences ne font, dans une infinité de pays, que luire, disparoître, et les abandonner aux ténebres de l’ignorance. Les siecles les plus féconds en grands hommes sont presque toujours suivis d’un siecle où les sciences et les arts sont moins heureusement cultivés. Pour en connoître la cause, ce n’est point au physique qu’il faut avoir recours : le moral suffit pour nous la découvrir. En effet, si l’admiration est toujours l’effet de la surprise, plus les grands hommes sont multipliés dans [p. 469] une nation, moins on les estime, moins on excite en eux le sentiment de l’émulation, moins ils font d’efforts pour atteindre à la perfection, et plus ils en restent éloignés. Après un tel siecle, il faut souvent le fumier de plusieurs siecles d’ignorance pour rendre de nouveau un pays fertile en grands hommes. Il paroît donc que c’est uniquement aux causes morales qu’on peut, dans les sciences et dans les arts, attribuer la supériorité de certains peuples sur les autres ; et qu’il n’est point de nations privilégiées en vertu, en esprit, en courage. La nature, à cet égard, n’a point fait un partage inégal de ses dons. En effet, si la force plus ou moins grande de l’esprit dépendoit de la différente température des pays divers, il seroit impossible, vu l’ancienneté du monde, que la nation à cet égard la plus favorisée n’eût, par des progrès multipliés, acquis une grande supériorité sur toutes les autres. Or l’estime qu’en fait d’esprit ont tour-à-tour obtenue les différentes nations, le mépris où elles sont successivement tombées, prouvent le peu d’influence des climats sur les esprits. J’ajouterai même que, si le lieu de la naissance décidoit de l’étendue de nos lumieres, les causes morales ne pourroient nous donner, en ce genre, une explication aussi simple et aussi naturelle des phénomenes qui dépendroient du physique. Sur quoi j’observerai que, s’il n’est aucun peuple auquel la température particuliere de son pays, et les petites différences qu’elle doit produire dans son organisation, ait jusqu’à présent donné aucune supériorité constante sur les autres peuples ; on pourroit du moins soupçonner que les petites différences qui peuvent se trouver dans l’organisation des particuliers qui composent une nation, n’ont pas une influence plus sensible [p. 470] sur leurs esprits. Tout concourt à prouver la vérité de cette proposition. Il semble qu’en ce genre les problêmes les plus compliqués ne se présentent à l’esprit que pour se résoudre par l’application des principes que j’ai établis.

Toutes les apparentes exceptions à ce principe qui soumet la vie de la culture à la vie politique, ne font que le confirmer et tiennent toutes soit à l'inconstance du pouvoir politique à la soutenir, soit au fait que la culture a besoin d'un terreau antérieurement fécond et que celui-ci a manqué par défaut de soutien de la part des pouvoirs politiques précédents.

Pourquoi les hommes médiocres reprochent-ils une conduite extraordinaire à presque tous les hommes illustres ? C’est que le génie n’est point un don de la nature ; et qu’un homme qui prend un genre de vie à peu près semblable à celui des autres, n’a qu’un esprit à peu près pareil au leur : c’est que, dans un homme, le génie suppose une vie studieuse et appliquée ; et qu’une vie, si différente de la vie commune, paroîtra toujours ridicule. Pourquoi l’esprit, dit-on, est-il plus commun dans ce siecle que dans le siecle précédent ? Et pourquoi le génie y est-il plus rare ? Pourquoi, comme dit Pythagore, voit-on tant de gens prendre le thyrse, et si peu qui soient animés de l’esprit du Dieu qui le porte ? C’est que les gens de lettres, trop souvent arrachés de leur cabinet par le besoin, sont forcés de se jeter dans le monde : ils y répandent des lumieres, ils y forment des gens d’esprit ; mais ils y perdent nécessairement un temps qu’ils eussent, dans la solitude et la méditation, employé à donner plus d’étendue à leur génie. L’homme de lettres est comme un corps qui, poussé rapidement entre d’autres corps, perd, en les heurtant, toute la force qu’il leur communique.

Si tous les hommes sont égaux comment alors rendre compte de la supériorité des génies ? Les génies sont des inventeurs d'idées nouvelles, qui sont, de ce fait, en but à l'hostilité des hommes ordinaires qui voient en eux des originaux un peu ridicules, car leur vie d'études implique de se mettre à l'écart des affaires communes pour poursuivre la création de leur oeuvre. Mais cette attitude des génies ne doit rien à une quelconque supériorité naturelle, mais aux circonstances qui ont permis de faire naître en eux ce désir des études et de création. La preuve en est que les génies sont plus rares aujourd'hui que hier du fait que les gens de lettres sont obligés de répondre à une demande sociale de culture et donc à communiquer aux autres ce qu'ils savent, ce qui prend du temps et les empêche de se consacrer pleinement à leurs chef-d’œuvres. Le temps de le communication remplace alors le temps de la création, d'où la difficulté de créer une œuvre géniale.

[p. 471] Ce sont les causes morales qui nous donnent l’explication de tous les divers phénomenes de l’esprit ; et qui nous apprennent que, semblable aux parties de feu, qui, renfermées dans la poudre, y restent sans action si nulle étincelle ne les développe, l’esprit reste sans action s’il n’est mis en mouvement par les passions ; que ce sont les passions qui, d’un stupide, font souvent un homme d’esprit ; et que nous devons tout à l’éducation.

Ces circonstances concernent l'éducation reçue, le temps consacré aux études, qui ont favorisé la passion de créer et de faire progresser le savoir dans des directions nouvelles. Ce sont donc les passions déterminées par les circonstances qui, en dernier ressort, produisent des génies.

Si, comme on le prétend, le génie, par exemple, étoit un don de la nature ; parmi les gens chargés de certains emplois, ou parmi ceux qui naissent ou qui ont longtemps vêcu dans la province, pourquoi n’en seroit-il aucun qui excellât dans des arts tels que la poésie, la musique et la peinture ? Pourquoi le don du génie ne suppléeroit-il pas, et dans les gens chargés d’emplois, à la perte de quelques instants qu’exige l’exercice de certaines places ; et dans les gens de province, à l’entretien d’un petit nombre de gens instruits, qu’on ne rencontre que dans la capitale ? Pourquoi le grand homme n’auroit-il proprement de génie que dans le genre auquel il s’est longtemps appliqué ? Ne sent-on pas que, si cet homme ne conserve pas, en d’autres genres, la même supériorité ; c’est que, dans un art dont il n’a pas fait l’objet de ses méditations, l’homme de génie n’a d’autre avantage sur les autres hommes que l’habitude de l’application et la méthode d’étudier ? Par quelle raison, enfin, entre les grands hommes, les grands ministres sont-ils les hommes les plus rares ? C’est qu’à la multitude de circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former un grand génie, il faut encore unir le concours de circonstances propres à élever cet homme de génie au ministere. Or, la réunion de ces deux concours de circonstances, extrêmement [p. 472] rare chez tous les peuples, est presque impossible dans les pays où le mérite seul n’éleve point aux premieres places. C’est pourquoi, si l’on en excepte les Xénophon, les Scipion, les Confucius, les César, les Annibal, les Lycurgue, et, peut-être, dans l’univers une cinquantaine d’hommes d’état dont l’esprit pourroit réellement subir l’examen le plus rigoureux ; tous les autres, et même quelques-uns des plus célebres dans l’histoire, et dont les actions ont jeté le plus grand éclat, n’ont été, quelqu’éloge qu’on donne à l’étendue de leurs lumieres, que des esprits très-communs. C’est à la force de leur caractere, plus qu’à celle de leur esprit, qu’ils doivent leur célébrité. Le peu de progrès de la législation, la médiocrité des ouvrages divers et presque inconnus, qu’ont laissé les Auguste, les Tibere, les Titus, les Antonin, les Adrien, les Maurice et les Charles-Quint, et qu’ils ont composés dans le genre même où ils devoient exceller, ne prouve que trop cette opinion.

Les génies ne sont géniaux que dans les activités dans lesquelles ils sont passionnés. Ces activités relèvent donc, non d'une nature particulièrement géniale, dès lors que dans d'autres activités ils sont les égaux des autres hommes, mais des circonstances qui leur ont permis de développer leur capacité créatrice et la passion qui les anime dans le seul secteur des arts et des sciences dans lequel ils investissent leur passion.



La conclusion générale de ce discours, c’est que le génie est commun, et les circonstances propres à le développer très-rares. Si on peut comparer le profane avec le sacré, on peut dire qu’en ce genre il est beaucoup d’appellés et peu d’élus.

Si les hommes sont également géniaux, seules les circonstances favorables, qui sont, elles, très rares et font que les génies apparaissent si peu nombreux, ainsi que les passions qu'elles ont générées, sont la cause de la supériorité de certains dans le domaine qui est le leur. Les inégalités sont donc bien le fait de l'éducation circonstancielle et non d'une d'une nature intellectuelle qui serait fondamentalement inégale.

L’inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes [p. 473] dépend donc et du gouvernement sous lequel ils vivent, et du siecle plus ou moins heureux où ils naissent, et de l’éducation meilleure ou moins bonne qu’ils reçoivent, et du desir plus ou moins vif qu’ils ont de se distinguer, et enfin des idées plus ou moins grandes, ou fécondes, dont ils font l’objet de leurs méditations.

L’homme de génie n’est donc que le produit des circonstances dans lesquelles cet homme s’est trouvé. Aussi [p. 474] tout l’art de l’éducation consiste à placer les jeunes gens dans un concours de circonstances propres à développer en eux le germe de l’esprit et de la vertu. L’amour du paradoxe ne m’a point conduit à cette conclusion ; mais le seul desir du bonheur des hommes. J’ai senti et ce qu’une bonne éducation répandroit de lumieres, de vertus, et par conséquent de bonheur dans la société ; et combien la persuasion où l’on est que le génie et la vertu sont de purs dons de la nature, s’opposoit aux progrès de la science de l’éducation, et favorisoit, à cet égard, la paresse et la négligence. C’est dans cette vue qu’examinant ce que pouvoient sur nous la nature et l’éducation, je me suis apperçu que l’éducation nous faisoit ce que nous sommes : en conséquence, j’ai cru qu’il étoit du devoir d’un citoyen d’annoncer une vérité propre à réveiller l’attention sur les moyens de perfectionner cette même éducation. Et c’est pour jeter encore plus de jour sur une matiere si importante, que je tâcherai, dans le discours suivant, de fixer, d’une maniere précise, les idées différentes qu’on doit attacher aux divers noms donnés à l’esprit.

Si l'on désire faire le bonheur des hommes par le progrès des arts et des sciences, il convient de comprendre que tout est affaire d'éducation et des circonstances qui favorise le développement du désir d'apprendre, de savoir et de connaître chez tous. On peut donc déduire de cette position que seuls ceux qui refusent de contribuer au bonheur de l'humanité, par désir (passion sociale) de préserver leurs privilèges, prétendent que les génies le sont par nature. Si tout est donc affaire de motivation et des circonstances éducatives qui la déterminent, alors l'éducation est une question politique, car elle est une uniquement une affaire de politique, selon Helvetius : quelle société veulent le gouvernement et le régime qui y exercent le pouvoir ? : une société qui valorise l'intérêt public et le bonheur de tous ou une société qui fonctionne au profit exclusif de ceux qui sont les dominants, en vue de perpétuer la domination qu'ils exercent sur le peuple ? Là encore Helvetius fait la leçon aux hommes politiques. Si les hommes ne sont pas intellectuellement égaux, cela vient de votre gouvernement et le régime politique qui défavorisent, par un défaut de l'éducation, l'égal développement de l'intelligence de l'ensemble de la population.
 
 
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 1

[p. 475] des différents noms donnés à l’esprit. du génie.

beaucoup d’auteurs ont écrit sur le génie : la plupart l’ont considéré comme un feu, une inspiration, un enthousiasme divin ; et l’on a pris ces métaphores pour des définitions.

Quelque vagues que soient ces especes de définitions, la même raison cependant qui nous fait dire que le feu est chaud, et mettre au nombre de ses propriétés l’effet qu’il produit sur nous, a dû faire donner le nom de feu à toutes les idées et les sentiments propres à remuer nos passions, et à les allumer vivement en nous.

[p. 476] Peu d’hommes ont senti que ces métaphores, applicables à certaines especes de génie, tel que celui de la poësie ou de l’éloquence, ne l’étoient point à des génies de réflexion, tels que ceux de Locke et de Newton.

Pour avoir une définition exacte du mot génie, et généralement de tous les noms divers donnés à l’esprit, il faut s’élever à des idées plus générales ; et, pour cet effet, prêter une oreille extrêmement attentive aux jugements du public. Le public place également au rang des génies, les Descartes, les Newton, les Locke, les Montesquieu, les Corneille, les Moliere, etc. Le nom de génies qu’il donne à des hommes si différents suppose donc une qualité commune qui caractérise en eux le génie.

Pour reconnoître cette qualité, remontons jusqu’à l’étymologie du mot génie, puisque c’est communément dans ces étymologies que le public manifeste le plus clairement les idées qu’il attache aux mots.

Celui de génie dérive de gignere, gigno ; j’enfante, je produis ; il suppose toujours invention : et cette qualité est la seule qui appartienne à tous les génies différents. Les inventions ou les découvertes sont de deux especes. Il en est que nous devons au hazard ; telles sont la boussole, la poudre à canon, et généralement presque toutes les découvertes que nous avons faites dans les arts.

Il peut sembler illogique que Helvetius ne donne la définition générale du génie qu'après avoir montrer empiriquement que les génies et la passion qui les animent sont produits par les circonstances et l'éducation. Mais précisément, dans sa démarche fondée sur l'observation, il lui fallait d'abord déconstruire empiriquement la thèse du génie naturel pour faire comprendre en quoi la définition générale et théorique du génie, la capacité à inventer et à découvrir, quel que soit le domaine, implique la position qui est la sienne et qu'il a déjà annoncée, à savoir que le génie n'a d'exceptionnel que par le fait du hasard des circonstances.

Il en est d’autres que nous devons au génie : et, par ce mot de découverte, on doit alors entendre une nouvelle combinaison, un rapport nouveau apperçu entre certains objets ou certaines idées. On obtient le titre d’homme de génie, si les idées qui résultent de ce rapport forment un grand ensemble, sont fécondes en vérités, et intéressantes [p. 477] pour l’humanité. Or, c’est le hazard qui choisit presque toujours pour nous les sujets de nos méditations. Il a donc plus de part qu’on n’imagine aux succès des grands hommes, puisqu’il leur fournit les sujets plus ou moins intéressants qu’ils traitent, et que c’est ce même hazard qui les fait naître dans un moment où ces grands hommes peuvent faire époque.

Un génie est plus largement un homme qui fait avancer la culture de l'humanité et non pas seulement de son pays. Il est l'homme de la civilisation universelle et non pas seulement de sa culture d'origine. Mais pour autant il est bien né quelque part, dans des conditions, politiques, culturelles et personnelles déterminées, plus ou moins libérales et tournées vers les études et favorisant la passion créatrice qui ont rendu possible cette capacité à inventer et à sortir des cadres de sa culture d'origine. Ces conditions et leurs convergences sont largement le fruit des hasards de l'histoire et de son histoire et non pas celui d'une nécessité de destin.

Pour éclaircir ce mot époque, il faut observer que tout inventeur dans un art ou une science, qu’il tire, pour ainsi dire, du berceau, est toujours surpassé par l’homme d’esprit qui le suit dans la même carriere, et ce second par un troisiéme, ainsi de suite, jusqu’à ce que cet art ait fait de certains progrès. En est-on au point où ce même art peut recevoir le dernier degré de perfection, ou du moins le degré nécessaire pour en constater la perfection chez un peuple ? Alors celui qui la lui donne obtient le titre de génie, sans avoir quelquefois avancé cet art dans une proportion plus grande que ne l’ont fait ceux qui l’ont précédé. Il ne suffit donc pas d’avoir du génie pour en avoir le titre.

Chaque génie tire sont goût de l'invention et de la découverte et sa capacité de faire progresser la civilisation universelle du berceau et ne sont pas innées. Le berceau est à comprendre, à la fois comme une origine réelle qui renvoie au milieu de la naissance et une métaphore. L'éducation commence dès le berceau, dans les premiers rapports que l'enfant entretient avec son entourage culturel, social et familial, affectif et langagier, et se poursuit ensuite tout au long de la vie de l'enfant.

Depuis les tragédies de la passion jusqu’aux poëtes Hardy et Rotrou et jusqu’à la mariamne de Tristan, le théâtre françois acquiert successivement une infinité de degrés de perfection. Corneille naît dans un moment où la perfection qu’il ajoute à cet art doit faire époque ; Corneille est un génie. [p. 478] Je ne prétends nullement, par cette observation, diminuer la gloire de ce grand poëte, mais prouver seulement que la loi de continuité est toujours exactement observée, et qu’il n’y a point de sauts dans la nature. Aussi peut-on appliquer aux sciences l’observation faite sur l’art dramatique.

Kepler trouve la loi dans laquelle les corps doivent peser les uns sur les autres ; Newton, par l’application heureuse qu’un calcul très-ingénieux lui permet d’en faire au systême céleste, assure l’existence de cette loi : Newton fait époque, il est mis au rang des génies.

Aristote, Gassendi, Montaigne, entrevoient confusément que c’est à nos sensations que nous devons toutes nos idées : Locke éclaircit, approfondit ce principe ; en constate la vérité par une infinité d’applications ; et Locke est un génie.

Il est impossible qu’un grand homme ne soit toujours annoncé par un autre grand homme. Les ouvrages du génie [p. 479] sont semblables à quelques-uns de ces superbes monuments de l’antiquité, qui, exécutés par plusieurs générations de rois, portent le nom de celui qui les acheve.

Le génie s'inscrit dans la continuité, mais innove dans une discontinuité et c'est celle-ci qui en est la marque. Chaque génie prend appui sur des découvertes ou inventions antérieures, mais marque son temps en faisant rupture par rapport à l'état antérieur de l'art et du savoir. De telle sorte que si un grand homme peut rétrospectivement paraître prolonger un précédent génie, on ne peut prévoir ce qu'il a fait, à partir de celui-ci. Et, peut-on ajouter, encore moins, ce que ce que fera le prochain après lui. La continuité est le marque d'une forme de nécessité reconstruite après-coup, la discontinuité est celle du hasard. Or c'est celle-ci qui est imprévisible et qui commande la production du génie.

Mais, si le hazard, c’est-à-dire, l’enchaînement des effets dont nous ignorons les causes, a tant de part à la gloire des hommes illustres dans les arts et dans les sciences; s’il détermine l’instant dans lequel ils doivent naître pour faire époque et recevoir le nom de génie ; quelle influence plus grande encore ce même hazard n’a-t-il pas sur la réputation des hommes d’état ?

César et Mahomet ont rempli la terre de leur renommée. Le dernier est, dans la moitié de l’univers, respecté comme l’ami de Dieu ; dans l’autre, il est honoré comme un grand génie : cependant, ce Mahomet, simple courtier d’Arabie, sans lettres, sans éducation, et dupe lui-même en partie du fanatisme qu’il inspiroit, avoit été forcé, pour composer le médiocre et ridicule ouvrage nommé al-koran, d’avoir recours à quelques moines grecs. Or, comment, dans un tel homme, ne pas reconnoître l’ouvrage du hazard qui le place dans le temps et les circonstances où devoit s’opérer la révolution à laquelle cet homme hardi ne fit guere que prêter son nom ?

Qui doute que ce même hazard, si favorable à Mahomet, n’ait aussi contribué à la gloire de César ? Non, que je prétende rien retrancher des louanges dues à ce héros : mais enfin Sylla avoit, comme lui, asservi les romains. Les faits de guerre ne sont jamais assez circonstanciés dans l’histoire, pour juger si César étoit réellement supérieur à Sertorius ou à quelque autre capitaine semblable. S’il est le seul des romains qu’on ait comparé au vainqueur de Darius, c’est que tous deux asservirent un grand nombre de nations. Si la [p. 480] gloire de César a terni celle de presque tous les grands capitaines de la république, c’est qu’il jeta par ses victoires les fondements du trône qu’Auguste affermit ; c’est que sa dictature fut l’époque de la servitude des romains ; et qu’il fit dans l’univers une révolution dont l’éclat dut nécessairement ajouter à la célébrité que ses grands talents lui avoient méritée.

Quelque rôle que je fasse jouer au hazard, quelque part qu’il ait à la réputation des grands hommes, le hazard cependant ne fait rien qu’en faveur de ceux qu’anime le desir vif de la gloire.

Ce desir, comme je l’ai déjà dit, fait supporter sans peine la fatigue de l’étude et de la méditation. Il doue un homme de cette constance d’attention nécessaire pour s’illustrer dans quelque art ou quelque science que ce soit. C’est à ce desir qu’on doit cette hardiesse de génie qui cite au tribunal de la raison les opinions, les préjugés et les erreurs consacrées par les temps.

Mais le hasard, aussi grand soit son rôle, ne peut à lui seul expliquer le génie. Encore faut-il y ajouter le désir de gloire qui surtout dans la politique, mais aussi les autres domaines, anime les hommes que le hasard a mis dans les conditions de faire de grandes choses. Nous retrouvons là un thème constant chez Helvetius : la gloire, ou amour de soi médié par la reconnaissance des autres, est une passion morale. Or, bien que tributaire des passions physiques fondamentales dont elle est, en ce qui concerne les hommes, une excroissance, elle peut, dans le meilleur des cas concerner aussi les domaines des arts et des sciences, lorsqu'elle n'est pas dévoyée par le désir de briller immédiatement en société, au profit de celui, grâce à des découvertes et des inventions innovantes, d'inscrire son nom dans l'histoire. Ainsi :

C’est ce desir seul qui, dans les sciences ou les arts, nous éleve à des vérités nouvelles, ou nous procure des amusements nouveaux. Ce desir enfin est l’ame de l’homme de génie : il est la source de ses ridicules et de ses succès ; succès [p. 482] qu’il ne doit ordinairement qu’à l’opiniâtreté avec laquelle il se concentre dans un seul genre. Une science suffit pour remplir toute la capacité d’une ame : aussi n’est-il pas et ne peut-il y avoir de génie universel. La longueur des méditations nécessaires pour se rendre supérieur dans un genre, comparée au court espace de la vie, nous démontre l’impossibilité d’exceller en plusieurs genres.

Le désir de gloire qui est une expression sociale de l'amour de soi, dans la conscience, comme conscience de soi valorisante des hommes, est ce qui motive universellement les hommes et dans des conditions favorables aléatoires, particulièrement les grands hommes. Helvetius reprend ici à son compte les analyses de La Rochefoucauld. Aucune grande action n'échappe au désir narcissisme, même les plus désintéressées et généreuses, voire sacrificielles, en apparence. Mais il introduit alors une difficulté apparente dans sa position matérialiste, voire, physicaliste : c'est bien l'explication par la conscience et l'amour de soi, donc une forme d'explication apparemment idéaliste, qui apparaît comme décisive pour expliquer le génie et les inégalités intellectuelles entre les hommes dans la société, malgré leur égalité intellectuelle naturelle fondamentale.

D’ailleurs, il n’est qu’un âge, et c’est celui des passions, où l’on peut dévorer les premieres difficultés qui défendent l’accès de chaque science. Cet âge passé, on peut apprendre encore à manier avec plus d’adresse l’outil dont on s’est toujours servi, à mieux développer ses idées, à les présenter dans un plus grand jour ; mais on est incapable des efforts nécessaires pour défricher un terrein nouveau.

Le génie, en quelque genre que ce soit, est toujours le produit d’une infinité de combinaisons qu’on ne fait que dans la premiere jeunesse.

La jeunesse est l'âge des désirs infinis et des passions biologiquement les plus puissantes, c'est pourquoi c'est l'age du génie étant donné que la passion de la gloire, laquelle génère le génie, est alors à son optimum.

Au reste, par génie, je n’entends pas simplement le génie des découvertes dans les sciences, ou de l’invention dans le fond et le plan d’un ouvrage ; il est encore un génie de l’expression. Les principes de l’art d’écrire sont encore si obscurs et si imparfaits ; il est en ce genre si peu de données, qu’on n’obtient point le titre de grand écrivain sans être réellement inventeur en ce genre.

La Fontaine et Boileau ont porté peu d’invention dans le fonds des sujets qu’ils ont traités : cependant l’un et l’autre sont, avec raison, mis au rang des génies ; le premier, par la naïveté, le sentiment et l’agrément qu’il a jeté dans ses narrations ; le second, par la correction, la force et la poésie de stile qu’il a mises dans ses ouvrages. Quelques reproches qu’on fasse à Boileau, on est forcé de convenir qu’en perfectionnant infiniment l’art de la versification, il a réellement mérité le titre d’inventeur. [p. 483] Selon les divers genres auxquels on s’applique, l’une ou l’autre de ces différentes especes de génies sont plus ou moins desirables. Dans la poésie, par exemple, le génie de l’expression est, si je l’ose dire, le génie de nécessité. Le poëte épique le plus riche dans l’invention des fonds, n’est point lu s’il est privé du génie de l’expression ; au contraire, un poëme bien versifié, et plein de beautés de détail et de poésie, fût-il d’ailleurs sans invention, sera toujours favorablement accueilli du public.

Il n’en est pas ainsi des ouvrages philosophiques : dans ces sortes d’ouvrages, le premier mérite est celui du fonds. Pour instruire les hommes, il faut, ou leur présenter une vérité nouvelle, ou leur montrer le rapport qui lie ensemble des vérités qui leur paroissent isolées. Dans le genre instructif, la beauté, l’élégance de la diction et l’agrément des détails ne sont qu’un mérite secondaire. Aussi, parmi les modernes, a-t-on vu des philosophes sans force, sans grace, et même sans netteté dans l’expression, obtenir encore une grande réputation. L’obscurité de leurs écrits peut quelque temps les condamner à l’oubli ; mais enfin ils en sortent : il naît tôt ou tard un esprit pénétrant et lumineux, qui, saisissant les vérités contenues dans leurs ouvrages, les dégage de l’obscurité qui les couvre, et sait les exposer avec clarté. Cet esprit lumineux partage avec les inventeurs le mérite et la gloire de leurs découvertes. C’est un laboureur qui déterre un trésor, et partage avec le propriétaire du fonds les richesses qui s’y trouvent enfermées. D’après ce que j’ai dit de l’invention des fonds et du génie de l’expression, il est facile d’expliquer comment un écrivain, déjà célebre, peut composer de mauvais ouvrages : il suffit, pour cet effet, qu’il écrive dans un genre où l’espece de génie [p. 484] dont il est doué ne joue, si je l’ose dire, qu’un rôle secondaire. C’est la raison pour laquelle le poëte célebre peut être un mauvais philosophe, et l’excellent philosophe un poëte médiocre ; pourquoi le romancier peut mal écrire l’histoire, et l’historien mal faire un roman.

Il faut distinguer le génie en poésie et en arts et celui des philosophes et scientifiques, le premier concerne plus la forme émouvante et nouvelle de l'expression, laquelle par sa nouveauté même paraît plus authentique, vis-vis des émotions subjectives, que des formes convenues que le fond en termes de vérités universelles objectives et le second concerne le fond, à savoir la vérité objective, sur le monde y compris le genre humain en général. Le génie en arts et poésie fait de l'expression formelle sa valeur suprême et non celle de la vérité universelle. On ne peut savoir quelles sont les causes de ce type de génie, alors que la logique et l'expérience sont des critères critiques universels suffisants pour analyser la valeur du discours philosophique et en déterminer les éléments de nouveauté, quant à la vérité.

La conclusion de ce chapitre, c’est que, si le genie suppose toujours invention, toute invention cependant ne suppose pas le génie. Pour obtenir le titre d’homme de génie, il faut que cette invention porte sur des objets généraux et intéressants pour l’humanité ; il faut de plus naître dans le moment où, par ses talents et ses découvertes, celui qui cultive les arts ou les sciences puisse faire époque dans le monde savant. L’homme de génie est donc, en partie, l’oeuvre du hazard ; c’est le hazard qui, toujours en action, prépare les découvertes, rapproche insensiblement les vérités, toujours inutiles lorsqu’elles sont trop éloignées les unes des autres ; et qui fait naître l’homme de génie dans l’instant précis où les vérités, déjà rapprochées, lui donnent des principes généraux et lumineux ; le genie s’en saisit, les présente, et quelque partie de l’empire des arts ou des sciences en est éclairée. Le hazard remplit donc auprès du génie l’office de ces vents qui, dispersés aux quatre coins du monde, s’y chargent des matieres inflammables qui composent les météores ; ces matieres, poussées vaguement dans les airs, n’y produisent aucun effet, jusqu’au moment où, par des souffles contraires, portées impétues souffles contraires, portées impétueusement les unes contre les autres, elles se choquent en un point ; alors l’éclair s’allume et brille, et l’horison est éclairé. [p. 485]

Le génie est en partie dépendant de circonstances culturelles extérieures aléatoires qui, font, dirions nous aujourd'hui, l'air du temps ; cet air du temps permet parfois des rapprochements entre des vérités ou éléments de vérité qui apparaissaient initialement disparates.
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 2

De l’imagination et du sentiment. la plupart de ceux qui, jusqu’à présent, ont traité de l’imagination, ont trop restreint ou trop étendu la signification de ce mot. Pour attacher une idée précise à cette expression, remontons à l’étymologie du mot imagination ; il dérive du mot latin imago, image.

Plusieurs ont confondu la mémoire et l’imagination. Ils n’ont point senti qu’il n’est point de mots exactement synonymes ; que la mémoire consiste dans un souvenir net des objets qui se sont présentés à nous ; et l’imagination dans une combinaison, un assemblage nouveau d’images et un rapport de convenances apperçues entre ces images et le sentiment qu’on veut exciter. Est-ce la terreur ? L’imagination donne l’être aux sphinx, aux furies. Est-ce l’étonnement ou l’admiration ? Elle crée le jardin des hespérides, l’isle enchantée d’Armide, et le palais d’Atlant.

Le génie est aussi affaire d'imagination inventive. L'imagination qui forment des images ne doit, en effet, pas être confondue avec la mémoire, même si elle s'en nourrit ; celle-ci s'attache à l'exactitude des souvenirs alors que celle-là extrapole par analogie, recombine les souvenirs, invente à partir de souvenirs d'images ainsi recombinés des situations et êtres nouveaux.

L’imagination est donc l’invention en fait d’images, comme l’esprit l’est en fait d’idées.

La mémoire, qui n’est que le souvenir exact des objets [p. 486] qui se sont présentés à nous, ne differe pas moins de l’imagination, qu’un portrait de Louis Xiv, fait par Le Brun, differe du tableau composé de la conquête de la Franche-Comté. Il suit de cette définition de l’imagination qu’elle n’est guere employée seule que dans les descriptions, les tableaux et les décorations. Dans tout autre cas, l’imagination ne peut servir que de vêtement aux idées et aux sentiments qu’on nous présente. Elle jouoit autrefois un plus grand rôle dans le monde ; elle expliquoit presque seule tous les phénomenes de la nature. C’étoit de l’urne sur laquelle s’appuyoit une naïade, que sortoient les ruisseaux qui serpentoient dans les vallons ; les forêts et les plaines se couvroient de verdure par les soins des dryades et des napées ; les rochers détachés des montagnes étoient roulés dans les plaines par les orcades ; c’étoient les puissances de l’air, sous les noms de génies ou de démons, qui déchaînoient les vents et amonceloient les orages sur les pays qu’elles vouloient ravager. Si, dans l’Europe, l’on n’abandonne plus à l’imagination l’explication des phénomenes de la physique, si l’on n’en fait usage que pour jeter plus de clarté et d’agrément sur les principes des sciences, et si l’on y attend de la seule expérience la révélation des secrets de la nature, il ne faut pas penser que toutes les nations soient également éclairées sur ce point. L’imagination est encore le philosophe de l’Inde : c’est elle qui, dans le Tonquin, a fixé l’instant de la formation des perles : [p. 487] c’est elle encore qui, peuplant les éléments de demi-dieux, créant à son gré des démons, des génies, des fées et des enchanteurs pour expliquer les phénomenes du monde physique, s’est d’une aîle audacieuse souvent élevée jusqu’à son origine. Après avoir longtemps parcouru les deserts immesurables de l’espace et de l’éternité, elle est enfin forcée de s’arrêter en un point ; ce point marqué, le temps commence. L’air obscur, épais et spiritueux, qui, selon le taautus des phéniciens, couvroit le vaste abyme, est affecté d’amour pour ses propres principes ; cet amour produit un mêlange, et ce mêlange reçoit le nom de desir ; ce desir conçoit le mud, ou la corruption aqueuse ; cette corruption contient le germe de l’univers, et les semences de toutes les créatures. Des animaux intelligents, sous le nom de zophasemin ou de contemplateurs des cieux, reçoivent l’être : le soleil luit ; les terres et les mers sont échauffées de ses rayons, elles les réfléchissent et en embrasent les airs : les vents soufflent, les nuages s’élevent, [p. 488] se frappent ; et, de leur choc, rejaillissent les éclairs et le tonnerre ; ses éclats réveillent les animaux intelligents, qui, frappés d’effroi, se meuvent et fuient, les uns dans les cavernes de la terre, les autres dans les gouffres de l’océan. La même imagination, qui jointe à quelques principes d’une fausse philosophie, avoit, dans la Phénicie, décrit ainsi la formation de l’univers, sut, dans les divers pays, débrouiller successivement le chaos de mille autres manieres différentes. [p. 489] Dans la Grece, elle inspiroit Hésiode, lorsque, plein de son enthousiasme, il dit : " au commencement étoient le chaos, le noir érebe et le tartare... etc. " voilà, dans le premier siecle de la Grece, de quelle maniere l’imagination construisit le palais du monde. Maintenant, plus sage dans ses conceptions, c’est par la connoissance de l’histoire présente de la terre, qu’elle s’éleve à la connoissance de sa formation. Instruite par une infinité d’erreurs, elle ne marche plus, dans l’explication des phénomenes de la nature, qu’à la suite de l’expérience ; elle ne s’abandonne à elle-même que dans les descriptions et les tableaux.

C’est alors qu’elle peut créer ces êtres et ces lieux nouveaux, que la poësie, par la précision de ses tours, la magnificence de l’expression et la propriété des mots, rend visibles aux yeux des lecteurs.

S’agit-il de peintures hardies ? L’imagination sait que les plus grands tableaux, fussent-ils les moins corrects, sont les [p. 490] plus propres à faire impression ; qu’on préfere à la lumiere douce et pure des lampes allumées devant les autels, les jets mêlés de feu, de cendre et de fumée, lancés par l’Ethna. S’agit-il d’un tableau voluptueux ? C’est Adonis que l’imagination conduit avec l’Albane au milieu d’un bocage : Vénus y paroît endormie sur des roses ; la déesse se réveille ; l’incarnat de la pudeur couvre ses joues, un voile léger dérobe une partie de ses beautés ; l’ardent Adonis les dévore ; il saisit la déesse, triomphe de sa résistance ; le voile est arraché d’une main impatiente, Venus est nue, l’albâtre de son corps est exposé aux regards du desir : et c’est là que le tableau reste vaguement terminé, pour laisser aux caprices et aux fantaisies variées de l’amour le choix des caresses et des attitudes.

S’agit-il de rendre un fait simple sous une image brillante ? D’annoncer, par exemple, la dissention qui s’éleve entre les citoyens ? L’imagination représentera la paix qui sort éplorée de la ville, en abaissant sur ses yeux l’olivier qui lui ceint le front. C’est ainsi que, dans la poésie, l’imagination sait tout exposer sous de courtes images, ou sous des allégories qui ne sont proprement que des métaphores prolongées. Dans la philosophie, l’usage qu’on en peut faire est infiniment plus borné : elle ne sert alors, comme je l’ai dit plus haut, qu’à jeter plus de clarté et d’agrément sur les principes. Je dis plus de clarté ; parce que les hommes, qui s’entendent assez bien lorsqu’ils prononcent des mots qui peignent des objets sensibles, tels que chêne, océan, soleil, ne s’entendent plus lorsqu’ils prononcent les mots beauté, justice, vertu, dont la signification embrasse un grand nombre d’idées. Il leur est presque impossible d’attacher la même collection [p. 491] d’idées au même mot ; et delà ces disputes éternelles et vives qui, si souvent, ont ensanglanté la terre.

L'imagination produit des métaphores ou analogies qui élargissent notre compréhension des choses à partir d'images concrètes dont chacun peut faire l'expérience sensible, alors que la philosophie n'a qu'un rôle de clarification et de généralisation des idées générales. Mais ne s'intéressant qu'aux principes et concepts les plus généraux dont le sens peut varier du fait même de leur abstraction, dès lors qu'aucune image concrète indiscutable ne peut permettre de trancher entre les différentes significations de ces termes. elle est provoque des controverses parfois génératrices de violences entre des positions opposées irréductibles.

L’imagination, qui cherche à revêtir d’images sensibles les idées abstraites et les principes des sciences, prête donc infiniment de clarté et d’agrément à la philosophie.

C'est pourquoi la philosophie a besoin de l'imagination pour faire comprendre et accepter, mieux aimer, les concepts et principes des sciences et de la philosophie rationnelle.

Elle n’embellit pas moins les ouvrages de sentiment. Quand l’Arioste conduit Roland dans la grotte où doit se rendre Angélique, avec quel art ne décore-t-il pas cette grotte ? Ce sont par-tout des inscriptions gravées par l’amour, des lits de gazon dressés par le plaisir ; le murmure des ruisseaux, la fraîcheur de l’air, les parfums des fleurs, tout s’y rassemble pour exciter les desirs de Roland. Le poëte sait que plus cette grotte embellie promettra de plaisir et portera d’ivresse dans l’ame du héros, plus son désespoir sera violent lorsqu’il y apprendra la trahison d’Angélique, et plus ce tableau excitera dans l’ame des lecteurs de ces mouvements tendres auxquels sont attachés leurs plaisirs.

Je terminerai ce morceau sur l’imagination par une fable orientale, peut-être incorrecte à certains égards, mais très-ingénieuse et très-propre à prouver combien l’imagination peut quelquefois prêter de charme au sentiment. C’est un amant fortuné qui, sous le voile d’une allégorie, attribue ingénieusement à sa maîtresse et à l’amour qu’il a pour elle les qualités qu’on admire en lui : " j’étois un jour dans le bain : une terre odorante, d’une main aimée, passa dans la mienne. Je lui dis : es-tu le musc ? Es-tu l’ambre ? Elle me répondit : je ne suis qu’une terre commune, mais j’ai eu quelque liaison avec la rose ; sa vertu bienfaisante m’a pénétrée ; sans elle, je ne serois encore qu’une terre commune. " [p. 492] j’ai, je pense, nettement déterminé ce qu’on doit entendre par imagination, et montré, dans les différents genres, l’usage qu’on en peut faire. Je passe maintenant au sentiment.

Le moment où la passion se réveille le plus fortement en nous, est ce qu’on appelle le sentiment. Aussi n’entend-on par passion qu’une continuité de sentiments de même espece. La passion d’un homme pour une femme n’est que la durée de ses desirs et de ses sentiments pour cette même femme.

Cette définition donnée, pour distinguer ensuite les sentiments des sensations, et savoir quelles idées différentes on doit attacher à ces deux mots, qu’on emploie souvent l’un pour l’autre, il faut se rappeller qu’il est des passions de deux especes ; les unes qui nous sont immédiatement données par la nature, tels sont les desirs ou les besoins physiques de boire, manger, etc. ; les autres, qui, ne nous étant point immédiatement données par la nature, supposent l’établissement des sociétés, et ne sont proprement que des passions factices, telles sont l’ambition, l’orgueil, la passion du luxe, etc. Conséquemment à ces deux especes de passions, je distinguerai deux especes de sentiments. Les uns ont rapport aux passions de la premiere espece, c’est-à-dire, à nos besoins physiques ; ils reçoivent le nom de sensations : les autres ont rapport aux passions factices, et sont plus particuliérement connus sous le nom de sentiments. C’est de cette derniere espece dont il s’agit dans ce chapitre.

Nous rencontrons enfin le problème que nous avons soulevé à plusieurs reprises : celui de la distinction et de la relation entre les passions et/ou besoins physiques que Helvetius considère comme fondamentaux et ces passions sociales, telles la gloire et l'amour narcissique, qui s'y surajoutent et qui semblent même parfois paradoxalement prendre le pas sur les premières dans toutes les analyses précédentes que cet auteur fait des motivations de l'esprit humain. Cette distinction entre les sensations primaires qui relèvent du corps et les sentiments que sont les passions artificielles produites par la société relèveraient-elles d'un idéalisme qui n'oserait pas dire son nom ? Ces sentiments apparemment idéaux, car liées à des croyances dans les esprits des hommes vivant en société, seraient-ils sans lien avec les besoins physiques? Si oui qu'en est-il du matérialisme de Helvetius ? Serait-il inconséquent ? Si non comment concevoir cet élargissement opéré par l'auteur du matérialisme aux passions sociales et des relations entre celles-ci et les sensations physiques?

Pour s’en former une idée nette, j’observerai qu’il n’est point d’hommes sans desirs, ni par conséquent sans sentiments ; mais que ces sentiments sont en eux ou foibles ou [p. 493] vifs. Lorsqu’on n’en a que de foibles, on est censé n’en point avoir. Ce n’est qu’aux hommes fortement affectés qu’on accorde du sentiment. Est-on saisi d’effroi ? Si cet effroi ne nous précipite pas dans de plus grands dangers que ceux qu’on veut éviter, si notre peur calcule et raisonne, notre peur est foible, et l’on ne sera jamais cité comme un homme peureux. Ce que je dis du sentiment de la peur, je le dis également de celui de l’amour et de l’ambition. Ce n’est qu’à des passions bien déterminées que l’homme doit ces mouvements fougueux et ces accès auxquels on donne le nom de sentiment.

Les sentiments que sont les désirs « artificiels », relationnels et sociaux tels l'amour ou l'ambition sont universels bien qu'ils soient plus ou moins forts. Ne pas avoir de tel désirs n'est qu'une apparence due au fait que ces désirs sont relativement plus faibles chez les uns que chez les autres. L'effroi, par exemple, qui plus que la simple peur physique, dont il est une forme extrême d'expression, est un sentiment qui met en cause notre imagination et donc des représentations plus ou moins irréelles. Celle-ci peut être plus ou moins contenu selon la force de ce sentiment. Celui qui contrôle l'effroi pour éviter une catastrophe encore plus grande que celle, imaginaire, qui le suscite n'est que l'effet d'un moindre sentiment de peur. Plus généralement une passion artificielle imaginaire bien déterminée, à savoir univoque, est la cause d'un comportement excessif, c’est-à-dire aveugle à ses conséquences négatives.

On est animé de ces passions, lorsqu’un desir seul regne dans notre ame, y commande impérieusement à des desirs subordonnés. Quiconque cede successivement à des desirs différents, se trompe s’il se croit passionné ; il prend en lui des goûts pour des passions.



Le despotisme, si je l’ose dire, d’un desir auquel tous les autres sont subordonnés, est donc en nous ce qui caractérise la passion. Il est, en conséquence, peu d’hommes passionnés et capables de sentiments vifs.

Cette univocité ou exclusivité d'une passion fait la faiblesse de tous les autres sentiments ?. Par exemple la passion du pouvoir despotique affaiblit, voire dévitalise, tout autre sentiment tels que ceux de l'amour et de l'amitié.

Souvent même les moeurs d’un peuple et la constitution d’un état s’opposent au développement des passions et des sentiments. Que de pays où certaines passions ne peuvent se manifester, du moins par des actions ! Dans un gouvernement arbitraire, toujours sujet à mille révolutions, si les grands y sont presque toujours embrasés du feu de l’ambition, il n’en est pas ainsi d’un état monarchique où les loix sont en vigueur. Dans un pareil état, les ambitieux sont à la chaîne, et l’on n’y voit que des intriguants que je ne décore pas du titre d’ambitieux. Ce n’est pas qu’en ces pays une infinité d’hommes ne portent en eux le germe de l’ambition : [p. 494] mais, sans quelques circonstances singulieres, ce germe y meurt sans se développer. L’ambition est, dans ces hommes, comparable à ces feux souterreins allumés dans les entrailles de la terre : ils y brûlent sans explosion, jusqu’au moment où les eaux y pénétrent, et que, raréfiées par le feu, elles soulevent, entr’ouvrent les montagnes, en ébranlant les fondements du monde.

Ce sont les circonstances politiques qui font la passion du pouvoir. Dans un état despotique de non-droit ceux qui occupent des positions de pouvoirs sont animés par une ambition dévorante, au contraire de ceux qui y sont soumis. Alors que dans un état monarchique de droit les ambitieux sont limités dans leur passion par le fait qu'ils sont soumis aux lois. C'esrt bien la nature du régime politique et la position, dominante ou dominée des individus qui fait que l'ambition s'exprime plus ou moins et non pas la puissance de l'ambition a tendance à l'emporter, en tant que telle sur tous les autres sentiments.

Dans les pays où le germe de certaines passions et de certains sentiments est étouffé, le public ne peut les connoître et les étudier que dans les tableaux qu’en donnent les écrivains célebres et principalement les poëtes.

Le sentiment est l’ame de la poésie, et surtout de la poésie dramatique. Avant d’indiquer les signes auxquels on reconnoît, en ce genre, les grands peintres et les hommes à sentiments, il est bon d’observer qu’on ne peint jamais bien les passions et les sentiments, si l’on n’en est soi-même susceptible. Place-t-on un héros dans une situation propre à développer en lui toute l’activité des passions ? Pour faire un tableau vrai, il faut être affecté des mêmes sentiments dont on décrit en lui les effets, et trouver en soi son modele. Si l’on n’est passionné, on ne saisit jamais ce point précis que le sentiment atteint, et qu’il ne franchit jamais : on est toujours en deçà ou au delà d’une nature forte.

Si la poésie dramatique est l'art de dépeindre les sentiments cela signifie deux choses : 1) que les poètes les éprouvent en eux-mêmes. 2) Que, sans éprouver personnellement une passion, on ne peut atteindre et encore moins franchir, l'expression exacte du sentiment qu'elle provoque. On reste en deçà ou au-delà de celle-ci en un manque et un excès qui l'affaiblissent en la rendant soit insignifiante, soit invraisemblable.

D’ailleurs, pour réussir en ce genre, il ne suffit pas d’être en général susceptible de passions ; il faut, de plus, être animé de celle dont on fait le tableau. Une espece de sentiment [p. 495] ne nous en fait pas deviner une autre. On rend toujours mal ce que l’on sent foiblement. Corneille, dont l’ame étoit plus élevée que tendre, peint mieux les grands politiques et les héros qu’il ne peint les amants.

C’est principalement à la vérité des peintures qu’est, en ce genre, attachée la célébrité. Je sais cependant que d’heureuses situations, des maximes brillantes et des vers élégants, ont quelquefois, au théâtre, obtenu les plus grands succès ; mais, quelque mérite que supposent ces succès, ce mérite cependant n’est, dans le genre dramatique, qu’un mérite secondaire. Le vers de caractere est, dans les tragédies, le vers qui fait sur nous le plus d’impression. Qui n’est pas frappé de cette scene où Catilina, pour réponse aux reproches d’assassinats que lui fait Lentulus, lui dit : crois que ces crimes sont de ma politique, et non pas de mon coeur. forcé de se plier aux moeurs de ses complices, il faut, ajoute-t-il, qu’un chef de conjurés prenne successivement tous les caracteres. Si je n’avois que des Lentulus dans mon parti, et s’il n’étoit rempli que d’hommes vertueux, je n’aurois pas de peine à l’être encor plus qu’eux. Quel caractere renfermé dans ces deux vers ! Quel chef de conjurés qu’un homme assez maître de lui pour être à son choix vertueux ou vicieux ! Quelle ambition enfin que celle qui peut, contre l’inflexibilité ordinaire des passions, plier à tous les caracteres le superbe Catilina ! Une telle ambition annonce le destructeur de Rome. [p. 496] De pareils vers ne sont jamais inspirés que par les passions. Qui n’en est pas susceptible doit renoncer à les peindre. Mais, dira-t-on, à quel signe le public, souvent peu instruit de ce qui est en deçà ou au delà d’une nature forte, reconnoîtroit-il les grands peintres de sentiments ? à la maniere, répondrai-je, dont ils les expriment. à force de méditations et de réminiscences, un homme d’esprit peut, à peu près, deviner ce qu’un amant doit faire ou dire dans une telle situation ; il peut substituer, si je peux m’exprimer ainsi, le sentiment pensé au sentiment senti : mais il est dans le cas d’un peintre qui, sur le récit qu’on lui auroit fait de la beauté d’une femme, et l’image qu’il s’en seroit formée, voudroit en faire le portrait ; il feroit peut-être un beau tableau, mais jamais un tableau ressemblant. L’esprit ne devinera jamais le langage du sentiment.

Le public qui n'éprouve pas une passion aussi fortement doit substituer à la passion qu'il ne ressent pas avec autant de puissance, un sentiment dérivé plus intellectuel. Mais, pour lui, la passion qui anime le poète restent plus imaginaire que réelle, car l'esprit ne peut ressentir la force d'un sentiment qui ne l'anime pas. Il peut seulement donner le change ou faire semblant de rendre compte d'une grande passion par des procédés rhétoriques qui apparaissent comme inauthentiques, car exagérément stéréotypés et dont l'emphase même dévoile l'absence réelle.

Rien de plus insipide pour un vieillard que la conversation de deux amants. L’homme insensible, mais spirituel, est dans le cas du vieillard ; le langage simple du sentiment lui paroît plat ; il cherche, malgré lui, à le relever par quelque tour ingénieux qui décele toujours en lui le défaut de sentiment.

Lorsque Pelée brave le courroux du ciel, lorsque les éclats du tonnerre annoncent la présence du dieu son rival, et que Thétis intimidée, pour calmer les soupçons d’un amant jaloux, lui dit : va, fuis ; te montrer que je crains, c’est te dire assez que je t’aime : [p. 497] on sent que le danger où se trouve Pelée est trop instant, que Thétis n’est pas dans une situation assez tranquille pour tourner aussi ingénieusement sa réponse. Effrayée de l’approche d’un dieu qui, d’un mot, peut anéantir son amant, et pressée de le voir partir, elle n’a proprement que le temps de lui crier de fuir et qu’elle l’adore.

Toute phrase ingénieusement tournée prouve à la fois l’esprit et le défaut de sentiment. L’homme agité d’une passion, tout entier à ce qu’il sent, ne s’occupe point de la maniere dont il le dit ; l’expression la plus simple est d’abord celle qu’il saisit.

Ainsi la trop grande habileté rhétorique trahit l'inauthenticité du sentiment que l'auteur prétend exprimer. Le sentiment vrai, lui, s'exprime par les moyens les plus simples et les plus directs, sans grandiloquence.

Lorsque l’amour, en pleurs aux genoux de Vénus, lui demande la grace de Psyché, et que la déesse rit de sa douleur, l’amour lui dit : je ne me plaindrois pas, si je pouvois mourir. Lorsque Titus déclare à Bérénice qu’enfin le destin ordonne qu’ils se séparent pour jamais, Bérénice reprend : pour jamais !... que ce mot est affreux quand on aime ! [p. 498] Lorsque Palmire dit à Seïde que vainement elle a tenté par ses prieres de toucher son ravisseur, Seïde répond : quel est donc ce mortel insensible à tes larmes ? Ces vers, et généralement tous les vers de sentiment, seront toujours simples et dans le tour et dans l’expression. Mais l’esprit, dépourvu de sentiment, nous éloignera toujours de cette simplicité ; je dirai même qu’il fera tourner quelquefois le sentiment en maxime.

L'esprit, par sa propension à généraliser et à déduire, formule des maximes. Or toute maxime, en tant que loi générale, trahit nécessairement la singularité et donc la puissance du sentiment vécu.

Comment ne seroit-on pas à cet égard la dupe de l’esprit ? Le propre de l’esprit est d’observer, de généraliser ses observations, et d’en tirer des résultats ou des maximes. Habitué à cette marche, il est presque impossible que l’homme d’esprit qui, sans avoir senti l’amour, en voudra peindre la passion, ne mette, sans s’en appercevoir, souvent le sentiment en maxime. Aussi M De Fontenelle a-t-il fait dire à l’un de ses bergers : l’on ne doit point aimer, lorsqu’on a le coeur tendre.

Idée qui lui est commune avec Quinaut, qui l’exprime bien différemment, lorsqu’il fait dire à Atys : si j’aimois un jour, par malheur, je connois bien mon coeur, il seroit trop sensible. Si Quinaut n’a point mis en maxime le sentiment dont Atys est agité, c’est qu’il sentoit qu’un homme vivement affecté ne s’amuse point à généraliser. Il n’en est pas à cet égard de l’ambition comme de l’amour. Le sentiment, dans l’ambition, s’allie très-bien avec l’esprit et la réflexion : la cause de cette différence tient à [p. 499] l’objet différent que se proposent ces deux passions. Que desire un amant ? Les faveurs de ce qu’il aime. Or ce n’est point à la sublimité de son esprit, mais à l’excès de sa tendresse, que ces faveurs sont accordées. L’amour en larmes, et désespéré aux pieds d’une maîtresse, est l’éloquence la plus propre à la toucher. C’est l’ivresse de l’amant qui prépare et saisit ces instants de foiblesse qui mettent le comble à son bonheur. L’esprit n’a point de part au triomphe : l’esprit est donc étranger au sentiment de l’amour. D’ailleurs, l’excès de la passion d’un amant promet mille plaisirs à l’objet aimé. Il n’en est pas ainsi d’un ambitieux. La violence de son ambition ne promet aucuns plaisirs à ses complices. Si le trône est l’objet de ses desirs, et si, pour y monter, il doit s’appuyer d’un parti puissant, ce seroit en vain qu’il étaleroit aux yeux de ses partisans tout l’excès de son ambition : ils ne l’écouteroient qu’avec indifférence, s’il n’assignoit à chacun d’eux la part qu’il doit avoir au gouvernement, et ne leur prouvoit l’intérêt qu’ils ont de l’élever.

Il existe une opposition, semble-t-il, irréductible, entre la passion amoureuse et l'ambition. Celle-là poursuit le bien de l'être aimé et celle-ci celui de l'ambitieux et de ceux qui le servent pour leur propre compte.

L’amant enfin ne dépend que de l’objet aimé ; un seul instant assure sa félicité ; la réflexion n’a pas le temps de pénétrer dans un coeur d’autant plus vivement agité, qu’il est plus près d’obtenir ce qu’il desire. Mais l’ambitieux a, pour l’exécution de ses projets, continuellement besoin du secours de toute sorte d’hommes : pour s’en servir utilement, il faut les connoître : d’ailleurs, son succès tient à des projets ménagés avec art et préparés de loin. Que d’esprit ne faut-il pas pour les concerter et les suivre ? Le sentiment de l’ambition s’allie donc nécessairement avec l’esprit et la réflexion. Le poëte dramatique peut donc rendre fidelement le caractere de l’ambitieux, en mettant quelquefois dans sa bouche de ces vers sententieux, qui, pour frapper fortement le spectateur, [p. 500] doivent être le résultat d’un sentiment vif et d’une réflexion profonde. Tels sont ces vers, où, pour justifier l’audace qu’il a de se présenter au sénat, Catilina dit à Probus qui l’accuse d’imprudence : l’imprudence n’est pas dans la témérité, elle est dans un projet faux et mal concerté ; mais, s’il est bien suivi, c’est un trait de prudence que d’aller quelquefois jusques à l’insolence. et je sais, pour dompter les plus impérieux, qu’il faut souvent moins d’art que de mépris pour eux.

L'amoureux passionné n'a ni le besoin, ni surtout la capacité de réfléchir pour exprimer son sentiment, à l'instant même où il le ressent en présence de l'être aimé. L'ambitieux, par contre, doit en permanence calculer pour accéder à son but à long terme, le pouvoir, en utilisant au mieux les désirs de ceux qui peuvent y concourir. La conclusion est que le poète dramatique, qu'il faut sans doute distinguer du poète lyrique, est plus habile à exprimer l'ambition que l'amour.

Ce que j’ai dit de l’ambition indique en quelles doses différentes, si je l’ose dire, l’esprit peut s’allier aux différents genres de passions. Je finirai par cette observation, c’est que nos moeurs et la forme de notre gouvernement ne nous permettant point de nous livrer à des passions fortes, telles que l’ambition et la vengeance, on ne cite communément ici comme peintres de sentiments que les hommes sensibles à la tendresse paternelle ou filiale, et enfin à l’amour, qui, par cette raison, occupe presque seul le théâtre françois.

[p. 501]
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 3

De l’esprit.

l’esprit n’est autre chose qu’un assemblage d’idées et de combinaisons nouvelles. Si l’on avoit fait, en un genre, toutes les combinaisons possibles, l’on n’y pourroit plus porter ni invention ni esprit ; l’on pourroit être savant en ce genre, mais non pas spirituel. Il est donc évident que, s’il ne restoit plus de découvertes à faire en aucun genre, alors tout seroit science, et l’esprit seroit impossible : on auroit remonté jusqu’aux premiers principes des choses. Une fois parvenus à des principes généraux et simples, la science des faits qui nous y auroient élevés ne seroit plus qu’une science futile, et toutes les bibliotheques où ces faits sont renfermés deviendroient inutiles.

L'esprit en général n'est rien d'autre, sur fond de la mémoire, qu'une activité de recherche de nouvelles combinaisons d'idées. Il est donc non une mémoire passive ou morte mais une mémoire active ou créatrice . S'il était capable de remonter aux premiers principes dont ils serait possible de déduire toutes les idées possibles, il s'abolirait, car il n'existerait plus comme activité incessante de recherche. En effet déduire n'est pas une activité proprement dite, car cela consiste uniquement à affirmer que A=A sans produire aucune idée nouvelle. En cela l'esprit n'est pas une simple machine à déduire et/ou à calculer, mais est faculté d'invention et de découverte de ce que l'on ne pouvait pas encore savoir et penser. Ici Helvetius s'oppose à la position cartésienne qui semblait faire de la recherche des premiers principes dont on pourrait déduire toutes les connaissances, le but de l'esprit, selon une démarche mathématique purement déductive, l'expérience n'étant pour cet auteur qu'un guide de la déduction dans des conditions et des champs particuliers de la connaissance déductible de ces premiers principes. Cette prétention au savoir absolu et total est pour Hevetius une prétention mortelle pour l'esprit. La découverte suppose toujours des expériences nouvelles et la production de nouvelles lois à partir de nouveaux principes. L'esprit ou la raison selon le mot de Bachelard, est une allure qui se transforme dans ses principes ou postulats, pour toujours mieux s'ouvrir à la complexité et à la pluralité du monde de la connaissance et de l'action. La déduction suppose la capacité d'induire de nouvelles idées à partir de nouvelles expériences et c'est cette dernière, seule, qui est la fonction propre de l'esprit humain.

Alors, de tous les matériaux de la politique et de la législation, c’est-à-dire de toutes les histoires, on auroit extrait, par exemple, le petit nombre de principes qui, propres à maintenir entre les hommes le plus d’égalité possible, donneroient un jour naissance à la meilleure forme de gouvernement. Il en seroit de même de la physique et généralement de toutes les sciences. Alors l’esprit humain, épars dans une infinité d’ouvrages divers, seroit, par une main habile, concentré dans un petit volume de principes ; à peu près comme les esprits des fleurs, qui couvrent de vastes plaines, sont, par l’art du chymiste, facilement concentrés dans un vase d’essence.

La prétention de l'esprit dans sa multiplicité active serait, si l'on pouvait croire au projet cartésien d'unité systématique de type mathématique, un esprit qui n’évoluerait plus et deviendrait incapable d'innover. Il ne serait plus qu'une machine à calculer. Une mécanique dépourvu d'initiative et de liberté qui relèverait plus de l'instinct que de l'intelligence.

[p. 502] L’esprit humain, à la vérité, est en tout genre fort loin du terme que je suppose. Je conviens volontiers que nous ne serons pas sitôt réduits à la triste nécessité de n’être que savants ; et qu’enfin, grace à l’ignorance humaine, il nous sera longtemps permis d’avoir de l’esprit.

Les sciences, selon la vision de l'esprit de Helvetius, ne se réduisent pas à ce que l'on sait déjà, mais sont des recherches concernant ce que l'on ne sait pas encore. C'est l'inconnu qui fait la science. Le vrai savant sait qu'il ne sait pas tout et qu'il ne peut pas tout savoir, il est un chercheur, au contraire du faux savant qui croit qu'il en sait suffisamment pour tout savoir dans son domaine et, plus encore, dans tous les domaines. Là encore, c'est le projet philosophique cartésien de l'arbre logico-mathématique dont chaque science ne serait qu'une branche déduite des mêmes principes métaphysiques et mathématiques, de la connaissance systématique totale certaine, qui parait être la cible de la critique de Helvetius, car, dit-il,

« l’esprit suppose donc toujours invention ».

Mais quelle différence, dira-t-on, entre cette espece d’invention et celle qui nous fait obtenir le titre de génies ? Pour la découvrir, consultons le public. En morale et en politique, il honorera, par exemple, du titre de génies et Machiavel et l’auteur de l’esprit des loix, et ne donnera que le titre d’hommes de beaucoup d’esprit à La Rochefoucault et à La Bruyere. L’unique différence sensible qu’on remarque entre ces deux especes d’hommes, c’est que les premiers traitent de matieres plus importantes, lient plus de vérités entr’elles, et forment un plus grand ensemble que les seconds. Or l’union d’un plus grand nombre de vérités suppose une plus grande quantité de combinaisons, et par conséquent un homme plus rare. D’ailleurs, le public aime à voir, du haut d’un principe, toutes les conséquences qu’on en peut tirer : il doit donc récompenser par un titre supérieur, tel que celui de génie, quiconque lui procure cet avantage, en réunissant une infinité de vérités sous le même point de vue. Telle est, dans le genre philosophique, la différence sensible entre le génie et l’esprit.

La différence entre les génies et les autres hommes d'esprit réside dans le fait que les premiers sont capables d'unifier un plus grand nombre de connaissances et d'idées différentes à partir de principes nouveaux, sans que ceux-ci puissent être considérés comme définitifs. En cela le projet cartésien a du sens, mais à la condition de ne pas faire d'une théorie cohérente une théorie totale et immuable.

Dans les arts, où par le mot talent, on exprime ce que, dans les sciences, on désigne par le mot d’esprit, il semble que la différence soit à peu près la même.

Quiconque ou se modele sur les grands hommes qui l’ont déjà précédé dans la même carriere, ou ne les surpasse pas, [p. 503] ou n’a point fait un certain nombre de bons ouvrages, n’a pas assez combiné, n’a pas fait d’assez grands efforts d’esprit, ni donné assez de preuves d’invention pour mériter le titre de génie.

De même, dans les arts, c'est l'effort d'invention et de renouveau des formes d'expression esthétique qui fait la différence entre les hommes de génie et les hommes de talents moins créatifs et dont l’œuvre est moins fructueuse.

En conséquence, on place dans la liste des hommes de talent les Regnard, les Vergier, les Campistron et les Fléchier ; lorsqu’on cite comme génies les Moliere, les La Fontaine, les Corneille et les Bossuet. J’ajouterai même, à ce sujet, qu’on refuse quelquefois à l’auteur le titre qu’on accorde à l’ouvrage. Un conte, une tragédie ont un grand succès : on peut dire, de ces ouvrages, qu’ils sont pleins de génie, sans oser quelquefois en accorder le titre à l’auteur. Pour l’obtenir, il faut ou, comme La Fontaine, avoir, si je l’ose dire, dans une infinité de petites pieces la monnoie d’un grand ouvrage ; ou, comme Corneille et Racine, avoir composé un certain nombre d’excellentes tragédies. Le poëme épique est, dans la poésie, le seul ouvrage dont l’étendue suppose une mesure d’attention et d’invention suffisante pour décorer un homme du titre de génie.

Il me reste, en finissant ce chapitre, deux observations à faire. La premiere, c’est qu’on ne désigne dans les arts par le nom d’esprit, que ceux qui, sans génie ni talent pour un genre, y transportent les beautés d’un autre genre : telles sont, par exemple, les comédies de M De Fontenelle, qui, dénuées du génie et du talent comique, étincellent de quelques beautés philosophiques. La seconde, c’est que l’invention appartient tellement à l’esprit, qu’on n’a jusqu’à présent, par aucune des épithetes applicables au grand esprit, désigné ceux qui remplissent des emplois utiles, mais dont l’exercice n’exige point d’invention.

Cette différence entre le génie et l'esprit ne concerne pas ceux qui ne font qu'appliquer un savoir ou des formes esthétiques existants. Ceux-ci n'ont ni esprit, ni génie car ils n'inventent rien. Par contre ceux qui transposent, dans un domaine, des formes ou connaissances d'un autre domaine peuvent être qualifiés d'hommes d'esprit, mais pas de génies. Cette transposition est une innovation quant à la forme originelle qui, par exemple, exprime des idées philosophiques sous la forme d'une comédie théâtrale dramatisée, mais pas réellement une invention quant au contenu des idées exprimées.

Le [p. 504] même usage qui donne l’épithete de bon au juge, au financier, à l’arithméticien habile, nous permet d’appliquer l’épithete de sublime au poëte, au législateur, au géometre, à l’orateur. L’esprit suppose donc toujours invention. Cette invention, plus élevée dans le génie, embrasse d’ailleurs plus d’étendue de vue ; elle suppose par conséquent et plus de cette opiniâtreté qui triomphe de toutes les difficultés, et plus de cette hardiesse de caractere qui se fraye des routes nouvelles.

La puissance inventive du génie par rapport à celle de l'homme d'esprit trouve sa source dans la force de caractère, c'est-à-dire dans la passion qui l'anime et qui le lui permet de découvrir des voies nouvelles malgré les difficultés qu'il rencontre.

Telle est la différence entre le génie et l’esprit, et l’idée générale qu’on doit attacher à ce mot esprit.

Cette différence établie, je dois observer que nous sommes forcés, par la disette de la langue, à prendre cette expression dans mille acceptions différentes, qu’on ne distingue entr’elles que par les épithetes qu’on unit au mot esprit. Ces épithetes, toujours données par le lecteur ou le spectateur, sont toujours relatives à l’impression que fait sur lui certain genre d’idées.

Si l’on a tant de fois, et peut être sans succès, traité ce même sujet, c’est qu’on n’a point considéré l’esprit sous ce même point de vue ; c’est qu’on a pris pour des qualités réelles et distinctes les épithetes de fin, de fort, de lumineux, etc. Qu’on joint au mot esprit ; c’est qu’enfin l’on n’a point regardé ces épithetes comme l’expression des effets différents que font sur nous, et les diverses especes d’idées et les différentes manieres [p. 505] de les rendre. C’est pour dissiper l’obscurité répandue sur ce sujet, que je vais, dans les chapitres suivants, tâcher de déterminer nettement les idées différentes qu’on doit attacher aux épithetes souvent unies au mot esprit.

[p. 506]
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 4

De l’esprit fin, de l’esprit fort.

dans le physique on donne le nom de fin à ce qu’on n’apperçoit point sans quelque peine. Dans le moral, c’est-à-dire, en fait d’idées et de sentiments, on donne pareillement le nom de fin à ce qu’on n’apperçoit point sans quelques efforts d’esprit, et sans une grande attention.

L’avare de Moliere soupçonne son valet de l’avoir volé ; il le fouille ; et, ne trouvant rien dans ses poches, il lui dit : rends-moi, sans te fouiller, ce que tu m’a volé. Ce mot d’Harpagon est fin, il est dans le caractere d’un avare ; mais il étoit difficile de l’y découvrir. Dans l’opera d’Isis, lorsque la nymphe Io, pour calmer les plaintes d’Hiérax, lui dit : vos rivaux sont-ils mieux traités que vous ? Hiérax lui répond : le mal de mes rivaux n’égale pas ma peine. la douce illusion d’une espérance vaine ne les fait point tomber du faîte du bonheur : aucun d’eux, comme moi, n’a perdu votre coeur : comme eux, à votre humeur sévere je ne suis point accoutumé. quel tourment de cesser de plaire, lorsqu’on a fait l’essai du plaisir d’être aimé ! Ce sentiment est dans la nature ; mais il est fin, il est caché au fond du coeur d’un amant malheureux. Il falloit les yeux de Quinault pour l’y appercevoir. [p. 507] Du sentiment, passons aux idées fines. On entend par idée fine une conséquence finement déduite d’une idée générale. Je dis une conséquence ; parce qu’une idée, dès qu’elle devient féconde en vérités, quitte le nom d’idée fine, pour prendre celui de principe ou d’idée générale. On dit les principes ; et non les idées fines d’Aristote, de Descartes, de Locke et de Newton. Ce n’est pas que, pour remonter, comme ces philosophes, d’observations en observations, jusqu’à des idées générales, il n’ait fallu beaucoup de finesse d’esprit, c’est-à-dire, beaucoup d’attention. L’attention (qu’il me soit permis de le marquer en passant) est un microscope qui, grossissant à nos yeux les objets sans les déformer, nous y fait appercevoir une infinité de ressemblances et de différences invisibles à l’oeil inattentif. L’esprit en tout genre, n’est proprement qu’un effet de l’attention.

Mais, pour ne pas m’écarter de mon sujet, j’observerai que toute idée et tout sentiment, dont la découverte suppose, dans un auteur, et beaucoup de finesse et beaucoup d’attention, ne recevront cependant pas le nom de fins, si ce sentiment ou cette idée sont ou mis en action dans une scène, ou rendus par un tour simple et naturel. Le public ne donne pas le nom de fin à ce qu’il entend sans effort. Il ne désigne jamais, par les épithetes qu’il unit à ce mot d’esprit, que les impressions que font sur lui les idées ou les sentiments qu’on lui présente. Ce fait posé, on entend donc, par idée fine, une idée qui échappe à la pénétration de la plupart des lecteurs : or elle leur échappe, lorsque l’auteur saute les idées [p. 508] intermédiaires nécessaires pour faire concevoir celle qu’il leur offre.

Tel est ce mot que répétoit souvent M De Fontenelle : on détruiroit presque toutes les religions, si l’on obligeoit ceux qui les professent à s’aimer. Un homme d’esprit supplée aisément aux idées intermédiaires qui lient ensemble les deux propositions renfermées dans ce mot : mais il est peu d’hommes d’esprit. On donne encore le nom d’idées fines aux idées rendues par un tour obscur, énigmatique et recherché. C’est moins à l’espece des idées qu’à la maniere de les exprimer qu’en général on attache le nom de fin.

Dans l’éloge de m le cardinal Dubois, lorsque, parlant du soin qu’il avoit pris de l’éducation de m le duc D’Orléans régent, M De Fontenelle dit que ce prélat avoit tous les jours travaillé à se rendre inutile ; c’est à l’obscurité de l’expression que cette idée doit sa finesse. Dans l’opéra de Thétis, lorsque cette déesse, pour se venger de Pélée qu’elle croit infidele, dit : [p. 509] mon coeur s’est engagé sous l’apparence vaine. des feux que tu feignis pour moi ; mais je veux l’en punir, en m’imposant la peine d’en aimer un autre que toi ; il est encore certain que cette idée et toutes les idées de cette espece ne devront le nom de fines qu’on leur donnera communément qu’au tour énigmatique sous lequel on les présente, et par conséquent au petit effort d’esprit qu’il faut faire pour les saisir. Or un auteur n’écrit que pour se faire entendre. Tout ce qui s’oppose à la clarté est donc un défaut dans le style ; toute maniere fine de s’exprimer est donc vicieuse ; il faut donc être d’autant plus attentif à rendre son idée par un tour et une expression simple et naturelle, que cette idée est plus fine, et peut, plus facilement, échapper à la sagacité du lecteur.

Portons maintenant nos regards sur la sorte d’esprit désigné par l’épithete de fort.

Une idée forte est une idée intéressante et propre à faire [p. 510] sur nous une impression vive. Cette impression peut être l’effet ou de l’idée même, ou de la maniere dont elle est exprimée.

Une idée assez commune, mais rendue par une expression ou une image frappante, peut faire sur nous une impression assez forte. M l’abbé Cartaut, par exemple, comparant Virgile à Lucain ; " Virgile, dit-il, n’est qu’un prêtre élevé au milieu des grimaces du temple ; le caractere pleureur, hypocrite et dévot de son héros déshonore le poëte ; son enthousiasme semble ne s’échauffer qu’à la lueur des lampes suspendues devant les autels, et l’enthousiasme audacieux de Lucain s’allumer au feu de la foudre. " ce qui nous frappe vivement est donc ce qu’on désigne par l’épithete de fort. Or le grand et le fort ont cela de commun, qu’ils font sur nous une impression vive ; aussi les a-t-on souvent confondus.

Pour fixer nettement les idées différentes qu’on doit se former du grand et du fort, je considérerai séparément ce que c’est que le grand et le fort, 1 dans les idées, 2 dans les images, 3 dans les sentiments.

Une idée grande, est une idée généralement intéressante. Mais les idées de cette espece ne sont pas toujours celles qui nous affectent le plus vivement. Les axiomes du portique ou du lycée, intéressants pour tous les hommes en général et par conséquent pour les athéniens, ne devoient cependant pas faire sur eux l’impression des harangues de Démosthene, lorsque cet orateur leur reprochoit leur lâcheté.

[p. 511] vous vous demandez l’un à l’autre, leur disoit-il, Philippe est-il mort ? Hé ! Que vous importe athéniens, qu’il vive ou qu’il meure ? quand le ciel vous en auroit délivrés, vous vous feriez bientôt vous-mêmes un autre Philippe. Si les athéniens étoient plus frappés du discours de leur orateur que des découvertes de leurs philosophes, c’est que Démosthene leur présentoit des idées plus convenables à leur situation présente, et par conséquent plus immédiatement intéressantes pour eux.

Or les hommes, qui ne connoissent en général que l’existence du mouvement, seront toujours plus vivement affectés de cette espece d’idées, que de celles qui, par la raison même qu’elles sont grandes et générales, appartiennent moins directement à l’état où ils se trouvent.

Aussi ces morceaux d’éloquence propre à porter l’émotion dans les ames, et ces harangues si fortes parce qu’on y discute les intérêts actuels d’un état, ne sont-elles pas d’une utilité aussi étendue, aussi durable, et ne peuvent-elles, comme les découvertes d’un philosophe, convenir également à tous les temps et à tous les lieux.

En fait d’idées, la seule différence entre le grand et le fort, c’est que l’un est plus généralement et l’autre plus vivement intéressant.

S’agit-il de ces belles images, de ces descriptions ou de ces tableaux faits pour frapper l’imagination ? Le fort et le grand ont ceci de commun, qu’ils doivent nous présenter de grands objets. [p. 512] Tamerlan et Cartouche sont deux brigands, dont l’un vole avec quatre cent mille hommes, et l’autre avec quatre cents hommes ; le premier attire notre respect, et le second notre mépris.

Ce que je dis du moral, je l’applique au physique. Tout ce qui, par soi-même, est petit, ou le devient par la comparaison qu’on en fait aux grandes choses, ne fait sur nous presque aucune impression. Que l’on se peigne Alexandre dans l’attitude la plus héroïque, au moment qu’il fond sur l’ennemi : si l’imagination place à côté du héros l’un de ces fils de la terre qui, croissant par an d’une coudée en grosseur, et de trois ou quatre coudées en hauteur, pouvoient entasser Ossa sur Pelion, Alexandre n’est plus qu’une marionnette plaisante, et sa fureur n’est que ridicule.

Mais si le fort est toujours grand, le grand n’est pas toujours fort. Une décoration, ou du temple du destin, ou des fêtes du ciel, peut être grande, majestueuse et même sublime ; mais elle nous affectera moins fortement qu’une décoration du tartare. Le tableau de la gloire des saints est moins fait pour étonner l’imagination que le jugement dernier de Michel-Ange.

Le fort est donc le produit du grand uni au terrible. Or, si tous les hommes sont plus sensibles à la douleur qu’au plaisir ; si la douleur violente fait taire tout sentiment agréable, lorsqu’un plaisir vif ne peut étouffer en nous le [p. 513] sentiment d’une douleur violente ; le fort doit donc faire sur nous la plus vive impression : on doit donc être plus frappé du tableau des enfers que du tableau de l’olympe.

En fait de plaisirs, l’imagination, excitée par le desir d’un plus grand bonheur, est toujours inventive ; il manque toujours quelques agréments à l’olympe.

S’agit-il du terrible ? L’imagination n’a plus le même intérêt à inventer, elle est moins difficile en ce genre : l’enfer est toujours assez effrayant. Telle est, dans les décorations, les descriptions poétiques, la différence entre le grand et le fort. Examinons maintenant si, dans les tableaux dramatiques et la peinture des passions, on ne trouveroit pas la même différence entre ces deux genres d’esprit.

Dans le genre tragique ; on donne le nom de fort à toute passion, à tout sentiment qui nous affecte très-vivement ; c’est-à-dire, à tous ceux dont le spectateur peut être le jouet ou la victime. Personne n’est à l’abri des coups de la vengeance et de la jalousie. La scene d’Atrée, qui présente à son frere Thyeste une coupe remplie du sang de son fils ; les fureurs de Rhadamiste, qui, pour soustraire les charmes de Zénobie aux regards avides du vainqueur, la traîne sanglante dans l’Araxe, offrent donc aux regards des particuliers deux tableaux plus effrayants que celui d’un ambitieux qui s’assied sur le trône de son maître.

Dans ce dernier tableau, le particulier ne voit rien de dangereux pour lui. Aucun des spectateurs n’est monarque : les malheurs, qu’occasionnent souvent les révolutions, ne sont pas assez imminents pour le frapper de terreur : il doit [p. 514] donc en considérer le spectacle avec plaisir. Ce spectacle charme les uns, en leur laissant entrevoir, dans les rangs les plus élevés, une instabilité de bonheur qui remet une certaine égalité entre toutes les conditions, et console les petits de l’infériorité de leur état. Il plaît aux autres, en ce qu’il flatte leur inconstance ; inconstance qui, fondée sur le desir d’une condition meilleure, fait, à travers le bouleversement des empires, toujours luire à leurs yeux l’espoir d’un état plus heureux, et leur en montre la possibilité comme une possibilité prochaine. Il ravit enfin la plupart des hommes, par la grandeur même du tableau qu’il présente, et par l’intérêt qu’on est forcé de prendre au héros estimable et vertueux que le poëte met sur la scene. Le desir du bonheur, qui nous fait considérer l’estime comme un moyen d’être plus heureux, nous identifie toujours avec un pareil personnage. Cette identification est, si je l’ose dire, d’autant plus parfaite, et nous nous intéressons d’autant plus vivement au sort heureux ou malheureux d’un grand homme, que ce grand homme nous paroît plus estimable, c’est-à-dire, que ses idées et ses sentiments sont plus analogues aux nôtres. Chacun reconnoît avec plaisir, dans un héros les sentiments dont il est lui-même affecté. Ce plaisir est d’autant plus vif, que ce héros joue un plus grand rôle sur la terre ; qu’il a, comme les Annibal, les Sylla, les Sertorius [p. 515] et les César, à triompher d’un peuple dont le destin fait celui de l’univers. Les objets nous frappent toujours en proportion de leur grandeur. Qu’on présente au théâtre la conjuration de Genes et celle de Rome ; qu’on trace d’une main également hardie les caracteres du comte de Fiesque et de Catilina ; qu’on leur donne la même force, le même courage, le même esprit, et la même élévation : je dis que l’audacieux Catilina emportera presque toute notre admiration ; la grandeur de son entreprise se réfléchira sur son caractere, l’aggrandira toujours à nos yeux ; et notre illusion prendra sa source dans le desir même du bonheur.

En effet, on se croira toujours d’autant plus heureux qu’on sera plus puissant, qu’on régnera sur un plus grand peuple, que plus d’hommes seront intéressés à prévenir, à satisfaire nos desirs, et que, seuls libres sur la terre, nous serons environnés d’un univers d’esclaves.

Voilà les causes principales du plaisir que nous fait la peinture de l’ambition, de cette passion qui ne doit le nom de grande qu’aux grands changements qu’elle fait sur la terre.

Si l’amour en a quelquefois occasionné de pareils ; s’il a décidé la bataille d’Actium en faveur d’Octave ; si, dans un siecle plus voisin du nôtre, il a ouvert aux maures les ports de l’Espagne, et s’il a renversé successivement et relevé une infinité de trônes ; ces grandes révolutions ne sont cependant pas des effets nécessaires de l’amour, comme elles le sont de l’ambition. Aussi le desir des grandeurs et l’amour de la patrie, qu’on peut regarder comme une ambition plus vertueuse, ont-ils toujours reçu le nom de grands, préférablement à toutes les autres passions : nom qui, transporté aux héros que ces passions [p. 516] inspirent, a été ensuite donné aux Corneille et aux poëtes célebres qui les ont peints. Sur quoi j’observerai que la passion de l’amour n’est cependant pas moins difficile à peindre que celle de l’ambition. Pour manier le caractere de Phedre avec autant d’adresse que l’a fait Racine, il ne falloit certainement pas moins d’idées, de combinaisons et d’esprit que pour tracer, dans rodogune le caractere de Cléopatre. C’est donc moins à l’habileté du peintre qu’au choix de son sujet qu’est attaché le nom de grand. Il résulte de ce que j’ai dit que, si les hommes sont plus sensibles à la douleur qu’au plaisir, les objets de crainte et de terreur doivent, en fait d’idées, de tableaux et de passions, les affecter plus fortement que les objets faits pour l’étonnement et l’admiration générale. Le grand est donc, en tout genre, ce qui frappe universellement ; et le fort, ce qui fait une impression moins générale, mais plus vive.

La découverte de la boussole est, sans contredit, plus généralement utile à l’humanité que la découverte d’une conjuration ; mais cette derniere découverte est infiniment plus intéressante pour la nation chez laquelle on conjure.

L’idée du fort une fois déterminée, j’observerai que les hommes ne pouvant se communiquer leurs idées que par des mots, si la force de l’expression ne répond pas à celle de la pensée, quelque forte que soit cette pensée, elle paroîtra toujours foible, du moins à ceux qui ne sont point doués de cette vigueur d’esprit qui supplée à la foiblesse de l’expression.

Or, pour rendre fortement une pensée, il faut 1 l’exprimer d’une maniere nette et précise : toute idée rendue par une expression louche, est un objet apperçu à travers un brouillard ; l’impression n’en est point assez distincte pour [p. 517] être forte. 2 il faut que cette pensée, s’il est possible, soit revêtue d’une image, et que l’image soit exactement calquée sur la pensée. En effet, si toutes nos idées sont un effet de nos sensations, c’est donc par les sens qu’il faut transmettre nos idées aux autres hommes ; il faut donc, comme j’ai dit dans le chapitre de l’imagination, parler aux yeux pour se faire entendre à l’esprit. Pour nous frapper fortement, ce n’est pas même assez qu’une image soit juste et exactement calquée sur une idée ; il faut encore qu’elle soit grande sans être gigantesque : telle est l’image employée par l’immortel auteur de l’esprit des loix, lorsqu’il compare les despotes aux sauvages qui, la hache à la main, abattent l’arbre dont ils veulent cueillir les fruits.

Il faut, de plus, que cette grande image soit neuve, ou du moins présentée sous une face nouvelle. C’est la surprise excitée par sa nouveauté, qui, fixant toute notre attention sur une idée, lui laisse le temps de faire sur nous une plus forte impression. L’on atteint enfin, en ce genre, au dernier degré de perfection, lorsque l’image sous laquelle on présente une idée est une image de mouvement. Ce tableau, toujours préféré au tableau d’un objet immobile, excite en nous plus de sensations, et nous fait, en conséquence, une impression [p. 518] plus vive. On est moins frappé du calme que des tempêtes de l’air.

C’est donc à l’imagination qu’un auteur doit, en partie, la force de son expression ; c’est par ce secours qu’il transmet dans l’ame de ses lecteurs tout le feu de ses pensées. Si les anglois, à cet égard, s’attribuent une grande supériorité sur nous, c’est moins à la force particuliere de leur langue qu’à la forme de leur gouvernement qu’ils doivent cet avantage. On est toujours fort dans un état libre, où l’homme conçoit les plus hautes pensées, et peut les exprimer aussi vivement qu’il les conçoit. Il n’en est pas ainsi des états monarchiques : dans ces pays, l’intérêt de certains corps, celui de quelques particuliers puissants, et plus souvent encore une fausse et petite politique, s’oppose aux élans du génie. Quiconque, dans ces gouvernements, s’éleve jusqu’aux grandes idées, est souvent forcé de les taire, ou du moins contraint d’en énerver la force par le louche, l’énigmatique et la foiblesse de l’expression. Aussi le lord Chesterfield, dans une lettre adressée à m l’abbé De Guasco, dit, en parlant de l’auteur de l’esprit des loix : " c’est dommage que m le président De Montesquieu, retenu, sans doute, par la crainte du ministere, n’ait pas eu le courage de tout dire. On sent bien, en gros, ce qu’il pense sur certains sujets ; mais il ne s’exprime point assez nettement et assez fortement : on eût bien mieux su ce qu’il pensoit, s’il eût composé à Londres, et qu’il fût né anglois. "

ce défaut de force dans l’expression n’est cependant point un défaut de génie dans la nation. Dans tous les genres, qui, futiles aux yeux des gens en place, sont, avec dédain, abandonnés au génie, je puis citer mille preuves de cette vérité. Quelle force d’expression dans certaines oraisons [p. 519] de Bossuet et certaines scenes de Mahomet ! Tragédie qui, peut-être, quelques critiques qu’on en fasse, est un des plus beaux ouvrages du célebre M De Voltaire.

Je finis par un morceau de m l’abbé Cartaut ; morceau plein de cette force d’expression dont on ne croit pas notre langue susceptible. Il y découvre les causes de la superstition égyptienne. " comment ce peuple n’eût-il pas été le peuple le plus superstitieux ?... etc. "

[p. 522] ce magnifique tableau, de m l’abbé Cartaut, prouve, je crois, que la foiblesse d’expression qu’on nous reproche et qu’en certain genre on remarque dans nos écrits, ne peut être attribuée au défaut de génie de la nation.
 
 
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 5

De l’esprit de lumiere, de l’esprit étendu, de l’esprit pénétrant, et du goût.

si l’on en croit certaines gens, le génie est une espece d’instinct qui peut, à l’insu même de celui qu’il anime, opérer en lui les plus grandes choses. Ils mettent cet instinct fort au-dessous de l’esprit de lumiere, qu’ils prennent pour l’intelligence universelle. Cette opinion, soutenue par quelques hommes de beaucoup d’esprit, n’est cependant point encore adoptée du public.

Pour arriver sur ce sujet à quelques résultats, il faut, je pense, attacher des idées nettes à ces mots esprit de lumiere.

Dans le physique, la lumiere est un corps dont la présence rend les objets visibles. L’esprit de lumiere est donc la sorte d’esprit qui rend nos idées visibles au commun des lecteurs. Il consiste à disposer tellement toutes les idées qui concourent à prouver une vérité, qu’on puisse facilement la saisir. Le titre d’esprit de lumiere est donc accordé par la reconnoissance du public à celui qui l’éclaire.

L'esprit des lumières réside dans la capacité, à la fois, à organiser et à exprimer les idées d'une manière rationnelle et argumentée de telle sorte qu'elles puissent être compréhensibles par tous. Les lumières pour Helvetius s'oppose à l'obscurantisme qui impose des idées irrationnelles (obscures) à un public qui doit s'y soumettre sans pouvoir les comprendre comme étant des vérités révélées d'origine surnaturelle et divine, c'est-à-dire des mystères dont l'autorité est d'autant plus fortes sur les esprits qu'elles sont, sur le plan de la raison, indiscutables, car incompréhensibles.

Avant M De Fontenelle, la plupart des savants, après avoir escaladé le sommet escarpé des sciences, s’y trouvoient isolés et privés de toute communication avec les autres hommes. Ils n’avoient point applani la carriere des sciences, ni frayé à l’ignorance un chemin pour y marcher. M De Fontenelle, que je ne considere point ici sous l’aspect qui le met au rang des génies, fut un des premiers [p. 523] qui, si je l’ose dire, établit un pont de communication entre la science et l’ignorance. Il s’apperçut que l’ignorant même pouvoit recevoir les semences de toutes les vérités : mais que, pour cet effet, il falloit, avec adresse, y préparer son esprit ; qu’une idée nouvelle, pour me servir de son expression, étoit un coin qu’on ne pouvoit faire entrer par le gros bout. Il fit donc ses efforts pour présenter ses idées avec la plus grande netteté, il y réussit : la tourbe des esprits médiocres se sentit tout-à-coup éclairée, et la reconnoissance publique lui décerna le titre d’esprit de lumiere.

Cet esprit des lumières se soit d'être, à la fois, rationnel et pédagogique. Pédagogique en cela qu'il doit transmettre ou communiquer (au sens de rendre commun) le savoir le plus ardu en une forme simple, en partant des idées les plus universelles, c’est-à-dire claire (dont on perçoit immédiatement l'objet) et distincte (qui permet de voir la différence avec tout autre objet), selon l'idéal de Descartes, et en respectant une progression par degré tenant compte de la capacité et des efforts à faire de la part du public pour s'approprier de nouvelles connaissances, au départ, surprenantes.

Que falloit-il pour opérer un pareil prodige ? Simplement observer la marche des esprits ordinaires : savoir que tout se tient et s’amene dans l’univers ; qu’en fait d’idées, l’ignorance est toujours contrainte de céder à la force immense des progrès insensibles de la lumiere, que je compare à ces racines déliées qui, s’insinuant dans les fentes des rochers, y grossissent et les font éclater. Il falloit enfin sentir que la nature n’est qu’un long enchaînement ; et que, par le secours des idées intermédiaires, l’on pouvoit élever de proche en proche les esprits médiocres jusqu’aux plus hautes idées.

[p. 524] L’esprit de lumiere n’est donc que le talent de rapprocher les pensées les unes des autres, de lier les idées déjà connues aux idées moins connues, et de rendre ces idées par des expressions précises et claires.

Ce talent est, à la philosophie, ce que la versification est à la poésie. Tout l’art du versificateur consiste à rendre, avec force et harmonie, les pensées des poëtes ; tout l’art des esprits de lumiere est de rendre, avec netteté, les idées des philosophes.



Sans exclurre, ni le génie, ni l’invention, ces deux talents ne les supposent point. Si les Descartes, les Locke, les Hobbes et les Bacon ont, à l’esprit de lumiere, uni le génie et l’invention, tous les hommes ne sont pas si heureux. L’esprit de lumiere n’est quelquefois que le truchement du génie philosophique, et l’organe par lequel il communique, aux esprits communs, des idées trop au-dessus de leur intelligence.

Si l’on a souvent confondu l’esprit de lumiere avec le génie, c’est que l’un et l’autre éclairent l’humanité, et qu’on n’a point assez fortement senti que le génie étoit le centre et le foyer d’où cette sorte d’esprit tiroit les idées lumineuses qu’il réfléchissoit ensuite sur la multitude. Dans les sciences, le génie, semblable au navigateur hardi, cherche et découvre des régions inconnues. C’est aux esprits de lumiere à traîner lentement sur ses traces et leur siecle et la lourde masse des esprits communs.

L'esprit des lumières qui sait lier progressivement l'inconnu au connu pour le faire connaître est ce qui fait la valeur ou le talent propre de la philosophie et le distingue de la poésie et de langage religieux qui se déploie sur fond d'images parfois obscures et de mystères. Il ne doit pas forcément être confondu avec le génie qui sait d'emblée inventer ou créer des formes nouvelles surprenantes qui jouent sur l'émotion et le sentiments plus que sur la raison.

Dans les arts, le génie, moins à portée des esprits de lumiere, est comparable au coursier superbe, qui, d’un pied rapide, s’enfonce dans l’épaisseur des forêts, et franchit les halliers et les fondrieres. Occupés sans cesse à l’observer, et trop peu agiles pour le suivre dans sa course, les [p. 525] esprits de lumiere l’attendent, pour ainsi dire, à quelques clairieres, l’y entrevoient, et marquent quelques-uns des sentiers qu’il a battus ; mais ils ne peuvent jamais en déterminer que le plus petit nombre.

Le philosophe est plus lent que le poète, car il doit démontrer la valeur rationnelle , sinon la vérité, de ce qu'il énonce, au contraire du second qui faisant appel à l'intuition et aux émotions avance sans souci de l'argumentation. Le premier doit convaincre alors que le second doit plaire et persuader par l'effet sensible qu'il produit. Mais cette différence ne doit pas faire oublier que le poète précéde le philosophe qui doit l'attendre pour établir la pertinence et la rigueur conceptuelle et rationnelle des idées qu'il exprime sous une forme imagée et subjective. Le poète est l'avant-garde, le franc-tireur et donc l'éclaireur du philosophe dans le combat contre le conservatisme intellectuel et pour le progrès des idées dans la société.

En effet, si dans les arts, tels que l’éloquence ou la poésie, l’esprit de lumiere pouvoit donner toutes les regles fines, de l’observation desquelles il dût résulter des poëmes ou des discours parfaits, l’éloquence et la poésie ne seroient plus des arts de génie ; on deviendroit grand poëte et grand orateur, comme on devient bon arithméticien. Le génie seul saisit toutes ces regles fines qui lui assurent des succès. L’impuissance des esprits de lumiere à les découvrir toutes, est la cause de leur peu de réussite dans les arts même sur lesquels ils ont souvent donné d’excellents préceptes. Ils remplissent bien quelques-unes des conditions nécessaires pour faire un bon ouvrage, mais ils omettent les principales.

C'est pourquoi des artistes sont des génies qui, par la finesse de leur intuitions, ouvrent des perspectives nouvelles à la pensée au contraire des philosophes des lumières plus laborieux, qui bien que nécessaires à la propagation des convictions et ces connaissances bien argumentées, ne sont pas suffisants pour accéder à de nouvelles idées fines et nombreuses.

M De Fontenelle, que je cite pour éclaircir cette idée par un exemple, a certainement, dans sa poëtique, donné des préceptes excellents. Ce grand homme cependant n’ayant, dans cet ouvrage, parlé ni de la versification, ni de l’art d’émouvoir les passions ; il est vraisemblable qu’en observant les regles fines qu’il a prescrites, il n’eût composé que des tragédies froides, s’il eût écrit en ce genre.

Il suit, de la différence établie entre le génie et l’esprit de lumiere, que le genre humain n’est redevable à cette derniere sorte d’esprit d’aucune espece de découvertes, et que les esprits de lumiere ne reculent point les bornes de nos idées. Cette sorte d’esprit n’est donc qu’un talent, qu’une méthode de transmettre nettement ses idées aux autres. Sur [p. 526] quoi, j’observerai que tout homme qui se concentreroit dans un genre, et n’exposeroit avec netteté que les principes d’un art tel, par exemple, que la musique ou la peinture, ne seroit cependant point compté parmi les esprits de lumiere. Pour obtenir ce titre, il faut, ou porter la lumiere sur un genre extrêmement intéressant, ou la répandre sur un certain nombre de sujets différents. Ce qu’on appelle de la lumiere suppose presque toujours une certaine étendue de connoissances. Cette sorte d’esprit doit, par cette raison, en imposer même aux gens éclairés, et, dans la conversation, l’emporter sur le génie.

L'esprit des lumières ou de la philosophie -et c'est tout un pour l'auteur- suppose, outre la production de connaissances plus ou moins générales, à partir d'intuitions concrètes, de les rationaliser pour pouvoir les diffuser dans les salons entre gens éclairés où s'échangent les idées et à partir desquels elles peuvent se propager à toute la société.

Que, dans une assemblée d’hommes célebres dans des arts ou des sciences différentes, on produise un de ces esprits de lumiere : s’il parle de peinture au poëte, de philosophie au peintre, de sculpture au philosophe, il exposera ses principes avec plus de précision, et développera ses idées avec plus de netteté que ces hommes illustres ne se les développeroient les uns aux autres ; il obtiendra donc leur estime. Mais que ce même homme aille maladroitement parler de peinture au peintre, de poésie au poëte, de philosophie au philosophe, il ne leur paroîtra plus qu’un esprit net, mais borné, et qu’un diseur des lieux communs. Il n’est qu’un cas où les esprits de lumiere et d’étendue puissent être comptés parmi les génies : c’est lorsque certaines sciences sont fort approfondies, et qu’appercevant les rapports qu’elles ont entr’elles, ces sortes d’esprits les rappellent à des principes communs, et par conséquent plus généraux.

Mais il est, malgré cette différence entre l'artiste et le philosophe « de salons » un génie propre de la philosophie : celui de produire des idées générales qui sont susceptibles de lier d'une manière cohérente à partir de principes identiques des connaissances diverses plus approfondies et donc d'inventer une conception rationnelle du monde, aisément compréhensible.

Ce que j’ai dit établit une différence sensible entre les esprits pénétrants et les esprits de lumiere et d’étendue : ceux-ci portent une vue rapide sur une infinité d’objets ; [p. 527] ceux-là, au contraire, s’attachent à peu d’objets, mais ils les creusent ; ils parcourent, en profondeur, l’espace que les esprits étendus parcourent en superficie. L’idée que j’attache au mot pénétrant s’accorde avec son étymologie. Le propre de cette sorte d’esprit est de percer dans un sujet ; a-t-il, dans ce sujet, fouillé jusqu’à certaine profondeur ? Il quitte alors le nom de pénétrant et prend celui de profond. L’esprit profond ou le génie des sciences, n’est, selon M Formey, que l’art de réduire des idées déjà distinctes à d’autres idées encore plus simples et plus nettes, jusqu’à ce qu’on ait, en ce genre, atteint la derniere résolution possible. Qui sauroit, ajoute M Formey, à quel point chaque homme a poussé cette analyse, auroit l’échelle graduée de la profondeur de tous les esprits.

Le philosophe opère donc à deux niveaux : celui de l'approfondissement des idées par le jeu de la déduction logique, jusqu'au bout, de leurs conséquences et celui de leur mise en cohérence logique systématique et donc simplificatrice pour l'esprit nécessaire à leur prégnance sur la société toute entière.

Il suit de cette idée que le court espace de la vie ne permet point à l’homme d’être profond en plusieurs genres, qu’on a d’autant moins d’étendue d’esprit qu’on l’a plus pénétrant et plus profond, et qu’il n’est point d’esprit universel.

Néanmoins il est quasi impossible, dans le cadre de la vie d'un penseur d'être à la fois pénétrant et étendu en connaissances diverses, en cela il n'est pas d'homme disposant de tous les savoirs et l'homme d'esprit, même le plus philosophe, ne dispose pas d'un savoir universel et sans limite. Aucun philosophe, bien qu'il puisse en avoir l'ambition dès lors qu'il cherche à totaliser le savoir, ne peut se croire disposant d'un savoir total ou absolu.

à l’égard de l’esprit pénétrant, j’observerai que le public n’accorde ce titre qu’aux hommes illustres, qui s’occupent de sciences dans lesquelles il est plus ou moins initié ; telles sont, la morale, la politique, la métaphysique, etc. S’agit-il de peinture ou de géométrie ? On n’est pénétrant qu’aux yeux des gens habiles dans cet art ou cette science. Le public, trop ignorant pour apprécier, en ces divers genres, la pénétration d’esprit d’un homme, juge ses ouvrages, et n’applique jamais à son esprit l’épithete de pénétrant ; il attend, pour louer, que, par la solution de quelques problêmes difficiles, ou par la composition de tableaux sublimes, [p. 528] un homme ait mérité le titre de grand géometre ou de grand peintre.

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai dit, c’est que la sagacité et la pénétration sont deux sortes d’esprit de même nature. On paroît doué d’une très-grande sagacité, lorsqu’ayant très-longtemps médité, et ayant très-habituellement présents à l’esprit les objets qu’on traite le plus communément dans les conversations, on les saisit et les pénetre avec vivacité. La seule différence entre la pénétration et la sagacité d’esprit, c’est que cette derniere sorte d’esprit, qui suppose plus de prestesse de conception, suppose aussi des études plus fraîches des questions sur lesquelles on fait preuve de sagacité. On a d’autant plus de sagacité dans un genre, qu’on s’en est plus profondément et plus nouvellement occupé.

Passons maintement au goût : c’est dans ce chapitre, le dernier objet que je me sois proposé d’examiner. Le goût, pris dans sa signification la plus étendue, est, en fait d’ouvrages, la connoissance de ce qui mérite l’estime de tous les hommes. Entre les arts et les sciences, il en est sur lesquels le public adopte le sentiment des gens instruits, et ne prononce de lui-même aucun jugement ; telles sont la géométrie, la méchanique et certaines parties de physique ou de peinture. Dans ces sortes d’arts ou de sciences, les seuls gens de goût sont les gens instruits ; et le goût n’est, en ces divers genres, que la connoissance du vraiment beau. Il n’en est pas ainsi de ces ouvrages dont le public est ou se croit juge : tels sont les poëmes, les romans, les tragédies, les discours moraux ou politiques, etc. Dans ces divers genres, on ne doit point entendre, par le mot [p. 529] goût, la connoissance exacte de ce beau propre à frapper les peuples de tous les siecles et de tous les pays, mais la connoissance plus particuliere de ce qui plaît au public d’une certaine nation. Il est deux moyens de parvenir à cette connoissance, et par conséquent deux différentes especes de goût. L’un, que j’appelle goût d’habitude : tel est celui de la plupart des comédiens, qu’une étude journaliere des idées et des sentiments propres à plaire au public rend très-bons juges des ouvrages de théâtre et surtout des pieces ressemblantes aux pieces déjà données. L’autre espece de goût est un goût raisonné : il est fondé sur une connoissance profonde et de l’humanité et de l’esprit du siecle. C’est particuliérement aux hommes doués de cette derniere espece de goût qu’il appartient de juger des ouvrages originaux. Qui n’a qu’un goût d’habitude manque de goût, dès qu’il manque d’objets de comparaison. Mais ce goût raisonné, sans doute supérieur à ce que j’appelle goût d’habitude, ne s’acquiert, comme je l’ai déjà dit, que par de longues études, et du goût du public, et de l’art ou de la science dans laquelle on prétend au titre d’homme de goût. Je puis donc, en appliquant au goût ce que j’ai dit de l’esprit, en conclure qu’il n’est point du goût universel. L’unique observation qui me reste à faire au sujet du goût, c’est que les hommes illustres ne sont pas toujours les meilleurs juges dans le genre même où ils ont eu le plus de succès. Quelle est, me dira-t-on, la cause de ce phénomene littéraire ? C’est, répondrai-je, qu’il en est des grands écrivains comme des grands peintres : chacun d’eux a sa maniere. M De Crébillon, par exemple, exprimera quelquefois ses idées avec une force, une chaleur, une énergie qui lui sont propres ; M De Fontenelle les présentera avec un ordre, [p. 530] une netteté et un tour qui lui sont particuliers ; et M De Voltaire les rendra avec une imagination, une noblesse et une élégance continues. Or chacun de ces hommes illustres, nécessité par son goût à regarder sa maniere comme la meilleure, doit, en conséquence, faire souvent plus de cas de l’homme médiocre qui la saisit, que de l’homme de génie qui s’en fait une. De-là les jugements différents que portent souvent sur le même ouvrage, et l’écrivain célebre, et le public, qui, sans estime pour les imitateurs, veut qu’un auteur soit lui, et non un autre.

Aussi, l’homme d’esprit qui s’est perfectionné le goût dans un genre, sans avoir, en ce même genre, ni composé, ni adopté de maniere, a-t-il communément le goût plus sûr que les plus grands écrivains. Nul intérêt lui fait illusion, et ne l’empêche de se placer au point de vue d’où le public considere et juge un ouvrage.

[p. 531]
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 6

du bel esprit.

ce qui plaît dans tous les siecles, comme dans tous les pays, est ce qu’on appelle le beau. Mais, pour s’en former une idée plus exacte et plus précise, peut-être faudroit-il, en chaque art, et même en chaque partie d’un art, examiner ce qui constitue le beau. De cet examen, l’on pourroit facilement déduire l’idée d’un beau commun à tous les arts et à toutes les sciences, dont on formeroit ensuite l’idée abstraite et générale du beau.

Dans ce mot de bel esprit, si le public unit l’épithete de beau au mot d’esprit, il ne faut cependant point attacher à cette épithete l’idée de ce vrai beau dont on n’a point encore donné de définition nette. C’est à ceux qui composent dans le genre d’agrément, qu’on donne particuliérement le nom de bel esprit. Ce genre d’esprit est très-différent du genre instructif. L’instruction est moins arbitraire. D’importantes découvertes en chymie, en physique, en géométrie, également utiles à toutes les nations, en sont également estimées. Il n’en est pas ainsi du bel esprit : l’estime conçue pour un ouvrage de ce genre doit se modifier différemment chez les divers peuples, selon la différence de leurs moeurs, de la forme de leur gouvernement, et de l’état différent où s’y trouvent les arts et les sciences. Chaque nation attache donc des idées différentes à ce mot de bel esprit. Mais, comme il n’en est aucune où l’on ne compose des poëmes, des romans, des tragédies, des panégyriques, des [p. 532] histoires, de ces ouvrages enfin qui occupent le lecteur sans le fatiguer, il n’est point aussi de nation où, du moins sous un autre nom, on ne connoisse ce que nous désignons par le mot bel esprit.

Quiconque, en ces divers genres, n’atteint point chez nous au titre de génie, est compris dans la classe des beaux esprits, lorsqu’il joint la grace et l’élégance de la diction à l’heureux choix des idées. Despréaux disoit, en parlant de l’élégant Racine : ce n’est qu’un bel esprit à qui j’ai appris à faire difficilement des vers. Je n’adopte certainement pas le jugement de Despréaux sur Racine : mais je crois pouvoir en conclure que c’est principalement dans la clarté, le coloris de l’expression, et dans l’art d’exposer ses idées, que consiste le bel esprit, auquel on ne donne le nom de beau, que par ce qu’il plaît et doit réellement plaire le plus généralement.

En effet, si, comme le remarque M De Vaugelas, il est plus de juges des mots que des idées ; et si les hommes sont, en général, moins sensibles à la justesse d’un raisonnement qu’à la beauté d’une expression, c’est donc à l’art de bien dire que doit être spécialement attaché le titre de bel esprit. D’après cette idée, on conclura peut-être que le bel esprit [p. 533] n’est que l’art de dire élégamment des riens. Ma réponse à cette conclusion, c’est qu’un ouvrage vuide de sens ne seroit qu’une continuité de sons harmonieux qui n’obtiendroit aucune estime ; et qu’ainsi le public ne décore du titre de bel esprit que ceux dont les ouvrages sont pleins d’idées grandes, fines ou intéressantes. Il n’est aucune idée qui ne soit du ressort du bel esprit, si l’on excepte celles qui, supposant trop d’études préliminaires, ne peuvent être mises à la portée des gens du monde.

Il convient de distinguer les gens d'esprit et les gens de goût : le goût est soit formé par l'habitude dans un contexte culturel donné, soit le fait d'hommes qui ont atteint un niveau de savoir supérieur dans un domaine des arts et des sciences et sont capables de jugements plus éclairés ; de même les gens d'esprit se subdivisent en deux catégories : celle de ceux qui peuvent parler de tout avec élégance et style, mais cet esprit peut être vide d'idées profondes et/ou nouvelles et donc ne sont que l'apparence trompeuse du goût et celle de ceux dont la pensée est formé d'idées nouvelles, intéressantes et profondes. Sans pour autant que ces idées paraissent incompréhensibles aux gens cultivés.

Je ne prétends donner dans cette réponse aucune atteinte à la gloire des philosophes. Le genre philosophique suppose, sans contredit, plus de recherches, plus de méditations, plus d’idées profondes, et même un genre de vie particulier. Dans le monde, on apprend à bien exprimer ses idées ; mais c’est dans la retraite qu’on les acquiert. On y fait une infinité d’observations sur les choses ; et l’on n’en fait, dans le monde, que sur la maniere de les présenter. Les philosophes doivent donc, quant à la profondeur des idées, l’emporter sur les beaux esprits ; mais on exige de ces derniers tant de grace et d’élégance, que les conditions nécessaires pour mériter le titre de philosophe ou de bel esprit sont peut-être également difficiles à remplir. Il paroît du moins qu’en ces deux genres les hommes illustres sont également rares. En effet, pour pouvoir à la fois instruire et plaire, quelle connoissance ne faut-il pas avoir et de sa langue et de l’esprit de son siecle ? Que de goût, pour présenter toujours ses idées sous un aspect agréable ! Que d’étude, pour les disposer de maniere qu’elles fassent la plus vive impression sur l’ame et l’esprit du lecteur ! [p. 534] Que d’observations, pour distinguer les situations qui doivent être traitées avec quelque étendue, de celles qui, pour être senties, n’ont besoin que d’être présentées ! Et quel art enfin, pour unir toujours la variété à l’ordre et à la clarté, et, comme dit M De Fontenelle, pour exciter la curiosité de l’esprit, ménager sa paresse, et prévenir son inconstance !

Les philosophes sont des gens dont la qualité de la réflexion exige des connaissances approfondies et générales, mais aussi une prise de recul et donc du temps par rapport aux gens d'esprit qui brillent dans la société de la mode et de la circulation rapide des idées devenant vite démodées. En cela ce ne sont pas reconnus comme des gens d'esprit dans les salons (aujourd'hui on dirait dans les médias plus ou moins culturels). Il y a un décalage entre le philosophe et l'homme d'esprit, mais si un tel décalage est nécessaire au progrès de la connaissance et de la société, il convient néanmoins d'essayer d'allier les qualités des deux types d'esprit tout en sachant que cette inconstante alliance est partiellement toujours difficile et impossible à faire dans sa totalité en un seul esprit.

C’est en ce genre la difficulté de réussir qui, sans doute, est en partie cause du peu de cas que les beaux esprits font communément des ouvrages de pur raisonnement. Si l’homme borné n’apperçoit dans la philosophie qu’un amas d’énigmes puériles et mystérieuses, et s’il hait dans les philosophes la peine qu’il faut se donner pour les entendre, le bel esprit ne leur est guere plus favorable. Il hait pareillement dans leurs ouvrages la sécheresse et l’aridité du genre instructif. Trop occupé du bien-écrit, et moins sensible au sens qu’à l’élégance de la phrase, il ne reconnoît pour bien pensé que les idées heureusement exprimées. La moindre obscurité le choque. Il ignore qu’une idée profonde, avec quelque netteté qu’elle soit rendue, sera toujours inintelligible pour le commun des lecteurs, lorsqu’on ne pourra la réduire à des propositions extrêmement simples ; et qu’il en est de ces idées profondes comme de ces eaux pures et claires, mais dont la profondeur ternit toujours la limpidité.

C'est pourquoi la philosophie est souvent rejetée par les gens d'esprit comme trop compliquée à comprendre et comme aride, c'est-à-dire trop éloignée de l'expérience immédiate et des idées toutes faites à la mode. Ils confondent limpidité et superficialité des idées et refusent l'effort de clarification et d'approfondissement qu'exige la rationalité démonstrative de la philosophie.

D’ailleurs, parmi ces beaux esprits, il en est qui, secrets ennemis de la philosophie, accréditent contr’elle l’opinion de l’homme borné. Dupes d’une vanité petite et ridicule, [p. 535] ils adoptent à cet égard l’erreur populaire : et, sans estime pour la justesse, la force, la profondeur et la nouveauté des pensées, ils semblent oublier que l’art de bien dire suppose nécessairement qu’on a quelque chose à dire ; et qu’enfin l’écrivain élégant est comparable au jouaillier, dont l’habileté devient inutile s’il n’a des diamans à monter.

Les savants et les philosophes, au contraire, livrés tout entiers à la recherche des faits ou des idées, ignorent souvent et les beautés et les difficultés de l’art d’écrire. Ils font, en conséquence, peu de cas du bel esprit : et leur mépris injuste pour ce genre d’esprit est principalement fondé sur une grande insensibilité pour l’espece d’idées qui entrent dans la composition des ouvrages de bel esprit. Ils sont presque tous, plus ou moins, semblables à ce géometre devant qui l’on faisoit un grand éloge de la tragédie d’Iphigénie. Cet éloge pique sa curiosité ; il la demande, on la lui prête, il en lit quelques scenes, et la rend en disant : pour moi, je ne sais ce qu’on trouve de si beau dans cet ouvrage ; il ne prouve rien. Le savant abbé De Longuerue étoit, à peu près, dans le cas de ce géometre : la poésie n’avoit point de charmes pour lui ; il méprisoit également la grandeur de Corneille et l’élégance de Racine ; il avoit, disoit-il, banni tous les poëtes de sa bibliotheque.

Rien ne trouve grâce aux yeux de certains philosophes que la rigueur du raisonnement et la pertinence des arguments rationnels, ainsi ont-ils tendances à ne pas voir ce que les gens d'esprit considèrent comme beau dans la littérature. Un tel point de vue est à la fois compréhensible mais tout àa fait injuste, pour Helvetius, qui considère que la philosophe doit rendre compte aussi des arts qui jouent un rôle d'éclaireur aux idées nouvelles en cela qu'ils éveillent la sensibilité qui est, pour lui, à l'origine, voire au fondement de la pensée et de la connaissance la plus rationnelle et de la philosophie la plus abstraite. Autant dire que notre auteur n'est pas Platonicien : il condamne le vœu de Platon de chasser les poètes hors de la cité qui, selon Helvetius, ne peut que conduire la pensée du philosophe à errer dans le vide de pseudo concepts dépourvu de réalité, c'est-à-dire de référence à l'expérience vécue. Que veut dire l'idée de bien, sans l'expérience sensible de la souffrance et de la joie ? Elle n'est plus qu'un mot vide: celui de l'idée de bien en soi, auquel nul ne peut donner de définition concrète déterminée Elle ne peut être qu'un « flatus vocis », une parole verbale sans contenu de sens, car dans sensibilité, il y a sens. Une pensée insensible est donc une pensée vide de sens.

Pour sentir également le mérite et des idées et de l’expression, il faut, comme les Platon, les Montaigne, les Bacon, [p. 536] les Montesquieu, et quelques-uns de nos philosophes que leur modestie m’empêche de nommer, unir l’art d’écrire à l’art de bien penser ; union rare, et qu’on ne rencontre que dans les hommes d’un grand génie.

Ceci dit, Platon lui-même, dans ses dialogues, au-delà de son refus théorique de la poésie, n'hésite pas à faire référence aux poètes et aux mythes, voire à la pythie de Delphes, Diotime, pour mieux persuader ou convaincre ses lecteurs. Et ses textes recourent à une langue chargée de contenus sensibles faisant références aux critères de l'utile et de l'agréable pour donner à l'idée de bien un contenu expérimental compréhensible par tous. Ainsi les plus grands philosophes, ont toujours pratiqué l'art sensible d'écrire en s'efforçant de lier cet art à celui de la pensée abstraite, la philosophie.

Après avoir marqué les causes du mépris respectif qu’ont les uns pour les autres quelques savants et quelques beaux esprits ; je dois indiquer les causes du mépris où le bel esprit tombe et doit journellement tomber, plutôt que tout autre genre d’esprit.

Le goût de notre siecle pour la philosophie la remplit de dissertateurs qui, lourds, communs et fatigants, sont cependant pleins d’admiration pour la profondeur de leurs jugements. Parmi ces dissertateurs, il en est qui s’expriment très-mal ; ils le soupçonnent ; ils savent que chacun est juge de l’élégance et de la clarté de l’expression, et qu’à cet égard il est impossible de duper le public : ils sont donc forcés, par l’intérêt de leur vanité, de renoncer au titre de bel esprit, pour prendre celui de bon esprit. Comment ne donneroient-ils pas la préférence à ce dernier titre ? Ils ont oui dire que le bon esprit s’exprime quelquefois d’une maniere obscure : ils sentent donc qu’en bornant leurs prétentions au titre de bon esprit, ils pourront toujours rejeter l’ineptie de leurs raisonnements sur l’obscurité de leurs expressions ; que c’est l’unique et sûr moyen d’échapper à la conviction de sottise : aussi le saisissent-ils avidement, en se cachant autant qu’ils le peuvent à eux-mêmes que le défaut de bel esprit est le seul droit qu’ils aient au bon esprit, et qu’écrire mal n’est pas une preuve qu’on pense bien. Le jugement de pareils hommes, quelques riches ou puissants qu’ils soient souvent, ne feroit cependant aucune [p. 537] impression sur le public, s’il n’étoit soutenu de l’autorité de certains philosophes qui, jaloux comme les beaux esprits d’une estime exclusive, ne sentent pas que chaque genre différent a ses admirateurs particuliers ; qu’on trouve partout plus de lauriers que de têtes à couronner ; qu’il n’est point de nation qui n’ait en sa disposition un fonds d’estime suffisant pour satisfaire à toutes les prétentions des hommes illustres ; et qu’enfin, en inspirant le dégoût du bel esprit, on arme contre tous les grands écrivains le dédain de ces hommes bornés, qui, intéressés à mépriser l’esprit, comprennent également sous le nom de bel esprit, qui ne leur est guere plus connu, et les savants et les philosophes, et généralement tout homme qui pense. [p. 538]

La philosophie, par excès de mépris pour le seul art de bien parler et de briller en société, peut être tentée chez ceux qui s'en piquent des s'exprimer d'une manière obscure pour mieux faire croire que leurs pensées sont profondes. Mais il s'agit de pseudo-philosophes qui tentent de cacher le vide leur pensée derrière une obscurité qui leur, à leurs yeux, peut leur conférer le titre de bons esprits ou d'esprit profond, à défaut de celui de beaux esprits. Mais il s'agit d'un leurre, d'une tromperie pour échapper à toute critique et pour se donner une autorité usurpée, car non méritée Les philosophes authentiques s'expriment clairement et donc avec art, pour que leurs pensées, mêmes difficiles ou nouvelles, puissent être jugées et discutées par quiconque.




 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 7

De l’esprit du siecle.

cette sorte d’esprit ne contribue en rien à l’avancement des arts et des sciences, et n’auroit aucune place dans cet ouvrage, s’il n’en occupoit une très-grande dans la tête d’une infinité de gens.

Partout où le peuple est sans considération, ce qu’on appelle l’esprit du siecle n’est que l’esprit des gens qui donnent le ton, c’est-à-dire, des hommes du monde et de la cour. L’homme du monde et le bel esprit s’expriment l’un et l’autre avec élégance et pureté ; tous deux sont ordinairement plus sensibles au bien dit qu’au bien pensé : cependant ils ne disent ni ne doivent dire les mêmes choses, parce que l’un et l’autre se proposent des objets différents. Le bel esprit, avide de l’estime du public, doit, ou mettre sous les yeux de grands tableaux, ou présenter des idées intéressantes pour l’humanité ou du moins pour sa nation. Satisfait, au contraire, de l’admiration des gens du bon ton, l’homme du monde ne s’occupe qu’à présenter des idées agréables à ce qu’on appelle la bonne compagnie.

J’ai dit, dans le second discours, qu’on ne pouvoit parler dans le monde que des choses ou des personnes : que la bonne compagnie est ordinairement peu instruite ; qu’elle [p. 539] ne s’occupe guere que des personnes ; que l’éloge est ennuyeux pour quiconque n’en est point l’objet, et qu’il fait bâiller les auditeurs. Aussi ne cherche-t-on, dans les cercles, qu’à malignement interprêter les actions des hommes ; à saisir leur côté foible, à les persiffler, à tourner en plaisanterie les choses les plus sérieuses, à rire de tout, et enfin à jeter du ridicule sur toutes les idées contraires à celles de la bonne compagnie. L’esprit de conversation se réduit donc au talent de médire agréablement, et sur-tout dans ce siecle, où chacun prétend à l’esprit, et s’en croit beaucoup ; où l’on ne peut vanter la supériorité d’un homme, sans blesser la vanité de tout le monde ; où l’on ne distingue l’homme de mérite, de l’homme médiocre, que par l’espece de mal qu’on en dit ; où l’on est, pour ainsi dire, convenu de diviser la nation en deux classes ; l’une, celle des bêtes, et c’est la plus nombreuse ; l’autre, celle des foux, et l’on comprend dans cette derniere tous ceux à qui l’on ne peut refuser des talents. D’ailleurs, la médisance est maintenant l’unique ressource qu’on ait pour faire l’éloge de soi et de sa société. Or chacun veut se louer : soit qu’on blâme ou qu’on approuve, qu’on parle ou qu’on se taise, c’est toujours son apologie qu’on fait : chaque homme est un orateur qui, par ses discours ou ses actions, récite perpétuellement son panégyrique. Il y a deux manieres de se louer ; l’une, en disant du bien de soi ; l’autre, en disant du mal d’autrui. Les Cicéron, les Horace, et généralement tous les anciens, plus francs dans leurs prétentions, se donnoient ouvertement les louanges qu’ils croyoient mériter. Notre siecle est devenu plus délicat sur cet article. Ce n’est que par le mal qu’on dit d’autrui qu’il est maintenant permis de faire son éloge. C’est en se moquant d’un sot, qu’on vante indirectement son esprit. Cette maniere [p. 540] de se louer est, sans doute, la plus directement contraire aux bonnes moeurs ; c’est cependant la seule en usage. Quiconque dit de lui le bien qu’il en pense est un orgueilleux, chacun le fuit. Quiconque, au contraire, se loue par le mal qu’il dit d’autrui est un homme charmant ; il est environné d’auditeurs reconnoissants ; ils partagent avec lui les éloges indirects qu’il se donne, et ne cessent d’applaudir à des bons mots qui les soustraient au chagrin de louer. Il paroît donc qu’en général la malignité des gens du monde tient moins au dessein de nuire qu’au desir de se vanter. Aussi l’indulgence est-elle facile à pratiquer, non seulement à leur égard, mais encore à l’égard de ces esprits bornés, dont les intentions sont plus odieuses. L’homme de mérite sait que l’homme dont on ne dit aucun mal, est, en général, un homme dont on ne peut dire aucun bien ; que ceux qui n’aiment point à louer ont communément été peu loués : aussi n’est-il point avide de leur éloge ; il regarde la sottise comme un malheur dont la sottise cherche toujours à se venger. qu’on ne prouve aucun fait contre moi, disoit un homme de beaucoup d’esprit, que d’ailleurs on en dise tout le mal qu’on voudra, je n’en serai pas fâché ; il faut bien que chacun s’amuse. Mais, si la philosophie pardonne à la malignité, elle n’y doit cependant point applaudir. C’est à des applaudissements indiscrets qu’on doit ce grand nombre de méchants qui, dans le fond, sont quelquefois les meilleures gens du monde. Flattés des éloges prodigués à la malignité, de la réputation d’esprit qu’elle donne, ils ne savent pas assez estimer en eux la bonté qui leur est naturelle ; ils veulent se rendre redoutables par leurs bons mots. Ils ont malheureusement assez d’esprit pour y réussir : ils deviennent d’abord méchants par air, ils restent méchants par habitude.

[p. 541] ô vous donc qui n’avez pas encore contracté cette funeste habitude, fermez l’oreille à ces louanges données à des traits satyriques aussi nuisibles à la société qu’ils y sont communs. Considérez les sources impures d’où sort la médisance.

Rappellez-vous qu’indifférent aux ridicules d’un particulier, le grand homme ne s’occupe que de grandes choses ; qu’un vieux méchant lui paroît aussi ridicule qu’un vieux charmant ; que, parmi les gens du monde, ceux qui sont faits pour le grand se dégoûtent bien-tôt de ce ton moqueur en horreur aux autres nations. Abandonnez-le [p. 542] donc aux hommes bornés : pour eux, la médisance est un besoin. Ennemis-nés des esprits supérieurs, et jaloux d’une estime qu’on leur refuse, ils savent que, semblables à ces plantes viles qui germent et ne croissent que sur les ruines des palais, ils ne peuvent s’élever que sur les débris des grandes réputations ; aussi ne s’occupent-ils que du soin de les détruire.

Ces hommes bornés sont en grand nombre. Autrefois l’on n’étoit envié que de ses pairs ; à présent, que chacun aspire à l’esprit et s’en croit, c’est presque le public en entier qu’on a pour envieux : ce n’est plus pour s’instruire, c’est pour critiquer qu’on lit. Or, parmi les ouvrages, il n’en est aucun qui puisse tenir contre cette disposition des lecteurs. La plupart d’entr’eux, occupés à la recherche des défauts d’un ouvrage, sont comme ces animaux immondes qu’on rencontre quelquefois dans les villes, et qui ne s’y promenent que pour en chercher les égoûts. Ignoreroit-on encore qu’il ne faut pas moins d’esprit pour appercevoir les beautés que les défauts d’un ouvrage ; et que, dans les livres, comme le disoit un anglois, il faut aller à la chasse des idées, et faire grand cas du livre dont on en rapporte un certain nombre ?

Toutes les injustices de cette espece sont un effet nécessaire de la sottise. Quelle différence à cet égard entre la conduite de l’homme d’esprit et celle de l’homme borné ? Le premier profite de tout. Il échappe souvent aux hommes médiocres des vérités dont le sage se saisit : l’homme d’esprit, qui le sait, les écoute sans dégoût : il n’apperçoit communément dans la conversation que ce qu’on y dit de bien, et l’homme médiocre que ce qu’on y dit de mal ou de ridicule.

Perpétuellement averti de son ignorance, l’homme d’esprit s’instruit dans presque tous les livres : trop ignorant et [p. 543] trop vain pour sentir le besoin de s’éclairer, l’homme borné, au contraire, ne trouve à s’instruire dans aucun des ouvrages de ses contemporains ; et, pour dire modestement qu’il sait tout, les livres, dit-il, ne lui apprennent rien ; il va même jusqu’à soutenir que tout a été dit et pensé ; que les auteurs ne font que se répéter, et qu’ils ne different entre eux que dans la maniere de s’exprimer. ô envieux, lui diroit-on, est-ce aux anciens qu’on doit l’imprimerie, l’horlogerie, les glaces, les pompes à feu ? Quel autre que Newton a, dans le siecle dernier, fixé les loix de la pesanteur ? L’électricité ne nous offre-t-elle pas tous les jours une infinité de phénomenes nouveaux ? Il n’est plus, selon toi, de découvertes à faire. Mais, dans la morale même et dans la politique, où l’on devroit peut-être avoir tout dit, a-t-on déterminé l’espece de luxe et de commerce le plus avantageux à chaque nation ? En a-t-on fixé les bornes ? A-t-on découvert le moyen d’entretenir à la fois dans une nation l’esprit de commerce et l’esprit militaire ? A-t-on indiqué la forme de gouvernement la plus propre à rendre les hommes heureux ? A-t-on seulement fait le roman d’une bonne législation, telle [p. 544] qu’on pourroit, à la tête d’une colonie, l’établir sur quelque côte déserte de l’Amérique ? Le temps a fait, dans chaque siecle, présent de quelques vérités aux hommes ; mais il lui reste encore bien des dons à nous faire. L’on peut donc acquérir encore une infinité d’idées nouvelles. L’axiome prononcé, que tout est dit et pensé, est donc un axiome faux, trouvé d’abord par l’ignorance, et répété depuis par l’envie. Il n’est point de moyens que l’envieux, sous l’apparence de la justice, n’emploie pour dégrader le mérite. On sait, par exemple, qu’il n’est point de vérité isolée ; que toute idée nouvelle tient à quelques idées déjà connues, avec lesquelles elle a nécessairement quelques ressemblances : c’est cependant de ces ressemblances que part l’envie, pour accuser journellement de plagiat les hommes illustres, nos contemporains : lorsqu’elle déclame contre les plagiaires, c’est, [p. 545] dit-elle, pour punir les larcins littéraires et venger le public. Mais, lui répondroit-on, si tu ne consultois que l’intérêt public, tes déclamations seroient moins vives ; tu sentirois que ces plagiaires, sans doute moins estimables que les gens de génie, sont cependant très-utiles au public ; qu’un bon ouvrage, pour être généralement connu, doit avoir été dépecé dans une infinité d’ouvrages mediocres.

En effet, si les particuliers qui composent la société doivent se ranger sous plusieurs classes, qui toutes ont, pour entendre et pour voir, des oreilles et des yeux différents, il est évident que le même écrivain, quelque génie qu’il ait, ne peut également leur convenir ; qu’il faut des auteurs pour toutes les classes, des Neuville pour prêcher à la ville, et des Bridaine pour les campagnes. En morale, comme en politique, certaines idées ne sont pas universellement senties, et leur évidence n’est point constatée, qu’elles n’aient, de la plus sublime philosophie, descendu jusqu’à la poésie ; et, de la poésie, jusqu’aux pont-neufs : ce n’est ordinairement que dans cet instant seul qu’elles deviennent assez communes pour être utiles. Au reste, cette envie, qui prend si souvent le nom de justice, et dont personne n’est entiérement exempt, n’est le vice d’aucun état. Elle n’est ordinairement active et [p. 546] dangereuse que dans des hommes bornés et vains. L’homme supérieur a trop peu d’objets de jalousie, et les gens du monde sont trop légers, pour obéir longtemps au même sentiment : d’ailleurs, ils ne haïssent point le mérite et surtout le mérite littéraire ; souvent même ils le protegent : leur unique prétention, c’est d’être agréables et brillants dans la conversation. C’est dans cette prétention que consiste proprement l’esprit du siecle : aussi n’est-il rien qu’on n’imagine pour échapper en ce genre au reproche d’insipidité. Une femme de peu d’esprit paroît entiérement occupée de son chien, elle ne parle qu’à lui ; l’orgueil des auditeurs s’en offense ; on la taxe d’impertinence : on a tort. Elle sait qu’on est quelque chose dans la société, lorsqu’on a prononcé tant de mots, qu’on a fait tant de gestes et tant de bruit : l’occupation de son chien est donc moins, pour elle, un amusement, qu’un moyen de cacher sa médiocrité ; elle est, à cet égard, très-bien conseillée par son amour propre, qui, pour le moment, nous fait presque toujours tirer le meilleur parti de notre sottise.

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que j’ai déjà dit de l’esprit du siecle ; c’est qu’il est facile de se le représenter sous une image sensible. Qu’on charge, pour cet effet, un peintre habile de faire, par exemple, les portraits allégoriques de l’esprit de quelques-uns des siecles de la Grece, et de l’esprit actuel de notre nation. Dans le premier tableau, ne sera-t-il pas forcé de représenter l’esprit sous la figure d’un homme, qui, l’oeil fixe, l’ame absorbée dans de profondes [p. 547] méditations, reste dans quelques-unes des attitudes qu’on donne aux muses ? Dans le second tableau, ne sera-t-il pas nécessité à peindre l’esprit sous les traits du dieu de la raillerie, c’est-à-dire, sous la figure d’un homme qui considere tout avec un ris malin et un oeil moqueur ? Or, ces deux portraits si différents nous donneroient assez exactement la différence de l’esprit des grecs au nôtre. Sur quoi j’observerai que, dans chaque siecle, un peintre ingénieux donneroit à l’esprit une physionomie différente ; et que la suite allégorique de pareils portraits seroit fort agréable et fort curieuse pour la postérité, qui, d’un coup d’oeil, jugeroit de l’estime ou du mépris que, dans chaque siecle, l’on a dû accorder à l’esprit de chaque nation. [p. 548]
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 8

De l’esprit juste.

pour porter, sur les idées et les opinions différentes des hommes, des jugements toujours justes, il faudroit être exempt de toutes les passions qui corrompent notre jugement ; il faudroit avoir habituellement présentes à la mémoire les idées dont la connoissance nous donneroit celle de toutes les vérités humaines : pour cet effet, il faudroit tout savoir. Personne ne sait tout : on n’a donc l’esprit juste qu’à certains égards. Dans le genre dramatique, par exemple, l’un est bon juge de l’harmonie des vers, de la propriété, de la force de l’expression, et enfin de toutes les beautés de style ; mais il est mauvais juge de la justesse du plan. L’autre, au contraire, est connoisseur en cette derniere partie ; mais il n’est frappé ni de cette justesse, ni de cet à propos, ni de cette force de sentiment d’où dépend la vérité ou la fausseté des caracteres tragiques, et le premier mérite des pieces. Je dis le premier mérite, parce que l’utilité réelle et par conséquent la principale beauté de ce genre, consiste à peindre fidélement les effets que produisent sur nous les passions fortes.

On n’a donc proprement de justesse d’esprit que dans les enres sur lesquels on a plus ou moins médité. [p. 549] On ne peut donc, sans confondre le génie et l’esprit étendu et profond avec l’esprit juste, s’empêcher d’avouer que cette derniere sorte d’esprit n’est plus qu’un esprit faux, lorsqu’il s’agit de ces propositions compliquées, où la vérité est le résultat d’un grand nombre de combinaisons, où, pour bien voir, il faut voir beaucoup ; et où la justesse de l’esprit dépend de son étendue : aussi n’entend-on communément par esprit juste, que la sorte d’esprit propre à tirer des conséquences justes et quelquefois neuves des opinions vraies ou fausses qu’on lui présente.

Conséquemment à cette définition, l’esprit juste contribue peu à l’avancement de l’esprit humain : cependant il mérite quelque estime. Celui qui, partant des principes ou des opinions admises, en tire des conséquences toujours justes et quelquefois neuves, est un homme rare parmi le commun des hommes. Il est même, en général, plus estimé des gens médiocres, que ne le sera l’esprit supérieur, qui, rappellant trop souvent les hommes à l’examen des principes reçus, et les transportant dans des régions inconnues, doit à la fois fatiguer leur paresse et blesser leur orgueil.

Au reste, quelque justes que soient les conséquences qu’on tire, ou d’un sentiment, ou d’un principe, je dis que, loin d’obtenir le nom d’esprit juste, l’on ne sera jamais cité que comme un fou, si ce sentiment ou ce principe paroît ou ridicule ou fou. Un indien vaporeux s’étoit imaginé que, s’il pissoit, il submergeroit tout le Bisnagar. En conséquence, ce vertueux citoyen, préférant le salut de sa patrie au sien propre, retenoit toujours son urine ; il étoit prêt à périr, lorsqu’un medecin, homme d’esprit, entre tout effrayé dans sa chambre : Narsingue, [p. 550] lui dit-il, est en feu ; ce n’est bientôt qu’un monceau de cendres : hâtez-vous de lâcher votre urine. à ces mots, le bon indien pisse, raisonne juste, et passe pour fou.

Si de pareils hommes sont généralement regardés comme foux, ce n’est pas uniquement parce qu’ils appuient leur raisonnement sur des principes faux, mais sur des principes réputés tels. En effet, le théologien chinois, qui prouve les neuf incarnations de Wisthnou, et le musulman [p. 551] qui, d’après l’alcoran, soutient que la terre est portée sur les cornes d’un taureau, se fondent certainement sur des principes aussi ridicules que ceux de mon indien ; cependant l’un et l’autre seront, chacun en leur pays, cités comme des gens sensés. Pourquoi le seront-ils ? C’est qu’ils soutiennent des opinions qui sont généralement reçues. En fait de vérités religieuses, la raison est sans force contre deux grands missionnaires, l’exemple et la crainte. D’ailleurs, en tout pays, les préjugés des grands sont la loi des petits. Ce chinois et ce musulman passeront donc pour sages, uniquement parce qu’ils sont fous de la folie commune. Ce que je dis de la folie, je l’applique à la bêtise : celui-là seul est cité comme bête qui n’est pas bête de la bêtise commune. Certains villageois, dit-on, bâtissent un pont : ils y gravent cette inscription : le présent pont est fait ici ; d’autres veulent retirer un homme d’un puits dans lequel il étoit tombé, ils lui passent au cou un noeud coulant, et le retirent étranglé. Si les bêtises de cette espece doivent toujours exciter le rire, comment, dira-t-on, écouter sérieusement les dogmes des bonzes, des brachmanes et des talapoins ? Dogmes aussi absurdes que l’inscription du pont. Comment peut-on, sans rire, voir les rois, les peuples, les ministres, et même les grands hommes, se prosterner quelquefois aux pieds des idoles, et montrer, pour des fables ridicules, la vénération la plus profonde ? Comment, en parcourant les voyages, n’est-on pas étonné d’y voir l’existence des sorciers et des magiciens aussi généralement reconnue que l’existence de Dieu, et passer, chez la plupart des nations, pour aussi démontrée ? Par quelle raison enfin des absurdités différentes, mais également ridicules, ne feroient-elles pas sur nous la même impression ? C’est qu’on se [p. 552] moque volontiers d’une bêtise dont on se croit exempt ; c’est que personne ne répete, d’après le villageois, le présent pont est fait ici ; et qu’il n’en est pas ainsi lorsqu’il s’agit d’une pieuse absurdité. Personne ne se croyant tout-à-fait à l’abri de l’ignorance qui la produit, on craint de rire de soi sous le nom d’autrui.

Ce n’est donc point, en général, à l’absurdité d’un raisonnement, mais à l’absurdité d’une certaine espece de raisonnement, qu’on donne le nom de bêtise. On ne peut donc entendre par ce mot qu’une ignorance peu commune. Aussi donne-t-on quelquefois le nom de bête à ceux même auxquels on accorde un grand génie. La science des choses communes est la science des gens médiocres ; et quelquefois l’homme de génie est, à cet égard, d’une ignorance grossiere. Ardent à s’élancer jusqu’aux premiers principes de l’art ou de la science qu’il cultive, et content d’y saisir quelques-unes de ces vérités neuves, premieres et générales, d’où découlent une infinité de vérités secondaires, il néglige toute autre espece de connoissance. Sort-il du sentier lumineux que lui trace le génie ? Il tombe dans mille erreurs ; et Newton commente l’apocalypse. Le génie éclaire quelques-uns des arpents de cette nuit immense qui environne les esprits médiocres ; mais il n’éclaire pas tout. Je compare l’homme de génie à la colonne qui marchoit devant les hébreux, et qui tantôt étoit obscure, et tantôt lumineuse. Le grand homme, toujours supérieur en un genre, manque nécessairement d’esprit en beaucoup d’autres ; à moins qu’on n’entende ici par esprit l’aptitude à s’instruire, que, peut-être, on peut regarder comme une connoissance commencée. Le grand homme, par l’habitude de l’application, la méthode d’étudier, et la distinction qu’il [p. 553] est à portée de faire entre une demie-connoissance et une connoissance entiere, a certainement, à cet égard, un grand avantage sur le commun des hommes. Ces derniers n’ayant point contracté l’habitude de la méditation, et n’ayant rien su profondément, se croient toujours assez instruits lorsqu’ils ont une connoissance superficielle des choses. L’ignorance et la sottise se persuadent aisément qu’elles savent tout : l’une et l’autre sont toujours orgueilleuses. Le grand homme seul peut être modeste.

Si je rétrécis l’empire du génie, et montre les bornes dans lesquelles la nature le force à se renfermer, c’est pour faire plus évidemment sentir que l’esprit juste, déjà fort inférieur au génie, ne peut, comme on l’imagine, porter des jugements toujours vrais sur les divers objets du raisonnement. Un tel esprit est impossible. Le propre de l’esprit juste est de tirer des conséquences exactes des opinions reçues : or ces opinions sont fausses pour la plupart, et l’esprit juste ne remonte jamais jusqu’à l’examen de ces opinions : l’esprit juste n’est donc, le plus souvent, que l’art de raisonner méthodiquement faux. Peut-être cette sorte d’esprit suffit pour faire un bon juge ; mais jamais elle ne fait un grand homme. Quiconque en est doué n’excelle ordinairement en aucun genre, et ne se rend recommandable par aucun talent. Il obtient, dira-t-on, souvent l’estime des gens médiocres. J’en conviens : mais leur estime, en lui faisant concevoir une trop haute idée de lui-même, devient pour lui une source d’erreurs ; erreurs auxquelles il est impossible de l’arracher. Car enfin, si le miroir, de tous les conseillers le conseiller le plus poli et le plus discret, n’apprend à personne à quel point il est difforme, qui pourroit désabuser un homme de la trop haute opinion qu’il a conçue [p. 554] de lui-même, surtout lorsque cette opinion est appuyée de l’estime de la plupart de ceux qui l’environnent ? C’est être encore assez modeste que de ne s’estimer que d’après l’éloge d’autrui. De-là cependant cette confiance de l’esprit juste en ses propres lumieres, et ce mépris pour les grands hommes, qu’il regarde souvent comme des visionnaires, comme des esprits systématiques et de mauvaises têtes. ô esprits justes ! Leur diroit-on, lorsque vous traitez de mauvaises têtes ces grands hommes, qui du moins sont si supérieurs dans le genre où le public les admire ; quelle opinion pensez-vous que le public puisse avoir de vous, dont l’esprit ne s’étend pas au-delà de quelques petites conséquences tirées d’un principe vrai ou faux, et dont la découverte est peu importante ? Toujours en extase devant votre petit mérite, vous n’êtes pas, direz-vous, sujets aux erreurs des hommes célébres. Oui, sans doute ; parce qu’il faut ou courir ou du moins marcher pour tomber. Lorsque vous vantez entre vous la justesse de votre esprit, il me semble entendre des culs-de-jattes se glorifier de ne point faire de faux pas. Votre conduite, ajouterez-vous, est souvent plus sage que celle des hommes de génie. Oui, parce que vous n’avez pas en vous ce principe de vie et de passions qui produit également les grands vices, les grandes vertus et les grands talents. Mais, en êtes-vous plus recommandables ? Qu’importe au public la bonne ou mauvaise conduite d’un particulier ? Un homme de génie, eût-il des vices, est encore plus estimable que vous. En effet, on sert sa patrie, ou par l’innocence de ses moeurs et les exemples de vertu qu’on y [p. 555] donne, ou par les lumieres qu’on y répand. De ces deux manieres de servir sa patrie, la derniere, qui, sans contredit, appartient plus directement au génie, est, en même temps, celle qui procure le plus d’avantages au public. Les exemples de vertu que donne un particulier ne sont guere utiles qu’au petit nombre de ceux qui composent sa société : au contraire, les lumieres nouvelles, que ce même particulier répandra sur les arts et les sciences, sont des bienfaits pour l’univers. Il est donc certain que l’homme de génie, fût-il d’une probité peu exacte, aura toujours plus de droits que vous à la reconnoissance publique.

Les déclamations des esprits justes contre les gens de génie doivent, sans doute, en imposer quelque temps à la multitude : rien de plus facile à tromper. Si l’espagnol, à l’aspect des lunettes que portent toujours sur le nez quelques-uns de ses docteurs, se persuade que ces docteurs ont perdu leurs yeux à la lecture, et qu’ils sont très-savants ; si l’on prend tous les jours la vivacité du geste pour celle de l’esprit, et la taciturnité pour profondeur ; il faut bien qu’on prenne aussi la gravité ordinaire aux esprits justes pour un effet de leur sagesse. Mais le prestige se détruit, et l’on se rappelle bientôt que la gravité, comme le dit Mademoiselle De Scudery, n’est qu’un secret du corps pour cacher les défauts de l’esprit. Il n’y a donc proprement que ces esprits justes qui soient longtemps dupes de la gravité qu’ils affectent. Au reste, qu’ils se croient sages, parce qu’ils sont sérieux ; qu’inspirés par l’orgueil et l’envie, lorsqu’ils décrient le génie, ils croient l’être par la justice ; personne, à cet égard, n’échappe à l’erreur. Ces méprises de sentiment [p. 557] sont en tous genres si générales et si fréquentes, que je crois répondre au desir de mon lecteur, en consacrant à cet examen quelques pages de cet ouvrage.
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 9

méprise de sentiment.

semblable au trait de la lumiere, qui se compose d’un faisceau de rayons, tout sentiment se compose d’une infinité de sentiments, qui concourent à produire telle volonté dans notre ame et telle action dans notre corps. Peu d’hommes ont le prisme propre à décomposer ce faisceau de sentiments : en conséquence, l’on se croit souvent animé ou d’un sentiment unique, ou de sentiments différents de ceux qui nous meuvent. Voilà la cause de tant de méprises de sentiment, et pourquoi nous ignorons presque toujours les vrais motifs de nos actions. Pour faire mieux sentir combien il est difficile d’échapper à ces méprises de sentiment, je dois présenter quelques-unes des erreurs où nous jette la profonde ignorance de nous-mêmes.
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 10

[p. 558] combien l’on est sujet à se méprendre sur les motifs qui nous déterminent.

une mere idolâtre son fils. Je l’aime, dira-t-elle, pour lui-même. Cependant, répondra-t-on, vous ne prenez aucun soin de son éducation, et vous ne doutez pas qu’une bonne éducation ne puisse infiniment contribuer à son bonheur : pourquoi donc, sur ce sujet, ne consultez-vous point les gens d’esprit, et ne lisez-vous aucun des ouvrages faits sur cette matiere ? C’est, répliquera-t-elle, parce qu’en ce genre, je crois en savoir autant que les auteurs et leurs ouvrages. Mais, d’où naît cette confiance en vos lumieres ? Ne seroit-elle pas l’effet de votre indifférence ? Un desir vif nous inspire toujours une salutaire méfiance de nous-mêmes. A-t-on un procès considérable ? On voit des procureurs, des avocats ; on en consulte un grand nombre, on lit ses factums. Est-on attaqué de ces maladies de langueur qui sans cesse nous environnent des ombres et des horreurs de la mort ? On voit des médecins, on recueille leurs avis, on lit des livres de médecine, on devient soi-même un peu médecin. Telle est la conduite de l’intérêt vif. Lorsqu’il s’agit de l’éducation des enfants, si vous n’êtes point susceptible du même intérêt, c’est que vous ne les aimez point pour eux-mêmes. Mais, ajoutera cette mere, quels seroient les motifs de ma tendresse ? Parmi les peres et les meres, répondrai-je, les uns sont affectés du sentiment de la postéromanie ; dans leurs enfants, ils n’aiment proprement [p. 559] que leur nom : les autres sont jaloux de commander, et, dans leurs enfants, ils n’aiment que leurs esclaves. L’animal se sépare de ses petits, lorsque leur foiblesse ne les tient plus dans sa dépendance ; et l’amour paternel s’éteint dans presque tous les coeurs, lorsque les enfants ont, par leur âge ou leur état, atteint l’indépendance. Alors, dit le poëte Saadi, le pere ne voit en eux que des héritiers avides : et c’est la cause, ajoute ce même poëte, de l’amour extrême de l’aïeul pour ses petits fils ; il les regarde comme les ennemis de ses ennemis.

Il est enfin des peres et des meres qui, dans leurs enfants, n’apperçoivent qu’un joujou et qu’une occupation. La perte de ce joujou leur seroit insupportable : mais leur affliction prouveroit-elle qu’ils aiment un enfant pour lui-même ? Tout le monde sait ce trait de la vie de M De Lauzun : il étoit à la bastille ; là, sans livres, sans occupation, en proie à l’ennui et à l’horreur de la prison, il s’avise d’apprivoiser une araignée. C’étoit la seule consolation qui lui restât dans son malheur. Le gouverneur de la bastille, par une inhumanité commune aux hommes accoutumés à voir des malheureux, écrase cette araignée. Le prisonnier en ressent un chagrin cuisant ; il n’est point de mere que la mort de son fils affecte d’une douleur plus violente. Or, d’où vient cette conformité de sentiments pour des objets si différents ? C’est que, dans la perte d’un enfant, comme dans la perte d’une araignée, l’on n’a souvent à [p. 560] pleurer que l’ennui et le desoeuvrement où l’on tombe. Si les meres paroissent en général plus sensibles à la mort d’un enfant que ne le seroit un pere, distrait par ses affaires, ou livré aux soins de l’ambition, ce n’est pas que cette mere aime plus tendrement son fils, mais c’est qu’elle fait une perte plus difficile à remplacer. Les méprises de sentiment sont, en ce genre, très-fréquentes. On chérit rarement un enfant pour lui-même. Cet amour paternel, dont tant de gens font parade et dont ils se croient vivement affectés, n’est le plus souvent, en eux, qu’un effet ou du sentiment de la postéromanie, ou de l’orgueil de commander, ou d’une crainte de l’ennui et du désoeuvrement.

Une pareille méprise de sentiment persuade aux dévots fanatiques que c’est à leur zele pour la religion qu’ils doivent la haine qu’ils ont pour les philosophes, et les persécutions qu’ils excitent contr’eux. Mais, leur dit-on, ou l’opinion qui vous révolte dans l’ouvrage d’un philosophe est fausse, ou elle est vraie. Dans le premier cas, vous pouvez, [p. 561] animés de cette vertu douce que suppose la religion, lui en prouver philosophiquement la fausseté ; vous le devez même chrétiennement. nous n’exigeons point, dit s Paul, une obéissance aveugle ; nous enseignons, nous prouvons, nous persuadons. Dans le second cas, c’est-à-dire, si l’opinion de ce philosophe est vraie, elle n’est point alors contraire à la religion : le croire, seroit un blasphême. Deux vérités ne peuvent être contradictoires : et la vérité, dit m l’abbé De Fleury, ne peut jamais nuire à la vérité. Mais cette opinion, dira le dévot fanatique, ne paroît pas se concilier avec les principes de la religion. Vous pensez donc, lui répliquera-t-on, que tout ce qui résiste aux efforts de votre esprit, et ce que vous ne pouvez concilier avec les dogmes de votre religion, est réellement inconciliable avec ces mêmes dogmes ? Ne savez-vous pas que Galilée fut indignement traîné dans les prisons de [p. 562] l’inquisition, pour avoir soutenu que le soleil étoit immobile au centre du monde, que son systême scandalisa d’abord les imbécilles, et leur parut absolument contraire à ce texte de l’écriture, arrête-toi, soleil ? cependant d’habiles théologiens ont depuis accordé les principes de Galilée avec ceux de la religion. Qui vous assure qu’un théologien, plus heureux ou plus éclairé que vous, ne levera pas la contradiction que vous croyez appercevoir entre votre religion et l’opinion que vous condamnez ? Qui vous force, par une censure précipitée, d’exposer, si ce n’est la religion, du moins ses ministres, à la haine qu’excite la persécution ? Pourquoi, toujours empruntant le secours de la force et de la terreur, vouloir imposer silence aux gens de génie, et priver l’humanité des lumieres utiles qu’ils peuvent lui procurer ? Vous obéissez, dites-vous, à la religion. Mais elle vous ordonne la méfiance de vous-mêmes et l’amour du prochain. Si vous n’agissez pas conformément à ces principes, [p. 563] ce n’est donc pas l’esprit de Dieu qui vous anime. Mais, direz-vous, quelles sont donc les divinités qui m’inspirent ? La paresse et l’orgueil. C’est la paresse, ennemie de toute contention d’esprit, qui vous révolte contre des opinions que vous ne pouvez, sans étude et sans quelque fatigue d’attention, lier aux principes reçus dans les écoles ; mais qui, philosophiquement démontrées, ne peuvent être théologiquement fausses.

C’est l’orgueil, ordinairement plus exalté dans le bigot que dans tout autre homme, qui lui fait détester dans l’homme de génie le bienfaiteur de l’humanité, et qui le souleve contre des vérités dont la découverte l’humilie.

C’est donc cette même paresse et ce même orgueil qui, se déguisant à ses yeux sous l’apparence du zele, en font le persécuteur des hommes éclairés ; et qui, dans l’Italie, [p. 564] l’Espagne et le Portugal, ont forgé les chaînes, bâti les cachots et dressé les bûchers l’inquisition. Au reste, ce même orgueil si redoutable dans le dévot fanatique, et qui, dans toutes les religions, lui fait, au nom du très-haut, persécuter les hommes de génie, arme quelquefois contr’eux les gens en place. à l’exemple de ces pharisiens qui traitoient de criminels ceux qui n’adoptoient point toutes leurs décisions, que de vizirs traitent d’ennemis de la nation ceux qui n’approuvent point aveuglément leur conduite ! Induits à cette erreur par une méprise de sentiment commune à presque tous les hommes, il n’est point de vizir qui ne prenne son intérêt pour l’intérêt de la nation ; qui ne soutienne, sans le savoir, qu’humilier son orgueil, c’est insulter au public ; et que blâmer sa conduite, avec quelque ménagement qu’on le fasse, c’est exciter le trouble dans l’état. Mais, lui diroit-on, vous vous trompez vous-même ; et, dans ce jugement, c’est l’intérêt de votre orgueil, et non l’intérêt général, que vous consultez. Ignorez-vous qu’un citoyen, s’il est vertueux, ne verra jamais avec indifférence les maux qu’occasionne une mauvaise administration ? La législation, qui, de toutes les sciences, est la plus utile, ne doit-elle pas, comme toute autre science, se perfectionner par les mêmes moyens ? C’est en éclairant les erreurs des Aristote, des Averroës, des Avicenne et de tous les inventeurs dans les sciences et les arts, qu’on a perfectionné ces mêmes arts et ces mêmes sciences. Vouloir couvrir les fautes de l’administration du voile du silence, c’est donc s’opposer aux progrès de la législation, et par conséquent au bonheur de l’humanité. C’est ce même orgueil, masqué à vos propres yeux du nom de bien public, qui vous fait avancer cet axiome, qu’une [p. 565] faute une fois commise, le divan doit toujours la soutenir, et que l’autorité ne doit point plier. Mais, vous répondra-t-on, si le bien public est l’objet que se propose tout prince et tout gouvernement, doivent-ils employer l’autorité à soutenir une sottise ? L’axiome que vous établissez ne signifie donc rien autre chose, sinon : j’ai donné mon avis ; je ne veux pas qu’en montrant au prince la nécessité de changer de conduite, on lui prouve trop clairement que je l’ai mal conseillé. Au reste, il est peu d’hommes qui échappent aux illusions de cette espece. Que de gens faux de bonne foi, faute de s’être examinés ! S’il en est pour qui les autres ne soient, pour ainsi dire, que des corps diaphanes, et qui lisent également bien et dans leur intérieur et dans l’intérieur d’autrui, le nombre en est petit. Pour se connoître, il faut s’observer, faire une longue étude de soi-même. Les moralistes sont presque les seuls intéressés à cet examen, et la plupart des hommes s’ignorent. Parmi ceux qui déclament avec tant d’emportement contre les singularités de quelques hommes d’esprit, que de gens ne se croient uniquement animés que de l’esprit de justice et de vérité ! Cependant, leur diroit-on, pourquoi se déchaîner avec tant de fureur contre un ridicule qui souvent ne nuit à personne ? Un homme joue le singulier ? Riez-en, à la bonne heure : c’est même le parti que vous prendrez avec un homme sans mérite. Pourquoi n’en userez-vous pas de même avec un homme d’esprit ? C’est que sa singularité attire l’attention du public : or son attention une fois fixée sur un homme de mérite, il s’en occupe, il vous oublie, et votre orgueil en est blessé. Voilà quel est en vous le principe secret et du respect que vous [p. 566] affectez pour l’usage, et de votre haine pour le singulier.

Vous me direz peut-être : l’extraordinaire frappe ; il ajoute à la célébrité de l’homme d’esprit ; le mérite simple et modeste en est moins estimé ; et c’est une injustice dont je le venge, en décriant la singularité. Mais l’envie, répondrai-je, ne vous fait-elle pas appercevoir l’affectation où l’affectation n’est pas ? En général, les hommes supérieurs y sont peu sujets ; un caractere paresseux et méditatif peut avoir de la singularité, mais jamais il ne la jouera. L’affectation de la singularité est donc très-rare.

Pour soutenir le personnage de singulier, de quelle activité faut-il être doué ? Quelle connoissance du monde faut-il avoir, et pour choisir précisément un ridicule qui ne nous rende ni méprisable ni odieux aux autres hommes, et pour adapter ce ridicule à notre caractere et le proportionner à notre mérite ? Car enfin, ce n’est qu’avec une telle dose de génie qu’il est permis d’avoir un tel ridicule. A-t-on cette dose ? Il faut en convenir ; alors, loin de nous nuire, un ridicule nous sert. Lorsque énée descend aux enfers, pour adoucir le monstre qui veille à leurs portes, ce héros se pourvoit, par le conseil de la sibylle, d’un gâteau qu’il jette dans la gueule du cerbere. Qui sait si, pour appaiser la haine de ses contemporains, le mérite ne doit pas aussi jeter, dans la gueule de l’envie, le gâteau d’un ridicule ? La prudence l’exige, et même l’humanité l’ordonne. S’il naissoit un homme parfait, il devroit toujours, par quelques grandes sottises, adoucir la haine de ses concitoyens. Il est vrai qu’à cet égard on peut s’en fier à la nature, et qu’elle a pourvu chaque homme de la dose de défauts suffisante pour le rendre supportable.

Une preuve certaine que c’est l’envie qui, sous le nom de [p. 567] justice, se déchaîne contre les ridicules des gens d’esprit, c’est que toute singularité ne nous blesse point en eux. Une singularité grossiere et qui flatte, par exemple, la vanité de l’homme médiocre, en lui faisant appercevoir dans les gens de mérite des ridicules dont il est exempt, en lui persuadant que tous les gens d’esprit sont fous, et que lui seul est sage, est une singularité toujours très-propre à leur concilier sa bienveillance. Qu’un homme d’esprit, par exemple, s’habille d’une maniere singuliere : la plupart des hommes, qui ne distinguent point la sagesse de la folie, et ne la reconnoissent qu’à l’enseigne d’une perruque plus ou moins longue, prendront cet homme pour un fou ; ils en riront, mais ils l’en aimeront davantage. En échange du plaisir qu’ils trouvent à s’en moquer, quelle célébrité ne lui donneront-ils pas ? On ne peut rire souvent d’un homme sans en parler beaucoup. Or ce qui perdroit un sot, accroît la réputation d’un homme de mérite. On ne s’en moque pas sans avouer, et peut-être même sans exagérer sa supériorité dans le genre où il se distingue. Par des déclamations outrées, l’envieux, à son insu, contribue lui-même à la gloire des gens de mérite. Quelle reconnoissance ne te dois-je pas ? Lui diroit volontiers l’homme d’esprit ; que ta haine me fait d’amis ! Le public ne s’est pas long-temps mépris sur les motifs de ton aigreur : c’est l’éclat de ma réputation ; et non ma singularité, qui t’offense. Si tu l’osois, tu jouerois comme moi, le singulier : mais tu sais qu’une singularité affectée est une platitude dans un homme sans esprit : ton instinct t’avertit, ou que tu n’as pas, ou du moins que le public ne t’accorde pas le mérite nécessaire pour jouer le singulier. Voilà quelle est la vraie cause de ton horreur pour la singularité. Tu ressembles à [p. 568] ces femmes contrefaites, qui, criant sans cesse à l’indécence contre tout habillement nouveau et propre à marquer la taille, ne s’apperçoivent point que c’est à leur difformité qu’elles doivent leur respect pour les anciennes modes.

Notre ridicule nous est toujours caché ; ce n’est que dans les autres qu’on l’apperçoit. Je rapporterai, à ce sujet, un fait assez plaisant, qui, dit-on, est arrivé de nos jours. Le duc de Lorraine donnoit un grand repas à toute sa cour ; on avoit servi le souper dans un vestibule, et ce vestibule donnoit sur un parterre. Au milieu du souper, une femme croit voir une araignée : la peur la saisit, elle pousse un cri, quitte la table, fuit dans le jardin, et tombe sur un gazon. Au moment de sa chûte, elle entend rouler quelqu’un à ses côtés ; c’étoit le premier ministre du duc : ah ! Monsieur, lui dit-elle, que vous me rassurez ! Et que j’ai de graces à vous rendre ! Je craignois d’avoir fait une impertinence : eh ! Madame, qui pourroit y tenir ? répond le ministre : mais, dites-moi, étoit-elle bien grosse ? ah ! Monsieur, elle étoit affreuse. voloit-elle, ajouta-t-il, près de moi ? que voulez-vous dire ? Une araignée voler ? eh quoi ! reprit-il, c’est [p. 569] pour une araignée que vous faites ce train-là ? allez, madame, vous êtes une folle : je croyois que c’étoit une chauve-souris. Ce fait est l’histoire de tous les hommes. On ne peut supporter son ridicule dans autrui ; on s’injurie réciproquement ; et, dans ce monde, ce n’est jamais qu’une vanité qui se moque de l’autre. Aussi, d’après Salomon, est-on toujours tenté de s’écrier : tout est vanité. C’est à cette vanité que tiennent la plupart de nos méprises de sentiment. Mais, comme c’est surtout en matiere de conseils que cette méprise est plus facilement apperçue, après avoir exposé quelques-unes des erreurs où nous jette la profonde ignorance de nous-mêmes, il est encore utile de montrer les erreurs où cette même ignorance de nous-mêmes précipite quelquefois les autres.
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 11

[p. 570] des conseils.

tout homme qu’on consulte croit toujours ses conseils dictés par l’amitié. Il le dit ; la plupart des gens le croient sur sa parole, et leur aveugle confiance ne les égare que trop souvent. Il seroit cependant très-facile de se détromper sur ce point ; car enfin, on aime peu de gens, et l’on veut conseiller tout le monde. Où cette manie de conseiller prend-elle sa source ? Dans notre vanité. La folie de presque tout homme est de se croire sage, et beaucoup plus sage que son voisin : tout ce qui le confirme dans cette opinion lui plaît. Qui nous consulte nous est agréable : c’est un aveu d’infériorité qui nous flatte. D’ailleurs, que d’occasions l’intérêt du consultant ne nous donne-t-il pas d’étaler nos maximes, nos idées, nos sentiments, de parler de nous, d’en parler beaucoup, et d’en parler en bien ? Aussi n’est-il personne qui n’en profite. Plus occupé de l’intérêt de notre vanité que de l’intérêt du consultant, il nous quitte ordinairement, sans être instruit ni éclairé ; et nos conseils n’ont été que notre panégyrique. C’est donc, presque toujours, la vanité qui conseille. Aussi veut-on corriger tout le monde. C’est à ce sujet qu’un philosophe répondoit à un de ces conseillers empressés : comment me corrigerois-je de mes défauts, puisque tu ne te corrige pas toi-même de l’envie de corriger ? Si c’étoit, en effet, l’amitié seule qui donnât des conseils, cette passion, comme toute passion vive, nous éclaireroit, nous feroit connoître quand et comment l’on doit conseiller. [p. 571] Dans le cas de l’ignorance, nul doute, par exemple, qu’un conseil ne soit très-utile. Un avocat, un médecin, un philosophe, un politique, peuvent, chacun en leur genre, donner d’excellents avis. Dans tout autre cas, le conseil est inutile ; souvent même il est ridicule ; parce qu’en général c’est toujours soi qu’on y propose pour modele. Qu’un ambitieux consulte un homme modéré, et lui propose ses vues et ses projets : abandonnez-les, lui dira celui-ci ; ne vous exposez point à des dangers, à des chagrins sans nombre, et livrez-vous à des occupations douces. Peut-être, lui répliquera l’ambitieux, entre des passions et des caracteres différents, si j’avois encore un choix à faire, peut-être me rendrois-je à votre avis : mais il s’agit, mes passions données, mon caractere formé, et mes habitudes prises, d’en tirer le meilleur parti possible pour mon bonheur. C’est sur ce point que je vous consulte. En vain ajouteroit-il que le caractere une fois formé, il est impossible d’en changer ; que les plaisirs d’un homme modéré seroient insipides pour un ambitieux ; et que le ministre disgracié meurt d’ennui. Quelques raisons qu’il allegue, l’homme modéré lui répétera toujours : il ne faut pas être ambitieux. Il me semble entendre un médecin dire à son malade : monsieur, n’ayez pas la fievre. Les vieillards tiendront le même langage. Qu’un jeune homme les consulte sur la conduite qu’il doit tenir : fuyez, lui diront-ils, tout bal, tout spectacle, toute assemblée de femmes et tout amusement frivole ; occupez-vous tout entier de votre fortune ; imitez-nous. Mais, leur répliquera le jeune homme, je suis encore très-sensible au plaisir ; j’aime les femmes avec fureur : comment y renoncer ? Vous sentez qu’à mon âge ce plaisir est un besoin. Quelque chose qu’il dise, un vieillard ne comprendra jamais que la jouissance [p. 572] d’une femme soit si nécessaire au bonheur d’un homme. Tout sentiment qu’on n’éprouve plus est un sentiment dont on n’admet point l’existence. Le vieillard ne cherche plus le plaisir, le plaisir ne le cherche plus. Les objets qui l’occupoient dans sa jeunesse se sont insensiblement éloignés de ses yeux. L’homme alors est comparable au vaisseau qui cingle en haute mer, qui perd insensiblement de vue les objets qui l’attachoient au rivage, et qui lui-même disparoît bientôt à leurs yeux. Qui considere l’ardeur avec laquelle chacun se propose pour modele, croit voir des nageurs répandus sur un grand lac, et qui, emportés par des courants divers, levent la tête au-dessus de l’eau, et se crient les uns aux autres : c’est moi qu’il faut suivre, et c’est là qu’il faut aborder. Retenu lui-même par des chaînes d’airain sur un rocher, d’où il contemple leur folie : ne voyez-vous pas, dit le sage, qu’entraînés par des courants contraires, vous ne pouvez aborder au même endroit ? Conseiller à un homme de dire ceci, de faire cela, c’est ordinairement ne rien dire, sinon : j’agirois de cette maniere, je dirois telle chose. Aussi ce mot de Moliere ; vous êtes orfévre, Monsieur Josse, appliqué à l’orgueil de se donner pour exemple, est-il bien plus général qu’on ne l’imagine. Il n’est point de sot qui ne voulût diriger la conduite de l’homme du plus grand esprit. Il me semble voir le chef des natchès, qui, tous les matins, au lever de l’aurore, sort de sa cabane, et du doigt marque au soleil son frere, la route qu’il doit tenir.

[p. 573] Mais, dira-t-on, l’homme qu’on consulte peut sans doute se faire illusion à lui-même, attribuer à l’amitié ce qui n’est en lui que l’effet de sa vanité : mais, comment cette illusion passe-t-elle jusqu’à celui qui consulte ? Comment n’est-il pas, à cet égard, éclairé par son intérêt ? C’est qu’on croit volontiers que les autres prennent, à ce qui nous regarde, un intérêt que réellement ils n’y prennent point ; c’est que la plupart des hommes sont foibles, ne peuvent se conduire eux-mêmes, ont besoin qu’on les décide ; et qu’il est très-facile, comme l’observation le prouve, de communiquer à de pareils hommes la haute opinion qu’on a de soi. Il n’en est pas ainsi d’un esprit ferme. S’il consulte, c’est qu’il ignore : il sait que, dans tout autre cas, et lorsqu’il s’agit de son propre bonheur, c’est uniquement à lui seul qu’il doit s’en rapporter. En effet, si la bonté d’un conseil dépend alors d’une connoissance exacte du sentiment et du degré de sentiment dont un homme est affecté, qui peut mieux se conseiller que soi-même ? Si l’intérêt vif nous éclaire sur tous les objets de nos recherches, qui peut être plus éclairé que nous sur notre propre bonheur ? Qui sait si, le caractere formé et les habitudes prises, chacun ne se conduit pas le mieux possible, lors même qu’il paroît le plus fou ? Tout le monde sait cette réponse d’un fameux oculiste : un paysan va le consulter ; il le trouve à table, bûvant et mangeant bien : que faire pour mes yeux ? lui dit le paysan. vous abstenir du vin, reprend l’oculiste. mais il me semble, reprend le paysan en s’approchant de lui, que vos yeux ne sont pas plus sains que les miens, et cependant vous bûvez ?... oui vraiment ; c’est que j’aime mieux boire que guérir. Que de gens dont le bonheur est, comme celui de cet oculiste, attaché à des passions qui doivent les plonger dans les plus [p. 574] grands malheurs ; et qui cependant, si je l’ose dire, seroient fous de vouloir être plus sages ! Il est même des hommes, et l’expérience ne l’a que trop démontré, qui sont assez malheureusement nés pour ne pouvoir être heureux que par des actions qui les menent à la greve. Mais, répliquera-t-on, il est aussi des hommes qui, faute d’un sage conseil, tombent journellement dans les fautes les plus grossieres : un bon conseil, sans doute, pourroit les leur faire éviter. Mais je dis qu’ils en commettroient de plus considérables encore, s’ils se livroient indistinctement aux conseils d’autrui. Qui les suit aveuglément n’a qu’une conduite pleine d’inconséquences, ordinairement plus funeste que les excès même des passions.

En s’abandonnant à son caractere, on s’épargne, au moins, les efforts inutiles qu’on fait pour y résister. Quelque forte que soit la tempête, lorsqu’on prend le vent arriere, l’on soutient sans fatigue l’impétuosité des mers : mais, si l’on veut lutter contre les vagues en prêtant le flanc à l’orage, l’on ne trouve par-tout qu’une mer rude et fatiguante.

Des conseils inconsidérés ne nous précipitent que trop souvent dans des abymes de malheurs. Aussi devroit-on souvent se rappeller ce mot de Socrate : puissai-je, disoit ce philosophe, toujours en garde contre mes maîtres et mes amis, conserver toujours mon ame dans une situation tranquille, et n’obéir jamais qu’à la raison, la meilleure des conseilleres ! Quiconque écoute la raison est non seulement sourd aux mauvais conseils, mais pese encore à la balance du doute les [p. 575] conseils même de ces gens qui, respectables par leur âge, leurs dignités et leur mérite, mettent cependant trop d’importance à leurs occupations, et, comme le héros de Cervantes, ont un coin de folie auquel ils veulent tout ramener. Si les conseils sont quelquefois utiles, c’est pour se mettre en état de se mieux conseiller soi-même : s’il est prudent d’en demander, ce n’est qu’à ces gens sages qui, connoissant la rareté et le prix d’un bon conseil, en sont et doivent toujours en être avares. En effet, pour en donner d’utiles, avec quel soin ne faut-il pas approfondir le caractere d’un homme ? Quelle connoissance ne faut-il pas avoir de ses goûts, de ses inclinations, des sentiments qui l’animent, et du degré de sentiment dont il est affecté ? Quelle finesse enfin pour pressentir les fautes qu’il veut commettre avant que de s’en repentir, pour prévoir les circonstances où la fortune doit le placer, et juger, en conséquence, si tel défaut, dont on voudroit le corriger, ne se changera pas en vertu dans les places où vraisemblablement il doit parvenir ? C’est le tableau effrayant de ces difficultés qui rend l’homme sage si réservé sur l’article des conseils. Aussi n’est-ce qu’à ceux qui n’en donnent point qu’il en faut toujours demander. Tout autre conseil doit être suspect. Mais est-il quelque signe auquel on puisse reconnoître les conseils de l’homme sage ? Oui, sans doute, il en est. Toutes les passions ont un langage différent. On peut donc, par l’énoncé des conseils, reconnoître le motif qui les donne. Dans la [p. 576] plupart des hommes, c’est, comme je l’ai dit plus haut, l’orgueil qui les dicte ; et les conseils de l’orgueil, toujours humiliants, ne sont presque jamais suivis. L’orgueil les donne, l’orgueil y résiste. C’est l’enclume qui repousse le marteau. L’art de les faire goûter, qui, de tous les arts, est peut-être, chez les hommes, l’art le moins perfectionné, est absolument inconnu à l’orgueil. Il ne discute point. Ses conseils sont des décisions, et ses décisions sont la preuve de son ignorance. On dispute sur ce qu’on sait, on tranche sur ce qu’on ignore. Mortels, diroit volontiers l’orgueilleux, écoutez-moi : supérieur en esprit aux autres hommes, je parle, qu’ils exécutent et croient en mes lumieres : me répliquer, c’est m’offenser. Aussi, toujours plein d’un respect profond pour lui-même, qui résiste à ses conseils est un entêté auquel il faut des flatteurs et non des amis. Superbe, lui répondroit-on, sur qui doit tomber ce reproche, si ce n’est sur toi-même, qui t’emportes avec tant de violence contre ceux qui, par une déférence aveugle à tes décisions, ne flattent point ta présomption ? Apprends que c’est le vice de l’humeur qui te sauve du vice de la flatterie. D’ailleurs, que veux-tu dire par cet amour pour la flatterie, que tous les hommes se reprochent réciproquement, et dont on accuse principalement les grands et les rois ? Chacun, sans doute, hait la louange, lorsqu’il la croit fausse : l’on n’aime donc les flatteurs qu’en qualité d’admirateurs sinceres. Sous ce titre, il est impossible de ne les point aimer, parce que chacun se croit louable et veut être loué. Qui dédaigne les éloges souffre du moins qu’on le loue sur ce point. Lorsqu’on déteste le flatteur, c’est qu’on le reconnoît pour tel. Dans la flatterie, ce n’est donc pas la louange, mais la fausseté qui choque. Si l’homme d’esprit paroît moins sensible aux [p. 577] éloges, c’est qu’il en apperçoit plus souvent la fausseté : mais qu’un flatteur adroit le loue, persiste à le louer, et mêle quelques blâmes aux éloges qu’il lui donne, l’homme d’esprit en sera tôt ou tard la dupe. Depuis l’artisan jusqu’aux princes, tout aime la louange, et, par conséquent, la flatterie adroite. Mais, dira-t-on, n’a-t-on pas vu des rois supporter, avec reconnoissance, les dures représentations d’un conseiller vertueux ? Oui, sans doute : mais ces princes étoient jaloux de leur gloire ; ils étoient amoureux du bien public ; leur caractere les forçoit d’appeller à leur cour des hommes animés de cette même passion, c’est-à-dire, des hommes qui ne leur donnassent que des conseils favorables aux peuples. Or, de pareils conseillers flattent un prince vertueux, du moins dans l’objet de sa passion, s’ils ne le flattent pas toujours dans les moyens qu’il prend pour la satisfaire : une pareille liberté ne l’offense donc pas. Je dirai de plus, qu’une vérité dure peut quelquefois le flatter : c’est, la morsure d’une maîtresse. Qu’un homme s’approche d’un avare, et lui dise, vous êtes un sot, vous placez mal votre argent, voilà l’emploi plus utile que vous en pouvez faire ; loin d’être révolté d’une pareille franchise, l’avare en saura gré à son auteur. En désapprouvant la conduite de l’avare, on le flatte dans ce qu’il a de plus cher, c’est-à-dire, dans l’objet de sa passion. Or, ce que je dis de l’avare peut s’appliquer au roi vertueux. à l’égard d’un prince que n’animeroit point l’amour de la gloire ou du bien public, ce prince ne pourroit attirer à sa cour que des hommes qui, relativement à ses goûts, ses préjugés, ses vues, ses projets et ses plaisirs, pourroient l’éclairer sur l’objet de ses desirs : il ne seroit donc environné [p. 578] que de ces hommes vicieux auxquels la vengeance publique donne le nom de flatteurs. Loin de lui fuiroient tous les gens vertueux. Exiger qu’il les rassemblât près de son trône, ce seroit lui demander l’impossible, et vouloir un effet sans cause. Les tyrans et les grands princes doivent se décider par le même motif sur le choix de leurs amis ; ils ne different que par la passion dont ils sont animés. Tous les hommes veulent donc être loués et flattés : mais tous ne veulent pas l’être de la même maniere ; et c’est uniquement en ce point qu’ils sont différents entr’eux. L’orgueilleux n’est point exempt de ce desir : quelle preuve plus forte que la hauteur avec laquelle il décide, et la soumission aveugle qu’il exige ? Il n’en est pas ainsi de l’homme sage : son amour-propre ne se manifeste point d’une maniere insultante : s’il donne un conseil, il n’exige point qu’on le suive. La saine raison soupçonne toujours qu’elle n’a pas considéré un objet sous toutes ses faces. Aussi l’énoncé de ses conseils est-il toujours remarquable par quelqu’une de ces expressions de doute, propres à marquer la situation de l’ame. Telles sont ces phrases : je crois que vous devez vous conduire de telle maniere ; tel est mon avis ; tels sont les motifs sur lesquels je me fonde : mais n’adoptez rien sans examen, etc. C’est à cette maniere de conseiller qu’on reconnoît l’homme sage ; lui seul peut réussir auprès de l’homme d’esprit ; et, s’il n’a pas toujours le même succès auprès des gens médiocres, c’est que ces derniers, souvent [p. 579] incertains, veulent qu’on les arrache à leur irrésolution et qu’on les décide ; ils s’en fient plus à la sottise qui tranche d’un ton ferme, qu’à la sagesse qui parle en hésitant.

L’amitié, qui conseille, prend à peu près le ton de la sagesse ; elle unit seulement l’expression du sentiment à celle du doute. Résiste-t-on à ses avis ? Va-t-on même jusqu’à les mépriser ? C’est alors qu’elle se fait mieux connoître, et qu’après avoir fait ses représentations, elle s’écrie avec Pylade : allons, Seigneur, enlevons Hermione. Chaque passion a donc ses tours, ses expressions et sa maniere particuliere de s’exprimer : aussi l’homme qui, par une analyse exacte des phrases et des expressions dont se servent les différentes passions, donneroit le signe auquel on peut les reconnoître, mériteroit sans doute infiniment de la reconnoissance publique. C’est alors qu’on pourroit, dans le faisceau de sentiments qui produisent chaque acte de notre volonté, distinguer du moins le sentiment qui domine en nous. Jusques-là les hommes s’ignoreront eux-mêmes, et tomberont, en fait de sentiments, dans les erreurs les plus grossieres. [p. 580]
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 12

du bon sens.

la différence de l’esprit d’avec le bon sens est dans la cause différente qui les produit. L’un est l’effet des passions fortes, et l’autre de l’absence de ces mêmes passions. L’homme de bon sens ne tombe donc communément dans aucune de ces erreurs où nous entraînent les passions ; mais aussi ne reçoit-il aucun de ces coups de lumiere qu’on ne doit qu’aux passions vives. Dans le courant de la vie, et dans les choses où, pour bien voir, il suffit de voir d’un oeil indifférent, l’homme de bon sens ne se trompe point. S’agit-il de ces questions un peu compliquées, où, pour appercevoir et démêler le vrai, il faut quelque effort et quelque fatigue d’attention ? L’homme de bon sens est aveugle : privé de passions, il se trouve, en même temps, privé de ce courage, de cette activité d’ame et de cette attention continue qui seules pourroient l’éclairer. Le bon sens ne suppose donc aucune invention, ni par conséquent aucun esprit : et c’est, si je l’ose dire, où le bon sens finit que l’esprit commence.

Le bon sens s'oppose à l'esprit en cela que le premier, s'il ne fait pas d'erreur, ne procure aucun bien désirable , ni aucun plaisir intense, alors que le second innove et change les choses en vue de grande satisfactions. De plus la plupart des hommes sont spontanément des êtres de passions, seule une infime minorité sans doute, sous l'effet d'une première expérience malheureuse qui a suscité en eux la peur permanente du risque, désire, par prudence, ne plus désirer pour ne plus rien risquer.

Il ne faut cependant point en conclurre que le bon sens soit si commun. Les hommes sans passions sont rares. L’esprit juste, qui, de toutes les sortes d’esprit, est sans contredit l’espece la plus voisine du bon sens, n’est pas lui-même [p. 581] exempt de passions. D’ailleurs, les sots n’en sont pas moins susceptibles que l’homme d’esprit. Si tous prétendent au bon sens, et même s’en donnent le titre, on ne les en croit pas sur leur parole. C’est M Diafoirus qui dit : je jugeai, par la pesanteur d’imagination de mon fils, qu’il auroit un bon jugement à venir. On manque toujours de bon sens, lorsqu’à cet égard, l’on n’a que son défaut d’esprit pour appuyer ses prétentions.

Le corps politique est-il sain ? Les gens de bon sens peuvent être appellés aux grandes places, et les remplir dignement. L’état est-il attaqué de quelque maladie ? Ces mêmes gens de bon sens deviennent alors très-dangereux. La médiocrité conserve les choses dans l’état où elle les trouve. Ils laissent tout aller comme il va. Leur silence dérobe les progrès du mal, et s’oppose aux remedes efficaces qu’on y pourroit apporter. Ils ne déclarent ordinairement la maladie qu’au moment qu’elle est incurable. à l’égard de ces places secondaires où l’on n’est point chargé d’imaginer, mais d’exécuter ponctuellement, ils y sont ordinairement très-propres. Les seules fautes qu’ils y commettent sont de ces fautes d’ignorance, qui, dans les petites places, sont presque toujours de peu d’importance. Quant à leur conduite particuliere, elle n’est point habile, mais elle est toujours raisonnable. L’absence de passions, en interceptant toutes les lumieres dont les passions sont la source, leur fait en même temps éviter toutes les erreurs où les passions précipitent. Les gens sensés sont en général plus heureux que les hommes livrés à des passions fortes : cependant l’indifférence des premiers les rend moins heureux que l’homme doux, et qui, né sensible, a, par l’âge et les réflexions, affoibli en lui cette sensibilité. Il lui reste un coeur ; et ce [p. 582] coeur s’ouvre encore aux foiblesses des autres ; sa sensibilité se ranime avec eux ; il jouit enfin du plaisir d’être sensible, sans en être moins heureux. Aussi, plus aimable aux yeux de tous, est-il plus aimé de ses concitoyens, qui lui savent gré de ses foiblesses.

Quelque rare que soit le bon sens, les avantages qu’il procure ne sont que personnels ; ils ne s’étendent point sur l’humanité. L’homme de bon sens ne peut donc prétendre à la reconnoissance publique, ni par conséquent à la gloire. Mais la prudence, dira-t-on, qui marche à la suite du bon sens, est une vertu que toutes les nations ont intérêt d’honorer. Cette prudence, répondrai-je, si vantée et quelquefois si utile aux particuliers, n’est pas pour tout un peuple une vertu si desirable qu’on l’imagine. De tous les dons que le ciel peut verser sur une nation, le don de tous le plus funeste seroit, sans contredit, la prudence, si le ciel la rendoit commune à tous les citoyens. Qu’est-ce en effet que l’homme prudent ? Celui qui conserve, des maux éloignés, une image assez vive, pour qu’elle balance en lui la présence d’un plaisir qui lui seroit funeste. Or supposons que la prudence descende sur toutes les têtes qui composent une nation : où trouver alors des hommes qui, pour cinq sols par jour, affrontent, dans les combats, la mort, les fatigues ou les maladies ? Quelle femme se présenteroit à l’autel de l’hymen, s’exposeroit au malaise d’une grossesse, aux dangers d’un accouchement, à l’humeur, aux contradictions d’un mari, aux chagrins enfin qu’occasionnent la mort ou la mauvaise conduite des enfants ? Quel homme, conséquent aux principes de sa religion, ne mépriseroit pas l’existence fugitive des plaisirs d’ici bas ; et, tout entier au soin de son salut, ne chercheroit pas, dans une vie plus austere, le moyen [p. 583] d’accroître la félicité promise à la sainteté ? Quel homme ne choisiroit pas, en conséquence, l’état le plus parfait, celui dans lequel son salut seroit le moins exposé ; ne préféreroit pas la palme de la virginité aux myrthes de l’amour, et n’iroit pas enfin s’ensevelir dans un monastere ? C’est donc à l’inconséquence que la postérité devra son existence. C’est la présence du plaisir, sa vue toute puissante, qui brave les malheurs éloignés, anéantit la prévoyance. C’est donc à l’imprudence et à la folie que le ciel attache la conservation des empires et la durée du monde. Il paroît donc qu’au moins dans la constitution actuelle de la plupart des gouvernements, la prudence n’est desirable que dans un très-petit nombre de citoyens ; que la raison, synonyme du mot de bon sens et vantée par tant de gens, ne mérite que peu d’estime ; que la sagesse qu’on lui suppose tient à son inaction ; et que son infaillibilité apparente n’est le plus souvent qu’une apathie.

La philosophie aristotélicienne fait de la prudence la valeur cardinale pour être heureux. Or la prudence est impuissante, voire paralysante, car elle fait du risque une source permanente d'inaction. Au contraire, rien de grand ne se fait sans risque et donc sans imprudence. Un excès de prudence tue le désir même de faire quoi que ce soit. Le sage est donc inapte au grandes actions qui changent le monde et les choses sur le plan collectif et politique . De plus, sur le plan personnel, la prudence réduit tout désir et donc tout plaisir et rend la vie si ennuyeuse qu'elle en devient, sinon malheureuse, du moins froide et indifférente et donc difficilement viable pour la majorité des humains. C'est pourquoi la prudence ne peut concerner qu'une minorité d'hommes qui supportent, voire apprécient, l'ennui qu'elle génère et non pas la totalité des humains.

J’avouerai cependant que le titre d’homme de bon sens, usurpé par une infinité de gens, ne leur appartient certainement pas. Si l’on dit de presque tous les sots qu’ils sont gens de bon sens, il en est, à cet égard, des sots comme des filles laides qu’on cite toujours comme bonnes. On vante volontiers le mérite de ceux qui n’en ont point : on les présente sous le côté le plus avantageux, et les hommes supérieurs sous le côté le plus défavorable. Que de gens prodiguent en conséquence les plus grands éloges au bon sens, qu’ils placent et doivent réellement placer au-dessus de l’esprit ! En effet, chacun [p. 584] voulant s’estimer préférablement aux autres, et les gens médiocres se sentant plus près du bon sens que de l’esprit, ils doivent faire peu de cas de celui-ci, le regarder comme un don futile : et de-là cette phrase tant répétée par les gens médiocres : bon sens vaut mieux qu’esprit et que génie ; phrase par laquelle chacun d’eux veut insinuer qu’au fond il a plus d’esprit qu’aucun de nos hommes célebres. [p. 585]
 
 

DISCOURS 4 CHAPITRE 13

esprit de conduite.

l’objet commun du desir des hommes, c’est le bonheur ; et l’esprit de conduite ne devroit être, en conséquence, que l’art de se rendre heureux. Peut-être s’en seroit-on formé cette idée, si le bonheur n’avoit presque toujours paru moins un don de l’esprit, qu’un effet de la sagesse et de la modération de notre caractere et de nos desirs. Presque tous les hommes, fatigués par la tourmente des passions, ou languissants dans le calme de l’ennui, sont comparables, les premiers au vaisseau battu par les tempêtes du nord, et les seconds au vaisseau que le calme arrête au milieu des mers de la zône torride. à son secours, l’un appelle le calme, et l’autre les aquilons. Pour naviguer heureusement, il faut être poussé par un vent toujours égal. Mais tout ce que je pourrois dire à cet égard sur le bonheur, n’auroit aucun rapport au sujet que je traite.

La question du bonheur concerne tout désir puisque le bonheur est l'objectif universel de tout désir, en cela elle est la question philosophique la plus fondamentale dès lors qu'elle recoupe celle du sens de la vie , voire se confond avec elle. Mais deux visions du bonheur s'affrontent l'une, philosophique, fait de la sagesse de la modération du désir et de la maitrise des passions sa condition et l'autre qui, au risque d'être illusoire, affirme que toute satisfaction du désir même la plus passionnel concoure au bonheur. Il va de soi que ce débat n'a pas directement de relation avec celui de savoir ce qu'est l'esprit et par conséquent ce qu'est être un homme d'esprit puisque l'esprit souffle, si l'on peut dire, dans les deux cas.. 

On n’a jusqu’à présent entendu par esprit de conduite que la sorte d’esprit propre à guider aux divers objets de fortune qu’on se propose. Dans une république telle que la république romaine, et dans tout gouvernement où le peuple est le distributeur des graces, où les honneurs sont le prix du mérite, l’esprit de conduite n’est autre chose que le génie même et le grand talent. Il n’en est pas ainsi dans les gouvernements où les graces sont dans la main de quelques hommes dont la grandeur est indépendante du bonheur public : dans ces pays, [p. 586] l’esprit de conduite n’est que l’art de se rendre utile ou agréable aux dispensateurs des graces ; et c’est moins à son esprit qu’à son caractere qu’on doit communément cet avantage. La disposition la plus favorable et le don le plus nécessaire pour réussir auprès des grands, est un caractere pliable à toute sorte de caracteres et de circonstances. Fût-on dépourvu d’esprit, un tel caractere, aidé d’une position favorable, suffit pour faire fortune. Mais, dira-t-on, rien de plus commun que de pareils caracteres : il n’est donc personne qui ne puisse faire fortune et se concilier la bienveillance d’un grand, en se faisant ou le ministre de ses plaisirs ou son espion. Aussi le hazard a-t-il grande part à la fortune des hommes. C’est le hazard qui nous fait pere, époux, ami de la beauté qu’on offre et qui plaît à son protecteur ; c’est le hazard qui nous place chez un grand, au moment qu’il lui faut un espion. quiconque est sans honneur et sans humeur, disoit m le duc D’Orléans régent, est un courtisan parfait. Conséquemment à cette définition, il faut convenir que le parfait en ce genre n’est rare qu’à l’égard de l’humeur. Mais, si les grandes fortunes sont en général l’oeuvre du hazard, et si l’homme n’y contribue qu’en se prêtant aux bassesses et aux friponneries presque toujours nécessaires pour y parvenir, il faut cependant avouer que l’esprit a quelquefois part à notre élévation. Le premier, par exemple, qui, par l’importunité, s’est fait un protecteur ; celui qui, profitant de l’humeur hautaine d’un homme en place, s’est attiré de ces propos brusques qui déshonorent celui qui les prononce et le forcent à devenir le protecteur de l’offensé ; celui-là, dis-je, a porté de l’invention et de l’esprit dans sa conduite. Il en est de même du premier qui [p. 587] s’est apperçu qu’il pouvoit, dans la maison des gens en place, se créer la charge de plastron des plaisanteries, et vendre aux grands à tel prix le droit de le mépriser et de s’en moquer. Quiconque se sert ainsi de la vanité d’autrui pour arriver à ses fins, est doué de l’esprit de conduite. L’homme adroit en ce genre marche constamment à son intérêt, mais toujours sous l’abri de l’intérêt d’autrui. Il est très-habile, s’il prend, pour arriver au but qu’il se propose, une route qui semble l’en écarter.

La vanité comme amour de soi dévoyé en image de soi socialement valorisée est acrifieraussi une passion utilisable en se faisant même au prix de la moquerie de la part de qui il veut obtenir un avantage la victime apparente de ses sarcasmes. C'est une flatterie intéressée malgré le fait que cet intérêt se paie au prix de la vanité du flatteur. Il y a plusieurs sortes d'intérêt. Il est toujours possible d'en sacrifier l'apparence de l'un (image de soi) , à un autre intérêt bien réel (sécurité, intérêt financier etc...) quitte à récupérer ensuite le premier sur ce fond plus solide.

C’est le moyen d’endormir la jalousie de ses rivaux, qui ne se réveillent qu’au moment qu’ils ne peuvent mettre obstacle à ses projets. Que de gens d’esprit, en conséquence, ont joué la folie, se sont donné des ridicules, ont affecté la plus grande médiocrité devant des supérieurs, hélas ! Trop faciles à tromper par les gens vils dont le caractere se prête à cette bassesse ! Que d’hommes cependant sont, en conséquence, parvenus à la plus haute fortune, et devoient réellement y parvenir ! En effet, tous ceux que n’anime point un amour extrême pour la gloire, ne peuvent, en fait de mérite, jamais aimer que leurs inférieurs. Ce goût prend sa source dans une vanité commune à tous les hommes. Chacun veut être loué ; or, de toutes les louanges, la plus flatteuse, sans contredit, est celle qui nous prouve le plus évidemment notre excellence. Quelle reconnoissance ne doit-on pas à ceux qui nous découvrent des défauts qui, sans nous être nuisibles, nous assurent de notre supériorité ! De toutes les flatteries, cette flatterie est la plus adroite. à la cour même d’Alexandre, il étoit dangereux de paroître trop grand homme. mon fils, fais-toi petit devant Alexandre, disoit Parmenion à Philotas : ménage-lui quelquefois le plaisir de te reprendre, et souviens-toi que [p. 588] c’est à ton infériorité apparente que tu devras son amitié. Que d’Alexandres, en ce monde, portent une haine secrette aux talents supérieurs ! L’homme médiocre est l’homme aimé. monsieur, disoit un pere à son fils, vous réussissez dans le monde, et vous vous croyez un grand mérite. Pour humilier votre orgueil, sachez à quelles qualités vous devez ces succès : vous êtes né sans vices, sans vertus, sans caractere ; vos lumieres sont courtes, votre esprit est borné ; que de droits, ô mon fils, vous avez à la bienveillance des hommes !

Au reste, quelque avantage que procure la médiocrité, et quelques accès qu’elle ouvre à la fortune, l’esprit, comme je l’ai dit plus haut, a quelquefois part à notre élévation : pourquoi donc le public n’a-t-il aucune estime pour cette sorte d’esprit ? C’est, répondrai-je, parce qu’il ignore le détail des manoeuvres dont se sert l’intriguant ; et ne peut, presque jamais, savoir si son élévation est l’effet, ou de ce qu’on appelle l’esprit de conduite, ou du pur hazard. D’ailleurs, le nombre des idées nécessaires pour faire fortune n’est point immense. Mais, dira-t-on, pour duper les hommes, quelle connoissance ne faut-il pas en avoir ? L’intriguant, répondrai-je, connoît parfaitement l’homme dont il a besoin, mais ne connoît point les hommes. Entre l’homme d’intrigue et le philosophe, on trouve, à cet égard, la même différence qu’entre le courrier et le géographe. Le premier sait peut-être mieux que M Danville le sentier le plus court pour [p. 589] gagner Versailles : mais il ne connoît certainement pas la surface du globe comme ce géographe. Qu’un intriguant habile ait à parler en public, qu’on le transporte dans une assemblée de peuple ; il y sera aussi gauche, aussi déplacé, aussi silentieux, que le seroit auprès des grands le génie supérieur qui, jaloux de connoître l’homme de tous les siecles et de tous les pays, dédaigne la connoissance d’un certain homme en particulier. L’intriguant ne connoît donc point les hommes ; et cette connoissance lui seroit inutile. Son objet n’est point de plaire au public, mais à quelques gens puissants, et souvent bornés ; trop d’esprit nuiroit à ce dessein. Pour plaire aux gens médiocres, il faut, en général, se prêter aux erreurs communes, se conformer aux usages, et ressembler à tout le monde. L’esprit élevé ne peut s’abaisser jusques-là. Il aime mieux être la digue qui s’oppose au torrent, dût-il en être renversé, que le rameau léger qui flotte au gré des eaux. D’ailleurs, l’homme éclairé, avec quelque adresse qu’il se masque, ne ressemble jamais si exactement à un sot qu’un sot se ressemble à lui-même. On est bien plus sûr de soi, lorsqu’on prend, que lorsqu’on feint de prendre des erreurs pour des vérités.

Le nombre d’idées que suppose l’esprit de conduite n’a donc que peu d’étendue : mais, en exigeât-il davantage, je dis que le public n’auroit encore aucune sorte d’estime pour cette sorte d’esprit. L’intriguant se fait le centre de la nature ; c’est à son intérêt seul qu’il rapporte tout ; il ne fait rien pour le bien public : s’il parvient aux grandes places, il y jouit de la considération toujours attachée au pouvoir et surtout à la crainte qu’il inspire ; mais il ne peut jamais atteindre à la réputation, qu’on doit regarder comme un don de la reconnoissance générale. J’ajouterai même que l’esprit [p. 590] qui le fait parvenir semble tout-à-coup l’abandonner lorsqu’il est parvenu. Il ne s’éleve aux grandes places que pour s’y déshonorer, parce qu’en effet l’esprit d’intrigue, nécessaire pour y parvenir, n’a rien de commun avec l’esprit d’étendue, de force et de profondeur nécessaire pour les remplir dignement. D’ailleurs, l’esprit de conduite ne s’allie qu’avec une certaine bassesse de caractere, qui rend encore l’intriguant méprisable aux yeux du public. Ce n’est pas qu’on ne puisse, à beaucoup d’intrigue, unir beaucoup d’élévation d’ame. Qu’à l’exemple de Cromwel, un homme veuille monter au trône : la puissance, l’éclat de la couronne, et les plaisirs attachés à l’empire, peuvent sans doute à ses yeux ennoblir la bassesse de ses menées, puisqu’ils effacent déjà l’horreur de ses crimes aux yeux de la postérité qui le place au rang des plus grands hommes : mais que, par une infinité d’intrigues, un homme cherche à s’élever à ces petits postes qui ne peuvent jamais lui mériter, s’il est cité dans l’histoire, que le nom de coquin ou de friponneau, je dis qu’un pareil homme se rend méprisable, non seulement aux yeux des gens honnêtes, mais encore à ceux des gens éclairés. Il faut être un petit homme pour desirer de petites choses. Quiconque se trouve au-dessus des besoins, sans être, par son état, porté aux premiers postes, ne peut avoir d’autre besoin que celui de la gloire, et d’autre parti à prendre, s’il est homme d’esprit, que de se montrer toujours vertueux.

L’intriguant doit donc renoncer à l’estime publique. Mais, dira-t-on, il en est bien dédommagé par le bonheur attaché à la grande fortune. L’on se trompe, répondrai-je, si l’on le croit heureux. Le bonheur n’est point l’appanage des grandes places ; il dépend uniquement de l’accord heureux [p. 591] de notre caractere avec l’état et les circonstances dans lesquelles la fortune nous place. Il en est des hommes comme des nations ; les plus heureuses ne sont pas toujours celles qui jouent le plus grand rôle dans l’univers. Quelle nation plus fortunée que la nation suisse ! à l’exemple de ce peuple sage, l’heureux ne bouleverse point le monde par ses intrigues ; content de lui, il s’occupe peu des autres ;

Le bonheur authentique est le contentement de soi par soi et ce contentement est d'autant plus grand qu'il dépend moins des autres, dans un équilibre valorisant entre le caractère et désir de chacun et sa situation ; le bonheur est donc moins affaire de circonstances externes que de la relation, laquelle dépend de nous, entre ces circonstances et son propre désir d'être.

il ne se trouve point sur la route de l’ambitieux ; l’étude remplit une partie de ses journées ; il vit peu connu, et c’est l’obscurité de son bonheur qui seul en fait la sûreté. Il n’en est pas ainsi de l’intriguant : on lui vend cher les titres dont on le décore. Que n’exige point un protecteur ? Le sacrifice perpétuel de la volonté des petits est le seul hommage qui le flatte. Semblable à Saturne, à Moloch, à Teutates, s’il l’osoit, il ne voudroit être honoré que par des sacrifices humains. La peine qu’endure le protégé est un spectacle agréable au protecteur ; ce spectacle l’avertit de sa puissance ; il en conçoit une plus haute idée de lui-même. Aussi n’est-ce qu’à des attitudes gênantes que la plupart des nations ont attaché le signe du respect. Quiconque veut, par l’intrigue, s’ouvrir le chemin de la fortune, doit donc se dévouer aux humiliations. Toujours inquiet, il ne peut d’abord appercevoir le bonheur que dans la perspective d’un avenir incertain ; et c’est de l’espérance, ce rêve consolateur des hommes éveillés et malheureux, dont il peut attendre sa félicité. Lorsqu’il est parvenu, il a donc essuyé mille dégoûts. C’est pour s’en venger, qu’ordinairement dur et cruel envers les malheureux, il leur refuse son assistance, leur fait un tort de leur misere, la leur reproche, et croit, par ce reproche, faire regarder son inhumanité comme une justice, et sa fortune comme un mérite. Il ne jouit point, à la vérité, du [p. 592] plaisir de persuader. Comment s’assurer que la fortune d’un homme est l’effet de cette espece d’esprit que l’on nomme esprit de conduite, surtout dans ces pays entiérement despotiques, où, du plus vil esclave, on fait un vizir, où les fortunes dépendent de la volonté du prince et d’un caprice momentané dont lui-même n’apperçoit pas toujours la cause ? Les motifs qui, dans ces cas, déterminent les sultans, sont presque toujours cachés ; les historiens ne rapportent que les motifs apparents, ils ignorent les véritables ; et c’est, à cet égard, qu’on peut, d’après M De Fontenelle, assurer que l’histoire n’est qu’une fable convenue. Dans une comparaison de César et de Pompée, si Balzac dit, en parlant de leur fortune, l’un en est l’ouvrier, et l’autre en est l’ouvrage, il faut avouer qu’il est peu de Césars ; et que, dans les gouvernements arbitraires, le hazard est presque l’unique dieu de la fortune. Tout y dépend du moment et des circonstances dans lesquelles on se trouve placé ; et c’est, peut-être, ce qui dans l’orient a le plus accrédité le dogme de la fatalité. Selon les musulmans, la destinée tient tout sous son empire ; elle met les rois sur le trône, les en chasse, remplit leur régne d’événements heureux ou malheureux, et fait la félicité ou l’infortune de tous les mortels. Selon eux, la sagesse et la folie, les vices et les vertus d’un homme ne changent rien aux décrets gravés sur les tables de lumiere. C’est pour prouver ce dogme et montrer qu’en conséquence [p. 593] le plus criminel n’est pas toujours le plus malheureux, et que l’un marche au supplice par la route qui mene l’autre à la fortune, que les indiens mahométans racontent une fable assez singuliere : le besoin, disent-ils, assembla jadis un certain nombre d’hommes dans les déserts de la Tartarie. Privés de tout, dit l’un, nous avons droit à tout. La loi qui nous dépouilla du nécessaire pour augmenter le superflu de quelques rajahs, est une loi injuste. Rompons avec l’injustice. Il n’est plus de traité où l’avantage cesse d’être réciproque. Il faut ravir à nos oppresseurs les biens qu’ils nous ont ravis. à ces mots, l’orateur se tait ; l’assemblée, en frémissant, applaudit à ce discours ; le projet est noble, on veut l’exécuter. On se divise sur les moyens. Les plus braves se levent les premiers. La force, disent-ils, nous a tout enlevé ; c’est par la force qu’il faut tout recouvrer. Si nos rajahs ont, par leurs vexations, arraché jusqu’au nécessaire au sujet même qui leur prodigue ses biens, sa vie et ses peines, pourquoi refuser à nos besoins ce que des tyrans permettent à leur injustice ? Aux consins de ces régions, les bachas, par les présents qu’ils exigent, partagent le profit des caravanes ; ils pillent des hommes enchaînés par leur puissance et par la crainte. Moins injustes et plus braves qu’eux, attaquons des hommes armés ; que la valeur en décide : et que nos richesses soient du moins le prix d’une vertu. Nous y avons droit. Le ciel, par le don de la bravoure, désigne ceux qu’il veut arracher aux fers de la tyrannie. Que le laboureur sans force, sans courage, seme, laboure, recueille : c’est pour nous qu’il a moissonné.

Ravageons, pillons les nations. Nous y consentons tous, s’écrierent ceux qui, plus spirituels et moins hardis, craignoient [p. 594] de s’exposer aux dangers : mais ne devons rien à la force, et tout à l’imposture. Recevons sans péril, des mains de la crédulité, ce que peut-être en vain nous tenterions d’arracher par la force. Revêtons-nous du nom et de l’habit de bonzes ou de bramines, et parcourons la terre ; nous la verrons, empressée, fournir à nos besoins, et même à nos plaisirs secrets.

Ce parti parut lâche et bas aux ames fieres et courageuses. Divisée d’opinion, l’assemblée se sépare. Les uns se répandent dans l’Inde, le Thibet et les consins de la Chine. Leur front est austere et leur corps macéré. Ils en imposent aux peuples, les enseignent, les persuadent, divisent les familles, font déshériter les enfants, s’en appliquent les biens. On leur cede des terreins, on y construit des temples, on y attache des revenus. Ils empruntent le bras du puissant, pour plier l’homme éclairé au joug de la superstition. Ils soumettent enfin tous les esprits, en tenant le sceptre soigneusement caché sous les haillons de la misere et les cendres de la pénitence.

Pendant ce temps, leurs anciens et braves compagnons, retirés dans les déserts, surprennent les caravanes, les attaquent à main armée, les pillent, et partagent entr’eux le butin. Un jour où, sans doute, le combat n’avoit point tourné à leur avantage, on saisit un de ces brigands, on le conduit à la ville la plus prochaine, on dresse l’échaffaud, on le mene au supplice. Il y marchoit d’un pas assuré, lorsqu’il trouve sur son passage, et reconnoît, sous l’habit de bramine, un de ceux qui s’étoient séparés de lui dans le désert. Le peuple, avec respect, entouroit le bramine, et le portoit dans sa pagode. Le brigand s’arrête à son aspect : dieux justes ! S’écrie-t-il ; égaux en crimes, quelle différence [p. 595] entre nos destinées ! Que dis-je ? égaux en crimes ! En un jour, il a, sans crainte, sans danger, sans courage, plus fait gémir de veuves et d’orphelins, plus enlevé de richesses à l’empire, que je n’en ai pillé dans le cours de ma vie. Il eut toujours deux vices plus que moi ; la lâcheté et l’imposture. Cependant l’on me traite de scélérat, on l’honore comme un saint : l’on me traîne à l’échaffaud, on le porte dans sa pagode : l’on m’empale, on l’adore. C’est ainsi que les indiens prouvent qu’il n’y a qu’heur et malheur en ce monde.

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DISCOURS 4 CHAPITRE 14

Des qualités exclusives de l’esprit et de l’ame.

mon objet, dans les chapitres précédents, étoit d’attacher des idées nettes aux divers noms donnés à l’esprit. Je me propose d’examiner, dans celui-ci, s’il est des talents qui doivent s’exclurre l’un l’autre. Cette question, dira-t-on, est décidée par le fait : on n’est point à la fois supérieur en plusieurs genres. Newton n’est pas compté parmi les poëtes, ni Milton parmi les géometres ; les vers de Leibnitz sont mauvais. Il n’est pas même d’homme qui, dans un seul art, tel que la poësie ou la peinture, ait réussi dans tous les genres. Corneille et Racine n’ont rien fait dans le comique de comparable à Moliere. Michel-Ange n’a pas composé les tableaux de l’Albane, ni l’Albane peint ceux de Jules-Romain. L’esprit des plus grands hommes paroît donc renfermé dans d’étroites limites. Oui, sans doute. Mais, répondrai-je, quelle en est la cause ? Est-ce le temps, est-ce l’esprit qui manque aux hommes, pour s’illustrer en différents genres ? La marche de l’esprit humain, dira-t-on, doit être la même dans tous les arts et toutes les sciences : toutes les opérations de l’esprit se réduisent à connoître les ressemblances et les différences qu’ont entr’eux les objets divers. C’est donc par l’observation qu’on s’éleve en tous les genres jusqu’aux idées neuves et générales qui constatent notre supériorité. Tout grand physicien, tout grand chymiste auroit donc pu devenir grand géometre, grand astronome, [p. 597] grand politique, et primer enfin dans toutes les sciences. Ce fait posé, l’on conclurra sans doute que c’est la trop courte durée de la vie humaine qui force les esprits supérieurs à se renfermer dans un seul genre.

Il faut cependant convenir qu’il est des talents et des qualités qu’on ne possede qu’à l’exclusion de quelques autres. Parmi les hommes, les uns sont sensibles à la passion de la gloire, et ne sont susceptibles d’aucune autre espece de passions : ceux-là peuvent exceller dans la physique, dans la jurisprudence, la géométrie, enfin dans toutes les sciences où il ne s’agit que de comparer des idées entr’elles. Toute autre passion ne feroit que les distraire ou les précipiter dans des erreurs. Il est d’autres hommes susceptibles non seulement de la passion de la gloire, mais encore d’une infinité d’autres passions : ceux-là peuvent se faire un nom dans les divers genres où, pour réussir, il faut émouvoir.

Tel est, par exemple, le genre dramatique. Mais, pour être peintre des passions, il faut, comme je l’ai déjà dit, les avoir vivement senties : on ignore et le langage des passions qu’on n’a point éprouvées et les sentiments qu’elles excitent en nous. Aussi l’ignorance, en ce genre, produit toujours la médiocrité. Si M De Fontenelle eût eu à peindre les caracteres de Rhadamiste, de Brutus ou de Catilina, ce grand homme seroit certainement, en ce genre, resté fort au-dessous du médiocre. Ces principes établis, j’en conclus que la passion de la gloire est commune à tous les hommes qui se distinguent en quelque genre que ce soit ; puisqu’elle seule, comme je l’ai prouvé, peut nous faire supporter la fatigue de penser. Mais cette passion, selon les circonstances où la fortune nous place, peut s’unir en nous à d’autres passions. Les hommes, dans lesquels cette [p. 598] union se fait, n’auront jamais de grands succès, s’ils s’adonnent à l’étude d’une science telle, par exemple, que la morale, où, pour bien voir, il faut voir d’un oeil attentif, mais indifférent : en ce genre, c’est l’indifférence qui tient en main la balance de la justice. Dans les contestations, ce ne sont point les parties, c’est l’indifférent qu’on prend pour juge. Quel homme, par exemple, s’il est capable d’un amour violent, saura, comme M De Fontenelle, apprécier le crime de l’infidélité ? dans un âge, disoit ce philosophe, où j’étois le plus amoureux, ma maîtresse me quitte et prend un autre amant. Je l’apprends, je suis furieux : je vais chez elle, je l’accable de reproches ; elle m’écoute, et me dit en riant : " Fontenelle, lorsque je vous pris, c’étoit sans contredit le plaisir que je cherchois ; j’en trouve plus avec un autre. Est-ce au moindre plaisir que je dois donner la préférence ? Soyez juste, et répondez-moi. " ma foi, dit Fontenelle, vous avez raison ; et, si je ne suis plus votre amant, je veux du moins rester votre ami. Une pareille réponse supposoit peu d’amour dans M De Fontenelle. Les passions ne raisonnent point si juste. On peut donc distinguer deux genres différents de sciences et d’arts, dont le premier suppose une ame exempte de toute autre passion que celle de la gloire ; et le second, au contraire, suppose une ame susceptible d’une infinité de passions. Il est donc des talents exclusifs. L’ignorance de cette vérité est la source de mille injustices. On desire en conséquence, dans les hommes, des qualités contradictoires ; on leur demande l’impossible : on veut que la pierre jetée reste suspendue dans les airs, et n’obéisse point à la loi de la gravitation. Qu’un homme, par exemple, tel que M De Fontenelle, [p. 599] contemple sans aigreur la méchanceté des hommes ; qu’il la considere comme un effet nécessaire de l’enchaînement universel ; qu’il s’éleve contre le crime sans haïr le criminel ; on vantera sa modération : et, dans le même instant, on l’accusera, par exemple, de trop de tiédeur dans l’amitié. On ne sent pas que cette même absence de passions, à laquelle il doit la modération dont on le loue, doit le rendre moins sensible aux charmes de l’amitié. Rien de plus commun que d’exiger, dans les hommes, des qualités contradictoires. L’amour aveugle du bonheur excite en nous ce desir : on veut être toujours heureux, et par conséquent, que les mêmes objets prennent à chaque instant la forme qui nous seroit la plus agréable. On a vu diverses perfections éparses dans différens objets ; on veut les trouver réunies dans un seul, et goûter à la fois mille plaisirs. Pour cet effet, on veut que le même fruit ait l’éclat du diamant, l’odeur de la rose, la saveur de la pêche, et la fraîcheur de la grenade. C’est donc l’amour aveugle du bonheur, source d’une infinité de souhaits ridicules, qui nous fait desirer dans les hommes des qualités absolument inalliables. Pour détruire en nous ce germe de mille injustices, il faut nécessairement traiter ce sujet avec quelqu’étendue. C’est en indiquant, conformément à l’objet que je me propose, et les qualités absolument exclusives, et celles qui se trouvent trop rarement réunies dans le même homme pour que l’on soit en droit de les y desirer, qu’on peut rendre à la fois les hommes plus éclairés et plus indulgents.

Un pere veut qu’à de grands talents son fils joigne la conduite la plus sage. Mais sentez-vous, lui dirai-je, que vous desirez dans votre fils des qualités presque contradictoires ? Sçachez que, si quelque concours singulier de circonstances [p. 600] les a quelquefois rassemblées dans le même homme, elles s’y réunissent très-rarement ; que les grands talents supposent toujours de grandes passions ; que les grandes passions sont le germe de mille écarts ; et qu’au contraire ce qu’on appelle bonne conduite est presque toujours l’effet de l’absence des passions, et par conséquent l’appanage de la médiocrité. Il faut de grandes passions pour faire du grand en quelque genre que ce soit. Pourquoi voit-on tant de pays stériles en grands hommes ? Pourquoi tant de petits Catons, si merveilleux dans leur premiere jeunesse, ne sont-ils communément, dans un âge avancé, que des esprits médiocres ? Par quelle raison enfin tout est-il plein de jolis enfants et de sots hommes ? C’est que, dans la plupart des gouvernements, les citoyens ne sont pas échauffés de passions fortes. Eh bien ! Je consens, dira le pere, que mon fils en soit animé : il me suffit d’en pouvoir diriger l’activité vers certains objets d’étude. Mais, sentez-vous, lui répondrai-je, combien ce desir est hazardeux ? C’est vouloir qu’avec de bons yeux un homme n’apperçoive précisément que les objets que vous lui indiquerez. Avant que de former aucun plan d’éducation, il faut être d’accord avec vous-même ; et savoir ce que vous desirez le plus dans votre fils, ou de grands talents, ou de la conduite sage. Est-ce à la bonne conduite que vous donnez la préférence ? Croyez qu’un caractere passionné seroit pour votre fils un don funeste, surtout chez les peuples où, par la constitution du gouvernement, les passions ne sont pas toujours dirigées vers la vertu ; étouffez donc en lui, s’il est possible, tous les germes des passions. Mais il faudra donc, repliquera le pere, renoncer en même temps à l’espoir d’en faire un homme de mérite ? Oui, sans doute. Si vous ne pouvez vous y résoudre, [p. 601] rendez-lui des passions ; tâchez de les diriger aux choses honnêtes : mais attendez-vous à lui voir exécuter de grandes choses, et quelquefois commettre les plus grandes fautes. Rien de médiocre dans l’homme passionné ; et c’est le hazard qui détermine presque toujours ses premiers pas. Si les hommes passionnés s’illustrent dans les arts, si les sciences conservent sur eux quelqu’empire, et si quelquefois ils tiennent une conduite sage ; il n’en est pas ainsi de ces hommes passionnés que leur naissance, leur caractere, leurs dignités et leurs richesses appellent aux premiers postes du monde. La bonne ou mauvaise conduite de ceux-ci est presque entiérement soumise à l’empire du hazard : selon les circonstances dans lesquelles il les place et le moment qu’il marque à leur naissance, leurs qualités se changent en vices ou en vertus. Le hazard en fait, à son gré, des Appius ou des Décius. Dans la tragédie de M De Voltaire, César dit : si je n’étois le maître des romains, je serois leur vengeur : si je n’étois César, j’aurois été Brutus. Mettez, dans le fils d’un tonnelier, de l’esprit, du courage, de la prudence et de l’activité : chez des républicains, où le mérite militaire ouvre la porte des grandeurs, vous en ferez un Thémistocle, un Marius ; à Paris, vous n’en ferez qu’un Cartouche.

[p. 602] Qu’un homme hardi, entreprenant et capable d’une résolution désespérée, naisse au moment où, ravagé par des ennemis puissants, l’état paroît sans ressource ; si le succès favorise ses entreprises, c’est un demi-dieu : dans tout autre moment, ce n’est qu’un furieux ou un insensé. C’est à ces termes si différents que nous conduisent souvent les mêmes passions. Voilà le danger auquel s’expose le pere, dont les enfants sont susceptibles de ces passions fortes qui si souvent changent la face du monde. C’est, dans ce cas, la convenance de leur esprit et de leur caractere avec la place qu’ils occupent, qui les fait ce qu’ils sont. Tout dépend de cette convenance. Parmi ces hommes ordinaires, qui, par des services importants, ne peuvent se rendre utiles à l’univers, se couronner de gloire, ni prétendre à l’estime générale, il n’en est aucun qui ne fût utile à ses concitoyens, et qui n’eût droit à leur reconnoissance, s’il étoit précisément placé dans le poste qui lui convient. C’est à ce sujet que La Fontaine a dit : un roi prudent et sage de ses moindres sujets sait tirer quelque usage. Supposons, pour en donner un exemple, qu’il vaque une place de confiance. Il y faut nommer. Elle demande un homme sûr. Celui qu’on présente a peu d’esprit ; de plus, il est paresseux. N’importe, dirai-je au nominateur ; donnez-lui la place. La bonne conscience est souvent paresseuse : l’activité, lorsqu’elle n’est point l’effet de l’amour de la gloire, est toujours suspecte ; le fripon, toujours agité de remords et de craintes, est sans cesse en action. La vigilance, dit Rousseau, est la vertu du vice.

On est prêt à disposer d’une place : elle exige de l’assiduité. [p. 603] Celui qu’on propose est maussade, ennuyeux, à charge à la bonne compagnie : tant mieux, l’assiduité sera la vertu de sa maussaderie. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet ; et je conclurrai, de ce que j’ai dit ci-dessus, qu’un pere, en exigeant qu’aux plus grands talents ses fils joignent la conduite la plus sage, demande qu’ils aient en eux le principe des écarts de conduite, et qu’ils n’en fassent aucuns. Non moins injuste envers les despotes que le pere envers ses fils, dans tout l’orient est-il un peuple qui n’exige de ses sultans, et beaucoup de vertus, et surtout beaucoup de lumieres : cependant quelle demande plus injuste ? Ignorez-vous, diroit-on à ces peuples, que les lumieres sont le prix de beaucoup d’études et de méditations ? L’étude et la méditation sont une peine : l’on fait donc tous ses efforts pour s’y soustraire ; l’on doit donc céder à sa paresse, si l’on n’est animé d’un motif assez puissant pour en triompher. Quel peut être ce motif ? Le desir seul de la gloire. Mais ce desir, comme je l’ai prouvé dans le troisieme discours, est lui-même fondé sur le desir des plaisirs physiques, que la gloire et l’estime générale procurent.

La paresse semble être la pente spontanée du comportement humain : faire la moins d'efforts possibles pour satisfaire ses besoins est de fait largement pratiqué, mais pour réussir socialement il faut vaincre cette tendance première et cela n'est possible que par une passion qui l'emporte sur elle (sans la faire disparaître) à savoir la passion de la gloire qui pousse à se distinguer des autres pour affirmer une image valorisante de soi aux yeux des autres et de soi .

Or, si le sultan, en qualité de despote, jouit de tous les plaisirs que la gloire peut promettre aux autres hommes, le sultan est donc sans desirs : rien ne peut donc allumer en lui l’amour de la gloire : il n’a donc point de motif suffisant pour se risquer à l’ennui des affaires, et s’exposer à cette fatigue d’attention nécessaire pour s’éclairer. Exiger de lui des lumieres, c’est vouloir que les fleuves remontent à leur source, et demander un effet sans cause. Toute l’histoire justifie cette vérité. Qu’on ouvre celle de la Chine : on y voit les révolutions se succéder rapidement les unes aux autres. Le grand homme, qui s’éleve à l’empire, a pour successeurs [p. 604] des princes nés dans la pourpre, qui, pour s’illustrer, n’ayant point les motifs puissants de leur pere, s’endorment sur le trône ; et, dès la troisieme génération, la plupart en descendent sans avoir souvent à se reprocher d’autre crime que celui de la paresse. Je n’en rapporterai qu’un exemple : Li-T-Ching, homme d’une naissance obscure, prend les armes contre l’empereur T-Cong-Ching, se met à la tête des mécontens, leve une armée, marche à Pecking, et le surprend. L’impératrice et les reines s’étranglent ; l’empereur poignarde sa fille ; il se retire dans un endroit écarté de son palais : c’est là qu’avant de se donner la mort, il écrit ces paroles sur un pan de sa robe : j’ai régné dix-sept ans ; je suis détrôné... etc.. Mille traits pareils, répandus dans toutes les histoires, prouvent que la mollesse commande à presque tous ceux qui naissent armés du pouvoir arbitraire. L’atmosphere, répandu autour des trônes despotiques et des souverains qui s’y asseyent, semble rempli d’une vapeur léthargique qui saisit toutes les facultés de leur ame. Aussi ne compte-t-on guere parmi les grands rois que ceux qui se frayent la route du trône, ou qui se sont [p. 605] longtemps instruits à l’école du malheur. On ne doit ses lumieres qu’à l’intérêt qu’on a d’en acquérir. Pourquoi les petits potentats sont-ils, en général, plus habiles que les despotes les plus puissants ? C’est qu’ils ont, pour ainsi dire, encore leur fortune à faire ; c’est qu’ils ont, avec de moindres forces, à résister à des forces supérieures ; c’est qu’ils vivent dans la crainte perpétuelle de se voir dépouillés ; c’est que leur intérêt, plus étroitement lié à l’intérêt de leurs sujets, doit les éclairer sur les diverses parties de la législation. Aussi sont-ils, en général, infiniment plus occupés du soin de former des soldats, de contracter des alliances, de peupler et d’enrichir leurs provinces. Aussi pourroit-on, conséquemment à ce que je viens de dire, dresser, dans les divers empires de l’orient, des cartes géographi-politiques du mérite des princes. Leur intelligence, mesurée sur l’échelle de leur puissance, décroîtroit proportionnément à l’étendue, à la force de leur empire, à la difficulté d’y pénétrer, enfin à l’autorité plus ou moins absolue qu’ils auroient sur leurs sujets, c’est-à-dire, à l’intérêt plus ou moins pressant qu’ils auroient d’être éclairés. Cette table une fois calculée, et comparée à l’observation, donneroit certainement des résultats assez justes : les sofis et les mogols y seroient mis, par exemple, au nombre des princes les plus stupides ; parce que, sauf des circonstances singulieres, ou le hazard d’une bonne éducation, les plus puissants d’entre les hommes en doivent communément être les moins éclairés. Exiger qu’un despote d’orient s’occupe du bonheur de ses peuples ; que, d’une main forte et d’un bras assuré, il tienne le gouvernail de l’empire ; ce seroit, avec le bras de Ganimede, vouloir soulever la massue d’Hercule. Supposons qu’un indien fit, à cet égard, quelques reproches à [p. 606] son sultan : de quoi te plains-tu ? Lui répondroit celui-ci. As-tu pu, sans injustice, exiger que je fusse plus éclairé que toi-même sur tes propres intérêts ? Quand tu m’as revêtu du pouvoir suprême, pouvois-tu croire qu’oubliant les plaisirs pour le pénible honneur de te rendre heureux, mes successeurs et moi ne jouirions pas des avantages attachés à la toute-puissance ? Tout homme s’aime, de préférence aux autres ; tu le sais. Exiger que, sourd à la voix de ma paresse, au cri de mes passions, je les sacrifie à tes intérêts, c’est vouloir le renversement de la nature. Comment imaginer que, pouvant tout, je ne voudrois jamais que la justice ? L’homme amoureux de l’estime publique, diras-tu, use autrement de son pouvoir. J’en conviens. Mais que m’importe à moi l’estime publique et la gloire ? Est-il un plaisir accordé aux vertus et refusé à la puissance ? D’ailleurs, les hommes passionnés pour la gloire sont rares, et ce n’est pas une passion qui passe jusqu’à leurs successeurs. Il falloit le prévoir, et sentir qu’en m’armant du pouvoir arbitraire, tu rompois le noeud d’une mutuelle dépendance qui lie le souverain au sujet, et que tu séparois mon intérêt du tien. Imprudent, qui me remets le sceptre du despotisme ; lâche, qui n’oses me l’arracher, sois à la fois puni de ton imprudence et de ta lâcheté : sache que, si tu respires, c’est que je le permets : apprends que chaque instant de ta vie est une grace. Vil esclave, tu nais, tu vis pour mes plaisirs. Courbé sous le poids de ta chaîne, rampe à mes pieds, languis dans la misere, meurs ; je te défends jusqu’à la plainte : telle est ma volonté.

Ce que je dis des sultans peut, en partie, s’appliquer à leurs ministres : leurs lumieres sont, en général, proportionnées à l’intérêt qu’ils ont d’en avoir. Dans les pays où le cri public [p. 607] peut les déposer, les grands talents leur sont nécessaires, ils en aquierent. Chez les peuples, au contraire, où le public n’a ni crédit ni considération, ils se livrent à la paresse, et se contentent de l’espece de mérite qui fait fortune à la cour ; mérite absolument incompatible avec les grands talents, par l’opposition qui se trouve entre l’intérêt des courtisans et l’intérêt général. Il en est, à cet égard, des ministres comme des gens de lettres. C’est une prétention ridicule de viser à la fois à la gloire et aux pensions. Avant de composer, il faut presque toujours opter entre l’estime publique et celle des courtisans. Il faut savoir que, dans la plupart des cours, et surtout dans celles de l’orient, les hommes y sont dès l’enfance emmaillottés et gênés dans les langes du préjugé et d’une bienséance arbitraire ; que la plupart des esprits y sont noués ; qu’ils ne peuvent s’élever au grand ; que tout homme qui naît et vit habituellement près des trônes despotiques ne peut, à cet égard, échapper à la contagion générale, et qu’il n’a jamais que de petites idées. Aussi le vrai mérite vit-il loin des palais des rois. Il n’en approche que dans ces temps malheureux où les princes sont forcés de les appeller. Dans tout autre instant, le besoin seul pourroit attirer à la cour les gens de mérite ; et, dans cette position, il en est peu qui conservent la même force, la même élévation d’ame et d’esprit. Le besoin est trop près du crime.

Il résulte, de ce que je viens de dire, que c’est exactement demander l’impossible, que d’exiger de grands talents de ceux qui, par leur état et leur position, ne peuvent être animés de passions fortes. Mais, que de demandes pareilles ne fait-on pas tous les jours ? On crie contre la corruption des moeurs ; il faut, dit-on, former des hommes vertueux : et l’on veut, à [p. 608] la fois, que les citoyens soient échauffés de l’amour de la patrie, et qu’ils voient en silence les malheurs qu’occasionne une mauvaise législation ? On ne sent pas que c’est exiger d’un avare qu’il ne crie point au voleur, lorsqu’on enleve sa cassette. L’on n’apperçoit pas qu’en certains pays, ce qu’on appelle les gens sages, ne peuvent jamais être que des gens indifférents au bien public, et par conséquent des hommes sans vertus. C’est, comme je vais le prouver dans le chapitre suivant, avec une injustice pareille qu’on demande aux hommes des talents et des qualités que des habitudes contraires rendent, pour ainsi dire, inalliables.

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DISCOURS 4 CHAPITRE 15

De l’injustice du public à cet égard.

on exigera qu’un écuyer, habitué à diriger la pointe du pied vers l’oreille de son cheval, soit aussi bien tourné qu’un danseur de l’opéra : on voudra qu’un philosophe, uniquement occupé d’idées fortes et générales, écrive comme une femme du monde, ou même qu’il lui soit supérieur dans un genre tel, par exemple, que le genre épistolaire, où, pour bien écrire, il faut dire des riens d’une maniere agréable. On ne sent pas que c’est demander la réunion de talents presque exclusifs ; et qu’il n’est point de femme d’esprit, comme l’expérience le prouve, qui n’ait à cet égard une grande supériorité sur les philosophes les plus célebres. C’est avec la même injustice qu’on exige qu’un homme, qui n’a jamais lu ni étudié, et qui a passé trente ans de sa vie dans la dissipation, devienne tout-à-coup capable d’étude et de méditation : on devroit cependant savoir que c’est à l’habitude de la méditation qu’on doit la capacité de méditer ; que cette même capacité se perd lorsqu’on cesse d’en faire usage. En effet, qu’un homme, quoique dans l’habitude du travail et de l’application, se trouve tout-à-coup chargé d’une trop grande partie de l’administration, mille objets différents passeront rapidement devant lui : s’il ne peut jeter sur chaque affaire qu’un coup d’oeil superficiel, il faut, par cette seule raison, qu’au bout d’un certain temps cet homme devienne incapable d’une longue et forte attention. Aussi n’est-on pas en droit d’exiger de [p. 610] l’homme en place une semblable attention. Ce n’est point à lui à percer jusqu’aux premiers principes de la morale et de la politique ; à découvrir, par exemple, jusqu’à quel degré le luxe est utile, quels changements ce luxe doit apporter dans les moeurs et les états, quelle espece de commerce il faut le plus encourager, par quelles loix on peut, dans la même nation, concilier l’esprit de commerce avec l’esprit militaire, et la rendre à la fois riche au-dedans et redoutable au-dehors. Pour résoudre de pareils problêmes, il faut le loisir et l’habitude de méditer. Or comment penser beaucoup, quand il faut beaucoup exécuter ? On ne doit donc pas demander à l’homme en place cet esprit d’invention qui suppose de grandes méditations. Ce qu’on est en droit d’exiger de lui, c’est un esprit juste, vif, pénétrant, et qui, dans les matieres débattues par les politiques et les philosophes, soit frappé du vrai, le saisisse avec force, et soit assez fertile en expédients pour porter jusqu’à l’exécution les projets qu’il adopte. C’est par cette raison qu’il doit, à ce genre d’esprit, joindre un caractere ferme, une constance à toute épreuve. Le peuple n’est pas toujours assez reconnoissant des biens que lui font les gens en place : ingrat par ignorance, il ne sait point tout ce qu’il faut de courage pour faire le bien et triompher des obstacles que l’intérêt personnel met au bonheur général. Aussi le courage [p. 611] éclairé par la probité est-il le principal mérite des gens en place. Vainement se flatteroit-on de trouver en eux un certain fonds de connoissance ; ils ne peuvent en avoir de profondes que sur les matieres qu’ils ont méditées avant que parvenir aux grands emplois : or ces matieres sont nécessairement en petit nombre. Qu’on suive, pour s’en convaincre, la vie de ceux qui se destinent aux grandes places. Ils sortent à seize ou dix-sept ans du college, apprennent à monter à cheval, à faire leurs exercices ; ils passent deux ou trois ans tant dans les académies qu’aux écoles de droit. Le droit fini, ils achetent une charge. Pour remplir cette charge, il n’est pas nécessaire de s’instruire du droit de nature, du droit des gens, du droit public, mais consacrer tout son temps à l’examen de quelques procès particuliers. Ils passent de-là au gouvernement d’une province, où, surchargés par le détail journalier, et fatigués par les audiences, ils n’ont pas le temps de méditer. Ils montent ensuite à des places supérieures, et ne se trouvent enfin, après trente ans d’exercice, que le même fonds d’idées qu’ils avoient à vingt ou vingt-deux ans. Sur quoi j’observerai que des voyages faits chez les nations voisines et dans lesquels ils compareroient les différences dans la forme du gouvernement, dans la législation, le génie, le commerce et les moeurs des peuples, seroient peut-être plus propres à former des [p. 612] hommes d’état, que l’éducation actuelle qu’on leur donne. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet. C’est par l’article des hommes de génie que je finirai ce chapitre ; parce que c’est principalement en eux qu’on desire des talents et des qualités exclusives. Deux causes également puissantes nous portent à cette injustice ; l’une, comme je l’ai dit plus haut, est l’amour aveugle de notre bonheur ; et l’autre, c’est l’envie.

Qui n’a pas condamné, dans le cardinal De Richelieu, cet amour excessif de gloire qui le rendoit avide de toute espece de succès ? Qui ne s’est point moqué de l’ardeur avec laquelle, si l’on en croit Dumaurier, il desiroit la canonisation, et de l’ordre donné, en conséquence, à ses confesseurs de publier partout qu’il n’avoit jamais péché mortellement ? Enfin, qui n’a point ri d’apprendre que, dans ce même instant, épris du desir d’exceller dans la poésie comme dans la politique, ce cardinal faisoit demander à Corneille de lui céder le cid ? C’étoit cependant à cet amour de la gloire, tant de fois condamné, qu’il devoit ses grands talents pour l’administration. Si depuis l’on n’a point vu de ministre prétendre à tant de sortes de gloire, c’est que nous n’avons encore qu’un cardinal De Richelieu. Vouloir concentrer, dans un seul desir, l’action des passions fortes, et s’imaginer qu’un homme vivement épris de la gloire se contente d’une seule espece de succès, lorsqu’il croit en pouvoir obtenir en plusieurs genres, c’est vouloir qu’une terre excellente ne produise qu’une seule espece de fruits. Quiconque aime fortement la gloire sent intérieurement que la réussite des projets politiques dépend quelquefois [p. 613] du hazard, et souvent de l’ineptie de ceux avec qui il traite : il en veut donc une plus personnelle. Or, sans une morgue ridicule et stupide, il ne peut dédaigner celle des lettres, à laquelle ont aspiré les plus grands princes et les plus grands héros. La plupart d’entr’eux, non contents de s’immortaliser par leurs actions, ont encore voulu s’immortaliser par leurs écrits, et du moins laisser à la postérité des préceptes sur la science guerriere ou politique dans laquelle ils ont excellé. Comment ne l’eussent-ils pas voulu ? Ces grands hommes aimoient la gloire ; et l’on n’en est point avide sans desirer de communiquer aux hommes des idées qui doivent nous rendre encore plus estimables à leurs yeux. Que de preuves de cette vérité répandues dans toutes les histoires ! Ce sont Xénophon, Alexandre, Annibal, Hannon, les Scipions, César, Ciceron, Auguste, Trajan, les Antonins, Comnene, élizabeth, Charles-Quint, Richelieu, Montecuculi, Du Guay-Trouin, le comte De Saxe, qui, par leurs écrits, veulent eclairer le monde, en ombrageant leurs têtes de différentes especes de lauriers. Si maintenant l’on ne conçoit pas comment des hommes, chargés de l’administration du monde, trouvoient encore le temps de penser et d’écrire ; c’est, répondrai-je, que les affaires sont courtes, lorsqu’on ne s’égare point dans le détail, et qu’on les saisit par leurs vrais principes. Si tous les grands hommes n’ont point composé, tous ont du moins protégé l’homme illustre dans les lettres, et tous ont dû nécessairement le protéger ; parce que, amoureux de la gloire, ils scavoient que ce sont les grands écrivains qui la donnent. Aussi Charles-Quint avoit-il, avant Richelieu, fondé des académies : aussi vit-on le fier Attila lui-même rassembler près de lui les savants dans tous les genres ; le khalife Aaron Al-Raschid [p. 614] en composer sa cour ; et Tamerlan établir l’académie de Samarcande. Quel accueil Trajan ne faisoit-il pas au mérite ! Sous son regne, il étoit permis de tout dire, de tout penser, et de tout écrire ; parce que les écrivains, frappés de l’éclat de ses vertus et de ses talents, ne pouvoient être que ses panégyristes : bien différent, en cela, des Néron, des Caligula, des Domitien, qui, par la raison contraire, imposoient silence aux gens éclairés, qui, dans leurs écrits, n’eussent transmis à la postérité que la honte et les crimes de ces tyrans. J’ai fait voir, dans les exemples ci-dessus rapportés, que le même desir de gloire auquel les grands hommes doivent leur supériorité, peut, en fait d’esprit, les faire quelquefois aspirer à la monarchie universelle. Il seroit sans doute possible d’unir plus de modestie aux talents : ces qualités ne sont pas exclusives par leur nature, mais elles le sont dans quelques hommes. Il en est de tels à qui l’on ne pourroit arracher cette orgueilleuse opinion d’eux-mêmes, sans étouffer le germe de leur esprit. C’est un défaut ; et l’envie en profite pour décréditer le mérite : elle se plaît à détailler les hommes, sûre d’y trouver toujours quelque côté défavorable, sous lequel elle peut les présenter au public. On ne se rappelle point assez souvent qu’il en est des hommes comme de leurs ouvrages ; qu’il faut les juger sur leur ensemble ; qu’il n’est rien de parfait sur la terre ; et que, si l’on désignoit dans chaque homme, par des rubans de deux couleurs différentes, les vertus et les défauts de son esprit et de son caractere, il n’est point d’homme qui ne fût bariolé de ces deux couleurs. Les grands hommes sont comme ces mines riches, où l’or cependant se trouve toujours plus ou moins mélangé avec le plomb. Il faudroit donc que l’envieux se dît quelquefois [p. 615] à lui-même : s’il m’étoit possible d’avilir cet or aux yeux du public, quel cas feroit-il de moi, qui ne suis purement qu’une mine de plomb ? Mais l’envieux sera toujours sourd à de pareils conseils. Habile à saisir les moindres défauts des hommes de génie, combien de fois ne les a-t-il pas accusés de n’être pas, dans leurs manieres, aussi agréables que les hommes du monde ? Il ne veut pas se rappeller, comme je l’ai dit ci-devant, que, semblables à ces animaux qui se retirent dans les deserts, la plupart des gens de génie vivent dans le recueillement ; et que c’est dans le silence de la solitude que les vérités se dévoilent à leurs yeux. Or tout homme dont le genre de vie le jette dans un enchaînement particulier de circonstances, et qui contemple les objets sous une face nouvelle, ne peut avoir dans l’esprit ni les qualités ni les défauts communs aux hommes ordinaires. Pourquoi le françois ressemble-t-il plus au françois qu’à l’allemand, et beaucoup plus à l’allemand qu’au chinois ? C’est que ces deux nations, par l’éducation qu’on leur donne, et la ressemblance des objets qu’on leur présente, ont entr’elles infiniment plus de rapport qu’elles n’en ont avec les chinois. Nous sommes uniquement ce que nous font les objets qui nous environnent. Vouloir qu’un homme, qui voit d’autres objets et mene une vie différente de la mienne, ait les mêmes idées que moi, c’est exiger les contradictoires, c’est demander qu’un bâton n’ait pas deux bouts.

Que d’injustices de cette espece ne fait-on pas aux hommes de génie ! Combien de fois ne les a-t-on pas accusés de sottises, dans le temps même qu’ils faisoient preuve de la plus haute sagesse ? Ce n’est pas que les gens de génie, comme le dit Aristote, n’aient souvent un coin de folie. Ils sont, [p. 616] par exemple, sujets à mettre trop d’importance à l’art qu’ils cultivent. D’ailleurs, les grandes passions que suppose le génie peuvent quelquefois les égarer dans leur conduite : mais ce germe de leurs erreurs l’est aussi de leurs lumieres. Les hommes froids, sans passions et sans talents, ne tombent pas dans les écarts de l’homme passionné. Mais il ne faut pas imaginer, comme leur vanité le veut persuader, qu’avant de prendre un parti ils en calculent, les jetons en main, les avantages et les inconvénients : il faudroit, pour cet effet, que les hommes ne fussent déterminés, dans leur conduite, que par la réflexion ; et l’expérience nous apprend qu’ils le sont toujours par le sentiment, et qu’à cet égard les gens froids sont des hommes. Pour s’en convaincre, que l’on suppose qu’en deux soit mordu d’un chien enragé : on l’envoie à la mer ; il se met dans une barque, on va le plonger. Il ne court aucun risque, il en est sûr ; il sait que, dans ce cas, la peur est tout à fait déraisonnable ; il se le dit. On le plonge. La réflexion n’agit plus sur lui ; le sentiment de la crainte s’empare de son ame ; et c’est à cette crainte ridicule qu’il doit sa guérison. La réflexion est donc, dans les gens froids comme dans les autres hommes, soumise [p. 617] au sentiment. Si les gens froids ne sont pas sujets à des écarts aussi fréquents que l’homme passionné, c’est qu’ils ont en eux moins de principes de mouvement : ce n’est, en effet, qu’à la foiblesse de leurs passions qu’ils doivent leur sagesse. Cependant quelle haute estime n’en conçoivent-ils pas d’eux-mêmes ! Quel respect ne croient-ils pas inspirer au public, qui ne les laisse jouir, dans leur petite société, du titre d’hommes sensés, et ne les cite point comme foux, que parce qu’il ne les nomme jamais. Comment peuvent-ils, sans honte, passer ainsi leur vie à l’affut des ridicules d’autrui ? S’ils en découvrent dans l’homme de génie, et que cet homme commette la faute la plus légere, fût-ce de mettre, par exemple, à trop haut prix les faveurs d’une femme, quel triomphe pour eux ! Ils en prennent droit de le mépriser. Cependant si, dans les bois, les solitudes et les dangers, la crainte a souvent, à leurs propres yeux, exagéré la grandeur du péril, pourquoi l’amour ne s’exagéreroit-il pas les plaisirs, comme la frayeur s’exagere les dangers ? Ignorent-ils qu’il n’y a proprement que soi de juste appréciateur de son plaisir ; que les hommes étant animés de passions différentes, les mêmes objets ne peuvent conserver le même prix à des yeux différents ; que c’est au sentiment seul à juger le sentiment ; et que le vouloir toujours citer au tribunal d’une raison froide, c’est assembler la diete de l’empire pour y connoître des cas de conscience ? Ils devroient sentir qu’avant de prononcer sur les actions de l’homme de génie, il faudroit, du moins, savoir quels sont les motifs qui le déterminent, c’est-à-dire, la force par laquelle il est entraîné : mais, pour cet effet, il faudroit connoître, et la puissance des passions, et le degré de courage nécessaire pour y résister. Or, tout homme qui s’arrête à cet examen s’apperçoit [p. 618] bientôt que les passions seules peuvent combattre contre les passions ; et que ces gens raisonnables, qui s’en disent vainqueurs, donnent à des goûts très-foibles le nom de passions, pour se ménager les honneurs du triomphe. Dans le fait, ils ne résistent point aux passions ; mais ils leur échappent. La sagesse n’est point en eux l’effet de la lumiere, mais d’une indifférence comparable à des déserts également stériles en plaisirs comme en peines. Aussi ne sont-ils point heureux. L’absence du malheur est la seule félicité dont ils jouissent ; et l’espece de raison qui les guide sur la mer de la vie humaine, ne leur en fait éviter les écueils qu’en les écartant sans cesse de l’isle fortunée du plaisir. Le ciel n’arme les hommes froids que d’un bouclier pour parer, et non d’une épée pour conquérir.

Que la raison nous dirige dans les actions importantes de la vie, je le veux : mais qu’on en abandonne les détails à ses goûts et à ses passions. Qui consulteroit, sur tout, la raison, seroit sans cesse occupé à calculer ce qu’il doit faire, et ne feroit jamais rien ; il auroit toujours sous les yeux la possibilité de tous les malheurs qui l’environnent. La peine et l’ennui journalier d’un pareil calcul seroient peut-être plus à redouter que les maux auxquels il peut nous soustraire.

La raison, comme puissance de calcul dans l'avenir des effets de nos décisions sur le fond de notre expérience passée afin de découvrir les conséquences possibles de décisions à prendre, ne déciderait jamais rien, car le résultat positifs de ces calculs seraient toujours contrebalancés par des résultats négatifs, ce qui conduirait à un excès de prudence et à l'aboulie, ou impossibilité de décider et d'agir. C'est parce que la passion narcissique conduit la décision plus,ou moins rationnelle que nous sommes capables d'audace pour décider et agir.

Au reste, quelques reproches qu’on fasse aux gens d’esprit, quelque attentive que soit l’envie à déprimer les gens de génie, à découvrir en eux de ces défauts personnels et peu importants que devroit absorber l’éclat de leur gloire, ils doivent être insensibles à de pareilles attaques, sentir que ce sont souvent des pieges que l’envie leur tend pour les détourner de l’étude. Qu’importe qu’on leur fasse sans cesse un crime de leurs inattentions ? Ils doivent savoir que la plupart de ces petites attentions, tant recommandées, ont été inventées [p. 619] par les désoeuvrés, pour en faire le travail et l’occupation de leur ennui et de leur oisiveté ; qu’il n’est point d’homme doué d’une attention suffisante pour s’illustrer dans les arts et les sciences, s’il la partage en une infinité de petites attentions particulieres ; que d’ailleurs cette politesse, à laquelle on donne le nom d’attention, ne procurant aucun avantage aux nations, il est de l’intérêt public qu’un savant fasse une découverte de plus et cinquante visites de moins. Je ne puis m’empêcher de rapporter à ce sujet un fait assez plaisant, arrivé, dit-on, à Paris. Un homme de lettres avoit pour voisin un de ces désoeuvrés, si importuns dans la société. Ce dernier, excédé de lui-même, monte un jour chez l’homme de lettres. Celui-ci le reçoit à merveilles, s’ennuie avec lui de la maniere la plus humaine, jusqu’au moment où, las de bâiller dans le même lieu, notre désoeuvré court ailleurs promener son ennui. Il part : l’homme de lettres se remet au travail, oublie l’ennuyé. Quelques jours après, il est accusé de n’avoir point rendu la visite qu’il a reçue, il est taxé d’impolitesse ; il le sait : il monte à son tour chez son ennuyé : monsieur, lui dit-il, j’apprends que vous vous plaignez de moi : cependant, vous le savez, c’est l’ennui de vous-même qui vous a conduit chez moi. Je vous y ai reçu de mon mieux, moi qui ne m’ennuyois pas ; c’est donc vous qui m’êtes obligé, et c’est moi qu’on taxe d’impolitesse. Soyez vous-même juge de mes procédés, et voyez si vous devez mettre fin à des plaintes qui ne prouvent rien, sinon que je n’ai pas comme vous le besoin des visites, l’inhumanité d’ennuyer mon prochain, et l’injustice d’en médire après l’avoir ennuyé. Que de gens auxquels on peut appliquer la même réponse ! Que de désoeuvrés exigent, dans les hommes de mérite, des attentions et des talents incompatibles [p. 620] avec leurs occupations, et se surprennent à demander les contradictoires. Un homme a passé sa vie dans les négociations ; les affaires dont il s’est occupé l’ont rendu circonspect : que cet homme aille dans le monde, on veut qu’il y porte cet air de liberté que la contrainte de son état lui a fait perdre. Un autre homme est d’un caractere ouvert ; c’est par sa franchise qu’il nous a plu : on exige, que changeant tout-à-coup de caractere, il devienne circonspect au moment précis qu’on le desire. On veut toujours l’impossible. Il est sans doute un sel neutre qui amalgame quelquefois, dans les mêmes hommes, du moins toutes les qualités qui ne sont pas absolument contradictoires ; je sais qu’un concours singulier de circonstances peut nous plier à des habitudes opposées : mais c’est un miracle, et l’on ne doit pas compter sur les miracles. En général, on peut assurer que tout se tient dans le caractere des hommes ; que les qualités y sont liées aux défauts ; et qu’il est même certains vices de l’esprit attachés à certains états. Qu’un homme occupe un poste important, qu’il ait par jour cent affaires à juger, si ses jugements sont sans appel, s’il n’est jamais contredit, il faut qu’au bout d’un certain temps l’orgueil pénetre dans son ame, et qu’il ait la plus grande confiance en ses lumieres. Il n’en sera pas ainsi, ou d’un homme dont les avis seront, par ses égaux, débattus et contredits dans un conseil ; ou d’un savant qui, s’étant quelquefois trompé sur les matieres qu’il a mûrement examinées, aura nécessairement contracté l’habitude de la suspension d’esprit : suspension qui, fondée sur une salutaire [p. 621] méfiance de nos lumieres, nous fait percer jusqu’à ces vérités cachées que le coup d’oeil superficiel de l’orgueil apperçoit rarement. Il semble que la connoissance de la vérité soit le prix de cette sage méfiance de soi-même. L’homme qui se refuse au doute est sujet à mille erreurs : il a lui-même posé la borne de son esprit. On demandoit un jour à l’un des plus savants hommes de la Perse, comment il avoit acquis tant de connoissances : en demandant sans peine, répondit-il, ce que je ne savois pas. " interrogeant un jour un philosophe, dit le poëte Saadi, je le pressois de me dire de qui il avoit tant appris : des aveugles, me répondit-il, qui ne levent point le pied sans avoir auparavant sondé avec leur bâton le terrein sur lequel ils vont l’appuyer. "

ce que j’ai dit sur les qualités exclusives, ou par leur nature, ou par des habitudes contraires, suffit à l’objet que je me propose. Il s’agit maintenant de montrer de quelle utilité peut être cette connoissance. La principale, c’est d’apprendre à tirer le meilleur parti possible de son esprit : et c’est la question que je vais traiter dans le chapitre suivant.

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DISCOURS 4 CHAPITRE 16

méthode pour découvrir le genre d’étude auquel l’on est le plus propre.

pour connoître son talent, il faut examiner et de quelle espece d’objets le hazard et l’éducation ont principalement chargé notre mémoire, et quel degré de passion l’on a pour la gloire. C’est sur cette double combinaison qu’on peut déterminer le genre d’étude auquel on doit s’attacher. Il n’est point d’homme entiérement dépourvu de connoissances. Selon qu’on aura dans la mémoire plus de faits de physique ou d’histoire, plus d’images ou de sentiments, on aura donc plus ou moins d’aptitude à la physique, à la politique ou à la poésie. Est-ce à ce dernier art qu’un homme s’applique ? Il pourra devenir d’autant plus grand peintre en un genre que le magazin de sa mémoire sera mieux fourni des objets qui entrent dans la composition d’une certaine espece de tableaux. Un poëte naît dans ces âpres climats du nord, que d’une aîle rapide traversent sans cesse les noirs ouragans ; son oeil ne s’égare point dans des vallées riantes ; il ne connoît que l’éternel hyver qui, les cheveux blanchis par les frimats, regne sur des déserts arides ; les échos ne lui répetent que les hurlements des ours ; il ne voit que des neiges, des glaces amoncelées, et des sapins, aussi vieux que la terre, couvrir de leurs branchages morts les lacs qui baignent leurs racines. Un autre poëte naît, au contraire, sous le climat fortuné de l’Italie ; l’air y est pur ; la terre est jonchée de fleurs ; les zéphirs agitent doucement de leur souffle la cime des forêts odorantes ; il voit les ruisseaux, par [p. 623] mille arcs argentés, couper la verdure trop uniforme des prairies, les arts et la nature s’unir pour décorer les villes et les campagnes : tout y semble fait pour le plaisir des yeux et l’ivresse des sens. Peut-on douter que, de ces deux poëtes, le dernier ne trace des tableaux plus agréables, et le premier des tableaux plus fiers et plus effrayants ? Cependant ni l’un ni l’autre de ces poëtes ne composeront de ces tableaux, s’ils ne sont animés d’une passion forte pour la gloire.

Les objets que le hazard et l’éducation placent dans notre mémoire sont à la vérité la matiere premiere de l’esprit ; mais cette matiere y reste morte et sans action, jusqu’au moment où les passions la mettent en fermentation. C’est alors qu’elle produit un assemblage nouveau d’idées, d’images ou de sentiments, auxquels on donne le nom de génie, d’esprit ou de talent.

Après avoir reconnu quel est le nombre et quelle est l’espece des objets qu’on a déposés dans le magazin de sa mémoire, avant que de se déterminer pour aucun genre d’étude, il faut ensuite constater jusqu’à quel degré l’on est sensible à la gloire. On est sujet à se méprendre sur ce point, et l’on donne volontiers le nom de passions à de simples goûts : rien cependant, comme je l’ai déjà dit, de plus facile à distinguer. On est passionné, lorsqu’on est animé d’un seul desir, et que toutes nos pensées et nos actions sont subordonnées à ce desir. L’on n’a que des goûts, lorsque notre ame est partagée en une infinité de desirs à peu près égaux. Plus ces desirs sont nombreux, plus nos goûts sont modérés ; au contraire, moins les desirs sont multipliés, plus ils se rapprochent de l’unité, et plus nos goûts sont vifs et prêts à se changer en passions. C’est donc l’unité, ou du moins la prééminence d’un desir sur tous les autres, qui [p. 624] constate la passion. La passion constatée, il faut en connoître la force, et pour cet effet examiner le degré d’enthousiasme qu’on a pour les grands hommes. C’est, dans la premiere jeunesse, une mesure assez exacte de notre amour pour la gloire. Je dis, dans la premiere jeunesse ; parce qu’alors, plus susceptible de passions, on se livre plus volontiers à son enthousiasme. D’ailleurs l’on n’a point alors de motifs pour avilir le mérite et les talents ; on peut encore espérer de voir un jour estimer en soi ce qu’on estime dans les autres : il n’en est pas ainsi des hommes faits. Quiconque atteint un certain âge sans avoir aucun mérite, affiche toujours le mépris des talents, pour se consoler de n’en point avoir. Pour être juge du mérite, il faut le juger sans intérêt, et par conséquent n’avoir point encore éprouvé le sentiment de l’envie. L’on en est peu susceptible dans la premiere jeunesse : aussi les jeunes gens voient-ils les grands hommes à peu près du même oeil dont la postérité les verra. Aussi faut-il, en général, renoncer à l’estime des hommes de son âge, et ne s’attendre qu’à celle des jeunes gens. C’est sur leur éloge qu’on peut apprécier à peu près son mérite ; et sur l’éloge qu’ils font des grands hommes, qu’on peut apprécier le leur. Si l’on n’estime jamais dans les autres que des idées analogues aux siennes, le respect qu’on a pour l’esprit est toujours proportionné à l’esprit qu’on a. L’on ne célebre les grands hommes que lorsqu’on est soi-même fait pour l’être. Pourquoi César pleuroit-il en s’arrêtant devant le buste d’Alexandre ? C’est qu’il étoit César. Pourquoi ne pleure-t-on plus à l’aspect de ce même buste ? C’est qu’il n’est plus de César.

On peut donc, sur le degré d’estime conçu pour les grands hommes, mesurer le degré de passion qu’on a pour [p. 625] la gloire, et se déterminer, en conséquence, sur le choix de ses études. Le choix est toujours bon, lorsqu’en quelque genre que ce soit, la force des passions est proportionnée à la difficulté de réussir : or il est d’autant plus difficile de réussir en un genre, que plus d’hommes se sont exercés dans ce même genre, et l’ont porté plus près de la perfection. Rien de plus hardi que d’entrer dans la carriere où se sont illustrés les Corneilles, les Racine, les Voltaire et les Crébillon. Pour s’y distinguer, il faut être capable des plus grands efforts d’esprit, et, par conséquent, être animé de la plus forte passion pour la gloire. Qui n’est pas susceptible de cet extrême degré de passion ne doit point concourir avec de tels rivaux, mais s’attacher à des genres d’étude dans lesquels il soit plus facile de réussir. Il en est de cette espece : dans la physique, par exemple, il est des terreins incultes, et des matieres sur lesquelles les grands génies, occupés d’abord d’objets plus intéressants, n’ont, pour ainsi dire, jeté qu’un coup d’oeil superficiel. Dans ce genre, et dans tous les genres pareils, les découvertes et les succès sont à la portée de presque tous les esprits ; et ce sont les seuls auxquels puissent prétendre les passions foibles. Qui n’est point ivre d’amour pour la gloire doit la chercher dans les sentiers détournés, et surtout éviter les routes battues par des gens éclairés. Son mérite, comparé à celui de ces grands hommes, s’anéantiroit devant le leur ; et le public prévenu lui refuseroit même l’estime qu’il mérite.

La réputation d’un homme foiblement passionné dépend donc de l’adresse avec laquelle il évite qu’on le compare à ceux qui, brûlant d’une plus forte passion pour la gloire, ont fait de plus grands efforts d’esprit. Par cette adresse, l’homme qui, foiblement passionné, a cependant contracté [p. 626] dans sa jeunesse quelque habitude du travail et de la méditation, peut quelquefois, avec très-peu d’esprit, obtenir une assez grande réputation. Il paroît donc que, pour tirer le meilleur parti possible de son esprit, la principale attention qu’on doive avoir, c’est de comparer le dégré de passion dont on est animé au dégré de passion que suppose le genre d’étude auquel on s’attache.

C'est la réputation ou l'image valorisée de soi qui est l'objet propre du désir humain, de la passion de connaître et d'agir et donc de leur puissance sur les autres et la monde. Cette passion, peut être plus ou moins faible du fait du manque de connaissance et celui qui est affecté par ce manque fera beaucoup d'effort pour éviter qu'on le compare à plus savant que lui et tentera de compenser ce manque par l'habitude acquise et la méditation solitaire qui fait paraitre celui qui médite comme plus profondément intelligent que celui qui s'affirme dans le monde. Il y a donc un lien de conditionnement réciproque entre la connaissance et la passion narcissique : les hommes d'esprit sont toujours de grands ambitieux et l'ambition fait la puissance de l'esprit.

Quiconque est, à cet égard, exact observateur de lui-même, échappe à mille erreurs où tombent quelquefois les gens de mérite. On ne le verra point s’engager, par exemple, dans un nouveau genre d’étude au moment que l’âge rallentit en lui l’ardeur des passions. Il sentira qu’en parcourant successivement différents genres de sciences ou d’arts, il ne pourroit jamais devenir qu’un homme universellement médiocre ; que cette universalité est un écueil où la vanité conduit et fait souvent échouer les gens d’esprit ; et qu’enfin ce n’est que dans la premiere jeunesse qu’on est doué de cette attention infatigable qui creuse jusqu’aux premiers principes d’un art ou d’une science : vérité importante, dont l’ignorance arrête souvent le génie dans sa course, et s’oppose au progrès des sciences. Il faut, pour la saisir, se rappeller que l’amour de la gloire, comme je l’ai prouvé dans mon troisieme discours, est, dans nos coeurs, allumé par l’amour des plaisirs physiques ; que cet amour ne s’y fait jamais plus vivement sentir que dans la premiere jeunesse ; que c’est, par conséquent, au printemps de la vie qu’on est susceptible d’un plus violent amour pour la gloire. C’est alors qu’on sent en soi des semences enflammées de vertus et de talents. La force et la santé, qui circulent alors dans nos veines, y portent le sentiment de l’immortalité ; les années paroissent alors s’écouler avec la lenteur des siecles ; on [p. 627] sait, mais l’on ne sent pas qu’on doit mourir, et l’on en est d’autant plus ardent à poursuivre l’estime de la postérité. Il n’en est pas ainsi, lorsque l’âge attiédit en nous les passions. On apperçoit alors ; dans le lointain, les gouffres de la mort. Les ombres du trépas, en se mêlant aux rayons de la gloire, en ternissent l’éclat. L’univers change alors de forme à nos yeux ; nous cessons d’y prendre intérêt ; il ne s’y fait plus rien d’important. Si l’on suit encore la carriere où l’amour de la gloire nous a fait d’abord entrer, c’est qu’on cede à l’habitude ; c’est que l’habitude s’est fortifiée, lorsque les passions se sont affoiblies. D’ailleurs, on craint l’ennui ; et, pour s’y soustraire, on continuera de cultiver la science dont les idées familieres se combinent sans peine dans notre esprit. Mais l’on sera incapable de l’attention forte que demande un nouveau genre d’étude. A-t-on atteint l’âge de trente-cinq ans ? On ne fera point alors d’un grand géometre un grand poëte, d’un grand poëte un grand chymiste, d’un grand chymiste un grand politique. Qu’à cet âge on éleve un homme à quelque grande place ; si les idées, dont il a déjà chargé sa mémoire, n’ont aucun rapport aux idées qu’exige la place qu’il occupe, ou cette place demandera peu d’esprit et de talent, ou cet homme la remplira mal.

Parmi les magistrats, quelquefois trop concentrés dans la discussion des intérêts particuliers, en est-il aucun qui pût, avec supériorité, remplir les premieres places, s’il ne faisoit en secret des études profondes relatives au poste qu’il peut occuper ? L’homme qui néglige de faire ces études ne monte aux places que pour s’y déshonorer. Cet homme est-il d’un caractere entier et despotique ? Les entreprises qu’il formera seront dures, folles, et toujours préjudiciables au bien public. Est-il d’un caractere doux, ami du [p. 628] bien public ? Il n’osera rien entreprendre. Comment hazarderoit-il quelques changements dans l’administration ? On ne marche point d’un pas ferme dans des chemins inconnus et coupés de mille précipices. La fermeté et le courage de l’esprit tiennent toujours à son étendue. L’homme fécond en moyens d’exécuter ses projets est hardi dans ses conceptions : au contraire, l’homme stérile en ressources contracte nécessairement une habitude de timidité que la sottise prend souvent pour sagesse. S’il est très-dangereux de toucher trop souvent à la machine du gouvernement, je sais aussi qu’il est des temps où la machine s’arrête, si l’on n’y remet de nouveaux ressorts. L’ouvrier ignorant n’ose l’entreprendre ; et la machine se détruit d’elle-même. Il n’en est pas ainsi de l’ouvrier habile ; il sait, d’une main hardie, la conserver en la réparant. Mais la sage hardiesse suppose une étude profonde de la science du gouvernement ; étude fatiguante, et dont on n’est capable que dans la premiere jeunesse, et peut-être dans les pays où l’estime publique nous promet beaucoup d’avantages. Par-tout où cette estime est stérile en plaisirs, il n’y croît pas de grands talents. Le petit nombre d’hommes illustres, que le hazard d’une excellente éducation ou d’un enchaînement singulier de circonstances rend amoureux de cette estime, désertent alors leur patrie ; et cet exil volontaire en présage la ruine : semblables à ces aigles dont la fuite annonce la chûte prochaine du chêne antique sur lequel ils se retiroient.

J’en ai dit assez sur ce sujet. Je conclurrai, des principes établis dans ce chapitre, que ce qu’on appelle esprit est en nous le produit des objets placés dans notre souvenir, et de ces mêmes objets mis en fermentation par l’amour de la gloire. Ce n’est donc, comme je l’ai déjà dit, qu’en combinant [p. 629] l’espece d’objets dont le hazard et l’éducation ont chargé notre mémoire, avec le degré de passion qu’on a pour la gloire, qu’on peut réellement connoître et la force et le genre de son esprit.

L'esprit humain est le résultat des expériences mémorisées dont les objets sont l'occasion de s'affirmer soi-même comme sujet socialement valorisé. Faire la synthèse de l'expérience pour en tirer un bénéfice social narcissique est ce qui fait la puissance de l'esprit. Il y a un lien nécessaire entre expérience, esprit et narcissisme ou conscience valorisée et valorisante de soi, entre désir de connaître et désir de se (faire) reconnaître. C'est en quoi l'esprit humain se distingue de celui des animaux , si tant est que ce terme s'applique aussi à ces derniers : ceux-ci sont commandés par le besoin physiologique limité alors que chez les humains il est l'expression du désir illimité d'être reconnu par les autres et soi-même en une (re)présentation valorisante de sois, laquelle est au centre d'une compétition sociale permanente.

Qui s’observe scrupuleusement à cet égard se trouve à-peu-près dans le cas de ces chymystes habiles, qui, lorsqu’on leur montre les matieres dont on a chargé le matras, et le degré de feu qu’on lui donne, prédisent d’avance le résultat de l’opération. Sur quoi j’observerai que, s’il est un art d’exciter en nous des passions fortes, s’il y a des moyens faciles de remplir la mémoire d’un jeune homme d’une certaine espece d’idées et d’objets ; il est, en conséquence, des méthodes sûres pour former des hommes de génie. Cette connoissance de la nature de l’esprit peut donc être fort utile à ceux qu’anime le desir de s’illustrer. Elle peut leur en fournir les moyens ; leur apprendre, par exemple, à ne point éparpiller leur attention sur une infinité d’objets divers ; mais à la rassembler toute entiere sur les idées et les objets relatifs au genre dans lequel ils veulent exceller. Ce n’est pas qu’on doive, à cet égard, pousser trop loin le scrupule ; l’on n’est point profond en un genre, si l’on n’a fait des incursions dans tous les genres analogues au genre que l’on cultive. L’on doit même arrêter quelque temps ses regards sur les premiers principes des diverses sciences. Il est utile et de suivre la marche uniforme de l’esprit humain dans les différents genres de sciences et d’arts, et de considérer l’enchaînement universel qui lie ensemble toutes les idées des hommes. Cette étude donne plus de force et d’étendue à l’esprit ; mais il n’y faut consacrer qu’un certain temps, et porter sa principale attention sur les détails de l’art ou de la science qu’on cultive. Qui n’écoute, dans ses études, qu’une curiosité [p. 630] indiscrete, atteint rarement à la gloire. Qu’un sculpteur, par exemple, soit par son goût également entraîné vers l’étude de la sculpture et de la politique, et qu’en conséquence il charge sa mémoire d’idées qui n’ont entr’elles aucun rapport, je dis que ce sculpteur sera certainement moins habile et moins célebre qu’il ne l’eût été, s’il eût toujours rempli sa mémoire d’objets analogues à l’art qu’il professe, et qu’il n’eût point réuni, pour ainsi dire, en lui deux hommes qui ne peuvent ni se communiquer leurs idées, ni causer ensemble.

Au reste, cette connoissance de l’esprit, sans doute utile aux particuliers, peut l’être encore au public : elle peut éclairer les gens en place sur la science des choix, et leur faire, en chaque genre, distinguer l’homme supérieur. Ils le reconnoîtront, premiérement, à l’espece d’objets dont cet homme s’est occupé ; et, secondement, à la passion qu’il a pour la gloire ; passion dont la force, comme je l’ai déjà dit, est toujours proportionnée au goût qu’on a pour l’esprit, et presque toujours au mérite, de ceux qui composent notre société.

Qui n’aime ni n’estime ceux qui, par des actions ou des ouvrages, ont obtenu l’estime générale, est, à coup sûr, un homme sans mérite. Le peu d’analogie des idées d’un sot et d’un homme d’esprit, rompt entr’eux toute société. En fait de mérite, c’est le signe d’anathême, que de se plaire trop dans la société des gens médiocres.

Après avoir considéré l’esprit sous tant de rapports divers, je devrois, peut-être, essayer de tracer le plan d’une bonne éducation. Peut-être qu’un traité complet sur cette matiere devroit être la conclusion de mon ouvrage. Si je me refuse à ce travail, c’est qu’en supposant même que je [p. 631] pusse réellement indiquer les moyens de rendre les hommes meilleurs, il est évident que, dans nos moeurs actuelles, il seroit presque impossible de faire usage de ces moyens. Je me contenterai donc de jeter un coup d’oeil rapide sur ce qu’on appelle l’éducation.

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DISCOURS 4 CHAPITRE 17

De l’éducation.

l’art de former des hommes est, en tout pays, si étroitement lié à la forme du gouvernement, qu’il n’est peut-être pas possible de faire aucun changement considérable dans l’éducation publique, sans en faire dans la constitution même des états. L’art de l’éducation n’est autre chose que la connoissance des moyens propres à former des corps plus robustes et plus forts, des esprits plus éclairés, et des ames plus vertueuses. Quant au premier objet de l’éducation, c’est sur les grecs qu’il faut prendre exemple, puisqu’ils honoroient les exercices du corps, et que ces exercices faisoient même une partie de leur médecine. Quant aux moyens de rendre et les esprits plus éclairés, et les ames plus fortes et plus vertueuses, je crois qu’ayant fait sentir et l’importance du choix des objets qu’on place dans sa mémoire, et la facilité avec laquelle on peut allumer en nous des passions fortes, et les diriger au bien général, j’ai suffisamment indiqué au lecteur éclairé le plan qu’il faudroit suivre pour perfectionner l’éducation publique. L’on est, à cet égard, trop éloigné de toute idée de réforme, pour que j’entre dans des détails, toujours ennuyeux lorsqu’ils sont inutiles. Je me contenterai de remarquer que l’on ne se prête pas même, en ce genre, à la réforme des abus les plus grossiers et les plus faciles à corriger. Qui doute, par exemple, que, pour valoir tout ce qu’on peut valoir, [p. 633] on ne dût faire de son temps la meilleure distribution possible ? Qui doute que les succès ne tiennent en partie à l’économie avec laquelle on le ménage ? Et quel homme, convaincu de cette vérité, n’apperçoit pas du premier coup d’oeil les refontes qu’à cet égard l’on pourroit faire dans l’éducation publique ?

L’on doit, par exemple, consacrer quelque temps à l’étude raisonnée de la langue nationale. Quoi de plus absurde que de perdre huit ou dix ans à l’étude d’une langue morte, qu’on oublie immédiatement après la sortie des classes ; parce qu’elle n’est, dans le cours de la vie, de presque aucun usage ? En vain dira-t-on que, si l’on retient si longtemps les jeunes gens dans les colleges, c’est moins pour qu’ils y apprennent le latin, que pour leur y faire contracter l’habitude du travail et de l’application. Mais, pour les plier à cette habitude, ne pourroit-on pas leur proposer une étude moins ingrate, moins rebutante ? Ne craint-on pas d’éteindre ou d’émousser en eux cette curiosité naturelle qui, dans la premiere jeunesse, nous échauffe du desir d’apprendre ? Combien ce desir ne se fortifieroit-il pas, si, dans l’âge où l’on n’est point encore distrait par de grandes passions, l’on substituoit, à l’insipide étude des mots, celle de la physique, de l’histoire, des mathématiques, de la morale, de la poésie, etc. ? L’étude des langues mortes, répliquera-t-on, remplit en partie cet objet. Elle assujettit à la nécessité de traduire et d’expliquer les auteurs ; elle meuble, par conséquent, la tête des jeunes gens de toutes les idées contenues dans les meilleurs ouvrages de l’antiquité. Mais, répondrai-je, est-il rien de plus ridicule que de consacrer plusieurs années à placer dans la mémoire quelques faits ou quelques idées qu’on peut, avec le secours des traductions, [p. 34] y graver en deux ou trois mois ? L’unique avantage qu’on puisse retirer de huit ou dix ans d’étude, c’est donc la connoissance fort incertaine de ces finesses de l’expression latine, qui se perdent dans une traduction. Je dis fort incertaine ; car enfin, quelque étude qu’un homme fasse de la langue latine, il ne la connoîtra jamais aussi parfaitement qu’il connoît sa propre langue. Or si, parmi nos savants, il en est très-peu de sensibles à la beauté, à la force, à la finesse de l’expression françoise, peut-on imaginer qu’ils soient plus heureux, lorsqu’il s’agit d’une expression latine ? Ne peut-on pas soupçonner que leur science, à cet égard, n’est fondée que sur notre ignorance, notre crédulité et leur hardiesse ; et que, si l’on pouvoit évoquer les mânes d’Horace, de Virgile et de Cicéron, les plus beaux discours de nos rhéteurs ne leur parussent écrits dans un jargon presque inintelligible ? Je ne m’arrêterai cependant pas à ce soupçon ; et je conviendrai, si on le veut, qu’au sortir de ses classes, un jeune homme est fort instruit des finesses de l’expression latine : mais, dans cette supposition même, je demanderai si l’on doit payer cette connoissance du prix de huit ou dix ans de travail ; et si, dans la premiere jeunesse, dans l’âge où la curiosité n’est combattue par aucune passion, où l’on est par conséquent plus capable d’application, ces huit ou dix années consommées dans l’étude des mots ne seroient pas mieux employées à l’étude des choses, et surtout des choses analogues au poste qu’on doit vraisemblablement remplir. Non que j’adopte les maximes trop austeres de ceux qui croient qu’un jeune homme doit se borner uniquement aux études convenables à son état. L’éducation d’un jeune homme doit se prêter aux différents partis qu’il peut prendre : le génie veut être libre. Il est même des [p. 635] connoissances que tout citoyen doit avoir : telle est la connoissance et des principes de la morale et des loix de son pays. Tout ce que je demanderois, c’est qu’on chargeât principalement la mémoire d’un jeune homme des idées et des objets relatifs au parti qu’il doit vraisemblablement embrasser. Quoi de plus absurde que de donner exactement la même éducation à trois hommes, dont l’un doit remplir les petits emplois de la finance, et les deux autres les premieres places de l’armée, de la magistrature, ou de l’administration ? Peut-on sans étonnement, les voir s’occuper des mêmes études jusqu’à seize ou dix-sept ans ; c’est-à-dire, jusqu’au moment qu’ils entrent dans le monde, et que, distraits par les plaisirs, ils deviennent souvent incapables d’application ?

Quiconque examine les idées dont on charge la mémoire des jeunes gens, et compare leur éducation avec l’état qu’ils doivent remplir, la trouve aussi folle que l’eût été celle des grecs, s’ils n’eussent donné qu’un maître de flûte à ceux qu’ils envoyoient aux jeux olympiques y disputer le prix de la lutte ou de la course.

Mais, dira-t-on, si l’on peut faire un bien meilleur emploi du temps consacré à l’éducation, que n’essaie-t-on de le faire ? à quelle cause attribuer l’indifférence où l’on reste à cet égard ? Pourquoi met-on, dès l’enfance, le crayon dans les mains du dessinateur ? Pourquoi place-t-on, à cet âge, les doigts du musicien sur le manche de son violon ? Pourquoi l’un et l’autre de ces artistes reçoivent-ils une éducation si convenable à l’art qu’ils doivent professer ? Et néglige-t-on si fort l’éducation des princes, des grands, et généralement de tous ceux que leur naissance appelle aux grandes places ? Ignore-t-on ce que les vertus, et surtout les lumieres des grands, ont d’influence sur le bonheur ou [p. 636] le malheur des nations ? Pourquoi donc abandonner au hazard une partie si essentielle à l’administration ? Ce n’est pas, répondrai-je, qu’on ne trouve dans les colleges une infinité de gens éclairés, qui connoissent également et les vices de l’éducation, et les remedes qu’on y peut apporter : mais, que peuvent-ils faire sans l’aide du gouvernement ? Or, les gouvernements doivent peu s’occuper du soin de l’éducation publique. Il ne faut pas, à cet égard, comparer les grands empires aux petites républiques. Dans les grands empires, on sent rarement le besoin pressant d’un grand homme : les grands états se soutiennent par leur propre masse. Il n’en est pas ainsi d’une république telle, par exemple, que celle de Lacédémone. Elle avoit, avec une poignée de citoyens, à soutenir le poids énorme des armées de l’Asie. Sparte ne devoit sa conservation qu’aux grands hommes qui naissoient successivement pour la défendre. Aussi, toujours occupée du soin d’en former de nouveaux, c’étoit sur l’éducation publique que devoit se porter la principale attention du gouvernement. Dans les grands états, on est plus rarement exposé à de pareils dangers, et l’on ne prend point les mêmes précautions pour s’en garantir. Le besoin plus ou moins urgent d’une chose est, en chaque genre, l’exacte mesure des efforts d’esprit qu’on fait pour se la procurer. Mais, dira-t-on, il n’est point d’état, parmi les plus puissants, qui n’éprouve quelquefois le besoin des grands hommes. Oui, sans doute : mais ce besoin n’étant point habituel, on n’a pas soin de le prévenir. La prévoyance n’est point la vertu des grands états. Les gens en place y sont chargés de trop d’affaires, pour veiller à l’éducation publique ; et l’éducation doit être négligée. D’ailleurs, que d’obstacles l’intérêt personnel ne met-il pas, dans [p. 637] les grands empires, à la production des gens de génie ? On y peut, sans doute, former des hommes instruits ; rien n’empêche de profiter du premier âge, pour charger la mémoire des jeunes gens des idées et des objets relatifs aux places qu’ils peuvent occuper : mais jamais on n’y formera d’hommes de génie, parce que ces idées et ces objets sont stériles, si l’amour de la gloire ne les féconde. Pour que cet amour s’allume en nous, il faut que la gloire soit, comme l’argent, l’échange d’une infinité de plaisirs, et que les honneurs soient le prix du mérite. Or l’intérêt des puissants ne leur permet pas d’en faire une aussi juste distribution : ils ne veulent pas accoutumer le citoyen à considérer les graces comme une dette dont ils s’acquittent envers le talent. En conséquence, ils en accordent rarement au mérite : ils sentent qu’ils obtiendront d’autant plus de reconnoissance de leurs obligés, que ces obligés seront moins dignes de leurs bienfaits. L’injustice doit donc souvent présider à la distribution des graces, et l’amour de la gloire s’éteindre dans tous les coeurs.

Telles sont, dans les grands empires, les principales causes, et de la disette des grands hommes et de l’indifférence avec laquelle on les regarde, et du peu de soin enfin qu’on y prend de l’éducation publique. Quelque grands cependant que soient les obstacles qui, dans ces pays, s’opposent à la réforme de l’éducation publique ; dans les états monarchiques, tels que la plupart des états de l’Europe, ces obstacles ne sont pas insurmontables : mais ils le deviennent dans les gouvernements absolument despotiques, tels que les gouvernements orientaux. Quel moyen, en ces pays, de perfectionner l’éducation ? Il n’est point d’éducation sans objet ; et l’unique qu’on puisse se proposer, c’est, comme je [p. 638] l’ai déjà dit, de rendre les citoyens plus forts, plus éclairés, plus vertueux, et enfin plus propres à contribuer au bonheur de la société dans laquelle ils vivent. Or, dans les gouvernements arbitraires, l’opposition que les despotes croient appercevoir entre leur intérêt et l’intérêt général, ne leur permet pas d’adopter un systême si conforme à l’utilité publique. Dans ces pays, il n’est donc point d’objet d’éducation, ni par conséquent d’éducation. En vain la réduiroit-on aux seuls moyens de plaire au souverain : quelle éducation que celle dont le plan seroit tracé d’après la connoissance toujours imparfaite des moeurs d’un prince, qui peut ou mourir ou changer de caractere avant la fin d’une éducation ? Ce n’est, en ces pays, qu’après avoir perfectionné l’éducation des souverains, qu’on pourroit utilement travailler à la réforme de l’éducation publique. Mais un traité sur cette matiere devroit, sans doute, être précédé d’un ouvrage, encore plus difficile à faire, dans lequel on examineroit s’il est possible de lever les puissants obstacles que des intérêts personnels mettront toujours à la bonne éducation des rois. C’est un problême moral qui, dans les gouvernements arbitraires, tels que ceux de l’Orient, est, je crois, un problême insoluble. Trop jaloux de régner sous le nom de leur maître, c’est dans une ignorance honteuse et presque invincible que les vizirs retiendront toujours les sultans : ils écarteront toujours loin d’eux l’homme qui pourroit les éclairer. Or, l’éducation des princes ainsi abandonnée au hazard, quel soin peut-on prendre de l’éducation des particuliers ? Un pere desire l’élévation de ses fils : il sait que ni les connoissances, ni les talents, ni les vertus, ne leur ouvriront jamais le chemin de la fortune ; que les princes ne croient jamais avoir besoin d’hommes éclairés et savants : il ne demandera [p. 639] donc à ses fils ni connoissances, ni talents ; il sentira même confusément que, dans de pareils gouvernements, on ne peut être impunément vertueux. Tous les préceptes de sa morale se réduiront donc à quelques maximes vagues, et qui, peu liées entr’elles, ne peuvent donner à ses fils des idées nettes de la vertu : il craindroit, en ce genre, les préceptes trop séveres et trop précis. Il entrevoit qu’une vertu rigide nuiroit à leur fortune ; et que, si deux choses, comme le dit Pythagore, rendent un homme semblable aux dieux, l’une de faire le bien public, l’autre de dire la vérité, celui qui se modeleroit sur les dieux seroit, à coup sûr, maltraité par les hommes.

Voilà la source de la contradiction qui se trouve entre les préceptes moraux que, même dans les pays soumis au despotisme, l’on est forcé par l’usage de donner à ses enfants, et la conduite qu’on leur prescrit. Un pere leur dit, en général et en maxime : soyez vertueux. Mais il leur dit, en détail et sans le savoir : n’ajoutez nulle foi à ces maximes, soyez un coquin timide et prudent ; et n’ayez d’honnêteté, comme le dit Moliere, que ce qu’il en faut pour n’être pas pendu. Or, dans un pareil gouvernement, comment perfectionneroit-on cette partie même de l’éducation qui consiste à rendre les hommes plus fortement vertueux ? Il n’est point de pere qui, sans tomber en contradiction avec lui-même, pût répondre aux arguments pressants qu’un fils vertueux pourroit lui faire à ce sujet.

Pour éclaircir cette vérité par un exemple, je suppose que, sous le titre de bacha, un pere destine son fils au gouvernement d’une province ; que, prêt à prendre possession de cette place, son fils lui dise : mon pere, les principes de vertu acquis dans mon enfance ont germé dans mon [p. 640] ame. Je pars pour gouverner des hommes : c’est de leur bonheur que je ferai mon unique occupation. Je ne prêterai point au riche une oreille plus favorable qu’au pauvre : sourd aux menaces du puissant oppresseur, j’écouterai toujours la plainte du foible opprimé ; et la justice présidera à tous mes jugements... ô mon fils ! Que l’enthousiasme de la vertu sied bien à la jeunesse ! Mais l’âge et la prudence vous apprendront à le modérer. Il faut, sans doute, être juste : cependant à quelles ridicules demandes n’allez-vous pas être exposé ! à combien de petites injustices ne faudra-t-il pas vous prêter ! Si vous êtes quelquefois forcé de refuser les grands, que de graces, mon fils, doivent accompagner vos refus ! Quelqu’élevé que vous soyez, un mot du sultan vous fait rentrer dans le néant, et vous confond dans la foule des plus vils esclaves : la haine d’un eunuque ou d’un icoglan peut vous perdre ; songez à les ménager... moi ! Je ménagerois l’injustice ? Non, mon pere. La sublime porte exige souvent des peuples un tribut trop onéreux ; je ne me prêterai point à ses vues. Je sais qu’un homme ne doit à l’état que proportionnément à l’intérêt qu’il doit prendre à sa conservation ; que l’infortune ne doit rien ; et que l’aisance même, qui supporte les impôts, doit ce qu’exige la sage économie, et non la prodigalité : j’éclairerai sur ce point le divan... abandonnez ce projet, mon fils : vos représentations seroient vaines ; il faudroit toujours obéir... obéir ! Non ; mais plutôt remettre au sultan la place dont il m’honore... ô, mon fils ! Un fol enthousiasme de vertu vous égare : vous vous perdriez, et les peuples ne seroient point soulagés ; le divan nommeroit à votre place un homme qui, moins humain, l’exerceroit avec plus de dureté... oui, sans doute, l’injustice se commettroit ; mais je n’en serois pas l’instrument. [p. 641] L’homme vertueux, chargé d’une administration, ou fait le bien, ou se retire ; l’homme plus vertueux encore, et plus sensible aux miseres de ses concitoyens, s’arrache du sein des villes : c’est dans les déserts, les forêts, et jusques chez les sauvages, qu’il fuit l’aspect odieux de la tyrannie, et le spectacle trop affligeant du malheur de ses égaux. Telle est la conduite de la vertu. Je n’aurois point, dites-vous, d’imitateurs ; je l’ignore : l’ambition en secret vous en assure, et ma vertu m’en fait douter. Mais je veux qu’en effet mon exemple ne soit pas suivi : le musulman zélé qui le premier annonça la loi du divin prophéte, et brava les fureurs des tyrans, prit-il garde, en marchant au supplice, s’il étoit suivi d’autres martyrs ? La vérité parloit à son coeur ; il lui devoit un témoignage authentique, il le lui rendoit. Doit-on moins à l’humanité qu’à la religion ? Et les dogmes sont-ils plus sacrés que les vertus ? Mais souffrez que je vous interroge à votre tour : si je m’associois aux arabes qui pillent nos caravanes, ne pourrois-je pas me dire à moi-même : soit que je vive avec ces brigands, ou que je m’en sépare, les caravanes n’en seront pas moins attaquées : vivant avec l’arabe, j’adoucirai ses moeurs ; je m’opposerai du moins aux cruautés inutiles qu’il exerce sur le voyageur. Je ferai mon bien sans ajouter au malheur public. Ce raisonnement est le vôtre : et, si ma nation ni vous-même ne pouvez l’approuver, pourquoi donc me permettre, sous le nom de bacha, ce que vous me défendez sous celui d’arabe ? ô mon pere ! Mes yeux s’ouvrent enfin ; je le vois, la vertu n’habite point les états despotiques, et l’ambition étouffe en vous le cri de l’équité. Je ne puis marcher aux grandeurs qu’en foulant aux pieds la justice. Ma vertu trahit vos espérances ; ma vertu vous devient odieuse ; et votre espoir trompé lui donne le [p. 642] nom de folie. Cependant, c’est encore à vous que je m’en rapporte ; sondez l’abyme de votre ame, et répondez-moi. Si j’immolois la justice à mes goûts, à mes plaisirs, aux caprices d’une odalique, avec quelle force me rappelleriez-vous alors ces maximes austeres de vertu apprises dans mon enfance ? Pourquoi votre zele ardent s’attiédit-il lorsqu’il s’agit de sacrifier cette même vertu aux ordres d’un sultan ou d’un vizir ? J’oserai vous l’apprendre : c’est que l’éclat de ma grandeur, prix indigne d’une lâche obéissance, doit rejaillir sur vous : alors vous méconnoissez le crime ; et, si vous le reconnoissiez, j’en atteste votre vérité, vous m’en feriez un devoir.

On sent que, pressé par de tels raisonnements, il seroit très-difficile qu’un pere n’apperçût pas enfin une contradiction manifeste entre les principes d’une saine morale, et la conduite qu’il prescrit à son fils. Il seroit forcé de convenir qu’en desirant l’élévation de ce même fils, il a, d’une maniere implicite et confuse, desiré que, tout entier aux soins de sa grandeur, ce fils y sacrifiât jusqu’à la justice. Or, dans ces gouvernements asiatiques, où, des fanges de la servitude, l’on tire l’esclave qui doit commander à d’autres esclaves, ce desir doit être commun à tous les peres. Quel homme s’essayeroit donc, en ces empires, à tracer le plan d’une éducation vertueuse que personne ne donneroit à ses enfants ? Quelle manie que de prétendre former des ames magnanimes dans des pays où les hommes ne sont pas vicieux parce qu’en général ils sont méchants, mais parce que la récompense y devient le prix du crime, et la punition celui de la vertu ? Qu’espérer enfin, en ce genre, d’un peuple chez qui l’on ne peut citer comme honnêtes que les hommes prêts à le devenir, si la forme du gouvernement s’y prêtoit ? [p. 643] Où d’ailleurs, personne n’étant animé de la passion forte du bien public, il ne peut par conséquent y avoir d’homme vraiment vertueux ? Il faut, dans les gouvernements despotiques, renoncer à l’espoir de former des hommes célebres par leurs vertus ou par leurs talents. Il n’en est pas ainsi des états monarchiques. Dans ces états, comme je l’ai déjà dit, l’on peut sans doute tenter cette entreprise avec quelque espoir de succès : mais il faut, en même temps, convenir que l’exécution en seroit d’autant plus difficile, que la constitution monarchique se rapprocheroit davantage de la forme du despotisme, ou que les moeurs seroient plus corrompues. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet ; et je me contenterai de rappeller au citoyen zélé, qui voudroit former des hommes plus vertueux et plus éclairés, que tout le problême d’une excellente éducation se réduit, premiérement, à fixer, pour chacun des états différents où la fortune nous place, l’espece d’objets et d’idées dont on doit charger la mémoire des jeunes gens ; et, secondement, à déterminer les moyens les plus sûrs pour allumer en eux la passion de la gloire et de l’estime. Ces deux problêmes résolus, il est certain que les grands hommes, qui maintenant sont l’ouvrage d’un concours aveugle de circonstances, deviendroient l’ouvrage du législateur ; et qu’en laissant moins à faire au hazard, une excellente éducation pourroit, dans les grands empires, infiniment multiplier et les talents et les vertus.
 
  Conclusion : Helvetius dans ce texte, sans doute un des plus important, sinon le plus important, de la dite Philosophie « française » des Lumières disqualifie les religions et autres bon-dieuseries comme des mensonges destinés à soumettre les hommes à des idéaux insensés contraires à la liberté définie comme une condition humaine. Son matérialisme est d'abord un anti-idéalisme , à savoir son refus de penser les hommes tels qu'ils devraient être pour leur refuser illusoirement le droit d'être ce qu'ils sont : vaniteux et différents dans l'expression de l'amour que chacun se porte à eux-même ; mais de ce fait, il récuse tout autant le projet philosophique qui vise à rendre les hommes raisonnables en oubliant qu'ils sont toujours sensuels, vaniteux et passionnés. Même les plus humbles trouvent dans l'humilité leur vanité propre ou la forme propre de leur vanité selon leur nature indissociable de leur expérience personnelle dans le monde social.

Refuser la sainteté perverse, illusoire et liberticide des religions, refuser la raison dépassionnée, voire désincarnée de la philosophie, aussi inhumaine que stérile, telle est la leçon philosophique paradoxale d'Helvetius qu'adresse l'auteur aux philosophes, au même titre qu'au prêtres qui prétendent fabriquer les hommes selon la fausse image valorisante qu'ils ont d'eux-même.



Autant savoir que les hommes sont vaniteux (gloire) et sensuels pour faire le meilleur usage politique et libéral de leur passions en vue de l'intérêt public. Mais ce n'est possible que dans une société relativement frugale et républicaine. Inutile de croire que les individus puissent massivement et/ou individuellement échapper à leur condition sociale et politique qui détermine les valeurs ou non-valeurs qui affectent leurs désirs et ce qu'ils en font, donc ce qu'ils sont. Seuls les philosophes et les artistes peuvent éventuellement par un goût de la justice et de la vertu exorbitant (fanatique dit Helvetius) et/ou par l'effet d'une sensibilité et d'une imagination particulièrement affinées et cultivées délivrer un message progressiste, mais celui ci reste stérile sans un changement social et politique venant d'en haut, c'est à dire des classes industrieuses et techniciennes contre les couches sociales disposant d'un pouvoir despotique et économique corrupteurs. En cela Helvetius n'est pas révolutionnaire, il n'idéalise pas le peuple pour en faire un sujet historique qui transcenderait l'histoire. Sa première ambition est de faire avancer les classes intellectuelles en vue de convaincre les monarques et les princes, du point de vue de leur propre intérêt de pouvoir, de renoncer au despotisme. Même un despotisme dit éclairé ne trouve pas garce à ses yeux, sinon comme transition problématique vers la république égalitaire en droit sinon en conditions.